Couverture de CDLJ_1003

Article de revue

Pour une justice indépendante et efficace

Pages 5 à 11

Notes

  • [1]
    Plus de 40 % des affaires portées devant la Cour européenne des droits de l'homme sont motivés par les dysfonctionnements de la justice (art. 6 CEDH).
  • [2]
    Série « Les Études de la CEPEJ » - Édition du Conseil de l'Europe, à paraître en octobre 2010 - www.coe.int/cepej.
  • [3]
    Voir www.coe.int/cepej.
  • [4]
    « Manuel pour la réalisation d'enquêtes de satisfaction auprès des usagers des tribunaux des États membres du Conseil de l'Europe », préparé par le CEPEJ-GT-QUAL (groupe de travail sur la qualité de la justice) sur la base d'un rapport de Jean-Paul Jean et Hélène Jorry et soumis pour adoption à la 15e réunion plénière de la CEPEJ (Strasbourg, 30 juin - 1er juill. 2010). Le Manuel est disponible sur www.coe.int/cepej.
  • [5]
    Document CEPEJ (2008)2 disponible sur www.coo.int/cepej.
  • [6]
    Chaque État membre du Conseil de l'Europe a été invité à désigner un ou plusieurs tribunaux travaillant régulièrement avec la CEPEJ, notamment pour tester la pertinence des outils et mesures qu'elle propose, afin d'assurer que son travail reste en phase avec le fonctionnement effectif des juridictions.

1 Le fonctionnement efficace d'un système judiciaire de qualité repose sur une alchimie complexe et délicate où chacun des pouvoirs et chacun des acteurs au sein de ces pouvoirs joue un rôle essentiel. C'est dans l'interaction entre les pouvoirs et dans la responsabilisation des décideurs publics et de tous les professionnels de la justice que se trouve la clé d'un service public de la justice efficace et de qualité. Car il ne suffit pas d'avoir jugé, pas plus qu'il ne suffit d'avoir jugé de manière impartiale dans un système indépendant, pour avoir jugé bien. Pour remplir pleinement son rôle, qui est de produire du lien social, le système judiciaire doit être avant tout animé par la volonté de tous ses acteurs de servir la collectivité, dans le souci des usagers.

2Dans plusieurs des quarante-sept États membres du Conseil de l'Europe, le débat sur la justice reste encore trop binaire pour pouvoir avancer sereinement et résolument : le pouvoir exécutif met en cause le manque de responsabilité des magistrats et les magistrats rejettent les réformes proposées par l'exécutif. Pour expliquer les délais de justice, les juges pointent du doigt les avocats et les avocats regrettent la manière dont les magistrats gèrent les procédures. On affirme que, sans moyen humain ou matériel supplémentaires, point d'avancée qualitative : c'est budget supplémentaire ou stagnation, voire recul.

3Ces éléments du débat ne sont pas caricaturaux. Ils sont tous importants. Ils dépassent tous le domaine du ressenti et correspondent à des parts de réalités vécues dans les palais de justice. Mais il convient de considérer le système judiciaire avec le recul nécessaire pour pouvoir appréhender les différents problèmes dans un ensemble cohérent. Ce n'est pas dans la politique du « ou -ou » mais dans celle du « et -et » qu'il faut que, ensemble, les États membres du Conseil de l'Europe cherchent les moyens concrets pour que les systèmes de justice répondent pleinement aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme et aux attentes légitimes des citoyens (et contribuables) vis-à-vis d'un service d'État. Indépendance des juges et efficacité du fonctionnement d'un système judiciaire de qualité sont évidemment les faces d'une même médaille. Il s'agit alors de trouver les meilleurs équilibres possibles entre des principes qui, s'ils sont exacerbés, peuvent entrer en contradiction.

4Le Conseil de l'Europe a toute sa place dans ce débat essentiel pour ancrer l'État de droit dans nos sociétés modernes. En effet, la plus large et la plus ancienne des institutions européennes, créée pour unir le continent autour de droits et de valeurs partagées, n'est-elle pas, de par son statut et les missions qui lui sont confiées depuis soixante ans, l'organisation la mieux placée pour trouver les meilleurs équilibres entre des droits fondamentaux qui peuvent apparaître parfois comme opposés ? Par exemple, libertés individuelles et sécurité publique en matière de lutte contre le terrorisme. Droit à la vie privée et droit à l'information en matière de protection des données à caractère personnel ou de développement du cyberespace. Il en va de même pour la justice.

5Il s'agit sans cesse d'adapter la position du curseur en fonction de l'évolution de la société et des attentes de la collectivité : ce qui était acceptable hier ne l'est plus forcément aujourd'hui, dans une société où la demande de justice croît de manière exponentielle, et dans laquelle, pourtant, les principes fondamentaux restent en soi intangibles. Ce qui pouvait apparaître comme tabou il y a quelques années encore dans certains systèmes est en train d'évoluer, parfois sous la pression des magistrats eux-mêmes : le juge est appelé à descendre de son piédestal pour aller à la rencontre du citoyen et à reconnaître qu'il a des obligations vis-à-vis de la communauté. Mais il en va avant tout de la responsabilité du législateur et des gouvernements, invités à conduire des politiques publiques plus ambitieuses, tant en termes de moyens mis au service des systèmes judiciaires qu'en matière d'innovations dans les modalités et procédures régissant l'administration des tribunaux.

6La justice est un service public. Un service public certes tout à fait à part parce qu'il se construit sur le principe d'indépendance. Son administration peut être partagée entre différents acteurs appartenant aux trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais sa production - les jugements - ne peut relever que du seul juge. Cette spécificité ne l'affranchit toutefois pas de certaines exigences posées par la relation avec le politique et avec le citoyen. En posant la question de l'efficacité et de la qualité de la justice, on s'inscrit dans une démarche de politique publique, où interviennent les décideurs publics, les institutions judiciaires, les professionnels de justice et les usagers, et où sont concernés les moyens (budgets, personnels, équipements), les processus et les relations entre les acteurs. Il faut donc considérer l'interaction entre les magistrats, les professionnels du droit et les justiciables, organisée par des systèmes, des règles, des procédures, et financée par les deniers publics.

7C'est ainsi que le comité des ministres du Conseil de l'Europe, en créant la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) en 2003, a voulu mettre sur pied une instance innovante, chargée de travailler selon des modalités différentes des comités intergouvernementaux plus traditionnels, pour tenir compte de la réalité complexe de la justice. Aujourd'hui, les travaux de la CEPEJ permettent de mettre chaque acteur du système judiciaire devant sa part de responsabilité.

8 Pour que ces différents acteurs de la justice puissent agir de manière responsable, il est impératif pour eux de bien connaître l'environnement dans lequel ils évoluent. C'est pourquoi la CEPEJ conduit désormais de manière régulière, tous les deux ans, un cycle d'évaluation approfondie du fonctionnement quotidien des systèmes judiciaires de tous ses États membres. Si les questions de lenteur de la justice, de difficultés d'accès au juge ou, plus généralement, la « crise du système judiciaire » sont régulièrement, discutées dans de multiples enceintes, on peut constater que, jusqu'alors, les analyses étaient rarement étayées par des éléments chiffrés concrets, faute de statistiques suffisamment précises et comparables d'un pays à l'autre.

9 Les sceptiques ont pu dire qu'il s'agissait là d'une mission impossible compte tenu des différences de traditions juridiques et judiciaires entre États européens. Certes, les systèmes de justice sont différents entre les États membres du Conseil de l'Europe : chaque État a son histoire, son organisation sociale et économique, qui se reflètent dans l'organisation de sa justice et qu'il convient de respecter - il n'appartient pas au Conseil de l'Europe d'essayer d'harmoniser l'organisation judiciaire des États membres. Mais cette diversité - qui fait aussi la richesse de notre continent - n'est pas une raison valable pour ne rien tenter lorsque l'on voit s'accumuler au greffe de la Cour européenne des droits de l'homme des affaires démontrant que les systèmes judiciaires souffrent de maux similaires aux quatre coins de l'Europe [1]. La grille de lecture d'un système judiciaire mise en place par la CEPEJ est applicable à l'ensemble des États européens et compte aujourd'hui près de 130 questions relatives aux moyens financiers et en personnels de la justice, à l'organisation des tribunaux, aux procédures judiciaires, à la gestion des flux d'affaires, à l'organisation des professions de la justice et aux relations avec les usagers. Il a été élaboré par étapes successives, chacune s'appuyant sur les leçons tirées de l'expérimentation précédente pour faire en sorte d'obtenir des réponses exploitables sur un plan comparatif. La CEPEJ est aujourd'hui parvenue à stabiliser son référentiel, ce qui permet à la fois des comparaisons entre pays et des mesures des évolutions dans le temps, au sein d'un même pays ou groupe de pays. Aucune initiative de ce type et de cette ampleur n'avait jamais été menée dans le domaine de la justice. Il s'agit d'un processus unique en Europe, tant par la méthodologie mise en oeuvre - aujourd'hui largement reconnue par la communauté juridique et scientifique - que par le champ des informations collectées et analysées.

10Le troisième cycle d'évaluation, qui doit aboutir à la publication de l'édition 2010 du rapport « Systèmes judiciaires européens » [2], donne une photographie précise du fonctionnement des systèmes judiciaires de quarante-cinq États européens ainsi que, pour la première fois, une analyse sur des premières séries statistiques permettant de passer progressivement « de la photographie au film », pour reprendre l'expression chère au président du groupe de travail de la CEPEJ sur l'évaluation de la justice, Jean-Paul Jean. On y trouve des tableaux comparatifs et des commentaires pertinents dans des domaines essentiels pour comprendre le fonctionnement de la justice. Le rapport fait ressortir des indicateurs communs d'évaluation de la capacité des tribunaux à gérer les flux d'affaires, tels que le taux de variation du stock d'affaires pendantes (clearance rate) et la durée estimée d'écoulement du stock d'affaires pendantes (disposition time). En soulignant les moyens et les processus mis à la disposition des différents acteurs, il permet de saisir les grandes tendances, d'identifier les difficultés et orienter les politiques publiques de la justice vers davantage de qualité, d'équité et d'efficacité, au bénéfice des citoyens. La CEPEJ dispose ainsi d'une véritable clé de lecture du fonctionnement de la justice en Europe, dans une perspective dynamique.

11Ce travail d'évaluation des systèmes judiciaires est également suivi au sein de l'Union européenne, car il est un élément essentiel de la confiance mutuelle entre systèmes judiciaires de l'Union, indispensable pour la bonne application des instruments communautaires de coopération juridique, telle que définie dans le programme de Stockholm (décembre 2009) qui fixe les priorités à moyen terme de l'Union en matière de justice, libertés et sécurité.

12Pour que les différents acteurs de la justice puissent pleinement s'engager dans leur mission de service public, ils doivent être en mesure d'offrir aux usagers des éléments de prévisibilité quant au fonctionnement de ce système et de poser le diagnostic préalable et nécessaire à la mise en place de remèdes pour faire face aux dysfonctionnements. C'est pourquoi le Conseil de l'Europe, à travers son centre Saturn pour l'analyse de la gestion du temps judicaire, est en train de créer un observatoire européen permanent des délais de justice. Peu d'États européens sont aujourd'hui capables de fournir des données chiffrées précises concernant les délais de procédure pour des types d'affaires spécifiques (par exemple, un divorce sans consentement mutuel ou un vol avec violence). Or, si le justiciable est capable de comprendre qu'une bonne justice n'est pas forcément une justice trop rapide, il est légitimement en demande de prévisibilité quant au déroulement des procédures qui le concernent. La question de la gestion du temps judiciaire doit donc figurer parmi les préoccupations centrales des politiques publiques de la justice en Europe. Cet observatoire des délais judiciaires de la CEPEJ a donc pour objectif de définir des méthodes homogènes de calcul de la durée des procédures et de collecter les informations pertinentes, qualitatives et quantitatives, par type d'affaires, afin d'améliorer la connaissance et la prévision des délais judiciaires, tant à des fins de politiques publiques, pour optimiser le temps judiciaire, que pour l'information des justiciables, usagers d'un service public [3].

13Pour pouvoir pleinement agir dans leur domaine de compétence, les différents acteurs de la justice doivent également connaître et comprendre les attentes des usagers et l'appréciation portée par ces usagers sur le service qui leur est rendu. Aussi, la CEPEJ est en passe d'adopter un manuel [4] à l'usage des administrations centrales et surtout des tribunaux désireux d'organiser, dans leur ressort, des enquêtes de satisfaction auprès des usagers. La « Checklist pour la promotion de la qualité de la justice et des tribunaux » [5], adoptée par la CEPEJ en juillet 2008, constitue une référence importante de ce travail. Les enquêtes de satisfaction sont un élément fondamental des politiques visant à introduire une culture de la qualité, tant au niveau des ministères chargés de définir ces politiques que pour les professionnels qui, individuellement et collectivement, sont appelés à appliquer ces politiques dans les juridictions. Partant de l'expression des attentes, la prise en compte de la satisfaction des citoyens traduit une vision de la justice centrée sur l'usager d'un service. Avec ce manuel, la CEPEJ propose un « produit de base », labellisé, peu coûteux, aisé à mettre en oeuvre, concentré sur les problématiques et les questions essentielles du fonctionnement des tribunaux. Son choix est celui d'un modèle-type d'enquête auprès des usagers effectifs des juridictions, accompagné d'un guide méthodologique tirant le meilleur des expériences déjà engagées dans plusieurs États-membres et des questions de fond traitées dans le cadre des travaux de la CEPEJ. Ces propositions visent à construire un outil opérationnel et s'inscrit dans une démarche d'ensemble pour améliorer la qualité de la justice. Un questionnaire de satisfaction est limité aux justiciables ayant été effectivement en contact avec la juridiction concernée ; un autre questionnaire est destiné spécifiquement aux avocats. L'enquête permet à la fois un usage interne, dans le cadre d'un projet de juridiction, et un usage au niveau européen. En effet, testé dans un premier temps au sein du Réseau des tribunaux-référents de la CEPEJ [6], ce manuel sera progressivement étendu à un panel plus large de juridictions, de manière à créer progressivement un exercice régulier mesurant la satisfaction des usagers dans le service public de la justice rendu en Europe. Cet exercice sera ainsi complémentaire de l'évaluation biennale du fonctionnement des systèmes judiciaires, et constituera un « baromètre » de la satisfaction des Européens dans leur système de justice. Un outil supplémentaire pour connaître, analyser et ainsi mieux réformer, à la disposition des décideurs publics et des professionnels de la justice, collectivement responsables du bon fonctionnement des systèmes judiciaires.

14Les citoyens européens sont en demande de justice, avec un niveau d'exigences qui va croissant. De la bonne réponse à ces attentes dépend leur confiance dans le système de justice. Or, sans cette confiance, il n'y a pas d'avancée pour l'État de droit. Il est donc important que l'ensemble des acteurs du système judiciaire, dans les ministères, dans les palais de justice, dans les prétoires, se retrouvent autour d'une même interprétation de Montesquieu. On s'est trop souvent et trop facilement retranché derrière une lecture simplifiée du Baron de la Brède, sur l'ensemble de notre contient, pour justifier de ne pas prendre ses propres responsabilités et renvoyer la cause des maux de la justice à d'autres. Or, Montesquieu n'est pas le chantre dogmatique de la « séparation des pouvoirs », mais en appelle à la responsabilité des représentants de chacun des pouvoirs pour que le système fonctionne effectivement, dans un sens démocratique, au service de la collectivité. Ministres, parlementaires, magistrats, fonctionnaires et auxiliaires de justice sont ensemble garants de l'indépendance de la justice mais aussi de l'efficacité et de la qualité du service public. La CEPEJ s'adresse à tous ces acteurs pour leur proposer des outils et des mesures pragmatiques, ancrées dans les réalités du fonctionnement quotidien des juridictions. Elle a ainsi l'ambition de contribuer à donner à chacun les moyens de prendre ses responsabilités, de se situer par rapport aux autres acteurs, dans un esprit de coopération et de complémentarité, sans jamais perdre de vue les principes fondamentaux défendus par le Conseil de l'Europe depuis plus de soixante ans.

Notes

  • [1]
    Plus de 40 % des affaires portées devant la Cour européenne des droits de l'homme sont motivés par les dysfonctionnements de la justice (art. 6 CEDH).
  • [2]
    Série « Les Études de la CEPEJ » - Édition du Conseil de l'Europe, à paraître en octobre 2010 - www.coe.int/cepej.
  • [3]
    Voir www.coe.int/cepej.
  • [4]
    « Manuel pour la réalisation d'enquêtes de satisfaction auprès des usagers des tribunaux des États membres du Conseil de l'Europe », préparé par le CEPEJ-GT-QUAL (groupe de travail sur la qualité de la justice) sur la base d'un rapport de Jean-Paul Jean et Hélène Jorry et soumis pour adoption à la 15e réunion plénière de la CEPEJ (Strasbourg, 30 juin - 1er juill. 2010). Le Manuel est disponible sur www.coe.int/cepej.
  • [5]
    Document CEPEJ (2008)2 disponible sur www.coo.int/cepej.
  • [6]
    Chaque État membre du Conseil de l'Europe a été invité à désigner un ou plusieurs tribunaux travaillant régulièrement avec la CEPEJ, notamment pour tester la pertinence des outils et mesures qu'elle propose, afin d'assurer que son travail reste en phase avec le fonctionnement effectif des juridictions.
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