Notes
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[1]
Pour un plaidoyer en faveur du masculin de l'expression common law, voir la préface de Common law d'un siècle l'autre, ouvrage sous la direction de P. Legrand, 1992, Éditions Y. Blais (Cowansville, Qué), préface de P. Legrand.
-
[2]
S. Glanert, « Comparaison et traduction des droits : à l'impossible tous sont tenus », in Comparer les droits, résolument, ouvrage sous la direction de P. Legrand, PUF, 1 re éd., juin 2009.
-
[3]
Restatement en droit de la responsabilité civile.
-
[4]
Restatement en droit des contrats.
-
[5]
P. Legrand, « La comparaison des droits expliquée à mes étudiants, in Comparer les droits, résolument, op. cit. ».
-
[6]
Pour une approche historique complète, N.E.H. Hull, Restatement and Reform : a New perspective on the origins of the American Law Institute, 8 Law & Hist. Rev. 65 1990
-
[7]
R. Pound, The Causes of Popular Dissatisfaction, 29 A.B.A. Rep., pt. I, 395-417, 1906
-
[8]
Not., Elihu Root (avocat, prix Nobel de la paix et secrétaire d'État sous Roosevelt), Learned Hand (magistrat de la Cour d'appel fédérale du deuxième district), Benjamin Cardozo (magistrat auprès de la Cour d'appel de New York puis de la Cour suprême américaine), Samuel Williston (professeur à Harvard Law School).
-
[9]
Traduction de l'anglais : « The Committee on the Establishment of a Permanent Organization for the Improvement of the Law. »
-
[10]
Pour s'en convaincre, il suffit de prendre la mesure de la littérature fournie, débattant du bien ou du mal fondé des restatements, répertoriée par le professeur K.D. Adams dans son article Blaming the Mirror : The Restatements and the Common Law, 40 Indiana Law Review, 2, 2007.
-
[11]
L'on notera au passage la division originale des domaines du droit, qui laisse apparaître des différences structurelles, voire épistémologiques, entre tradition civiliste et tradition de common law.
-
[12]
Cette dualité de fonction du restatement est entièrement assumée par l'ALI, voir L. Liebman, The American Law Institute : A Mode ! for the New Europe ? (2008), article non publié, disponible sur demande auprès de l'ALI.
-
[13]
P. Legrand, European Legal Systems are not converging, International & Comparative Law Quaterly, 1996, 45(1).
-
[14]
Pour une présentation de ce courant, voir notamment H. Muir Watt, « Comparer l'efficience des droits ? », in Comparer les droits, résolument, op. cit. ; pour une présentation exhaustive de la méthode de l'analyse économique, voir E. Mackaay et S. Rousseau, Analyse économique du droit, 2e; éd., Dalloz, Paris, 2008.
-
[15]
R.A. Posner, The Problematics of Moral and Legal Theory (1999).
-
[16]
N.M. Crystal, Codification and the Rise of the Restatement Mouvement, 54 Washington University Law Review. 239, 240 (1979).
-
[17]
R. Pound, The Causes of Popular Dissatisfaction, 29 A.B.A. Rep., pt. I, 395-417, 1906.
-
[18]
L. Liebman, The American Law Institute : A Model for the New Europe ? (2008), article non publié, disponible sur demande auprès de l'ALI.
-
[19]
Interrogée dans le cadre de cette chronique, l'ALI dénombre une douzaine d'étapes dans la rédaction d'un restatement, dont les principales sont résumées dans le présent article, voir How an ALI project is developed, document non publié, fourni sur demande à la discrétion de l'ALI.
-
[20]
Pour une présentation plus détaillée des travaux dirigés par le professeur Bermann, voir G. Bermann, The American Law Institute goes global : The Restatement of International Commercial Arbitration, à paraître dans le Willamette Journal of International Law and Dispute Resolution, 2010.
-
[21]
Hon. Justice John Eric Middleton, magistrat auprès de la Cour fédérale australienne.
-
[22]
E. Bruce Leonard, avocat associé au sein du cabinet Cassels Brock & Blackwell LLP.
-
[23]
Catherine Kessedjian, professeur des universités à l'université Paris II, Panthéon-Assas.
-
[24]
Pour un exposé complet de la différence entre le jugement français et le jugement américain, voir A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003.
-
[25]
Donoghue v Stevenson [19321 AC 562.
-
[26]
Traduction de l'anglais (texte original) : « a manufacturer of products, which he sells in such a form as to show that he intends them to reach the ultimate consumer in the form in which they left him with no reasonable possibility of intermediate examination, and with the knowiledge that the absence of reasonable care in the preparation or putting up of the products will result in an injury to the consumer's life or property, owes a duty to the consumer to take that reasonable care. »
-
[27]
M.A. Eisenberg, The Principles of Legal Reasoning in the Common Law, in Common Law Theory, edited by Douglas E. Edlin, Cambridge University Press, 2007.
-
[28]
Thomas v. Winchester, 6 N.Y. 397 (1852).
-
[29]
MacPherson v Buick Motor Co., 21 7 N.Y. 382, 111 N.E. 1050 (1916).
-
[30]
Selmo v. Baratono, 28 Mich.App. 217, 184 N.W.2d 367, Mich. App. 1970
-
[31]
Traduction de l'anglais : « manufacturer who fails to exercise reasonable care in the manufacture of a chattel which, unless carefully made, he should recognize as involving an unreasonable risk of causing substantial bodily harm to those who lawfully use it for a purpose for which it is manufactured and to those whom the supplier should expect to be in the vicinity of its probably use, is subject to liability for bodily harm caused to them byits lawful use in a manner and for a purpose for which it is manufactured. »
-
[32]
M. Rheinstein, Leader Groups in American Law, in 38 University of Chicago Law Review (1971).
-
[33]
S. Williston, Written and Unwritten Law, 17 American Bar Association Journal, (1931).
-
[34]
De même, le juriste français pourrait s'étonner d'apprendre qu'aux États-Unis le concours d'admission au barreau compte, parmi ses épreuves, une journée de QCM sur un droit virtuel, puisqu'il s'agit de tester les étudiants sur leur connaissance des grandes règles partagées par la majorité des états, souvent dans des formes différentes. Ce corpus juridique complètement fictif permet toutefois de s'assurer que chacun des avocats du pays partage un langage, une logique commune.
-
[35]
Le terme de décentralisation, auquel il est fait recours, trahit l'européocentrisme de l'auteur de cette chronique. En effet, il ne faut pas oublier qu'aux États-Unis le pouvoir fédéral est issu d'une soumission volontaire des états à l'autorité de la fédération, et que ce n'est pas l'État fédéral qui a distribué un pouvoir qu'il aurait détenu avant les états, mais plutôt les états qui ont délégué à la fédération un certain nombre de compétences.
-
[36]
Pour un exposé détaillé du contrôle de constitutionnalité de la Cour suprême américaine, voir P. Legrand, « Comment les juges de la Cour suprême des États-Unis (se) fabriquent des constitutions : à propos de l'affaire Heller », les Cahiers de la justice, no 2010/1, p. 87 .
-
[37]
L'ALI travaille notamment à l'édiction de principes généraux dans les domaines suivants : le droit du commerce international (Principles of Law of World Trade), le droit des contrats de logiciel (Principles of the Law of Software Contracts), la gouvernance d'entreprise (Principles of Corporate Governance).
-
[38]
L'ALI a notamment participé activement à l'édition du code de commerce uniforme (Uniform Commercial Code) adopté partiellement ou adapté par les différents états des États-Unis.
-
[39]
Titre emprunté au célèbre mot d'Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny en date du 15 mai 1871.
-
[40]
J. Spurk, « Les comparaisons internationales comme méthode sociologique », in Comparer les droits, résolument, op. cit.
-
[41]
J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre Magnan, Traité de droit civil : Introduction générale, 4e éd., LGDJ, La logique juridique.
-
[42]
H. Motulsky, Principes d'une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, Sirey, 1948, no 55, p. 52 et s.
-
[43]
J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre Magnan, Traité de droit civil : Introduction générale, op. cit.
-
[44]
Voir, entre autres, M. Lasser, Autoportraits judiciaires : le discours interne et externe de la Cour de cassation, Les Cahiers de l'IHEJ, Langages de justices, octobre 1994.
-
[45]
Pour plus d'informations sur ce projet, et la consultation des travaux préparatoires, se référer au site de l'ALI : www.ali.org.
-
[46]
A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003, Chapitre VIII, Le jugement : syllogisme ou opinion ?
-
[47]
K. H. Nadelmann, Nécrologie - William Drapper Lewis, RID comp., 1949, vol. 1, no 4, p. 439-440.
-
[48]
C.U. Schmid et A. Chamboredon, Pour la création d'un « Institut européen du droit ». Entre une unification législative ou non législative, l'émergence d'une science juridique transnationale en Europe, RID comp., 2001, vol. 53, no 3, p. 685-708.
1Pour le comparatiste de tradition civiliste, la toute première lecture d'un jugement de common law peut être semblable à la découverte d'un fruit exotique. On est, tour à tour, étonné, intrigué puis conquis ou déconcerté par cette saveur venue d'ailleurs qu'on cherche vainement à rattacher à un goût connu.
2La lecture d'une décision rendue par une juridiction américaine est ainsi si surprenante dans son expression qu'elle laisse le juriste, coutumier du syllogisme juridique, étonné et surpris par un raisonnement dont les traits les plus marquants sont l'analogie, la référence constante au précédent et le fait que chaque juge composant la juridiction de jugement émet sa propre opinion.
3De fait, le droit positif d'un système de common law est le résultat d'une architecture complexe où s'enchevêtrent textes de loi et jurisprudences.
4 Si la souplesse et le pragmatisme d'un tel système juridique - qui fait du juge, un législateur-adaptateur de la norme, aux évolutions économiques et sociales de la société - font souvent l'objet d'éloges, la critique la plus pertinente est certainement le manque de lisibilité et de sécurité juridique qu'engendre pour le justiciable un tel système.
5 Aux États-Unis, il s'ajoute, à cette architecture complexe, la diversité du common law [1] évoluant, sur un même sujet, de manière différente selon les états. L'adage selon lequel « nul n'est censé ignorer la loi » est dès lors une véritable utopie pour le justiciable américain, confronté, en outre, à différents droits selon l'état dans lequel il se trouve.
6 Consciente de ce manque de lisibilité et de sécurité juridique, la communauté juridique américaine s'est très vite saisie du problème et a créé une technique juridique originale pour y répondre : le restatement.
7 Traduit littéralement, restatement signifie. « reformulation ». S'il faut en règle générale se méfier du prisme déformant de la traduction en droit comparé [2], en l'espèce le concept de reformulation traduit bien celui du restatement. En effet, comme en français le préfixe « -re » indique la répétition, le radical « state » du latin status désigne, dans ses acceptions les plus répandues, un état, une position, voire une organisation, alors que le suffixe « ment » dérivé du suffixe latin - ment(um) peut désigner une action, le résultat, l'instrument ou l'agent de celle-ci, son lieu voire sa condition. Le restatement est donc une prise de position, une reformulation co-substantielle à une formulation préexistante. Le restatement est la reformulation, par la communauté juridique américaine, du droit positif.
8 Concrètement, les restatements se présentent sous la forme de textes à vocation normative, élaborés par une « communauté d'experts », composée de professeurs, d'avocats et de magistrats, sur un thème préalablement déterminé. Ce travail de ré-écriture du droit positif se fait à la lumière des développements jurisprudentiels dans chaque état des États-Unis et représente pour chaque domaine une oeuvre de synthèse et de systématisation extraordinaire.
9Une comparaison simpliste entre les Restatements américains et les divers techniques et outils juridiques d'un système de droit civil tendrait à confondre ces derniers avec une oeuvre de doctrine. Ainsi, en France, les Restatement of Torts [3] et Restatement of Contracts [4] pourraient être assimilés au travail de la commission de réforme du droit des obligations présidé par le professeur Catala. Ce serait pourtant se fourvoyer tant sur la nature des restatements que sur l'utilisation qui en est faite. En effet, il n'est pas rare que les restatements soient cités par les juges américains au soutien de leur décision. Ces restatements sont alors revêtus d'une importance toute particulière dès lors qu'ils sont quasiment élevés au rang de règle de droit. C'est pour cette raison qu'ils trouvent leur place au sein de cette chronique « Juger ailleurs et autrement ».
10L'apport de l'herméneutique, qui place au centre du droit comparé la compréhension des déterminants culturels du droit étranger objet de la comparaison [5]commande de commencer cette chronique par un bref historique des restatements avant de décrire leur processus d'élaboration. Il conviendra, dans un second temps, de relater l'usage qui en est fait par les juridictions américaines puis de tenter de rendre compte des apports de cette technique juridique américaine originale.
Une brève histoire des restatements
11Pour les historiens du droit américain, les origines des restatements remontent au début du XXe siècle et plus précisément au congrès annuel de l' American Bar Association (association nationale des avocats américains, « ABA ») de 1906, qui se tint à Saint Paul, dans l'État du Minnesota [6]. Lors de ce congrès, l'éminent professeur Roscoe Pound, précédemment juge de la Cour suprême du Nebraska, se livra à une violente diatribe contre, la mauvaise administration de la justice, aux États-Unis et enjoignit son auditoire d'intervenir afin de remédier aux symptômes visibles d'un système qui, selon lui, démontrait de graves faiblesses [7]. Il était ainsi un des premiers juristes américains à mettre en exergue la perte du pouvoir de persuasion des arrêts formalistes traditionnels dans lesquels les juges, à la lumière des faits de l'espèce, découvraient dans chaque litige une norme originale.
12Ce discours accueilli de manière contrastée par la communauté juridique américaine portait en lui les germes d'un courant réformateur qui vit le jour une vingtaine d'années plus tard. En 1923, au confluent des différents métiers du droit, l' American Law Institute dite ALI fut crée à l'initiative d'un cercle des juristes américains considérés comme les plus en vue de leur époque [8] et réunis sous la bannière du « Comité pour l'établissement d'une organisation permanente pour l'amélioration du droit » [9]. Très vite l'ALI fit le constat que le common law devait gagner en lisibilité et en accessibilité pour s'adapter aux justiciables et aux changements de société. C'est ainsi que turent ouverts les premiers chantiers des restatements.
13Les restatements sont donc le fruit d'une querelle entre les Anciens et les Modernes qui continue d'animer le débat au sein de la communauté juridique américaine [10], même si l'existence de l'ALI ne semble plus être remise en cause. Conçus pour clarifier et simplifier le common law, les premiers chantiers de restatement commencèrent dès le lancement de l'ALI. Le common law fut d'abord divisé en grands domaines au nombre desquels l'on comptait le droit du mandat, les conflits de lois, le droit des contrats, le droit de la propriété, les quasi-contrats et l'enrichissement sans cause, la responsabilité civile et la fiducie [11].Chaque groupe de travail présidé par un membre de l'ALI avait pour but de reformuler le common law tel qu'il était ou tel qu'il devrait être d'après une analyse de la jurisprudence des différents états. Dès l'origine, les restatements étaient porteurs d'une dialectique dynamique entre « reformulation » voire « codification » à droit constant et proposition de réforme [12].
14Pour comprendre l'aspect révolutionnaire d'une telle démarche par la communauté juridique américaine, il faut saisir la mentalité juridique américaine [13]. Il faut avoir à l'esprit la réticence quintessentielle du juriste de common law pour tout procédé susceptible de s'apparenter à une codification, perçue comme une fossilisation du droit. En outre, il peut paraître étonnant qu'une telle technique juridique, véritable travail d'experts, ait vu le jour dans un système juridique orienté vers une conception démocratique « participative » du système judiciaire où le citoyen est sollicité à la fois comme juré en matière civile et pénale et comme électeur de juges, dans de nombreux états.
15Les restatements ont d'ailleurs fait l'objet de nombreuses critiques de différente nature. C'est ainsi que la composition de l'ALI a été vivement critiquée, chaque courant juridique américain particulier, non représenté au sein de l'ALI, se sentant automatiquement lésé. Ainsi, le juge Posner, membre éminent du mouvement « Law and Economics », prônant l'analyse économique du droit comme outil normatif [14], a pu regretter l'absence d'ouverture de l'ALI sur la société, civile [15]. En outre, d'un point de vue méthodologique, l'ALI a été accusée de conservatisme. Il lui a notamment, été fait grief de ne pas initier de véritables réformes de droit positif, le restatement étant alors perçu comme un ersatz de codification permettant de protéger le common law d'une refonte plus substantielle [16].
16Mais une fois lancée, la publication des restatements ne pouvait être, arrêtée. Les restatements semblaient être devenus indispensables dans le système juridique américain des années 1920 qui, en plus du morcellement de son droit positif, devait composer avec une carte judiciaire complexe superposant les juridictions étatiques et fédérales permettant un forum shopping et rompant avec le principe d'égalité entre justiciables [17]. C'est ainsi que, dès 1932, paraissait le premier Restatement of Contracts. Depuis lors, trois séries de restatements ont été publiées, chaque nouvelle série étant l'occasion de mettre à jour le restatement précédent ou d'éditer le restatement d'une nouvelle matière.
17S'il a fallu au moins six ans au premier restatement pour voir le jour, c'est que l'élaboration d'un restatement est affaire de patience. Selon Lance. Liebman, actuel directeur de l'ALI, le trait caractéristique du travail de l'ALI est la notion de processus (en anglais process) [18]. Un restatement est en effet le fruit d'un long travail de recherche, d'une réflexion collective menée au sein de l'ALI et d'une synthèse préparée par un rapporteur. Bien que chaque restatement soit unique dans sa facture, il est possible de distinguer trois moments dans l'élaboration d'un restatement : la décision d'ouverture d'un restatement, le travail de recherche et de rédaction et l'approbation du restatement par le conseil de l'ALI et l'ensemble de ses membres. Chacun de ces moments est divisé en plusieurs étapes qui agissent comme autant de filtres permettant d'affiner le texte du futur restatement [19].
18Lors de la phase introductive, c'est au directeur de l'ALI assisté d'un comité (Program Committee) que revient la décision d'ouvrir un champ d'investigation d'un restatement. Le directeur désigne alors un rapporteur pour le projet et une première conférence est organisée pour discuter de l'étendue du projet et désigner les conseillers qui assisteront le rapporteur. Puis, le projet d'ouverture du restatement ainsi choisi est présenté au conseil de l'ALI pour approbation.
19Commence alors une seconde phase durant laquelle le rapporteur et ses conseillers rédigent des projets pour chaque subdivision ou segment du restatement qui ont été préalablement établis. Tout au long de cette élaboration, différents professionnels d'horizons variés peuvent être consultés. C'est ainsi que le professeur George Bermann, rapporteur du Restatement of International Commercial Arbitration ( restatement sur l'arbitrage commercial international), dispose de nombreux conseillers universitaires ou praticiens pour l'assister dans ses travaux [20]. En parallèle, tous les membres de l'ALI souhaitant être impliqués dans un projet donné peuvent adhérer au groupe des membres consultatifs (Members' Consultative Group) correspondant au projet. Ce groupe sera régulièrement consulté par le rapporteur et se prononcera sur les différentes versions du texte.
20Tout segment, de restatement élaboré par le rapporteur est donc soumis aux observations des conseillers, à celles du groupe des membres consultatifs ainsi qu'aux autres experts éventuels, selon les projets. Une fois arrêté, chaque segment de restatement est soumis au directeur de l'ALI qui décide si celui-ci est prêt pour être soumis au conseil. Puis le conseil, saisi du texte, formule ses observations et commentaires et accepte ou non le texte. Si le conseil estime que le texte n'est pas encore prêt, le rapporteur et son équipe se remettent à l'ouvrage. Lorsque le segment du restatement est approuvé par le conseil, il est alors soumis à l'approbation des quatre mille membres de l'ALI réunis lors du congrès annuel.
21Chaque étape est donc l'occasion de formuler des observations, des commentaires et des critiques sur le projet. Ce processus particulièrement long et stratifié doit permettre l'émergence d'un texte de qualité permettant l'adhésion d'une large majorité des membres de l'ALI. L'indépendance de l'ALI, organisation non gouvernementale, lui permet de se soustraire à toute pression conjoncturelle et politique. En outre, il est intéressant de noter que les dernières matières ouvertes au restatement comme celle de l'arbitrage commercial international ont amené l'ALI à s'ouvrir sur le monde tant sur ses objets d'études qu'en faisant participer des intervenants de juridictions étrangères, tels un magistrat australien [21], un avocat canadien [22] ou encore un professeur d'une université française [23].
22Mais les restatements seraient restés une entreprise vaine et, pour le comparatiste, un objet de curiosité de peu d'intérêt, s'ils n'avaient pas fait l'objet d'applications jurisprudentielles. La force et l'importance des restatements résident dans le fait que les juges américains, quel que soit le degré de juridiction auquel ils appartiennent, n'hésitent pas à se référer à un restatement dans l'exposé de leur jugement. L'utilisation du restatement dans une décision de common law devient alors incongrue car elle semble contraire au principe du précédent.
23En effet, le common law est traditionnellement fondé sur un raisonnement dit inductif. Le juge de common law se focalise sur les faits, puis procède à un examen détaillé de l'espèce à la lumière de toute la jurisprudence précédente qu'il est tenu de suivre. En chemin, il s'égare parfois dans de surprenantes considérations sociétales, philosophiques ou morales, avant de découvrir une règle, qui l'amène naturellement à conclure dans un sens ou dans un autre. Pis encore, en cas de désaccord, les juges d'une même juridiction peuvent chacun émettre une opinion différente au regard de la même espèce, leur divergence de vue est alors révélée au grand jour et le justiciable doit s'incliner devant la loi de la majorité. Privé de la technique, du syllogisme, le juge de common law doit donc s'appliquer à convaincre du bien-fondé de sa décision et a développé pour ce faire une certaine stylistique et un discours particuliers [24].
De l'usage des restatements
24L'utilisation par les juges américains d'un ou plusieurs restatements dans leur argumentaire semble alors contraster avec la technique du précédent dès lors qu'elle introduit un raisonnement déductif dans un jugement à dominante inductive. Trois exemples permettront d'illustrer notre, propos. Étudions tout d'abord une décision de droit anglais, système de common law qui ignore l'existence du restatement et dans laquelle la House of Lords procède à la découverte d'une règle. Nous citerons ensuite deux décisions américaines, l'une fondée sur une lignée de précédents et l'autre fondée sur un précédent et un restatement.
Premier exemple : résolution d'un litige en l'absence de précédent
25Le point de départ d'une décision de common law est l'examen des faits et la recherche d'un précédent qui fait difficulté lorsque l'affaire est nouvelle. Un arrêt anglais célèbre de la House of Lords de 1932, rendu dans une affaire Donoghue v Stevenson [25], démontre que le juge de common law n'hésite pas à exposer des considérations morales, voire religieuses, dans sa découverte de la norme. En l'espèce, le demandeur avait bu dans un bar le contenu d'une bouteille de bière au gingembre offert par un ami qui l'accompagnait. La bouteille opaque n'ayant pas permis au demandeur de s'apercevoir qu'il y avait des restes d'escargot décomposés dans sa boisson, il devait contracter une gastroentérite sévère et engager une action en responsabilité contre le fabricant. Avant cette décision de la House of Lords, le common law anglais avait pour principe établi que le fabricant d'un produit n'était responsable qu'à l'égard de son contractant et non à l'égard des consommateurs.
26Par conséquent, lord Atkin, en rédigeant la décision de la House of Lords, eut beaucoup de mal à justifier la règle adoptée par la majorité des juges statuant en l'espèce et n'hésita pas à invoquer la maxime judéo-chrétienne - selon laquelle chacun se doit d'aimer son prochain - pour arriver à dégager un principe de responsabilité du fabricant vis-à-vis du consommateur. Le principe ainsi établi fut le suivant : « le fabricant d'un produit, qui vend ce produit dans une forme telle qu'il démontre son intention d'atteindre le consommateur final, sans qu'un examen intermédiaire du produit ne soit possible et en étant conscient qu'un manquement de sa part pourra causer un dommage au consommateur, est redevable envers ledit consommateur d'une obligation de prudence » [26]. Cette formulation qui peut paraître alambiquée à un juriste de droit civil illustre bien l'importance des faits dans le procédé d'élaboration de la règle qui, une fois découverte par le juge, demeure néanmoins rattachée aux faits de l'espèce.
27Si Donoghue v Stevenson est une affaire si connue outre-Manche et outre-Atlantique c'est parce qu'il s'agit de l'arrêt fondateur, en droit anglais, de la responsabilité civile moderne.
Deuxième exemple : résolution d'un litige en se fondant sur un précédent
28En common law, la grande difficulté pour le lecteur d'un arrêt, est d'établir quelle est la règle, le ratio decidendi dégagé par un arrêt. En effet, les décisions étant très longues et leur rédaction ne répondant pas à une mécanique systématique, telle que le syllogisme, il n'est pas toujours évident de distinguer la règle des considérations secondaires, obiter dictum, que le juge évoque en passant. Par ailleurs, le ratio decidendi est d'autant plus difficile à trouver lorsque plusieurs juges se sont prononcés dans le même sens mais pas sur le même fondement. En conséquence, si les faits d'un litige réclament l'application d'une règle découverte par un arrêt antérieur, le juge faisant application de cette règle aura pour mission première la reformulation de cette dernière. Or, il existe autant de reformulations possibles que de magistrats.
29En outre, sur un plan méthodique, il existe au moins deux manières de reformuler un précédent. La première approche consiste dans la reprise de l'énoncé de la règle dégagée par le précédent cité. À l'inverse, la seconde approche ne retient que le résultat obtenu par le précédent cité et non la règle de droit. Bien que la première approche soit souvent privilégiée, les juges de common law n'hésitent pas à s'affranchir de précédents ou à modifier ces derniers en utilisant la seconde approche. Les règles dégagées par la jurisprudence sont donc virtuellement illimitées et en mouvement constant [27].
30Dans l'état de New York, avant l'affaire Thomas v. Winchester [28], la règle était la même qu'en Angleterre avant Donoghue. Dans cette affaire, suite à une négligence de sa part, le défendeur avait étiqueté une bouteille de poison comme étant une bouteille de médicament. Le consommateur de la bouteille achetée en pharmacie tomba gravement malade et assigna le fabricant en responsabilité. La cour réaffirma le principe selon lequel le fabricant n'est pas responsable vis-à-vis du consommateur mais « découvrit » une exception au principe lorsque, comme en l'espèce, le manquement reproché avait eu pour effet de mettre la vie du consommateur en danger.
31Quelques années plus tard, dans un arrêt MacPherson v Buick Motor Co. [29], la Cour d'appel de New York, statuant sur la responsabilité du fabricant d'une voiture défectueuse dont l'avant s'était écroulé sur son conducteur, suite, à l'éclatement des pneus avant, étendait la jurisprudence Thomas v Winchester en se fondant sur le résultat retenu par celle-ci : la responsabilité du fabricant. En effet, l'opinion de la Cour rendue, par le juge Cardozo retint que le produit était dangereux sans relever une quelconque mise en danger de la vie du conducteur.
Troisième exemple : résolution d'une espèce en se fondant sur un précédent et sur un restatement
32Dans l'arrêt Selmo v. Baratono [30], le demandeur avait été victime, d'un accident de la route. Une voiture accrochée par son pare-choc à un autre véhicule qui la tractait s'était détachée en pleine course du fait d'un défaut de fabrication de son pare-choc par lequel elle tenait. Le véhicule du demandeur fut violemment heurté et il exerça alors une action directe en responsabilité contre le fabricant du véhicule au pare-choc défectueux. Dans sa décision, la Cour d'appel du Michigan, après avoir repris brièvement la jurisprudence MacPherson, cita au soutien de son argumentation le. Restatement of Torts en son article 395 ainsi rédigé :
33 « Le fabricant, qui manque à son devoir de prudence lors de la fabrication d'un bien meuble, qui, à moins d'être fabriqué, de manière diligente, doit être reconnu comme exposant à un risque de dommage corporel, les utilisateurs faisant un usage normal de la chose, est responsable pour tout dommage corporel causé par cette chose dans son usage normal et légal » [31].
34Puis, la Cour d'appel du Michigan poursuivit en indiquant que les faits avaient été valablement constatés et arrêtés en première instance par le jury et conclut à la responsabilité du fabricant.
35Dans ce dernier arrêt, le restatement n'a pas joué le même rôle qu'un article du code, mais est venu au soutien de l'argument du juge américain, qui, en citant une règle d'ordre général et en l'appliquant aux faits tels qu'arrêtés par le jury, a su faire preuve d'un raisonnement déductif s'apparentant à un syllogisme. La logique alors utilisée par le juge américain diffère de l'évocation traditionnelle du précédent. Dans un système de common law sans restatement, la Cour d'appel du Michigan aurait dû reformuler la jurisprudence précédente applicable aux faits de l'espèce. Elle aurait alors pu reprendre les règles précédemment énoncées ou précédemment « découvertes » - première approche, ou aurait pu se focaliser sur les résultats précédemment obtenus par la jurisprudence pour élaborer une décision chargée d'une valeur normative, nouvelle et créer ainsi un précédent - deuxième approche. Mais, en l'espèce, la Cour d'appel du Michigan n'a pas eu à discuter de la jurisprudence précédente, elle n'a eu qu'à la citer et à lui adjoindre l'article 395 du Restatement of Torts, lequel fut élaboré précisément à partir des jurisprudences passées et notamment celle de MacPherson.
36Le restatement est donc une reformulation d'une jurisprudence passée, celle proposée par l'ALI. D'une certaine manière, le restatement a figé l'interprétation que les cours ont pu faire de MacPherson. De l'évocation d'un précédent, la Cour d'appel du Michigan a glissé vers l'évocation d'un principe général qu'elle a appliqué aux faits de l'espèce. Le restatement a donc permis une économie de moyens à la cour, dans les deux sens du terme, puisque son évocation a permis de simplifier le travail d'identification du ratio decidendi de MacPherson et de venir en appui au fondement de la décision.
37Depuis leur apparition, les restatements sont très fréquemment cités pour soutenir une argumentation, comme venant valider l'interprétation faite de la règle se dégageant d'une jurisprudence particulière. En l'espace d'un demi-siècle, les restatements se sont immiscés dans les décisions jusqu'à être également repris dans les décisions de la Cour suprême américaine. Même si aucune étude n'a été menée sur la fréquence à laquelle les restatements sont utilisés par les juridictions américaines, force est de constater que la reprise même du texte de certains restatements dans l'argumentaire du juge de common law témoigne d'un succès certain.
38Pourquoi un tel succès ? Plusieurs explications peuvent être avancées. Tout d'abord, les restatements ont pour immense avantage de dégager des principes à un niveau de généralité, qui permet au juge de common law d'y voir plus clair dans l'océan de jurisprudence que lui fournissent les parties au soutien de leurs prétentions. Mais également, parce que, dès lors que les restatements sont élaborés par les trois grandes professions du droit réunies au sein de l'ALI, les juristes américains ont naturellement tendance à invoquer les principes dégagés par leurs pairs.
39Les restatements seraient-ils, comme certains l'ont prétendu, le premier pas vers une codification du droit de common law aux États-Unis [32] ? Les fondateurs de l'ALI avaient certes comme but l'amélioration de l'administration de la justice, mais celle-ci ne pouvait passer que par la défense de leur système de common law. L'on retrouve d'ailleurs chez les plus vaillants soutiens aux projets de l'ALI les plus virulents opposants de la codification [33].
40Le restatement serait-il alors une tentation irrésistible de toute communauté juridique de systématiser la pensée du droit en axiome, en loi quasi-mathématique dont la logique implacable devrait avoir pour fonction de s'imposer au justiciable ? Rien n'est moins sûr. En effet, il n'est pas anodin de voir que la pratique des restatements s'est développée aux États-Unis uniquement et non pas dans les autres pays de common law. Il est vraisemblable que le fédéralisme du système américain et l'existence d'autant de common law que d'états donnent au restatement le rôle d'une langue juridique véhiculaire permettant à chacun de se retrouver [34]. Le fédéralisme américain se traduit en effet par une répartition des compétences très largement décentralisées [35] au bénéfice des états. Le droit fédéral n'est constitué que par un nombre de matières limitativement énumérées par la Constitution américaine telle qu'interprétée par la Cour suprême des États-Unis. Cette dernière n'est compétente qu'en matière fédérale et constitutionnelle [36], le droit relevant de la compétence de chaque état ne fait donc l'objet d'aucune unification. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi une organisation comme l'ALI a vu le jour aux États-Unis. À travers son travail de reformulation du droit positif américain, l'ALI se place au-dessus des différences étatiques et tente de reformuler le droit tel qu'il est ou devrait être dans la majorité des états. Ce faisant, l'ALI participe à une entreprise d'unification du droit et, à tour le moins, au rapprochement des divers droits nécessaire au respect du principe d'égalité entre les justiciables. Les autres travaux de l'ALI, que sont l'édiction de Principles [37]et celle de Model Codes [38], s'inscrivent également dans cette démarche d'unification.
41Toutefois, il faut garder à l'esprit que l'utilisation des restatements par les juridictions américaines est purement facultative. Le juge n a recours au restatement que s'il le souhaite. Ainsi, dans l'exemple de l'affaire Selmo, la Cour d'appel du Michigan était libre de ne pas recourir au restatement et de procéder à sa propre reformulation de la jurisprudence passée pour dégager la règle de droit applicable aux faits de l'espèce.
« Car je est un autre » [39]
42Limiter notre exploration à la découverte du restatement américain comme technique juridique trans-étatique serait méconnaître l'apport essentiel du droit comparé : celui du miroir révélateur [40].
43Dans les trois exemples que nous avons évoqués, en lieu et place des efforts plus ou moins remarquables déployés par les juges de common law pour identifier la norme applicable, le juge français n'aurait eu qu'à évoquer l'article du code civil sur les vices cachés, la responsabilité du fait des choses ou les produits défectueux. Il aurait ensuite articulé un syllogisme et une décision alors évidente se serait imposée. Le juge français n'a en effet aucun besoin de passer par une opération de reformulation. Le raisonnement syllogistique fondé sur l'énonciation d'une majeure, puis d'une mineure, pour tirer une conclusion semble être diamétralement opposé au jugement de common law.
44Le syllogisme donne l'impression de soumettre le juge au droit et renvoie à la caricature que faisait Montesquieu du juge comme « bouche de la loi ». Mais la mécanique du jugement n'en est pas pour autant plus simple.
45La rigueur du syllogisme n'est en vérité qu'illusoire [41]. Avant de mettre en place son syllogisme, le juge français doit choisir les prémisses. Ce choix est essentiel tint dans la formulation de la majeure - la règle de droit - que de la mineure les faits.
46De même que le juge anglais donne une importance particulière aux faits de l'espèce pour les rapprocher d'une jurisprudence connue, le juge français doit choisir les faits pertinents et parfois procéder à une qualification des faits, qui détermine l'issue du litige. Dans cet exercice, le juge français dispose d'un grand pouvoir, puisque c'est à lui d'établir si les preuves sont suffisantes et les présomptions établies. En outre, dans la qualification qu'il retient des faits de l'espèce, le juge prend nécessairement position dès lors que, une fois qualifiés, les faits présupposent une certaine solution.
47Mais la liberté du juge français s'exerce également au niveau de la règle de droit. Dans ce domaine, le « syncrétisme juridique » est appelé, à intervenir [42] et le juge doit parfois faire preuve d'intuition pour identifier la règle applicable. En outre, le juge est bien obligé d'interpréter la loi voire de statuer quels que soient son silence ou son obscurité sous peine de se rendre coupable d'un déni de justice. C'est dans ce rôle de juge-interprète que les choix des prémisses de la majeure s'expriment. Il y a donc un véritable. « va-et-vient du fait au droit » qui a fait dire à la doctrine que le juge français procède parfois à un syllogisme « inversé », « ascendant » ou « régressif » [43]... un juriste de common law aurait dit « incluctif ».
48C'est ce qui fait dire à Mitchel Lasser que la différence entre système de tradition civiliste et de common law n'est pas si grande. [44] Le juge de common law ne ferait dans sa décision qu'exposer au justiciable l'intégralité de sa pensée alors que le juge français n'en présenterait que le résultat. Le prisme du syllogisme civiliste fonctionnerait un peu comme un « sur-moi juridique » qui n'existerait pas ou presque en common law. L'existence et l'utilisation des restatements abondent dans le sens d'un discours relativisant les différences qui opposent tradition civiliste et common law. L'étude des restatements permet, à tout le moins, de mettre en lumière que l'hypotético-déductivité chère au raisonnement syllogistique n'est jamais parfaite en droit.
49Toutefois, l'étude des restatements américains permet également de mettre en lumière une autre manière de penser le droit. Dans la tradition civiliste, la place centrale du syllogisme empêche de concevoir l'exercice de juger comme une reformulation quelconque, le juge dit le droit, il ne le reformule pas. Pourtant, l'oeuvre de la jurisprudence des juridictions françaises, parfois créatrice de droit, peut se concevoir comme une certaine reformulation de la norme. Dès lors, les restatements et l'ALI bientôt centenaire pourraient inspirer les juristes de tradition civiliste qui, en comparaison de leurs homologues américains, peuvent paraître plus fermés aux autres disciplines. À l'instar de l'ALI qui sollicite actuellement Henrik Horn, professeur d'économie de l'université de Stockholm pour mener les travaux d'élaboration de principes de droit du commerce international (Principles of World Trade Law) [45], la communauté juridique de tradition civiliste pourrait associer des experts venus de disciplines différentes lorsqu'elle entreprend de réformer son droit.
50 ***
51En somme, les restatements sont un point de contact, un pont, entre tradition civiliste et tradition de common law. En laissant apparaître le besoin de rationalisation du juriste américain, ils permettent à la fois de mettre en lumière les similitudes du raisonnement juridique entre deux traditions trop souvent perçues comme schématiquement opposées, et de prendre conscience des subtilités culturelles qui les différencient. Sur chaque rive, l'accessibilité et la clarté du droit sont les objectifs essentiels vers lesquels tendent chaque système judiciaire et tous leurs acteurs. Les moyens utilisés pour parvenir à une bonne administration de la justice diffèrent et, pour les comprendre, il faut prendre en compte les différences culturelles de ces systèmes Ainsi, le juge américain n'a recours qu'occasionnellement à un raisonnement syllogistique, lorsqu'il choisit d'évoquer les restatements au soutien du fondement de sa décision. L'autorité de celle-ci n'en est pas pour autant amoindrie car elle est revêtue de la force des précédents antérieurs quant à la norme invoquée et de l'intervention du jury quant aux faits retenus [46].
52Mais les restatements sont aussi, pour le juriste américain, un moyen d'organiser la jurisprudence inter-étatique par grand domaine du droit et d'oeuvrer au rapprochement - pour ne pas dire unification - des droits sur le territoire américain. De même, en proposant une formulation extrêmement lisible du droit américain, les restatements ont permis un accès plus facile à leur système juridique par les juristes étrangers. [47]
53Le comparatiste, souvent à la recherche de transposition des techniques juridiques étrangères dans son propre système, pourrait alors voir dans les restatements un moyen original à l'harmonisation des droits européens. En particulier, le débat animé autour de l'harmonisation du droit privé et la charge symbolique que constituerait l'élaboration code civil européen pourraient peut-être laisser place à une réflexion constructive si la technique employée s'apparentait à celle du restatement [48].
Notes
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[1]
Pour un plaidoyer en faveur du masculin de l'expression common law, voir la préface de Common law d'un siècle l'autre, ouvrage sous la direction de P. Legrand, 1992, Éditions Y. Blais (Cowansville, Qué), préface de P. Legrand.
-
[2]
S. Glanert, « Comparaison et traduction des droits : à l'impossible tous sont tenus », in Comparer les droits, résolument, ouvrage sous la direction de P. Legrand, PUF, 1 re éd., juin 2009.
-
[3]
Restatement en droit de la responsabilité civile.
-
[4]
Restatement en droit des contrats.
-
[5]
P. Legrand, « La comparaison des droits expliquée à mes étudiants, in Comparer les droits, résolument, op. cit. ».
-
[6]
Pour une approche historique complète, N.E.H. Hull, Restatement and Reform : a New perspective on the origins of the American Law Institute, 8 Law & Hist. Rev. 65 1990
-
[7]
R. Pound, The Causes of Popular Dissatisfaction, 29 A.B.A. Rep., pt. I, 395-417, 1906
-
[8]
Not., Elihu Root (avocat, prix Nobel de la paix et secrétaire d'État sous Roosevelt), Learned Hand (magistrat de la Cour d'appel fédérale du deuxième district), Benjamin Cardozo (magistrat auprès de la Cour d'appel de New York puis de la Cour suprême américaine), Samuel Williston (professeur à Harvard Law School).
-
[9]
Traduction de l'anglais : « The Committee on the Establishment of a Permanent Organization for the Improvement of the Law. »
-
[10]
Pour s'en convaincre, il suffit de prendre la mesure de la littérature fournie, débattant du bien ou du mal fondé des restatements, répertoriée par le professeur K.D. Adams dans son article Blaming the Mirror : The Restatements and the Common Law, 40 Indiana Law Review, 2, 2007.
-
[11]
L'on notera au passage la division originale des domaines du droit, qui laisse apparaître des différences structurelles, voire épistémologiques, entre tradition civiliste et tradition de common law.
-
[12]
Cette dualité de fonction du restatement est entièrement assumée par l'ALI, voir L. Liebman, The American Law Institute : A Mode ! for the New Europe ? (2008), article non publié, disponible sur demande auprès de l'ALI.
-
[13]
P. Legrand, European Legal Systems are not converging, International & Comparative Law Quaterly, 1996, 45(1).
-
[14]
Pour une présentation de ce courant, voir notamment H. Muir Watt, « Comparer l'efficience des droits ? », in Comparer les droits, résolument, op. cit. ; pour une présentation exhaustive de la méthode de l'analyse économique, voir E. Mackaay et S. Rousseau, Analyse économique du droit, 2e; éd., Dalloz, Paris, 2008.
-
[15]
R.A. Posner, The Problematics of Moral and Legal Theory (1999).
-
[16]
N.M. Crystal, Codification and the Rise of the Restatement Mouvement, 54 Washington University Law Review. 239, 240 (1979).
-
[17]
R. Pound, The Causes of Popular Dissatisfaction, 29 A.B.A. Rep., pt. I, 395-417, 1906.
-
[18]
L. Liebman, The American Law Institute : A Model for the New Europe ? (2008), article non publié, disponible sur demande auprès de l'ALI.
-
[19]
Interrogée dans le cadre de cette chronique, l'ALI dénombre une douzaine d'étapes dans la rédaction d'un restatement, dont les principales sont résumées dans le présent article, voir How an ALI project is developed, document non publié, fourni sur demande à la discrétion de l'ALI.
-
[20]
Pour une présentation plus détaillée des travaux dirigés par le professeur Bermann, voir G. Bermann, The American Law Institute goes global : The Restatement of International Commercial Arbitration, à paraître dans le Willamette Journal of International Law and Dispute Resolution, 2010.
-
[21]
Hon. Justice John Eric Middleton, magistrat auprès de la Cour fédérale australienne.
-
[22]
E. Bruce Leonard, avocat associé au sein du cabinet Cassels Brock & Blackwell LLP.
-
[23]
Catherine Kessedjian, professeur des universités à l'université Paris II, Panthéon-Assas.
-
[24]
Pour un exposé complet de la différence entre le jugement français et le jugement américain, voir A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003.
-
[25]
Donoghue v Stevenson [19321 AC 562.
-
[26]
Traduction de l'anglais (texte original) : « a manufacturer of products, which he sells in such a form as to show that he intends them to reach the ultimate consumer in the form in which they left him with no reasonable possibility of intermediate examination, and with the knowiledge that the absence of reasonable care in the preparation or putting up of the products will result in an injury to the consumer's life or property, owes a duty to the consumer to take that reasonable care. »
-
[27]
M.A. Eisenberg, The Principles of Legal Reasoning in the Common Law, in Common Law Theory, edited by Douglas E. Edlin, Cambridge University Press, 2007.
-
[28]
Thomas v. Winchester, 6 N.Y. 397 (1852).
-
[29]
MacPherson v Buick Motor Co., 21 7 N.Y. 382, 111 N.E. 1050 (1916).
-
[30]
Selmo v. Baratono, 28 Mich.App. 217, 184 N.W.2d 367, Mich. App. 1970
-
[31]
Traduction de l'anglais : « manufacturer who fails to exercise reasonable care in the manufacture of a chattel which, unless carefully made, he should recognize as involving an unreasonable risk of causing substantial bodily harm to those who lawfully use it for a purpose for which it is manufactured and to those whom the supplier should expect to be in the vicinity of its probably use, is subject to liability for bodily harm caused to them byits lawful use in a manner and for a purpose for which it is manufactured. »
-
[32]
M. Rheinstein, Leader Groups in American Law, in 38 University of Chicago Law Review (1971).
-
[33]
S. Williston, Written and Unwritten Law, 17 American Bar Association Journal, (1931).
-
[34]
De même, le juriste français pourrait s'étonner d'apprendre qu'aux États-Unis le concours d'admission au barreau compte, parmi ses épreuves, une journée de QCM sur un droit virtuel, puisqu'il s'agit de tester les étudiants sur leur connaissance des grandes règles partagées par la majorité des états, souvent dans des formes différentes. Ce corpus juridique complètement fictif permet toutefois de s'assurer que chacun des avocats du pays partage un langage, une logique commune.
-
[35]
Le terme de décentralisation, auquel il est fait recours, trahit l'européocentrisme de l'auteur de cette chronique. En effet, il ne faut pas oublier qu'aux États-Unis le pouvoir fédéral est issu d'une soumission volontaire des états à l'autorité de la fédération, et que ce n'est pas l'État fédéral qui a distribué un pouvoir qu'il aurait détenu avant les états, mais plutôt les états qui ont délégué à la fédération un certain nombre de compétences.
-
[36]
Pour un exposé détaillé du contrôle de constitutionnalité de la Cour suprême américaine, voir P. Legrand, « Comment les juges de la Cour suprême des États-Unis (se) fabriquent des constitutions : à propos de l'affaire Heller », les Cahiers de la justice, no 2010/1, p. 87 .
-
[37]
L'ALI travaille notamment à l'édiction de principes généraux dans les domaines suivants : le droit du commerce international (Principles of Law of World Trade), le droit des contrats de logiciel (Principles of the Law of Software Contracts), la gouvernance d'entreprise (Principles of Corporate Governance).
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[38]
L'ALI a notamment participé activement à l'édition du code de commerce uniforme (Uniform Commercial Code) adopté partiellement ou adapté par les différents états des États-Unis.
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[39]
Titre emprunté au célèbre mot d'Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny en date du 15 mai 1871.
-
[40]
J. Spurk, « Les comparaisons internationales comme méthode sociologique », in Comparer les droits, résolument, op. cit.
-
[41]
J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre Magnan, Traité de droit civil : Introduction générale, 4e éd., LGDJ, La logique juridique.
-
[42]
H. Motulsky, Principes d'une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, Sirey, 1948, no 55, p. 52 et s.
-
[43]
J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre Magnan, Traité de droit civil : Introduction générale, op. cit.
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[44]
Voir, entre autres, M. Lasser, Autoportraits judiciaires : le discours interne et externe de la Cour de cassation, Les Cahiers de l'IHEJ, Langages de justices, octobre 1994.
-
[45]
Pour plus d'informations sur ce projet, et la consultation des travaux préparatoires, se référer au site de l'ALI : www.ali.org.
-
[46]
A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amérique et en France, Odile Jacob, 2003, Chapitre VIII, Le jugement : syllogisme ou opinion ?
-
[47]
K. H. Nadelmann, Nécrologie - William Drapper Lewis, RID comp., 1949, vol. 1, no 4, p. 439-440.
-
[48]
C.U. Schmid et A. Chamboredon, Pour la création d'un « Institut européen du droit ». Entre une unification législative ou non législative, l'émergence d'une science juridique transnationale en Europe, RID comp., 2001, vol. 53, no 3, p. 685-708.