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Article de revue

Une justice au service des victimes, de l'Histoire et de la mémoire

Pages 585 à 592

Notes

  • [1]
    Le colonel Laurent Serubuga a depuis été arrêté dans le Nord de la France, le 11 juillet 2013, suite à un mandat d'arrêt international émis par les autorités rwandaises. Il a été maintenu sous écrou extraditionnel, puis remis en liberté après le refus de la Cour de cassation de donner un avis favorable à son extradition. À noter que les magistrats ont refusé l'extradition de présumés génocidaires vers le Rwanda à dix-sept reprises. Madame Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est l'une d'entre eux. Le Conseil d'état lui a même refusé, en décembre 2013, un titre de séjour, confirmant en cela la décision de la Cour d'appel de Versailles. Elle a fait appel à la Cour européenne des droits de l'Homme en janvier 2014, suite au refus de la justice française de lui accorder un titre de séjour.
  • [2]
    Octavien Ngenzi et Tito Barahira, tous deux incarcérés, ont fait appel de l'Ordonnance de Mise en Accusation (OMA) des juges d'instruction. Cet appel a été rejeté le 25 septembre 2014. Ils se sont tous deux pourvus en cassation. La décision n'est pas encore connue. Quant à Ngenzi, il a assigné à comparaître devant le Tribunal de Toulouse le CPCR et son président pour « non-respect de la présomption d'innocence » pour un communiqué du président du CPCR qui précisait qu'il « avait participé » au génocide. Le conditionnel eut été de mise, évidemment. La décision a été mise en délibéré au 3 novembre 2014.
  • [3]
    C. Millau. Bons baisers du goulag, Paris, Plon, 2004.

1C'est au printemps 2001 que l'idée de nous engager officiellement contre les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français nous est venue. Nous sortions du premier procès d'assises organisé en Belgique, le procès dit « des quatre de Butare », et nous avons été interpelés par des amis à l'origine de ce procès : « Et vous, que faites-vous en France ? »

2Nous savions que plusieurs plaintes avaient été déposées par des associations ou des familles de victimes, mais la justice française n'avait pas pris la mesure de ces démarches et n'avait surtout pas mis de vrais moyens pour que les choses avancent. La plainte la plus ancienne concernait, l'abbé Wenceslas Munyeshyaka, prêtre dans le diocèse d'Evreux, et datait de 1995 ! À la même période, c'est le docteur Sosthène Munye-mana, actuellement médecin urgentiste à Villeneuve-sur-Lot, qui était, poursuivi. Puis, ce sera le tour de Laurent Serubuga, ancien chef d'état-major adjoint de l'armée rwandaise [1] de Laurent Bucyibaruta, ancien préfet de Gikongoro, dans la zone « Turquoise », du lieutenant-colonel Cyprien Kayumba et de Fabien Neretse, deux autres militaires (ce dernier sera extradé vers la Belgique, où il est aussi poursuivi après que nous l'aurons débusqué à Angoulême). Toutes ces plaintes, déposées en 2000, nous pouvions les considérer comme « dormantes ».

3Pendant plusieurs années, les juges d'instruction se sont succédé sans qu'ils aient le temps de s'investir véritablement dans les dossiers, d'autant qu'ils n'étaient pas déchargés des autres affaires qui leur étaient confiées. À aucun moment, pendant plus de quinze ans, les juges n'ont pu se rendre au Rwanda en commission rogatoire, étape indispensable à l'instruction des dossiers. Il faudra attendre la création du « pôle crimes contre l'humanité » au TGI de Paris, en janvier 2012, pour que la justice française prenne enfin à bras le corps les nombreuses plaintes déposées sur le bureau des juges.

Le Collectif des parties civiles pour le Rwanda : origine et actions

4Dès l'été 1997, pourtant, mon épouse et moi-même avions pris la décision, lors d'un séjour au Rwanda, de recueillir les témoignages de rescapés de la Sainte Famille, paroisse du centre de Kigali où officiait l'abbé Munyeshyaka. Mais, en 2001, nous décidons de nous organiser en association afin de rendre notre travail plus efficace. Rassemblant quelques bonnes volontés autour de nous, nous créons le CPCR, Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, qui se donne pour objectif principal de « poursuivre en justice les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français ». L'association fixe son siège social à Reims, ville dans laquelle nous résidons depuis le début des années 80. Nos premières décisions consisteront à nous porter partie civile dans les plaintes déjà existantes afin de ne pas disperser nos énergies. Mais, très rapidement, nous allons nous rendre compte que la France, contrairement aux allégations de nombre d'hommes politiques de tous bords, est devenue une terre d'asile pour nombre de personnes soupçonnées d'avoir participé au génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

5Le Parquet n'ayant jamais pris l'initiative de poursuivre de lui-même les présumés génocidaires, nous décidons de nous rendre régulièrement au Rwanda pour recueillir des témoignages, chaque fois que nous avons connaissance de la présence de l'un d'entre eux sur le sol français. Faute de moyens financiers, nous profitons essentiellement de nos séjours d'été au Rwanda pour commencer nos enquêtes. Mais nous nous rendons très vite compte que chaque dossier sur lequel nous nous penchons nous demande toujours plus d'engagement si nous voulons que les plaintes que nous déposons soient prises au sérieux par les juges. La première difficulté est d'arriver à retrouver l'adresse des présumés génocidaires, dans la mesure où, à cette époque, nous devons déposer les plaintes auprès du TGI du lieu d'habitation de la personne que nous voulons poursuivre. Certains dossiers nous demanderons jusqu'à cinq déplacements au Rwanda : ce sera en particulier le cas dans l'affaire Dominique Ntawukuriryayo, responsable de la pastorale des migrants du diocèse de Carcassonne.

6Nous avions déposé une première plainte contre cet ancien sous-préfet du Rwanda, en donnant son adresse exacte, mais il nous avait été répondu que la police ne l'avait pas trouvé à cette adresse. Or, un an plus tard, après avoir retrouvé une trentaine de rescapés qui acceptaient de se porter parties civiles à nos côtés, c'est bien à l'adresse que nous avions signalée qu'il a fini par être arrêté ! Poursuivi également par le TPIR, Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé par le Conseil de Sécurité au lendemain du génocide et basé à Arusha, en Tanzanie, il sera extradé et condamné pour génocide à vingt cinq ans de prison, peine ramenée à vingt ans en appel. On peut dire que ce sera pour nous, indirectement, une première « victoire » dans le combat que nous menons pour la justice.

7Depuis sa création, le CPCR a déposé une vingtaine de plaintes, toutes rassemblées aujourd'hui au « pôle crimes contre l'humanité » du TGI de Paris, la dernière ayant été officialisée le 25 mai 2014 et visant un ancien député de Cyangugu, sud-ouest du Rwanda, Félicien Baligira, qui, comme plus d'une quinzaine de présumés génocidaires, a bénéficié de la clémence des magistrats de la Cour de Cassation. Cette instance, en effet, s'est toujours refusé à extrader vers le Rwanda les personnes soupçonnées d'avoir participé au génocide et réclamées par leur pays, au prétexte que la loi organique punissant le génocide au Rwanda est postérieure au génocide lui-même. Au nom de la sacro-sainte non rétroactivité, les présumés génocidaires rwandais n'ont jusqu'à ce jour jamais été remis aux autorités de leur pays.

8Cette position de la Cour de cassation, si elle se justifie pour des crimes que l'on pourrait qualifier « d'ordinaires », est tout à fait contestable - et contestée par nombre de juristes - en ce qui concerne le crime de génocide. Il semblerait que, dans ce domaine, il y ait une « exception française ». En effet, le TPIR a fini par modifier sa jurisprudence en remettant au Rwanda des personnes qu'elle n'avait plus le temps de juger en raison de la fermeture de cette instance à la fin de l'année. D'autres pays ont emboîté le pas et ont accepté d'extrader des personnes suspectées de participation au génocide des Tutsi et qui avaient trouvé refuge sur leur territoire.

9Il n'est probablement pas nécessaire de donner la liste exhaustive de toutes les plaintes déposées par le CPCR. Il suffit pour cela de se reporter au site de notre association (www.collectifpartiescivilesrwanda.fr) pour prendre connaissance des personnes poursuivies par la justice française. Il est cependant important de rappeler que nous avons connu le 14 mars 2014, après un premier procès d'assises organisé en France, une première victoire. Pascal Simbikangwa, que nous avions retrouvé à Mayotte, et contre lequel nous avions déposé plainte, a été condamné par un jury d'assises pour « génocide et crimes contre l'humanité ». Il a été condamné à 25 ans de prison.

10Même, s'il a fait appel de cette sentence, nous avons eu l'immense satisfaction de voir notre travail reconnu : il nous aura fallu plus de treize ans pour voir enfin notre combat récompensé. Saluons au passage la qualité exceptionnelle de ce procès. Ce succès tient à la fois aux qualités du président, Olivier Leurent, à la détermination de l'avocat général Bruno Sturlese et du procureur adjoint Aurélia Devos, ainsi qu'à l'intervention des témoins, en particulier ceux venus du Rwanda, qui ont eu du courage pour affronter les efforts incessants des avocats de la défense pour les déstabiliser.

11C'est ici l'occasion de remercier les avocats qui travaillent sans relâche à nos côtés depuis plusieurs années. Lors de ce procès, ce sont maîtres Simon Foreman et Domitille Philippart qui nous assistaient. Pour les prochaines échéances, nous serons assistés par maîtres Michel Laval et Sophie Dechaumet. D'autres avocats se sont engagés à nos côtés sans avoir pour l'instant eu l'occasion de plaider : maîtres Thomas Morin, Alexandra Uhel, Emmanuelle Debouverie et Alexandra Haziza. Sans oublier maître Patry, le premier avocat qui avait accepté de travailler à nos côtés et qui est décédé avant même d'avoir pu s'engager plus avant.

12Même si nos avocats ont accepté de nous épauler sans évoquer la question de leur rémunération, nous tenons, chaque fois que nous le pouvons, à les défrayer : mais nos moyens financiers sont très limités. Il faut dire que pendant de très nombreuses années nous avons travaillé dans l'anonymat le plus total : c'est avec le procès de Pascal Simbikangwa que notre combat a été médiatisé et porté à la connaissance du plus grand nombre, même si le génocide des Tutsi au Rwanda reste toujours assez méconnu. Il ne faudrait pas oublier de souligner la participation active et efficace des avocats des associations qui s'étaient portées parties civiles à nos côtés, à savoir la FIDH, la LDH, la LICRA et Survie.

13Depuis janvier 2012 et la mise en place du « pôle crimes contre l'humanité » au TGI de Paris, la justice française semble avoir trouvé sa vitesse de croisière. Pendant trop longtemps, nous avons eu le sentiment que des freins politiques ne permettaient pas à la justice de notre pays de fonctionner normalement. Il suffit en effet de ne pas donner les moyens aux juges de faire leur travail pour que les choses n'avancent pas. Et puis on ne peut pas passer sous silence le contentieux franco-rwandais depuis la perpétration du génocide.

14Le rôle du gouvernement français de l'époque a souvent été dénoncé par tous ceux qui veulent savoir quel a été le soutien des dirigeants français au régime du président Habyarimana d'abord, puis au gouvernement intérimaire du régime génocidaire. Beaucoup d'entre nous dénoncent la complicité du gouvernement français de 1994 avec les autorités rwandaises de l'époque. L'ordonnance du juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière, par ses allégations mensongères, a précipité la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda en 2006. Aujourd'hui encore, nos responsables politiques ne veulent pas regarder notre Histoire en face.

15Les dernières accusations du président Kagamé lors de la vingtième commémoration montrent bien que les relations bilatérales ne sont pas du tout apaisées. Heureusement, la justice française semble se tenir à l'écart de ces querelles politiciennes. Pour preuve la dernière décision du parquet et des juges d'instruction qui viennent de demander que deux présumés génocidaires actuellement détenus, Octavien Ngenzi et Tito Barahira [2], soient prochainement déférés devant la Cour d'assises de Paris. Ce sera le second procès pour génocide organisé en France. On pourrait s'en réjouir si ces décisions n'intervenaient pas après plus de vingt ans. Au regard de l'Histoire, vingt ans c'est peu, mais au regard de la justice, c'est un délai intolérable.

La justice au service des victimes

16Il ne faut pas oublier de rappeler que la justice est d'abord au service des victimes, à leur reconstruction et à celle de leurs familles. La justice nomme la victime, nomme le bourreau, désigne l'un et l'autre aux yeux de l'humanité. Elle permet aux rescapés de retrouver leur dignité et les reconnaît en tant que seules victimes. La justice doit se prononcer sur la responsabilité du bourreau. Lors des séances des Gacaca en particulier (procès sans magistrats ni avocats, inspirés de la tradition), il a été souvent possible de retrouver les corps de ceux qui avaient été si ignominieusement, éliminés afin de leur assurer une sépulture digne. Et ce, la plupart du temps, grâce à l'aveu des tueurs eux-mêmes. Il ne faudrait toutefois pas brosser un tableau trop idyllique de ces révélations, car il arrive que le tueur indique de fausses pistes et joue ainsi avec la douleur des familles. Les Gacaca auront toutefois participé à la reconstruction du tissu social.

17La justice pourrait aussi servir au bourreau et lui permettre de recouvrer la part d'humanité qu'il a perdue en commettant l'irréparable. Mais il faudrait pour cela qu'il reconnaisse son crime, qu'il avoue. Or, on se rend compte que loin de reconnaître leur responsabilité, les bourreaux proclament leur innocence, et, une fois condamnés, se font passer à leur tour pour victimes. Pour ces raisons, la justice semble n'aider en rien le tueur à réintégrer la communauté des hommes qu'il a volontairement quittée. On peut toutefois comprendre ce négationnisme dans la mesure où c'est souvent la seule façon pour le bourreau de pouvoir continuer à vivre.

18L'expérience montre que, même condamné, le bourreau crie à l'injustice. Lorsque Dominique Ntawukuriryayo, sous-préfet de Gisagara (au Sud du Rwanda), a été condamné par le TPIR après son extradition par les autorités françaises, il n'a cessé, avec les membres de sa famille, de crier au scandale et de nous rendre personnellement responsables de son incarcération, dans la mesure où c'était le CPCR qui l'avait débusqué à Carcassonne. Il s'était refait une virginité auprès de l'évêque du lieu et avait pris la responsabilité de la Pastorale des migrants dans ce diocèse. Son comité de soutien est d'ailleurs toujours actif.

19Au regard du combat que nous menons, nous ne pouvons pas ne pas évoquer la question de la réconciliation. Pour nous, la justice est première et elle est un chemin vers la réconciliation. Elle seule peut rendre leur dignité aux victimes et à leurs familles. Il est possible pour un survivant de se reconstruire seul ou à plusieurs. Mais une réconciliation véritable demande que l'on soit au moins deux, il y a une démarche de part et d'autre à faire, un élan, une volonté commune de se retrouver et de reconstruire quelque chose qui a été détruit ou perdu.

20Reconstruction de soi, reconstruction sociétale, reconstruction politique, reconstruction d'une nation... La réconciliation est plutôt un terme politique dont le but premier est celui de la coexistence pacifique pour une société qui a connu un énorme traumatisme. Le Rwanda en est l'exemple. C'est un voeu politique exemplaire, mais dont on ne peut jamais mesurer l'impact individuel ou collectif dans une société qui a traversé une telle tragédie ou un tel degré de violence. Quant au pardon, c'est une décision personnelle, un don que l'on fait à celui qui reconnaît qu'il vous a fait du mal et qui vous demande ce pardon. Dans toutes ces vertus, « la justice » occupe la première place.

La justice au service de l'Histoire

21Lors des nombreux procès qui ont eu lieu au Rwanda (plus d'1 900 000 pour les Gacaca), mais aussi lors des procès de la justice classique, d'innombrables témoins ont été amenés à raconter ce qu'ils ont vu, qu'ils soient tueurs ou rescapés. Les récits les plus précis que nous avons pu recueillir émanent le plus souvent des tueurs eux-mêmes, car ils étaient acteurs. Ils ne supportent pas l'idée d'être eux-mêmes condamnés alors que les commanditaires continuent de mener une vie paisible dans des pays où ils ont été complaisamment accueillis, et ce, dans l'impunité la plus totale.

22Les témoignages, lorsqu'ils sont recoupés et vérifiés, servent ou serviront à dire ce qui s'est réellement passé, et donc à écrire l'histoire. Dans le cas du Rwanda, nous n'avons souvent pour preuves que les seuls témoignages. Et que se passera-t-il, dans les années à venir, quand les témoins d'aujourd'hui ne seront plus là ? Enorme angoisse pour les parties civiles. À propos du génocide des Tutsi, il existe très peu de documents qui attestent de la préparation de ce génocide et de son exécution. Tout ou presque repose sur les témoignages. La justice permet de recouper ces témoignages. Seule la justice reconnaît l'authenticité et la véracité des faits, des faits qui serviront à écrire l'Histoire.

23Pour en revenir aux Gacaca, c'est en confrontant les tueurs aux rescapés ou aux témoins qui n'avaient pas eu à subir le génocide (nous pensons en particulier aux femmes hutu mariées à des Tutsi qui pouvaient continuer à vaquer à leurs occupations et qui ont tout vu), que la vérité des faits a pu être établie. Le tueur, qui reconnaît assez difficilement sa seule responsabilité, s'il livre une partie de sa vérité, permettra de préciser les circonstances de telle ou telle mort, de connaître les commanditaires des crimes, les lieux où ont été ensevelies les victimes... À partir des histoires individuelles on peut écrire l'histoire du génocide ; et l'Histoire du Rwanda avec un grand H s'élabore aussi peu à peu. Après, ce sera aux historiens de s'emparer de ces récits et d'établir l'histoire du génocide et celle du pays.

24Les archives du TPIR, constituées de nombreux témoignages que le Rwanda voudrait récupérer, seront également une mine pour les historiens et les chercheurs qui voudront comprendre ce qui s'est passé au Rwanda en cette fin de XXe siècle. Ils auront aussi le devoir de transmettre ce qu'ils auront découvert et appris.

La justice au service de la mémoire

25C'est là, pensons-nous, que mémoire et justice se retrouvent. S'il peut y avoir une mémoire sans justice, ce sera toujours une mémoire partielle, amputée d'une grande partie d'elle-même, voire une mémoire individuelle. La mémoire n'est pas le souvenir ressassé du passé. La mémoire n'est pas la négation du pardon : on peut se souvenir tout en pardonnant à ceux qui auront demandé pardon, comme nous l'avons rappelé plus haut.

26La mémoire, c'est la nécessité de conserver vivant le souvenir de ce qui s'est passé. C'est maintenir en soi et dans la conscience collective cette petite flamme vivante en souvenir de ceux qui ne sont plus. C'est continuer à vivre avec ceux qu'on a aimés et que la barbarie nous a enlevés injustement. Nous n'aimons pas beaucoup, quant à nous, l'expression « par devoir de mémoire ». Bien sûr que nous devons conserver cette mémoire des événements et des victimes. Mais pour nous, qui sommes familles de victimes, nous pourrions dire que nous avons un « droit de mémoire », nous avons droit à ce qu'on reconnaisse notre identité de victimes. Et c'est la justice qui, ayant permis d'écrire l'Histoire, nous aidera à conserver vivant le souvenir de ceux qui ne sont plus.

27Pour nous, le devoir de mémoire revient aux États et aux citoyens du monde, le droit de mémoire aux victimes. En disant cela, nous avons bien conscience de parler plus avec notre coeur qu'avec notre raison, mais la mémoire n'est-elle pas avant tout une « histoire de coeur » ?

Sans haine ni vengeance

28Ici sont simplement exposées les réflexions et les expériences de citoyens ordinaires en quête de justice après le génocide des Tutsi au Rwanda. Même tardive, la justice est une reconnaissance et une forme de réparation envers les victimes innocentes. Les survivants ont une dette morale à l'égard des disparus : nous avons choisi la voie de la justice, qui seule est à la hauteur des enjeux. À travers notre engagement, nous avons voulu souligner le lien étroit qui existe entre le recueil des témoignages et la justice, l'histoire et la mémoire. C'est ce lien qui justifie le combat que nous avons entrepris de mener, sans haine ni esprit de vengeance. Comme le dit la tante de Christian Millau, une rescapée juive sur le front de Russie : « La nature m'a faite petite et frêle. C'est ma seule force de ne pas donner à ceux qui ont pris des années de ma vie plus que ce qu'ils ont volé. Ils ne méritent pas ma haine et je ne veux pas leur faire ce cadeau » [3].

29C'est un combat que beaucoup nous ont prédit perdu d'avance, un combat du pot de terre contre le pot de fer, un combat entre David et Goliath... Un combat qui nous a pris près de vingt ans de nos vies, qui aurait pu détruire tant de liens, un combat que les quelques années qu'il nous reste à vivre ne permettront certainement pas de mener à sa fin. Mais ce combat pour la justice, au service des victimes, de l'histoire et de la mémoire, nous ne pouvons plus l'abandonner. Comme le disait B. Brecht, « celui qui se bat peut perdre, mais celui qui ne se bat pas a déjà perdu ». Notre renoncement ferait le bonheur des bourreaux pour qui le temps qui passe est le principal allié. Et cette pensée est intolérable. Nous ne voulons pas, à notre tour, leur faire ce cadeau.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/cdlj.1404.0585

Notes

  • [1]
    Le colonel Laurent Serubuga a depuis été arrêté dans le Nord de la France, le 11 juillet 2013, suite à un mandat d'arrêt international émis par les autorités rwandaises. Il a été maintenu sous écrou extraditionnel, puis remis en liberté après le refus de la Cour de cassation de donner un avis favorable à son extradition. À noter que les magistrats ont refusé l'extradition de présumés génocidaires vers le Rwanda à dix-sept reprises. Madame Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, est l'une d'entre eux. Le Conseil d'état lui a même refusé, en décembre 2013, un titre de séjour, confirmant en cela la décision de la Cour d'appel de Versailles. Elle a fait appel à la Cour européenne des droits de l'Homme en janvier 2014, suite au refus de la justice française de lui accorder un titre de séjour.
  • [2]
    Octavien Ngenzi et Tito Barahira, tous deux incarcérés, ont fait appel de l'Ordonnance de Mise en Accusation (OMA) des juges d'instruction. Cet appel a été rejeté le 25 septembre 2014. Ils se sont tous deux pourvus en cassation. La décision n'est pas encore connue. Quant à Ngenzi, il a assigné à comparaître devant le Tribunal de Toulouse le CPCR et son président pour « non-respect de la présomption d'innocence » pour un communiqué du président du CPCR qui précisait qu'il « avait participé » au génocide. Le conditionnel eut été de mise, évidemment. La décision a été mise en délibéré au 3 novembre 2014.
  • [3]
    C. Millau. Bons baisers du goulag, Paris, Plon, 2004.

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