1« Let's kill ail the Lawyers » faisait dire Shakespeare à Dick the Butcher dans Henry VI.
2Le réalisateur Georges Cukor est moins sévère dans Adam's Rib (la côte d'Adam) puisqu'il se contente de la proposition suivante : « les juristes ne doivent jamais épouser d'autres juristes. Cette consanguinité ne peut donner que des rejetons idiots et donc d'autres juristes ».
3Pour rassurer la corporation, il convient toutefois d'indiquer que le propos est prêté à un auteur-compositeur qui tente de séduire l'avocate mariée au procureur.
4Ce plaidoyer pro domo ne doit donc pas être pris au pied de la lettre !
5En quoi cette comédie de 1949 parle-t-elle au juriste d'aujourd'hui, plus de 60 ans après sa réalisation ?
6Quelques mots, à ce titre, sur le scénario : Adam Bonner (Spencer Tracy) est procureur. Sa femme Amanda (Katharine Hepburn) est avocate.
7Il va être chargé de l'accusation d'une femme, à qui il est reproché une tentative d'assassinat de son mari adultère, qu'elle a surpris en galante compagnie.
8Pour Adam Bonner, c'est une affaire comme une autre, pour laquelle il convient de faire application de la loi. Son credo : « la loi, c'est la loi. Si elle n'est pas bonne, il faut en changer ».
9Amanda, quant à elle, va y voir une formidable tribune pour faire valoir l'égalité de traitement entre Homme et Femme. Considérant que, en un tel cas de crime passionnel, un Homme bénéficierait de l'acquittement du jury, elle va souhaiter qu'il en soit de même pour la Femme, et ainsi devenir... son avocate, transformant ainsi une épouse dont le scénario force la niaiserie en une héroïne féministe.
10Ce vaudeville judiciaire, de 60 ans d'âge, interpelle tant l'Homme de Loi (au sens générique du terme) que l'Homme tout court (ibidem !).
11En effet, par-delà le problème déontologique inhérent à l'affrontement de son conjoint dans l'enceinte judiciaire, il illustre l'affirmation des principes de non-discrimination en fonction du genre, thème toujours d'une parfaite actualité. Il en est de même de l'affrontement entre procureur et avocat, alors même que la procédure pénale française emprunte de plus en plus au système accusatoire, au point que l'inquisition du juge d'instruction apparaît suffisamment perturbante à certains esprits pour que l'on envisage sa suppression.
La non-discrimination en fonction du genre
12Amanda va engager le combat contre l'accusation car elle veut affirmer le principe de non-discrimination entre Hommes et Femmes.
13Mais ce combat d'idée va l'amener à un combat diurne avec le procureur, qui, la nuit venue, se transformera en conjoint aimant, aimé mais affecté par les événements du jour.
Affirmer la non-discrimination entre Hommes et Femmes
14Son combat judiciaire consiste à faire en sorte que le « e » de l'accusée ne lui soit pas préjudiciable et que son genre n'amène pas un traitement discriminatoire de la part du jury.
15Si le crime passionnel du mari trompé peut mener à l'acquittement, il doit en être de même pour la femme. On retrouve ici l'association classique entre Éros et Thanatos. En 1949, Amanda prône donc l'égalité dans les conséquences légales à donner la mort à son conjoint adultère.
161949 : la date est symbolique puisque c'est l'année de publication du « deuxième sexe » de Simone de Beauvoir. Cette, affirmation des droits de la femme, parmi lesquels le droit à disposer de son corps et de sa jouissance sans être enfermée dans un statut de génitrice au foyer, aboutira vingt ans plus tard à privilégier Éros sur Thanatos. À tout le moins dans les sociétés occidentales car il en était autrement au Vietnam...
17En ces années 60, viendra également l'affirmation d'un autre principe de non-discrimination : celui visant à ne pas tenir compte de la race, avec le combat pour les droits civiques mené par Martin Luther King jusqu'à sa mort en 1968.
18Dans le film, cette discrimination raciale n'est pas évoquée et l'ensemble des protagonistes, qu'ils soient magistrats, avocats, prévenue ou parties civiles, sont tous blancs.
19Aujourd'hui, force est de constater que le combat d'Amanda demeure. Mais le législateur a entendu le propos d'Adam (celui du film, pas celui plus rétrograde de la Bible !) et il a changé la loi afin d'assurer une plus ample représentation de la femme dans les instances publiques, selon une logique de discrimination positive qui a pu être critiquée mais qui présente l'avantage clinique de faire avancer le principe de parité.
20La loi d'aujourd'hui affirme également le principe d'égalité de traitement en droit social. De nos jours, Amanda passerait donc de l'oralité pénale à celle prud'homale.
21Mais, par-delà ce combat d'idées, le film s'interroge sur l'épreuve qu'il constitue pour le couple que forme Adam et sa côte: Amanda, l'avocate et conjointe.
Le couple et le débat d'idées
22Adversaires le jour, le couple se retrouve en soirée et ce jusqu'au matin. Il doit alors affronter les tensions liées à la rhétorique judiciaire diurne ainsi que les commentaires de la presse sur cette affaire criminelle sensationnelle.
23Ici, s'illustre l'accroche de la jaquette du DVD : « it's the hilarious answer to who wears the pants ». Qui porte la culotte dans le ménage ?
24Là, une observation doit être faite. Nous sommes en 1949 et Amanda exerce une profession libérale. Elle est donc indépendante financièrement de son mari, ce qui est loin d'être le cas de beaucoup de ses congénères à l'époque.
25De surcroît, l'enceinte judiciaire va lui permettre d'apporter la contradiction à son mari et de déconstruire son argumentation accusatoire.
26Le film va ainsi insister sur les scènes diurnes d'affrontement judiciaire qui s'opposent à la tendresse et à la complicité nocturne, non sans oublier l'acrimonie liée aux « unes » de la presse.
27Ceci nous rappelle l'importance médiatique dans le procès pénal, rien n'ayant changé sur ce point depuis soixante ans, si ce n'est la multiplicité et l'instantanéité des supports numériques qui ne font que renforcer le principe.
28Pour affirmer le droit d'une femme, Amanda va ainsi mettre en danger sa vie de femme. Sa défense de la femme victime de l'adultère va en effet amener son conjoint-procureur à quitter le domicile, la laissant libre à la tentation de l'adultère avec un falot auteur compositeur. La morale sera toutefois sauve puisque les couples affectés se reformeront, tant pour ce qui est de l'avocate et du procureur que (ce qui est plus rare !) de la prévenue et de la partie civile (le mari adultère mais sans la tierce personne !).
29À l'antagonisme de genre va ainsi se superposer celui existant entre parquet et avocat.
30Avec les petites phrases qui vont avec. Ainsi du propos du procureur à sa femme avocate à la fin de la journée : « t'as gagné beaucoup d'argent ? ». Le désintéressement censé accompagner la charge publique n'allant pas toujours sans une certaine envie...
Le système accusatoire comme rituel d'affrontement
31Le film ne manquera pas non plus de parler au juriste puisqu'il se déroule pour partie en salle d'audience et illustre donc l'affrontement entre le parquet et la défense.
32Il nous permet ainsi d'entrevoir l'importance du choix du jury ainsi que le rôle du juge dans le respect du rituel judiciaire, qui vise à encadrer la joute oratoire entre le ministère public et l'avocat.
Une égalité symbolique dans l'architecture et l'accoutrement
33Une chose frappe immédiatement l'avocat pénaliste : la place des parties, leur accoutrement et l'architecture de la salle d'audience.
34Ainsi, ministère public et avocat sont au même niveau. C'est précisément ce qui permettra à Adam de faire quelques privautés à sa femme sous la table.
35Comme la Justice est humaine, elle n'est pas étrangère aux symboles.
36Le fait que le ministère public américain soit au même niveau (architectural) que l'avocat dans la salle d'audience illustre une apparente égalité de l'accusation et de la défense. Seuls le juge, qui règle les débats entre ces deux parties, et le jury sont surélevés.
37Le symbolisme est d'importance : il illustre le fait que l'impartialité processuelle et le jury populaire, en charge de la décision au fond sur la culpabilité de l'accusé, ont seuls à être élevés.
38L'accusation n'a pas à occuper une place privilégiée, à même hauteur que les juges, protégée par un petit parc (d'où historiquement le nom de parquet) comme en France. Ministère public et avocat de la défense sont ainsi à un même niveau symbolique.
39De même, ce qui frappe le juriste européen est l'absence de robe, tant pour le parquet que pour l'avocat. Ils sont tous deux sans costume, à l'égal du jury ou de l'audience, seul le juge ayant une robe.
40Cela est agréable dans le film puisque cela nous permet d'apprécier au mieux la plastique et les facéties de Katharine Hepburn. Il est à noter qu'elle plaide en jupe et non en pantalon. La question a pu faire débat et il est arrivé, que des juges refusent d'entendre des avocates en pantalon mais il semble qu'une telle attitude juridictionnelle tombe en désuétude. Les démocraties occidentales n'ont parfois rien à envier au Soudan dans les codes vestimentaires... L'Europe échappe à un tel débat du fait de la robe.
41Si le port de cette dernière vient de la noblesse attachée à certaines fonctions (la fameuse noblesse de robe), et si elle a été favorisée par l'Église catholique qui y voyait un instrument de pudeur, elle permet aujourd'hui d'assurer une égalité républicaine dans l'apparence.
42En effet, elle uniformise l'accoutrement de chacun, supprimant ainsi les distinctions sociales propres aux usages vestimentaires (à condition de la porter avec élégance et soin, ce qui n'est pas le propre de l'ensemble de la corporation).
Un rituel dialectique qui favorise le débat
43Adam et Amanda vont pouvoir affronter leurs arguments rhétoriques par le biais des témoins, de l' « examination » et de la « cross examination ». Ceci va donner au réalisateur la possibilité de laisser à chacun de ses personnages une grande latitude d'expression et de construire ainsi quelques scènes loufoques.
44Ce qui frappe le spectateur français, c'est ce véritable échange, cette joute verbale entre ministère public et parquet, sous le contrôle vigilant du juge arbitre.
45L'objectif de chacune des parties est bien évidemment l'édification du jury, dont elle aura soigneusement contrôlé la composition, comme nous le rappelle le film.
46Si cette procédure peut se retrouver en France en matière criminelle, elle est moins présente du point de vue correctionnel, si ce n'est au niveau de l'interrogatoire du prévenu ou des témoins.
47Mais on ne retrouve pas un tel échange direct entre avocat de la défense et parquet.
48À l'heure où l'on s'attache à réformer la procédure pénale française et à donner au ministère public le rôle d'instruction de l'affaire pénale (sans supprimer sa tutelle hiérarchique pour chaque affaire soumise à son appréciation...), un tel dialogue, de soixante ans d'âge, ne peut qu'interpeller l'avocat.
49Une pareille réforme supposerait un dialogue effectif entre deux corporations dont l'une est soumise hiérarchiquement au garde des Sceaux et l'autre est indépendante.
50Sur ce point, on relèvera, dans le film, le propos d'Adam lorsqu'il évoque sa possible candidature aux fonctions de magistrat en tant que candidat républicain, ce qui amène immédiatement Amanda à envisager d'être candidat démocrate !
51On le voit, quel que soit le système, justice et politique ne sont jamais totalement étrangères.
52À vrai dire, ce qui importe est peut-être la protection statutaire nécessairement conjuguée à la droiture morale sans laquelle la première n'est rien.
53Dans le cadre de la réforme française, cela supposerait que l'avocat puisse obtenir du parquet des investigations à décharge alors même que les fonctionnaires de police sont sous l'autorité du procureur qui lui-même est sous l'autorité hiérarchique du ministre.
54Si, comme le dit Adam dans le film « la loi, c'est la loi », ne serait-il pas sage que le garde des Sceaux ne puisse que définir des principes de politique pénale (ce qui garantit une démocratie judiciaire et une justice rendue au nom du peuple français) et non disposer d'un pouvoir d'injonction dans des affaires individuelles ?
55Ne serait-il pas utile de mettre fin à cet adage selon lequel, pour le parquet, « la plume est serve mais la parole est libre », qui ne peut que mener à la schizophrénie judiciaire, pour ne pas dire à l'imposture tant de fois dénoncée par cet autre adage « le ministère public, c'est le ministère tout court » !
56Enfin, on souhaite bon courage aux services qui devront imaginer une mesure d'enquête pénale à décharge, demandée aux services de police par le parquet sur sollicitation de l'avocat de la défense, alors même que ces services ont instruit à charge sous les ordres du parquet...
57On le voit, la schizophrénie, qui accompagne l'institution du parquet, risque de se perpétuer sur un autre mode processuel.
58Sauf à favoriser un dialogue direct entre les différentes parties au procès pénal : avocat, de la défense, police, parquet.
59Après tout, le but du procès pénal n'est-il pas la manifestation de la vérité ?
60Cet objectif ne peut-il pas être commun à chacune des corporations et garantir la conciliation des contraires dans le cadre d'une procédure pénale qui prendra en considération les oppositions fécondes dans le but d'une meilleure manifestation de la vérité ?
61On le voit, le débat continue, soixante ans après le film...