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Article de revue

Des nouveaux usages judiciaires de la dangerosité (1re partie)

Pages 141 à 155

Notes

  • [1]
    L'auteur tient à remercier chaleureusement Jean Danet pour son soutien constant. Le présent article est le fruit de réflexions que nous avons partagées ensemble. Qu'il y trouve toute ma reconnaissance.
  • [2]
    Nicolas d'Hervé a publié avec Amandine Morice, Justice de sûreté et gestion des risques, approche pratique et reflexive, Paris, L'Harmattan, 2010.
  • [3]
    J. Danet, La justice pénale entre rituel et management, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 49-94.
  • [4]
    On songe notamment aux travaux de R. Castel, La gestion des risques. De l'anti-psychiatrie à l'après-psychanalyse, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981 ; J. Danet, op. cit. et Garapon A., « Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité », Esprit, novembre 2008, p. 98-122.
  • [5]
    F. Digneffe, « Généalogie du concept de dangerosité » in P. Chevallier, T. Greacen, Folie et justice : relire Foucault, Toulouse, Éd. Ères, 2009, p. 139-157.
  • [6]
    L. no 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales.
  • [7]
    L'art. 763-10 du CPP issu de la loi no 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale rend cet avis facultatif.
  • [8]
    Le PSEM est donc une mesure parmi d'autres que le juge pourra prononcer afin d'affiner le degré de contrainte des différentes procédures de surveillance que sont le SSJ, la SJPD ou la surveillance de sûreté ; d'où la présence du PSEM au sein du code pénal et non du code de procédure pénale.
  • [9]
    L. no 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
  • [10]
    Pour une étude approfondie de ces textes, nous renvoyons à l'article de Martine Herzog-Evans, « La loi no 2008-174 du 25 février 2008 ou la mise à mort des "principes cardinaux" de notre droit », AJ penal, 2008. 161 .
  • [11]
    Commission nationale consultative des droits de l'homme, Avis sur le projet de loi relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental, adopté par l'assemblée plénière le 7 février 2008.
  • [12]
    U. Beck, La société du risque, Sur la voie d'une autre modernité, Éd. Flammarion, Coll. Champs essais, 1986, p. 102.
  • [13]
    J. Danet, « Juger la folie ? Au-delà de la responsabilité et de l'irresponsabilité pénale », in L. Bossi (dir.), Crime et folie, Gallimard, 2011.
  • [14]
    Le néolibéralisme consiste à étendre le paradigme économique à l'ensemble des sphères de la société, dont notamment la justice pénale, par la construction d'un marché de la concurrence entraînant une responsabilisation des individus pour les choix qu'ils ont opérés en tant qu'acteurs rationnels. Le néolibéralisme est un court-termisme qui gère l'instant présent sur le modèle managerial. Pour une analyse approfondie de la question, nous renvoyons notamment à W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, et A. Garapon, La raison du moindre État, le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [15]
    J. Danet, « La dangerosité, une notion criminologique, séculaire et mutante », Champ pénal/Pénal Field, no 5, 2008. http://charnppenal.revues.org.
  • [16]
    Suivant en cela ses voisins européens, notamment belge, suisse, allemand ou néerlandais.
  • [17]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France. 1977-1978, et Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France. 1978-1979, édition établie sous la direction de François Ewald et d'Alessandro Fontana, par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, coll. « Hautes Études ».
  • [18]
    A. Garapon, La raison du moindre État, op. cit., p. 18.
  • [19]
    W. Brown, op. cit., p. 83.
  • [20]
    J. Leyrie, « L'état dangereux criminologique. De la théorie à l'application », Médecine et droit, no 17, 1996, p. 11.
  • [21]
    Art. 706-53-14 du CPP.
  • [22]
    Qu'il s'agisse du suivi socio-judiciaire, de la surveillance judiciaire des personnes dangereuses, du placement sous surveillance électronique mobile, de la libération conditionnelle, de l'assignation à domicile, de la surveillance de sûreté, de la rétention de sûreté ou, dernièrement, du répertoire des données à caractère personnel collectées dans le cadre des procédures judiciaires et du traitement inhibiteur de libido institués par la loi du 10 mars 2010.
  • [23]
    V. A. Morice et N. d'Hervé, op. cit.
  • [24]
    L. no 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales.
  • [25]
    Issu de l'article 13 de la loi du 12 décembre 2005.
  • [26]
    L. no 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale. Désormais cinq ans pour un crime ou un délit commis à nouveau en état de récidive, depuis la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
  • [27]
    Ibid. Auparavant, « ou »
  • [28]
    Issu de l'article 19 de la loi.
  • [29]
    Souligné par nous.
  • [30]
    L. no 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
  • [31]
    Issu de l'article 1er de la loi du 25 février 2008.
  • [32]
    Art. 706-53-14 du CPP pour la rétention de sûreté et 723-37 du CPP pour la surveillance de sûreté à l'issue d'une surveillance judiciaire des personnes dangereuses.
  • [33]
    Modifié par la loi du 10 mars 2010.
  • [34]
    Souligné par nous.
  • [35]
    Évaluation prévue également en début d'exécution de peine pour les réclusions criminelles à perpétuité (art. 71 7-1 A du CPP) et avant un placement en rétention de sûreté (art. 706-53-14 du CPP).
  • [36]
    Les textes évoquent la notion de « récidive » ou de « commission de nouvelles infractions » sans véritable distinction. Il semble donc que la récidive doive se comprendre, au sens du législateur, dans son acception criminologique et non pas juridique, telle que visée à l'article 132-8 et suivants du CP.
  • [37]
    Or, certains notent une « différence fondamentale entre la dangerosité et la récidive [qui] réside dans leur diachronicité, car s'il n'y a pas de récidive sans dangerosité préalable ; en revanche, l'inverse n'est pas toujours vrai, ce n'est pas parce qu'il y a eu violence qu'il y aura forcément récidive. », V. A. Ambrosi, « L'évaluation de la dangerosité : de quels dangers s'agit-il ?, in L.-M. Vlllerbu et col., dir., Dangerosité et vulnérabilité en psychocriminologie, L'Harmattan, 2003, p. 64.
  • [38]
    L'art. 763-10 du CPP indique que « la personne fait l'objet d'un examen destiné à évaluer sa dangerosité et à mesurer le risque de commission d'une nouvelle infraction ».
  • [39]
    Sur cette corrélation, v. N. d'Hervé, « Des nouveaux visages de la dangerosité -les résistances à l'efficience nouvelle du concept de dangerosité », Les cahiers de la justice, 2011, no 4 .
  • [40]
    Souligné par nous.
  • [41]
    L'art. 706-53-14 du CPP évoque une « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles [les personnes] souffrent d'un trouble grave de la personnalité. »
  • [42]
    D. Zagury, « Humeur : les troubles de la personnalité sont-ils des maladies mentales ? », Information Psychiatrique, 2008, vol. 1, p. 11-13.
  • [43]
    Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, dans sa version IV ainsi que la Classification internationale des maladies dans sa dixième révision.
  • [44]
    E. Roudinesco, « L'OEuvre de Foucault à l'épreuve de la nouvelle psychiatrie » in P. Chevallier, T. Greacen, op. cit., p. 37-45.
  • [45]
    Art. 706-53-13 du CPP et 706-53-14 al. 4 du CPP.
  • [46]
    Art. 706-53-14 du CPP issu de l'article 1er de la loi du 25 février 2008.
  • [47]
    La CPMS est composée d'un président de chambre de cour d'appel, d'un psychiatre, d'un psychologue, d'un avocat, d'un représentant de l'administration pénitentiaire, d'un représentant du préfet et d'un représentant d'une association d'aide aux victimes. Les CPMS siègent à Lille, Rennes, Bordeaux, Paris, Lyon, Marseille, Fort-de-France et Nancy.
  • [48]
    Théoriquement, la commission « reçoit le dossier complet du détenu : copies du réquisitoire définitif, de la décision de condamnation, des expertises psychologiques, psychiatriques et médicales disponibles, des actes d'investigation ordonnés le cas échéant par le Jap », P. Mbanzoulou, « La dangerosité des détenus. Un concept flou aux conséquences bien visibles : le PSEM et la rétention de sûreté », AJ pénal 2008. 171 .
  • [49]
    49.Pour une étude plus approfondie du fonctionnement des CPMS, v. A. Morice et N. d'Hervé op. cit.
  • [50]
    Art. R. 61-10 du CPP issu du décret no 2007-1169 du 1er août 2007 modifiant le code de procédure pénale et relatif au placement sous surveillance électronique mobile.
  • [51]
    D. Salas, « État de sécurité ou État de droit ? L'hésitation française », Études, Tome 408, 2008/4, p. 469.
  • [52]
    R. Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, no 47-48, 1983, p. 119-127.
  • [53]
    Ibid, p. 123.
  • [54]
    Souligné par nous.
  • [55]
    R. Castel, « De la dangerosité au risque », art. préc., p. 123.
  • [56]
    V. De Gaulejac, La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005, réédité en 2009.
  • [57]
    Souligné par nous.
  • [58]
    C.-O. Doron, Une volonté infinie de sécurité : vers une rupture générale dans les politiques pénales ? in P. Chevallier et T. Greacen, op. cit., p. 181.
  • [59]
    Art. 706-53-13 al. 4 du CPP.
  • [60]
    Les « outils actuariels permettent de déterminer le profil à risque des individus et de prévoir les ressources pénales à effectuer en fonction du niveau de dangerosité de la sous-population dans laquelle ils ont été ciassés. », L. Delannoy-Brabant, Quelles évolutions des politiques de traitement du crime à l'ère de la nouvelle pénologie ? Une perspective internationale », La note de veille, Centre d'analyse stratégique, no 106, juillet 2008, p. 3, www. Strategie.gouv.fr/IMG/pdf/ noteveille106.pdf.
  • [61]
    J. Danet, « La dangerosité, une notion criminologique, séculaire et mutante », op. cit.
  • [62]
    À propos de la commission nationale canadienne des libérations conditionnelles dont on peut, mutatis mutandis, rapprocher le fonctionnement des commissions pluridisciplinaires françaises, il a été relevé que « seuls trois éléments ressortent comme étant des éléments fondamentaux pour la prise de décision : le type d'infraction commise, la prédiction du risque de récidive et le potentiel de réinsertion estimé », M. Vacheret et M.-M. Cousineau, « L'évaluation du risque de récidive au sein du système correctionnel canadien : regards sur les limites d'un système », Déviance et société, vol. 29, no 4, 2005, p. 385.
  • [63]
    On comprend donc l'utilité que peut avoir ici le récent répertoire des données à caractère personnel collectées dans le cadre des procédures judiciaires créé par la loi du 10 mars 2010 à l'art. 706-56-2 du CPP. Selon cet article, « le répertoire centralise les expertises, évaluations et examens psychiatriques médico-psychologiques, psychologiques et pluridisciplinaires des personnes » auxquelles pourront avoir accès les membres de la CPMS.
  • [64]
    L. Delannoy-Brabant, op. cit., p. 3.
  • [65]
    M. Fleck, « L'étude et le traitement judiciaire de la récidive à Chicago, 1920-1940 », Champ pénal, vol. V, 2008, http:// champpenal.revues.org/.
  • [66]
    A. Morice et N. d'Hervé, op. cit., p. 58-61.

1 Plus profondément, tout ce qui n'est pas utile est considéré comme n'ayant pas de sens. [...] La question n'est plus alors de produire de la connaissance en fonction de critères de vérité mais selon des critères d'efficience et de rentabilité à partir des objectifs fixés par le système. V. de Gaulejac, La société malade de la gestion, Seuil, 2005.

2 La littérature relative à la notion de dangerosité est aujourd'hui pléthorique. On ne compte plus le nombre d'ouvrages, d'articles de revues et de colloques ayant pour objet d'étude la dangerosité et constatant notamment un regain de la pensée de la défense sociale de nos jours  [3]. Il ne s'agit pas ici de se livrer à une quelconque méta-analyse mais bien plus d'orienter la réflexion dans une direction que d'aucuns ont déjà empruntée  [4], constatant la mutation de la notion de dangerosité, de son évaluation et de sa gestion, de sorte qu'il ne sera pas question de s'attacher à l'étude de la « généalogie du concept de dangerosité »[5] dans son entière évolution mais seulement dans sa dernière mutation, à savoir le passage de la dangerosité au risque illustré par les dernières mesures de sûreté. La présente contribution vise exclusivement donc les usages judiciaires contemporains de la dangerosité, bien plus que la notion de dangerosité en elle-même.

3 Créée par la loi du 12 décembre 2005  [6], la Commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté (CPMS) est chargée d'émettre un avis sur la dangerosité des détenus en fin de peine. Cette loi crée également deux mesures de sûreté afin de traiter la récidive des infractions pénales. Il s'agit tout d'abord de la surveillance judiciaire des personnes dangereuses (SJPD). En outre, un placement sous surveillance électronique mobile (PSEM) pourra être prononcé après avis de la commission  [7]. Le PSEM n'étant pas une mesure autonome, il ne peut être prononcé que dans le cadre d'une mesure de rattachement comme le suivi socio-judiciaire (SSJ) ou la SJPD  [8]. La loi du 25 février 2008  [9] créa quant à elle trois nouveaux cas de compétences de la commission, qui devra désormais se prononcer sur la dangerosité des détenus éligibles à une surveillance de sûreté ou une rétention de sûreté ou requérant une libération conditionnelle dès lors qu'ils ont été condamnés à une peine de réclusion criminelle à perpétuité  [10]. Il convient de noter, d'ores et déjà, que la surveillance de sûreté a pour but de prolonger les obligations prononcées dans le cadre du SSJ ou de la SJPD, notamment le PSEM.

4 Le législateur n'a pas pour autant pris le soin de définir la dangerosité. Les commissions doivent ainsi 1'« évaluer » quand bien même elle ne serait pas définie puisqu'étant une notion criminologique extérieure, par nature, au droit pénal. La dangerosité est alors réduite à sa pure fonctionnalité. Envisagée par la loi comme une graduation du risque de récidive, elle doit désormais s'interpréter non plus comme un état de la personne mais bien à travers différents degrés d'intensité, variables de surcroît. D'une lecture statique de la dangerosité, se référant à l'état d'un individu, il est possible de passer à une lecture dynamique, évolutive, nécessitant par là-même une réponse judiciaire adaptable aux différents degrés de dangerosité. Tandis que la Commission nationale consultative des droits de l'homme soulignait en 2008 le « concept flou de "dangerosité", [...] notion émotionnelle dénuée de fondement scientifique »[11], l'on comprend mieux désormais en quoi ce caractère flou permet de gérer, sans encombre épistémologique, les individus à risque, sans égard pour le dénuement de scientificité de cette prétendue « évaluation ».

5 Conformément à cette logique utilitaire, il est intéressant de relever que les commissions pluridisciplinaires des mesures de sûreté n'évaluent, pas la dangerosité, bien qu'il s'agisse de la terminologie employée par le législateur. Bien plus, elles posent un constat de dangerosité qui permettra ensuite le prononcé d'une mesure de sûreté. L'avis émis par la commission intéresse donc moins l'origine de cette dangerosité, son évaluation individualisante suivie d'un traitement, que la réponse sociale à apporter. Cette organisation se réduit finalement à ce qu'Ulrich Beck appelait un « travail cosmétique sur le risque »[12] qui se contente de gérer les effets de cette dangerosité en adaptant la réponse à apporter tout en se désintéressant, d'une quelconque étiologie. Ne plus traiter mais gérer la dangerosité ; ne plus la juger mais la « jauger »  [13] ; ne plus évaluer mais repérer, détecter, cibler les individus porteurs de facteurs de risques. L'évaluation de la dangerosité est donc doublement trompeuse puisqu'il n'y a pas à proprement parler d'évaluation, d'une part, et, d'autre part, cette indétermination est entretenue à dessein par la logique néolibérale  [14] dont l'objectif consiste en une efficacité pragmatique et non en une quelconque visée correctrice, rendant par là même les discussions sur l'origine de la dangerosité surannées.

6 La dangerosité, « notion criminologique, séculaire et mutante »[15], constitue ainsi un« opérateur majeur de la politique criminelle ». Approchée par différents courants de pensée, la dangerosité s'est régulièrement trouvée au coeur de systèmes juridiques qui entendaient, au nom d'un pseudo savoir scientifique, mettre en oeuvre des mesures de prophylaxie sociale et surtout criminelle afin de traiter la récidive. En ce sens, la conception de la dangerosité pensée dans sa fonctionnalité bien plus que comme un concept substantiel n'est pas nouvelle, mais elle s'est aujourd'hui accentuée au point de pouvoir (re) penser la dangerosité comme un opérateur. Il est dès lors possible de lire les dernières mesures de sûreté mises en place par le législateur français  [16] comme une illustration probante de l'évolution de la gouvernementalité, telle que pensée, il y a maintenant près de quarante ans, par Michel Foucault  [17]. Les éclairages de la dangerosité que nous proposons s'inscrivent ainsi dans le dernier des « trois âges de la gouvernementalité que l'on qualifiera pour la justice de rituelle, disciplinaire et managériale »[18].

7 À l'évidence, la dénonciation du manque de scientificité et de rigueur de l'évaluation de la dangerosité, pour légitime qu'elle soit, ne suffit pas à comprendre tous les enjeux qui se dégagent de l'évolution actuelle de l'usage de la dangerosité. Sans doute faut-il faire l'hypothèse que se cache derrière une telle approximation toute une logique qui est à l'oeuvre. Ainsi, seule une réflexion qui replace l'usage contemporain de la dangerosité au sein de la rationalité économique permet, de comprendre l'orientation législative depuis une dizaine d'années en France. L'appréhension de la logique néolibérale n'est toutefois pas suffisante tant les risques d'un tropisme du droit pénal dévoyé par la logique managériale sont prégnants. De nouvelles résistances sont donc à penser afin de créer un droit capable de contenir les dérives de cette nouvelle recomposition de la gouverne-mentalité. Il est primordial aujourd'hui de penser cette contre-rationalité »[19] face à « une forme préoccupante de nihilisme politique » propre au néolibéralisme, qui risque de dissoudre, par-delà le droit pénal, la démocratie elle-même.

8 Traditionnellement, la dangerosité est pensée en tant que concept construit et substantiel. « L'état dangereux est un concept criminologique [...] qui fait une synthèse dynamique et non statique des différents facteurs (facteurs individuels biopsychologiques, facteurs d'environnement ou mésologiques) entrant dans la constitution d'une situation criminologique [...] »[20]. Toutefois, les récents textes adoptés afin de lutter contre la récidive ne donnent pas de définition de la dangerosité, d'où les débats, déjà anciens, sur la pertinence de l'introduction d'une notion criminologique dans le champ juridique. Mise à part la loi du

9 25 février 2008 qui la caractérise « par une probabilité, très élevée de récidive » en raison d'un « trouble grave de la personnalité » dont « souffre » la personne, rien ne permet, de définir substantiellement la dangerosité -mise à part une référence plus ou moins concise à différents degrés de risque de récidive, pas plus d'ailleurs que la notion de troubles de la personnalité à laquelle elle est directement connectée par cette loi.

10 La vacuité de la définition n'est pas sans poser problème dans la mesure où le législateur assigne aux commissions la mission « d'évaluer (la) dangerosité »[21] des détenus en fin de peine sans préciser au préalable ce que recouvre cette notion. Dès lors, l'évaluation de la dangerosité est toute aussi hasardeuse. C'est l'occasion ici de souligner un abus de langage. Si le législateur évoque effectivement une évaluation par les commissions pluridisciplinaires, il semble que cette lecture clinique soit bel et bien dépassée à l'heure actuelle. Écartant l'hypothèse séduisante de l'application du principe de précaution, la fonction des commissions consiste en réalité à procéder à un calcul plus ou moins informel d'une potentialité de risques de réitération. Il ne peut plus, désormais, être raisonnablement soutenu que les commissions procèdent à une évaluation de la dangerosité digne de ce nom. Ainsi, à l'absence de définition de la dangerosité par le législateur (I), correspond indubitablement une pratique casuistique des commissions pluridisciplinaires amenée à évaluer concrètement le degré de dangerosité des condamnés (II).

I. L'absence de définition de la dangerosité par le législateur

11 Toute l'architecture des dernières constructions législatives ayant pour but de lutter contre la récidive place la notion de dangerosité au coeur des dispositifs de sûreté  [22]. Or, cette pierre angulaire n'est jamais ou que très imparfaitement définie. Les membres des commissions pluridisciplinaires, ainsi que les experts, sont, d'ailleurs bien en peine d'expliquer, à leur tour, ce que recouvre concrètement une dangerosité faisant dès lors figure de coquille vide  [23]. Le législateur a défini par la loi du 25 février 2008 l'objet des commissions qui, selon la lettre de l'article 706-53-14 du code de procédure pénale (CPP), examinent les détenus afin « d'évaluer leur dangerosité ». Mais il convient de voir à présent et de manière chronologique de quelle manière le législateur appréhende cette dangerosité, cette notion étant apparue dans la loi du 12 décembre 2005 (A), avant de connaître une esquisse de définition dans la loi du 25 février 2008 (B).

A. La dangerosité, une notion abordée dans la loi du 12 décembre 2005

12 Première de ces lois, celle du 12 décembre 2005  [24], instituant la surveillance judiciaire des personnes dangereuses, a institué, à l'article 723-29  [25] du CPP, qu'une personne condamnée à une peine privative de liberté d'une durée égale ou supérieure à sept  [26] ans pour un crime ou un délit pour lequel le suivi socio-judiciaire est encouru peut se voir imposer une surveillance judiciaire pendant la période correspondant, au crédit, de réduction de peine et  [27] aux réductions supplémentaires de peine aux seules fins de prévenir une récidive dont le risque paraît avéré. Le législateur n'évoque pas dans un premier temps le terme de « dangerosité » mais bien celui de « risque avéré de récidive ». Pour autant, rien n'est indiqué qui permette d'approcher de plus près un risque avéré et de le distinguer d'un risque non avéré ou simplement vraisemblable. Tout au plus, l'article 723-31 du CPP précise-t-il que « le risque de récidive [...] doit être constaté, par une expertise médicale ordonnée par le juge de l'application des peines [...j dont la conclusion fait apparaître la dangerosité du condamné ». C'est donc l'expertise qui doit s'attacher à déceler une dangerosité qui se caractériserait alors par le risque de récidive, et ce semble-t-il afin de pouvoir prononcer la mesure de sûreté. Est dangereux celui qui présente un risque avéré de commettre une nouvelle infraction, sans que l'on sache très bien d'ailleurs de quelle nouvelle infraction on parle.

13 La même loi institue le PSEM qui, selon l'article 131-36-10  [28] du code pénal (CP), « ne peut être ordonné qu'à l'encontre d'une personne majeure condamnée à une peine privative de liberté d'une durée égale ou supérieure à sept ans et dont une expertise médicale a constaté la dangerosité, lorsque cette mesure apparaît indispensable pour prévenir la récidive  [29] à compter du jour où la privation de liberté prend fin ». La dangerosité n'est toujours pas définie par ce texte bien qu'il soit précisé que le PSEM doit apparaître indispensable pour prévenir la récidive. Au risque avéré de récidive de la surveillance judiciaire s'ajoute le PSEM, indispensable pour prévenir la récidive. Bien heureux celui qui comprendra la nuance entre les deux. Il faut préciser enfin que l'expertise doit « constater » et non pas évaluer la dangerosité, ce qui semble dessiner une appréciation plus objective de la dangerosité, caractérisée, rappelons-le, par un risque de récidive. À l'évidence, constater un risque est plus objectif que d'évaluer une dangerosité.

B. La dangerosité, une définition esquissée dans la loi du 25 février 2008

14 Avec l'introduction en droit, français de la rétention de sûreté et de la surveillance de sûreté par la loi du 25 février 2008  [30], il était attendu d'indispensables efforts législatifs pour définir la dangerosité, permettant la mise en place d'une privation de liberté ou d'une surveillance potentiellement illimitée après la peine. Ce fut partiellement fait.

15 En effet, l'article 706-53-13  [31] du CPP énonce que, « à titre exceptionnel, les personnes dont il est établi, à l'issue d'un réexamen de leur situation intervenant à la fin de l'exécution de leur peine, qu'elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles souffrent d'un trouble grave, de la personnalité peuvent faire l'objet, à l'issue de cette, peine, d'une rétention de sûreté [...] ». C'est bien la définition la plus « complète. » dont on dispose concernant la dangerosité bien que finalement cela ne permette guère de cerner davantage cette notion. Le texte évoque tout d'abord une « particulière dangerosité ». Voilà donc un nouvel échelon dans les degrés de la dangerosité, échelon le plus haut puisque les autres textes n'évoquent qu'une dangerosité simple. Ensuite, cette particulière dangerosité est caractérisée par une probabilité très élevée de récidive. Autant dire que le législateur a entendu réserver la rétention de sûreté pour les cas extrêmes. Il est intéressant de relever ici le terme de « probabilité », utilisé pour la première fois par le législateur et qui marque à coup sûr l'orientation progressive de l'appréciation de la dangerosité vers le calcul prédictif probabiliste au moyen d'échelles actuarielles, ce qui mérite de plus amples explications.

16 S'agissant de la surveillance de sûreté, elle ne pourra être prononcée que « si la personne présente des risques de commettre les infractions mentionnées à l'article 706-53-13 » du CPP ou « en cas de persistance de la dangerosité » suite à un placement sous surveillance judiciaire, lorsque la surveillance de sûreté « constitue l'unique moyen de prévenir la commission dont la probabilité est très élevée de ces infractions » selon l'article 723-37 du CPP. D'une manière générale, cette loi conduit à interroger la caractérisation d'une particulière dangerosité par rapport à une dangerosité de type ou de degré ordinaire. Comment même quantifier une probabilité très élevée ? Il faut en outre noter deux choses importantes. Tout d'abord, dans le cas d'une surveillance de sûreté qui succéderait à une rétention de sûreté, l'article 706-53-19 du CPP permet, son prononcé « si la personne présente des risques de commettre les infractions mentionnées à l'article 706-53-13 ». Dans ce cas, le législateur ne s'embarrasse plus à conditionner le prononcé de cette surveillance à l'existence d'un risque particulier ou d'une particulière dangerosité, mais se contente du simple risque de commettre une infraction, spécifique il est vrai. Le législateur a donc formidablement facilité le passage dégressif de la rétention de sûreté à la surveillance de sûreté, permettant ainsi le maintien d'un continuum de surveillance et de contrôle. Il importe également de noter le style rédactionnel du législateur qui détourne l'attention de la dangerosité sur la mesure à prendre, c'est-à-dire sur le résultat à atteindre. Il est ainsi prévu une rétention de sûreté ou une surveillance de sûreté lorsque les obligations résultant de l'inscription dans le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (PIJAIS) ainsi que les obligations résultant d'une injonction de soin ou d'un PSEM sont insuffisantes pour prévenir une réitération d'infractions spécifiques et si la rétention ou la surveillance « constitue [nt] l'unique moyen de prévenir la commission, dont la probabilité est très élevée, de ces infractions »[32]. L'idée d'un désintéressement du législateur quant à l'origine de la dangerosité au profit d'une gestion efficace de ses effets est ici particulièrement nette.

17 Enfin, l'article 729  [33] du CPP relatif à la libération conditionnelle et instituant ainsi le dernier cas de compétence de la commission énonce que « la personne condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité ne peut bénéficier d'une libération conditionnelle qu'après avis de la commission pluridisciplinaire des mesures de sûreté, rendu à la suite d'une évaluation pluridisciplinaire de dangerosité réalisée dans un service spécialisé chargé de l'observation des personnes détenues et assortie d'une expertise médicale »[34]. Outre le fait que le texte ne gradue pas ici la dangerosité, ce dernier membre de phrase, issu de la loi du 10 mars 2010, est notable. En effet, puisque la commission ne se prononcera qu'après une évaluation pluridisciplinaire à l'issu d'un placement de six semaines au centre national d'observation situé actuellement au sein de l'établissement pénitentiaire de Fresnes  [35], sur lequel il faudra revenir, elle disposera pour se prononcer d'une réelle évaluation de la personne, évaluation à laquelle la commission ne peut prétendre.

18 Le législateur ne définit donc pas la dangerosité mais la caractérise par le risque de réitération  [36] dans une assimilation qui semble aller de soi  [37]. Cette quantification permet finalement de repérer une dangerosité qui peut être simple ou particulière, caractérisée par un risque avéré ou très élevé de réitération. Toutefois, alors que l'on pensait avoir compris la logique du législateur, voilà que, s'agissant du PSEM, il dissocie l'évaluation de la dangerosité de la mesure du risque de réitération  [38]. Quoi qu'il en soit, à travers les différents textes adoptés, le législateur appréhende la dangerosité uniquement à travers une graduation par palier qui permettra de corréler les diverses mesures de sûreté à ces différents degrés de dangerosité  [39]. Enfin, à chaque fois, le texte met en avant la fonctionnalité des mesures de sûreté. Une surveillance judiciaire ne sera prononcée qu'« aux seules fins[40] de prévenir une récidive » ; un PSEM lorsque cette mesure « paraît indispensable pour prévenir la récidive » ; et enfin une surveillance et une rétention de sûreté trouveront application dès lors qu'elles constituent « l'unique moyen » de prévenir la réitération des infractions mentionnées.

19 Autre originalité de la loi du 25 février 2008, c'est la première et la seule qui connecte la particulière dangerosité à l'existence de troubles graves de la personnalité, dans un rapport de causalité  [41] qui suscite quelques interrogations. Là encore, le critère de la gravité des troubles de la personnalité n'est pas précisé mais seulement énoncé. Les praticiens sont-ils bien au clair sur la distinction entre trouble ordinaire de la personnalité et trouble grave ? Quant à la notion même de troubles de la personnalité, il faut noter une différenciation importante d'avec les maladies mentales  [42] qui nécessite d'insister sur le fait que seul un accompagnement semble envisageable pour les personnes porteuses de troubles de la personnalité mais non des soins puisque les troubles ne sont pas une maladie curable. Il s'agit davantage d'une structuration de la personnalité. Si ces troubles font l'objet, tout comme les maladies mentales, de classifications internationales  [43], il est souvent avancé l'incertitude de l'approche de ces troubles, de leur traitement, voire de la pertinence d'une telle classification s'inscrivant dans le cadre d'une lecture comportementaliste de l'individu  [44].

21 Classiquement, la communauté psychiatrique précise que l'on « souffre » d'une maladie mentale mais que l'on « présente » des troubles de la personnalité qui ne font pas nécessairement souffrir. Or, la loi du 25 février 2008 évoque bien une dangero site en raison de troubles de la personnalité dont « soufflent »[45] les intéressés. Là encore, les imprécisions linguistiques participent au flou qui entoure cette procédure et qui ne fait que confirmer l'hypothèse que nous formulons ici et développerons par la suite, à savoir que l'essentiel n'est pas tant d'apprécier ces troubles que de les repérer et ainsi de gérer les personnes qui en sont porteuses.

22 Les notions de dangerosité et de troubles de la personnalité sont donc placées au coeur de ces nouveaux dispositifs de sûreté tandis que le législateur se garde bien d'en donner une quelconque définition. Les experts ainsi que les commissions sont donc contraints d'adopter une approche casuistique compte tenu de cette imprécision des textes. À cette absence d'éclairages théoriques, s'ajoute inévitablement une « évaluation » qui n'a rien de scientifique et qui n'a rien d'une évaluation.

II. De l'évaluation de la dangerosité au calcul des risques de réitération : critique d'une imposture épistémologique

23 Si la loi du 25 février 2008 dispose que la commission « évalue »[46] la dangerosité des détenus, force est de constater que d'évaluation, en réalité, il n'en est nullement, question (B). Pour le comprendre, il faut au préalable se représenter comment, se déroule une réunion de la commission pluridisciplinaire (A).

A. Le déroulement d'une réunion de commission pluridisciplinaire

24 Dans le cadre d'une réunion de la commission pluridisciplinaire, ses sept membres  [47] s'entretiennent une vingtaine de minutes environ sur le cas de la personne détenue. Ils reçoivent auparavant un dossier envoyé par la cour d'appel contenant diverses pièces  [48] de procédure telles que les expertises psychologiques et psychiatriques précédentes et l'arrêt de condamnation de la cour d'assises. Dans la plupart des cas, la commission ne rencontre pas la personne et émet un avis de dangerosité au vu du dossier pénal du détenu et de la discussion informelle entre les membres  [49]. Quelques commissions utilisent plus ou moins régulièrement le système de la visioconférence afin de questionner souvent succinctement le détenu. Si la commission peut, demander la comparution  [50], du condamné avant de rendre son avis, voire effectuer des actes d'instruction, ces deux possibilités ne sont quasiment jamais exploitées dans la pratique. « La sécurité ne se conçoit plus ni avec l'autre, jugé responsable de ses actes, ni contre l'autre, mais, de fait, sans l'autre »[51].

25 Robert Castel, à l'occasion d'un remarquable article intitulé De la dangerosité au risque[52], a parfaitement expliqué ce passage de l'évaluation de la dangerosité au calcul des risques. Dans l'ancienne prévention, la dangerosité s'appréhendait au plus près de la personne expertisée. Dans les structures disciplinaires que sont, la prison, les casernes ou encore l'hôpital psychiatrique, « les opérations à visée correctrice et de dépistage des écarts de comportement gardaient cette référence à la présence "en chair et en os" et, en somme, une certaine forme d'individualisation »[53]. La correction des individus se concevait comme l'approche individuelle des sujets dangereux et, finalement, la prévention sociale se traduisait par l'action prophylactique sur le milieu et sur la personne. Redresser les corps dociles en agissant sur eux. Désormais, « il n'y a [plus] de rapport d'immédiateté à l'égard d'un sujet parce qu'il n'y a plus de sujet  [54]. Ce dont ces politiques préventives traitent d'abord, ce ne sont plus des individus, mais des facteurs, des corrélations statistiques d'éléments hétérogènes »[55]. Au principe de l'intervention individualisée de la personne dangereuse se substitue une intervention abstraite, déconnectée du sujet dangereux. Au principe du traitement de la dangerosité se substitue la gestion de populations à risques. À la figure de l'individu dangereux se superposent les profils de risques. Il ne s'agit plus d'évaluer une personne mais de calculer un risque. L'enjeu est de taille. Les conséquences le sont tout autant. Il s'agit désormais de modifier l'approche clinique classique qui prônait la rencontre médecin-patient pour lui substituer une relation managériale gestionnaire-facteurs de risques. Cette nouvelle configuration de la stratégie préventive adopte la gestion pour principal mode de fonctionnement, au risque de voir poindre des dérives  [56] issues de la globalisation de ce modèle de régulation.

B. L'absence d'évaluation de la dangerosité

26 Dès lors, qui oserait encore soutenir que les commissions pluridisciplinaires, qui émettent un avis de dangerosité au vu du dossier de l'intéressé ou parfois suite à un entretien par visioconférence, procèdent à une évaluation de la dangerosité ? Seul le centre national d'observation conduit une véritable évaluation de la dangerosité du détenu associant de manière pluridisciplinaire plusieurs professionnels. Ainsi, dans le cadre de la procédure de rétention de sûreté, la commission doit « évaluer » la dangerosité de la personne. « À cette fin  [57], [elle] demande le placement de la personne, pour une durée d'au moins six semaines, dans un service spécialisé chargé de l'observation des personnes détenues aux fins d'une évaluation pluridisciplinaire de dangerosité assortie d'une expertise médicale réalisée par deux experts ». C'est reconnaître ici que la véritable évaluation n'a pas lieu au sein de la commission mais bien dans un centre adapté ; évaluation qui sera tout de même complétée par une expertise réalisée par deux experts.

27 Il ne semble pas plus raisonnable d'avancer que les commissions font application du principe de précaution dans la mesure où ce principe permet la mise en place de mesures préventives et provisoires afin de conjurer les effets d'un événement futur dont on ne connaît ni la nature ni la portée. Or, dans le cadre de la mise en place des mesures de sûreté, la nature du danger futur est connue. Il s'agit la plupart du temps de la réitération du même acte, notamment des agressions sexuelles ou violentes. L'acte futur envisagé est finalement plus ou moins bien circonscrit. Pour appuyer l'hypothèse de la mise en oeuvre de ce principe, il est avancé que « l'attitude de précaution consiste à refuser de prendre sur ce point le moindre risque, et, à un dispositif déjà extrêmement fourni visant à réduire ce risque, à ajouter une mesure d'enfermement indéfinie au nom d'un risque potentiel de récidive. On sort de la stricte gestion des risques pour basculer dans la volonté, illimitée de protection »[58]. Si effectivement la rétention de sûreté limite au maximum le risque de réitération par un enfermement potentiellement perpétuel, tout le mécanisme juridique amenant à une telle prise de décision s'appuie sur une appréciation d'un risque de réitération, certes peu scientifique et fortement teinté de prudence, mais non de précaution. Pour les cas les plus graves éligibles à la rétention de sûreté, des passerelles entre surveillance et rétention de sûreté, dans un sens progressif ou dégressif, permettent d'accentuer ou de relâcher le degré de contrainte sur l'individu. Là où le principe de précaution vise à anticiper et à circonscrire les effets d'un danger futur inconnu, la rétention de sûreté est « destinée, à permettre la fin de cette mesure »[59]. Autrement dit, la rétention n'a pas tant pour but l'extinction ou la non-survenance d'un danger futur mais bien la fin de la mesure elle-même dès lors que le degré de risque de réitération d'un acte criminel plus ou moins circonscrit sera acceptable pour le coips social, permettant ainsi une mesure de contrôle moins contraignante. Le risque est donc intégré excluant ainsi l'idée d'une précaution aveugle et démesurée face à la possible réitération.

28 Les commissions pluridisciplinaires procèdent en réalité à un calcul plus ou moins informel d'une potentialité de réitération d'un acte criminel fondé sur le repérage de facteurs de risque. Plus ou moins informel, dans la mesure où la France n'est pas (encore) dotée d'outils statistiques prédictifs telles les échelles actuarielles  [60] permettant de quantifier, de comptabiliser statistiquement les risques de réitération. La dangerosité n'en devient, pas moins « indéterminée dans sa durée et graduable, mesurable, relative »[61]. Concrètement, les membres de la commission étudient le dossier, s'attardent sur les éléments  [62] qui sont susceptibles de favoriser un nouveau passage à l'acte  [63] et se prononcent en conséquence. L'avis constate ainsi chez la personne, avec plus ou moins de rigueur, certains traits caractéristiques, certains facteurs considérés par la communauté scientifique comme potentiellement précurseurs d'une réitération future d'un acte criminel. Il ne manque à cette approche que l'aspect chiffré pour en faire un véritable calcul des risques. « Dans les pays qui n'en font pas encore usage, de nouvelles figures de risque sont définies de façon plus artisanale à partir de critères tels que l'origine ethnique, l'âge, le comportement (pratiques addictives par exemple) ou l'habitat, et font l'objet de politiques ciblées[64] ». Il s'agit donc, dans l'attente de l'introduction de ces nouveaux outils en France, que plusieurs praticiens appellent de leurs voeux, de faire oeuvre de pragmatisme et, malheureusement, de scientisme. Les échelles actuarielles ne sont toutefois pas sans soulever de vives critiques quant à leur méthode de calcul fondée sur des items parfois peu pertinents et sur l'usage déraisonnable qui pourrait en être fait. Est ainsi dénoncé le risque « [d]'expansion et [de] routinisation des méthodes actuarielles dans le système pénal, suivant certainement un processus généralisé de modernisation de la société décrit par Balandier comme « la [réduction de] la marge laissée à l'empirique, la [substitution] au jugement individuel et concret des procédures de décision "techniques", c'est-à-dire toutes faites et automatiques »[65]. Dès lors, l'approche raisonnable  [66] consiste aujourd'hui à adjoindre à l'expertise clinique ces outils statistiques afin de rationaliser, par une approche mi-clinique, mi-actuarielle, l'appréciation de la dangerosité.

29 Le constat d'une indétermination quasi totale de la notion de dangerosité pour avérée qu'elle soit n'en est pas moins, pour autant, rationnelle et cohérente si l'on veut bien relire cette problématique à travers le nouveau paradigme néolibéral qui attache moins d'importance à l'évaluation substantielle des individus dangereux qu'à leur gestion fonctionnelle et opératoire dans les nouveaux circuits des mesures de sûreté.

Notes

  • [1]
    L'auteur tient à remercier chaleureusement Jean Danet pour son soutien constant. Le présent article est le fruit de réflexions que nous avons partagées ensemble. Qu'il y trouve toute ma reconnaissance.
  • [2]
    Nicolas d'Hervé a publié avec Amandine Morice, Justice de sûreté et gestion des risques, approche pratique et reflexive, Paris, L'Harmattan, 2010.
  • [3]
    J. Danet, La justice pénale entre rituel et management, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 49-94.
  • [4]
    On songe notamment aux travaux de R. Castel, La gestion des risques. De l'anti-psychiatrie à l'après-psychanalyse, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981 ; J. Danet, op. cit. et Garapon A., « Un nouveau modèle de justice : efficacité, acteur stratégique, sécurité », Esprit, novembre 2008, p. 98-122.
  • [5]
    F. Digneffe, « Généalogie du concept de dangerosité » in P. Chevallier, T. Greacen, Folie et justice : relire Foucault, Toulouse, Éd. Ères, 2009, p. 139-157.
  • [6]
    L. no 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales.
  • [7]
    L'art. 763-10 du CPP issu de la loi no 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale rend cet avis facultatif.
  • [8]
    Le PSEM est donc une mesure parmi d'autres que le juge pourra prononcer afin d'affiner le degré de contrainte des différentes procédures de surveillance que sont le SSJ, la SJPD ou la surveillance de sûreté ; d'où la présence du PSEM au sein du code pénal et non du code de procédure pénale.
  • [9]
    L. no 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
  • [10]
    Pour une étude approfondie de ces textes, nous renvoyons à l'article de Martine Herzog-Evans, « La loi no 2008-174 du 25 février 2008 ou la mise à mort des "principes cardinaux" de notre droit », AJ penal, 2008. 161 .
  • [11]
    Commission nationale consultative des droits de l'homme, Avis sur le projet de loi relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pour cause de trouble mental, adopté par l'assemblée plénière le 7 février 2008.
  • [12]
    U. Beck, La société du risque, Sur la voie d'une autre modernité, Éd. Flammarion, Coll. Champs essais, 1986, p. 102.
  • [13]
    J. Danet, « Juger la folie ? Au-delà de la responsabilité et de l'irresponsabilité pénale », in L. Bossi (dir.), Crime et folie, Gallimard, 2011.
  • [14]
    Le néolibéralisme consiste à étendre le paradigme économique à l'ensemble des sphères de la société, dont notamment la justice pénale, par la construction d'un marché de la concurrence entraînant une responsabilisation des individus pour les choix qu'ils ont opérés en tant qu'acteurs rationnels. Le néolibéralisme est un court-termisme qui gère l'instant présent sur le modèle managerial. Pour une analyse approfondie de la question, nous renvoyons notamment à W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale, Néolibéralisme et néoconservatisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2007, et A. Garapon, La raison du moindre État, le néolibéralisme et la justice, Paris, Odile Jacob, 2010.
  • [15]
    J. Danet, « La dangerosité, une notion criminologique, séculaire et mutante », Champ pénal/Pénal Field, no 5, 2008. http://charnppenal.revues.org.
  • [16]
    Suivant en cela ses voisins européens, notamment belge, suisse, allemand ou néerlandais.
  • [17]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France. 1977-1978, et Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France. 1978-1979, édition établie sous la direction de François Ewald et d'Alessandro Fontana, par Michel Senellart, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, coll. « Hautes Études ».
  • [18]
    A. Garapon, La raison du moindre État, op. cit., p. 18.
  • [19]
    W. Brown, op. cit., p. 83.
  • [20]
    J. Leyrie, « L'état dangereux criminologique. De la théorie à l'application », Médecine et droit, no 17, 1996, p. 11.
  • [21]
    Art. 706-53-14 du CPP.
  • [22]
    Qu'il s'agisse du suivi socio-judiciaire, de la surveillance judiciaire des personnes dangereuses, du placement sous surveillance électronique mobile, de la libération conditionnelle, de l'assignation à domicile, de la surveillance de sûreté, de la rétention de sûreté ou, dernièrement, du répertoire des données à caractère personnel collectées dans le cadre des procédures judiciaires et du traitement inhibiteur de libido institués par la loi du 10 mars 2010.
  • [23]
    V. A. Morice et N. d'Hervé, op. cit.
  • [24]
    L. no 2005-1549 du 12 décembre 2005 relative au traitement de la récidive des infractions pénales.
  • [25]
    Issu de l'article 13 de la loi du 12 décembre 2005.
  • [26]
    L. no 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle et portant diverses dispositions de procédure pénale. Désormais cinq ans pour un crime ou un délit commis à nouveau en état de récidive, depuis la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
  • [27]
    Ibid. Auparavant, « ou »
  • [28]
    Issu de l'article 19 de la loi.
  • [29]
    Souligné par nous.
  • [30]
    L. no 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.
  • [31]
    Issu de l'article 1er de la loi du 25 février 2008.
  • [32]
    Art. 706-53-14 du CPP pour la rétention de sûreté et 723-37 du CPP pour la surveillance de sûreté à l'issue d'une surveillance judiciaire des personnes dangereuses.
  • [33]
    Modifié par la loi du 10 mars 2010.
  • [34]
    Souligné par nous.
  • [35]
    Évaluation prévue également en début d'exécution de peine pour les réclusions criminelles à perpétuité (art. 71 7-1 A du CPP) et avant un placement en rétention de sûreté (art. 706-53-14 du CPP).
  • [36]
    Les textes évoquent la notion de « récidive » ou de « commission de nouvelles infractions » sans véritable distinction. Il semble donc que la récidive doive se comprendre, au sens du législateur, dans son acception criminologique et non pas juridique, telle que visée à l'article 132-8 et suivants du CP.
  • [37]
    Or, certains notent une « différence fondamentale entre la dangerosité et la récidive [qui] réside dans leur diachronicité, car s'il n'y a pas de récidive sans dangerosité préalable ; en revanche, l'inverse n'est pas toujours vrai, ce n'est pas parce qu'il y a eu violence qu'il y aura forcément récidive. », V. A. Ambrosi, « L'évaluation de la dangerosité : de quels dangers s'agit-il ?, in L.-M. Vlllerbu et col., dir., Dangerosité et vulnérabilité en psychocriminologie, L'Harmattan, 2003, p. 64.
  • [38]
    L'art. 763-10 du CPP indique que « la personne fait l'objet d'un examen destiné à évaluer sa dangerosité et à mesurer le risque de commission d'une nouvelle infraction ».
  • [39]
    Sur cette corrélation, v. N. d'Hervé, « Des nouveaux visages de la dangerosité -les résistances à l'efficience nouvelle du concept de dangerosité », Les cahiers de la justice, 2011, no 4 .
  • [40]
    Souligné par nous.
  • [41]
    L'art. 706-53-14 du CPP évoque une « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu'elles [les personnes] souffrent d'un trouble grave de la personnalité. »
  • [42]
    D. Zagury, « Humeur : les troubles de la personnalité sont-ils des maladies mentales ? », Information Psychiatrique, 2008, vol. 1, p. 11-13.
  • [43]
    Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, dans sa version IV ainsi que la Classification internationale des maladies dans sa dixième révision.
  • [44]
    E. Roudinesco, « L'OEuvre de Foucault à l'épreuve de la nouvelle psychiatrie » in P. Chevallier, T. Greacen, op. cit., p. 37-45.
  • [45]
    Art. 706-53-13 du CPP et 706-53-14 al. 4 du CPP.
  • [46]
    Art. 706-53-14 du CPP issu de l'article 1er de la loi du 25 février 2008.
  • [47]
    La CPMS est composée d'un président de chambre de cour d'appel, d'un psychiatre, d'un psychologue, d'un avocat, d'un représentant de l'administration pénitentiaire, d'un représentant du préfet et d'un représentant d'une association d'aide aux victimes. Les CPMS siègent à Lille, Rennes, Bordeaux, Paris, Lyon, Marseille, Fort-de-France et Nancy.
  • [48]
    Théoriquement, la commission « reçoit le dossier complet du détenu : copies du réquisitoire définitif, de la décision de condamnation, des expertises psychologiques, psychiatriques et médicales disponibles, des actes d'investigation ordonnés le cas échéant par le Jap », P. Mbanzoulou, « La dangerosité des détenus. Un concept flou aux conséquences bien visibles : le PSEM et la rétention de sûreté », AJ pénal 2008. 171 .
  • [49]
    49.Pour une étude plus approfondie du fonctionnement des CPMS, v. A. Morice et N. d'Hervé op. cit.
  • [50]
    Art. R. 61-10 du CPP issu du décret no 2007-1169 du 1er août 2007 modifiant le code de procédure pénale et relatif au placement sous surveillance électronique mobile.
  • [51]
    D. Salas, « État de sécurité ou État de droit ? L'hésitation française », Études, Tome 408, 2008/4, p. 469.
  • [52]
    R. Castel, « De la dangerosité au risque », Actes de la recherche en sciences sociales, no 47-48, 1983, p. 119-127.
  • [53]
    Ibid, p. 123.
  • [54]
    Souligné par nous.
  • [55]
    R. Castel, « De la dangerosité au risque », art. préc., p. 123.
  • [56]
    V. De Gaulejac, La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005, réédité en 2009.
  • [57]
    Souligné par nous.
  • [58]
    C.-O. Doron, Une volonté infinie de sécurité : vers une rupture générale dans les politiques pénales ? in P. Chevallier et T. Greacen, op. cit., p. 181.
  • [59]
    Art. 706-53-13 al. 4 du CPP.
  • [60]
    Les « outils actuariels permettent de déterminer le profil à risque des individus et de prévoir les ressources pénales à effectuer en fonction du niveau de dangerosité de la sous-population dans laquelle ils ont été ciassés. », L. Delannoy-Brabant, Quelles évolutions des politiques de traitement du crime à l'ère de la nouvelle pénologie ? Une perspective internationale », La note de veille, Centre d'analyse stratégique, no 106, juillet 2008, p. 3, www. Strategie.gouv.fr/IMG/pdf/ noteveille106.pdf.
  • [61]
    J. Danet, « La dangerosité, une notion criminologique, séculaire et mutante », op. cit.
  • [62]
    À propos de la commission nationale canadienne des libérations conditionnelles dont on peut, mutatis mutandis, rapprocher le fonctionnement des commissions pluridisciplinaires françaises, il a été relevé que « seuls trois éléments ressortent comme étant des éléments fondamentaux pour la prise de décision : le type d'infraction commise, la prédiction du risque de récidive et le potentiel de réinsertion estimé », M. Vacheret et M.-M. Cousineau, « L'évaluation du risque de récidive au sein du système correctionnel canadien : regards sur les limites d'un système », Déviance et société, vol. 29, no 4, 2005, p. 385.
  • [63]
    On comprend donc l'utilité que peut avoir ici le récent répertoire des données à caractère personnel collectées dans le cadre des procédures judiciaires créé par la loi du 10 mars 2010 à l'art. 706-56-2 du CPP. Selon cet article, « le répertoire centralise les expertises, évaluations et examens psychiatriques médico-psychologiques, psychologiques et pluridisciplinaires des personnes » auxquelles pourront avoir accès les membres de la CPMS.
  • [64]
    L. Delannoy-Brabant, op. cit., p. 3.
  • [65]
    M. Fleck, « L'étude et le traitement judiciaire de la récidive à Chicago, 1920-1940 », Champ pénal, vol. V, 2008, http:// champpenal.revues.org/.
  • [66]
    A. Morice et N. d'Hervé, op. cit., p. 58-61.
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