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Article de revue

« Bête noire »

Pages 143 à 149

Livre (sans thèse critiquable) qui empoigne, attachant, au ras des émotions.
« Quand on pince l’avocat général, c’est le président qui fait aïe. »

1Les livres d'avocats sont des objets étranges. Il s'agit, pour la plupart, de donner une nouvelle dimension à un travail de séduction, de jouer de son image, de parler de ces clients qui fascinent l'opinion, de faire sourire, de faire frémir, d'oser une larme.

2Les avocats qui mènent une réflexion d'une certaine ampleur sur la justice sont rares, alors qu'ils sont pourtant dans une place privilégiée d'observateur, d'utilisateur, d'acteur de l'institution judiciaire. L'avocature peine à apporter sa contribution au nécessaire travail de penser la chose judiciaire ici, maintenant et demain.

3Le barreau français ne s'est pas donné les moyens collectifs de la recherche, ni n'a réussi à promouvoir des auteurs en son sein.

4C'est dans ce contexte qu'Eric Dupond-Moretti, avocat au barreau de Lille, et Stéphane Durand-Souffland, journaliste au Figaro, publient : « Bête noire - Condamné à plaider. »

5La page de couverture, constituée par une photo de Maître Dupond-Moretti en robe d'avocat, penché vers l'avant, le visage sévère, la main droite levée, dont on ne sait pas si l'index se dresse pour demander la parole ou pour accuser (sans doute les deux), correspond bien au contenu de ce livre attachant.

Un avocat pénaliste ?

6Au fil des pages, les auteurs nous donnent à comprendre ce qu'est un avocat. Eric Dupont-Moretti partage, avec une très petite quantité d'avocats, la condition d'avocat d'assises, plaidant partout en France, ne connaissant des villes où ils vont que les alentours des palais de justice et les chambres d'hôtels qui leur servent de bureau secondaire. Quand l'audience est finie, souvent tard dans la nuit, le retour pour enchaîner une autre audience, dans une autre ville, avec un autre client, un autre président... « Cette vie-là, je l'ai choisie. Je l'aime et elle me tue à petit feu. »

7La violence fait partie de l'univers des assises. Violence des accusés, de leurs actes, de la façon dont ils peuvent se comporter à l'audience, violence des parties civiles, violence des familles, mais aussi violence judiciaire, violence d'un interrogatoire partial, violence d'une peine excessive...

8Les avocats qui font des assises leur activité exclusive sont dans la nécessité d'y réfléchir « indéfiniment ». Ils ne sont pas protégés par les institutions comme les autres acteurs. C'est la connaissance même de cette violence qui fait leur qualité. Par-delà cette violence qui submerge tout, comment retrouver les points d'appui de la raison ?

9Éric Dupond-Moretti raconte que l'avocat est là pour « rhabiller son client ou rendre un peu moins laide sa nudité... Alors, voilà, ça y est, mon client a pris trente ans. Ce n'est pas la première fois mais je ne m'y habitue pas... ».

10Certains avocats s'en sortent en se bardant de cynisme, d'autres renoncent à plaider aux assises. Les derniers ne s'habituent pas, « condamner à souffrir », nous dit l'auteur.

11Défendre un accusé aux assises c'est faire l'expérience de la solitude, d'une solitude très particulière où il faut tout saisir, tout comprendre, tout interpréter, tout en trouvant la force de rentrer en soi-même, de s'isoler, de se concentrer.

12Comme pour toutes les expériences extrêmes, les pénalistes ont le sentiment d'appartenir à une tribu. Ce que décrit Éric Dupond-Moretti, cette colère, cet acharnement ne sont aussi puissants, présents, déterminants, que notamment grâce à ce sentiment d'appartenance, grâce à cette expérience partagée que « leur goût peu orthodoxe ne les rend pas bienvenus à la table judiciaire. »

13Les enjeux devant la cour d'assises sont tellement considérables que l'avocat, même le plus habitué, ne peut pas éviter de subir une pression importante avant, pendant et après le procès.

14Éric Dupond-Moretti écrit : « Défendre c'est avoir mal parce qu'on a peur de faillir... Cela vous prend le matin au réveil et ne vous quitte plus... ».

15Connaître le dossier, arriver le matin dans le début de l'audience, avoir l'impression que l'on ne sait plus rien et, parlant avec un confrère, se mettre à rechercher un détail, on ne le trouve plus, on n'arrive pas à se souvenir...

16Le client a-t-il été bien préparé ? Sait-il vraiment ce qui l'attend ? L'épreuve va exiger de lui des choses qu'il ne pourra pas faire ?

17Comment ne rien laisser passer à l'audience ? Que va faire la victime ? Qui seront les jurés ? Que vont-ils penser ? Comment vont-ils réagir ? Le président que l'on connaît ou que l'on ne connaît pas, quel sera son comportement ?

18« Maître, la Cour vous écoute pour la défense de Monsieur X. »

19« Pendant dix ans, systématiquement, j'ai vomi avant de prendre la parole aux assises. » Le trac ne disparaît jamais. « Dans la demi-heure qui précède la plaidoirie, je me renferme sur moi-même... Je suis pâle, dévoré d'angoisse. » Lors de la fatidique phrase du président, il faut se lever ; cela paraît surhumain. « Une fois le premier mot lâché, la peur cède la place à une profonde jouissance et je plaide en totale liberté. » Il n'existe pas un avocat qui a défendu un accusé aux assises qui ne se reconnaît pas dans cette description.

20Les avocats plaident avec ce qu'ils sont. C'est avec leur expérience, avec leur sensation, avec leurs émotions, qu'ils s'introduisent dans l'histoire d'un autre. Ils n'en sortent pas indemnes.

21Le temps du délibéré est une épreuve. Cette attente pendant laquelle l'avocat ne peut plus rien. « Il est 2 heures du matin, je suis épuisé, j'ai peur et je pue la sueur. Quand la peine est tombée, on déteste ses juges, mais en réalité on se déteste soi-même de n'avoir pas su les convaincre. »

22La vie de l'avocat pénaliste (vie de forçat : « condamné à plaider ») c'est prendre les habits d'un personnage que la justice supporte, cahin-caha, assez mal. C'est une vie qui sent fort, qui sent mauvais, le tabac, l'amertume, la sueur, le naufrage. C'est une vie de souffrance, de violence, c'est une vie de passion, de rencontre et de plaisir. Il faut être acharné, disponible, insolent, méfiant, généreux, calculateur, patient, talentueux, intéressé.

23La « condamnation » de Maître Dupond-Moretti à plaider n'est pas prête de prendre fin. Cet avocat a quelque chose de Sisyphe mais on a du mal à imaginer ce Sisyphe heureux.

Quel avocat pour quelle justice ?

24La France est un pays qui se méfie du droit et de ses corporations. Cela se traduit par des relations très particulières entre avocats et magistrats. La procédure pénale est censée garantir les libertés individuelles. Si une irrégularité a été commise, le droit doit être appliqué. Il y va des droits légitimes de celui qui est accusé et peut-être coupable, mais il y va aussi de la défense des libertés de tous.

25Et pourtant, l'avocat qui obtient une remise en liberté d'un probable coupable en soulevant un problème de procédure est considéré comme un « voyou judiciaire », nous dit Éric Dupond-Moretti.

26On a aujourd'hui tendance à abuser du terme de défense de rupture pour dénoncer toutes les stratégies de tension.

27Les défenses de rupture ont été utilisées par certains avocats dans le passé. Ils faisaient l'impasse et se désintéressaient de la décision que pouvaient rendre les juges et cherchaient à susciter une révolte dans l'opinion publique. Ce type de défense n'est pas adapté aux affaires de droit commun qui sont, pour la plupart, les affaires dans lesquelles intervient notre auteur.

28L'expérience quotidienne montre que les débats devant la cour d'assises sont souvent entravés par une hostilité affichée à l'égard de l'accusé et de son avocat. En face de tels comportements, l'avocat par une stratégie de la tension peut essayer d'instaurer un rapport de force et espérer un partage équitable de l'espace judiciaire qui lui est refusé.

29Maître Dupond-Moretti est en colère contre les pratiques de certains magistrats. Il s'inquiète de la connivence, voire de la complaisance, de beaucoup de ses confrères qui laissent ces dérives s'installer.

30Pour comprendre la dynamique du déroulement de l'audience des assises, il faut prendre la mesure du rôle déterminant du président de la Cour qui est l'acteur central du procès.

31Les grands présidents d'assises sont respectés par tous. Ils restent scrupuleusement à la même distance de l'accusation et de la défense, ils évoquent le dossier en entier sans rien en dissimuler, ils ne laissent jamais transparaître leur position personnelle.

32Ce livre multiplie les exemples de présidents tricheurs, déloyaux, de magistrats qui entendent afficher le parti qu'ils ont pris.

33Tocqueville est opportunément cité : « Quand je vois, parmi vous, certains magistrats brusquer les parties, leur adresser des bons mots ou sourire avec complaisance à l'énumération des charges, je voudrais que l'on essayât de leur ôter leur robe, afin de découvrir si, se trouvant vêtus comme de simples citoyens, cela ne les rappellerait pas à la dignité naturelle de l'espèce humaine. »

34La justice s'en prend parfois aux « Bêtes noires ». L'exemple du président qui fait aux jurés un portrait détestable de l'avocat qui va intervenir devant eux. Celui qui faisait circuler au cours d'un délibéré un numéro du Nouvel Observateur qui publiait un article consacré aux honoraires des avocats pénalistes. Plus grave, un juge d'instruction a tenté de reprocher à Maître Dupond-Moretti un usage de stupéfiants, affaire qui n'a jamais été jugée tant les preuves faisaient défaut, mais qui a donné lieu à plusieurs perquisitions, à une arrestation sur la voie publique, à de nombreux interrogatoires de proches de l'intéressé, mais également de détenus, alimentant des rumeurs persistantes en prison, et d'une information à la presse.

35Dans un courrier que l'avocat a adressé au juge d'instruction, on peut lire : « Votre lutine à mon égard vous a aveuglé, vous avez mis l'institution judiciaire au service de vos sentiments, sans aucun discernement. » Les rapports entre les avocats et les magistrats sont parfois exécrables ; il serait vain de vouloir le nier ou de faire comme si cela n'existait pas.

36Ce livre a cet intérêt de parler sans langue de bois de l'âpreté des affrontements entre magistrats et avocats, chacun ayant la conviction de la légitimité de son rôle.

37Les liens entre le président des assises et l'avocat général empêchent d'assurer l'équité entre les parties au procès. Comme on le dit au palais, « quand on pince l'avocat général, c'est le président qui fait aïe. »

38À tous les stades de la procédure, le corporatisme judiciaire est à l'œuvre. L'acquittement est vécu comme un échec de l'institution, un désaveu du juge qui a instruit et renvoyé l'accusé devant la cour d'assises, du procureur qui a suivi l'affaire, de la chambre de l'instruction qui a validé la procédure, du juge des libertés qui a maintenu la détention, du « collègue » qui a requis le prononcé d'une peine.

39Il faut mesurer le courage dont il faut faire preuve pour un avocat général de requérir un acquittement ou d'abandonner les poursuites à l'audience. Le risque est de se faire reprocher par ses pairs et sa hiérarchie son honnêteté qui est présentée comme une faiblesse coupable. Les histoires sont nombreuses de magistrats du parquet trop indépendants, tenus à l'écart des assises par leur hiérarchie.

40L'acharnement de certains présidents à obtenir une condamnation, la réaction de certains autres à la suite d'un acquittement, montrent que les magistrats du siège sont aussi particulièrement sensibles à la façon dont ils sont perçus par leurs collègues et par l'institution, et que cela peut brouiller la façon de se construire une intime conviction.

41L'affaire d'Outreau vient jusqu'à la caricature montrer comment le corporatisme des magistrats peut être la cause d'un naufrage judiciaire sans précédent.

42Outreau met en évidence les limites de notre système judiciaire. Cette affaire est exemplaire. Il n'y a pas eu un maillon faible, le juge Burgaud ne peut porter seul la responsabilité des dysfonctionnements de tous. Les experts, psychologues et psychiatres, les services sociaux du département, le parquet, la chambre de l'instruction, la presse, tous ont failli. Le récit des enfants, donne corps au fantasme de l'existence en France de réseau pédophile en lien avec l'affaire Dutroux en Belgique. Tout le monde a voulu croire la fable récitée par les enfants ; et le pire est que cela se fait dans un respect formel du droit à peu près indiscutable et avec des acteurs qui sont tous de bonne foi.

43Guy Canivet parle de « bureaucratie judiciaire » pour désigner une machine tellement monolithique qu'elle avance toute seule et dans laquelle personne ne contrôle plus personne.

44Éric Dupond-Moretti constate l'absence de culture du doute. La présomption d'innocence demeurant un leurre absolu. Le poids de l'aveu, quelles que soient les conditions dans lesquelles il est recueilli, est démesuré. La justice s'emploie à faire « tenir les procédures ». « Le système interprète tout à charge... L'accusé se tait ? C'est qu'il a des choses à cacher. Il ne hurle pas son innocence ? Il est coupable. Il a menti une fois ? Il n'a jamais dit la vérité. Il reconnaît le crime et le regrette ? C'est un hypocrite. Il nie avec véhémence ? Il se moque de la douleur des victimes. Il a l'air intelligent ? C'est un pervers machiavélique. Il semble idiot ? C'est une brute, un fauve... ».

45Le constat ainsi posé se limite à la protestation, à la dénonciation ; il s'agit dans cet ouvrage de justifier, de légitimer le comportement des avocats.

46Ce livre ne propose pas de réflexion permettant de penser ce qui se met en place, ce qui tient du comportement des individus ou ce qui tient au changement de notre société.

47On pourrait peut-être ajouter combien les magistrats impliqués dans la répression des crimes sont sommés de relever les défis du « populisme pénal ». L'émotion de l'opinion, le discours des politiques et les récits médiatiques exigent d'eux le tout sécuritaire. Des forces puissantes sont à l'œuvre pour obtenir des magistrats qu'ils adoptent le comportement de prestataires de services qui doivent prendre en compte exclusivement certains intérêts. Des hommes politiques s'affichent comme ayant choisi leur camp, les victimes contre les délinquants. Il semble que de plus en plus de présidents d'assises prenant acte de ces évolutions adoptent le point de vue de la victime et considèrent comme naturel de se transformer en accusateur.

48D'une certaine façon, la justice néolibérale n'aurait plus besoin d'avocats, qui ne seraient qu'une concession archaïque au « bavardage démocratique », l'ambition étant d'arriver à des décisions entièrement rationnelles.

49Il faut bien constater que cette conception des choses se heurte à la justice telle qu'elle s'est construite dans l'histoire longue depuis l'Antiquité.

50La justice y est représentée par une femme tenant dans une main l'épée, symbole de son pouvoir répressif, de sa fonction punitive. Et dans l'autre main elle tient une balance par laquelle est signifiée la notion d'équilibre, d'harmonie, d'ordre, condition de l'équité.

51« Finalement, l'essentiel c'est le troisième attribut : le bandeau qui représente la capacité du tiers à être impartial, au-dessus de la mêlée. C'est cette espèce de regard intérieur qui fait que le juge est en quelque sorte indexé, polarisé par la loi dont il n'est que la bouche », François Ost.

52Éric Dupond-Moretti et ses pairs démontrent au quotidien par leur colère, par l'utilisation du droit, par l'efficacité de leurs arguments ou par la dénonciation des erreurs de la justice, que la parole qui délibère, qui promet, qui raconte, est incontournable. Leurs combats ne sont pas archaïques, la justice qu'ils appellent de leurs voeux n'est pas dépassée.

53Ce qui est raconté dans ce livre témoigne que ce type d'avocat « Bête noire » de l'institution judiciaire continue d'exister. Loin d'être en perte de vitesse, ils sont bien présents comme ceux des générations précédentes.

54Ils construisent à partir des droits fondamentaux des rapports de force qui peuvent être gagnants ; en tous cas qui rappellent à l'institution et à ses acteurs que la justice est « un doute qui décide ». Que chacun, fusse-t-il accusé de crime, a droit à un juge impartial.

55L'affaire d'Outreau vient, comme une démonstration impitoyable et cruelle, rappeler que la culture du doute n'est pas un archaïsme mais une nécessité.

56Ce livre permet de constater que la déshumanisation de la justice rencontre de sérieuses difficultés et que le travail de ces avocats participe aussi, et à leur façon, à la recherche d'un nouvel humanisme pénal.


Date de mise en ligne : 01/04/2019.

https://doi.org/10.3917/cdlj.1301.0143

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