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Article de revue

Penser l'euthanasie

Pages 141 à 147

Notes

  • [1]
    Céline Lafontaine, La Société post-mortelle, Paris, Seuil, 2008, p. 209.
  • [2]
    Glennys Howarth, Death and Dying : A Sociological Introduction, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 118-119.

1 Pourquoi est-il si difficile de penser l'euthanasie ? Sans doute parce que tenter de le faire revient tout d'abord à affronter trois grands paradoxes.

2 Le premier concerne la revendication d'une autodétermination toujours plus grande des individus, qui est au coeur des aspirations contemporaines et si caractéristique des démocraties libérales. Dans le cas de l'euthanasie, cette autodétermination est. doublement contrariée : par la pratique, puisque l'euthanasie est par définition une forme de suicide assisté qui exige la participation d'autrui ; par le droit, puisque le plus souvent la législation des démocraties libérales, comme celle de la France avec la loi Leonetti de 2005, accepte un « laisser mourir » mais interdit la collaboration « active » d'autrui dans toutes les formes pensables de suicide assisté. Il résulte de cette situation de fait et de droit que l'évaluation de la frontière fort mouvante en pratique entre tuer et laisser mourir est laissée à l'appréciation des autorités médicales. Il découle également de cette situation que toute volonté de légaliser l'euthanasie ne pourrait qu'aboutir à un renforcement du rôle des autorités médicales dans la décision de donner la mort, en raison du fait incontournable que seules celles-ci sont compétentes pour diagnostiquer l'état exact du patient et pour prescrire les substances permettant de le maintenir en vie, ou, au contraire, de lui faire quitter la vie. La revendication d'une libéralisation et d'une légalisation de l'euthanasie repose donc sur un paradoxe : découlant d'une aspiration à davantage d'autodétermination pour les individus, elle semble ne pouvoir qu'aboutir à un renforcement du contrôle biomédical sur ceux-ci.

3 Le second paradoxe concerne la forme que revêt majoritairement aujourd'hui la mort idéale. Nos contemporains expriment en général une nette préférence pour une mort tout à la fois subite et inconsciente. La mort n'est plus acceptée comme une épreuve, et un processus, mais souhaitée comme un événement soudain qui ravit l'individu à lui-même à son insu. Si la mort brutale et indolore a toujours existé, la médicalisation moderne de la fin de vie a apporté, elle, un élément nouveau : la garantie de pouvoir assurer le passage de vie à trépas avec le moins de souffrance possible. L'agonie violente d'antan est révolue, du moins autant que cela est médicalement possible grâce à la pratique généralisée de la sédation, et économiquement distribuable : devant la mort comme devant la vie, il est préférable d'être riche si l'on souhaite bénéficier du maximum de confort. L'inégalité d'accès au confort est cependant certainement moindre devant la mort que devant la vie dans un pays comme la France. Il ne saurait être question de critiquer la préférence massive en faveur d'une mort confortable, et, si possible, aussi imperceptible que possible : nul n'est tenu à souffrir. Le paradoxe surgit lorsque l'on s'aperçoit que les progrès médicaux, tout en réduisant fort heureusement la violence des souffrances de l'agonie ont dans le même temps spectaculairement prolongé la durée des agonies elles-mêmes. Aujourd'hui, il est statistiquement bien moins probable de mourir subitement ou brièvement qu'autrefois : les agonies peuvent durer des semaines ou des mois. Les frontières mêmes entre état grave et agonie sont incertaines puisque le pronostic vital peut être engagé à un horizon sans cesse repoussé. Du coup, si tout le monde peut se féliciter de la diminution des souffrances et du prolongement de la durée de la vie, il n'en demeure pas moins que le souhait général d'une mort subite et inconsciente entre en parfaite contradiction avec une appréhension entièrement médicalisée de la mort qui ne peut que prolonger les agonies. Pour le dire de façon un peu provocatrice, on peut considérer que l'institution médicale étant responsable de la prolongation considérable du laps de temps parfois long pendant lequel le patient peut tout à la fois se féliciter d'être encore en vie et déplorer qu'on lui fasse voir en face aussi longtemps la perspective prochaine de sa propre mort, devrait, en retour, avoir non seulement l'autorisation mais aussi l'obligation de mettre fin à cette période à la seule demande du patient. Il semble en effet difficile de tenir un discours consistant à dire aux patients qu'ils ne peuvent pas tout avoir : le prolongement de la vie (ou de l'agonie, c'est une question de point de vue), la diminution de la souffrance, et, en plus, le choix individuel de passer de vie à trépas. En la matière, on ne voit pas bien en quoi ce dernier bienfait serait un luxe inouï et inutile.

4 Le troisième paradoxe concerne la signification même de la notion d'« euthanasie ». Celle-ci est hélas entachée par une ambivalence essentielle. En effet, la « bonne mort », ou, si l'on préfère, la « mort douce » et choisie librement par un individu qui souhaite disposer comme il l'entend de son heure, de son lieu, de ses circonstances et de son mode, n'est pas tout entière et unanimement associée dans les esprits à des notions très valorisées comme l'autodétermination individuelle et l'éviction de la souffrance inutile. L'euthanasie est aussi, et, pour certains, avant tout, liée à des craintes plus ou moins directement liées au souvenir de funestes précédents historiques qui la mirent au service de l'eugénisme. Ironie de l'histoire : c'est dans les années 1930 et 1940 que fleurirent dans le monde anglo-saxon des mouvements en faveur d'une euthanasie consacrant l'autodétermination des individus, au moment même où l'euthanasie était dévoyée en étant mise au service de la politique eugéniste nazie. Or rien ne saurait être plus opposé qu'une euthanasie d'autodétermination et une euthanasie d'élimination. Mais il n'en demeure pas moins que l'imaginaire collectif semble avoir bien du mal à dissocier l'aspiration à davantage de liberté individuelle de la terreur à l'idée d'un système légal d'élimination, qui serait d'ailleurs désormais fondé non sur une quelconque forme d'eugénisme, mais sur de prosaïques considérations de coût social du maintien en vie. Sans doute faut-il se méfier ici de deux travers : l'argument de la pente fatale et la cécité aux conditions sociales des demandes d'euthanasie. L'argument de la pente fatale promet toujours le pire sur la base d'une hypothèse absolument invérifiable : légalisez l'euthanasie, soutient-il, et vous obtiendrez par « glissement » des programmes d'élimination de masse. Il faut se souvenir que, dans la même veine, la légalisation de l'avortement devait automatiquement entraîner, selon ses détracteurs, des catastrophes démographiques et humaines. La cécité aux conditions sociales est un excès inverse si elle accompagne un plaidoyer en faveur de la libéralisation de l'euthanasie. Car on sait que la demande d'euthanasie est toujours faite au nom d'une conception de la « qualité de la vie » incluant sans contradiction une forme de « qualité de la mort ». Or, l'appréciation de l'une et de l'autre peuvent largement varier au cours de l'existence, et surtout être fortement influencée par les conditions sociales de cette dernière. En effet, comme le relève la sociologue canadienne Céline Lafontaine  [1], la demande d'euthanasie est assez massivement une demande de gens en bonne santé qui ne parviennent pas à envisager, dans leur état, qu'ils puissent vivre en étant privés d'une grande partie de ce qui fait la qualité actuelle de leur vie. Il semble que cette demande soit bien plus rare chez les grands malades qui ont progressivement modifié leur définition de la qualité de la vie. Mais les demandes vraies et explicites d'euthanasie sont-elles à ce point rares ? Sans doute est-il difficile d'en juger tant que ces demandes demeurent de toute façon illégales et de ce fait peu formulables. Demeure enfin l'autre plan, plus sombre, de la question des conditions sociales : le fait que la mort physique de nombre d'individus, et pour commencer des plus pauvres et des plus seuls d'entre eux, ceux qui sont placés dans des institutions pour vieillards, survient des années après leur mort sociale, c'est-à-dire après la perte de leur statut social et l'arrachement à leur milieu, voire après la perte de tous liens familiaux ou même simplement amicaux  [2]. Dans un tel contexte, note encore Céline Lafontaine, les frontières entre l'euthanasie consentie et l'euthanasie imposée peuvent devenir floues, tant peut être fort chez des individus « socialement morts » le sentiment d'être une charge pour les autres et de finalement demander le maintien souvent coûteux d'une vie ressentie comme absurde ou du moins atrocement dévalorisée. Il va de soi que ce dernier trait des conditions sociales de la demande d'euthanasie peut servir à alimenter à l'envie l'argument de la pente fatale. Il devrait plus raisonnablement motiver des politiques à grande échelle d'assistance et de soins aux personnes âgées ou malades destinées à éviter ou atténuer l'arrachement de celles-ci à leur statut social. Il y a là un fait indépassable : quelle que soit la position que l'on adopte à l'égard de l'euthanasie, il serait assurément inconséquent et moralement fort discutable de penser que cette question est la seule priorité, publique en matière d'appréhension des vieillards et des grands malades. Le soin social autant que physique qui doit être apporté à ces derniers est une priorité qui n'annule en rien la pertinence de la question d'une légalisation de l'euthanasie, mais qui demeure un arrière-plan complexe : comment évaluer qu'une société en aura jamais fait assez en matière de soins sociaux et physiques avant de légaliser la pratique de l'euthanasie volontaire ? Cependant, cette question est en partie un piège : jamais une société n'en fera assez pour combattre la souffrance et la misère ; une demande infinie en la matière peut donc servir à justifier un refus d'une légalisation de l'euthanasie aussi longtemps que la pauvreté, la solitude et la souffrance sociale en général existeront, c'est-à-dire, assez vraisemblablement, pour l'éternité.

5 C'est en ayant à l'esprit ces trois paradoxes qu'il faut ensuite affronter de plus près encore la réalité. Le « droit au laisser mourir » instauré en France par la loi Leonetti de 2005 répond à notre sens de façon à la fois précise et vague aux questions que se pose la société civile. Précise est en effet la réponse donnée aux conditions de limitations de l'acharnement thérapeutique. Un médecin peut désormais « provoquer la mort sans intention de la donner » en administrant une dose suffisante de sédatifs dans des conditions bien définies (maladie incurable, souffrance intense, consentement personnel, consentement par délégation), ce qui est une façon, il faut bien le dire, de légaliser une pratique largement répandue, et de longue date : il y a environ 150 000 décès par an de malades incurables en France, alors qu'il n'existe dans notre pays que 4 000 lits dans les services de soins palliatifs. Vague, en revanche, est le statut de l'aide non médicale au suicide, qui n'est pas illicite en tant que telle, à la différence de la provocation au suicide. Fondamentalement vague, également, est l'opérateur conceptuel sur lequel repose la loi Leonetti : la distinction, très controversée en philosophie morale, entre « tuer » et « laisser mourir », entre l'aide active, qui demeure prohibée, et l'aide passive, c'est-à-dire indirecte, ou, selon certains, tout simplement hypocrite. « Provoquer la mort sans intention de la donner tout en ayant l'intention claire de la donner » est en effet ce qui décrit assez bien ce que fait un médecin lorsqu'il administre une dose importante de morphine à un malade en phase dite terminale d'un mal incurable : il pourrait parfaitement soulager aussi bien, ou presque aussi bien, ses souffrances en lui administrant une dose inférieure de sédatifs, qu'il sait, non létale, mais il ne le fait pas et administre au contraire sciemment une dose suffisante de sédatifs pour que celle-ci soit à coup sûr létale. L'une des objections de fond à la loi Leonetti porte donc sur l'usage central qu'elle fait de la vieille doctrine du « double effet », issue de la théologie catholique. Une loi, dans une démocratie libérale, ne doit jamais reposer sur une conception du bien particulière. Elle doit, au contraire, satisfaire les conditions d'une neutralité de justification, non seulement par la voie procédurale classique (la loi est légitime parce qu'elle découle des procédures prévues par la Constitution), mais par l'éviction en son sein de toute référence à une conception du bien controversée, a fortiori si cette référence est l'opérateur conceptuel central de cette loi. Certes, on peut, se poser la question de savoir si une thèse méta-éthique (c'est-à-dire une thèse proposant une analyse d'un concept moral, ici, celui de la responsabilité) est une conception du bien au même titre que le serait une thèse métaphysique ou religieuse du type « Dieu interdit l'assistance au suicide » ou « La vie est sacrée ». Mais dans la mesure où une thèse méta-éthique est par définition controversée (les cas d'accord unanime en philosophie étant rarissimes) et où, de plus, cette thèse-là est profondément enracinée dans la théologie morale catholique, il semble fort difficile d'imaginer qu'elle puisse être considérée comme neutre. Bien entendu, on peut proposer une autre lecture de la loi, et considérer que celle-ci a sciemment fondé son argumentation sur un arrière-plan culturel chrétien en général et catholique en particulier, en considérant qu'il fallait faire appel, sur une question moralement difficile, à la culture traditionnelle d'une partie de la population française. Mais, outre le fait que l'immense majorité des catholiques eux-mêmes, en dehors de ceux qui sont férus de théologie morale, doit ignorer à peu près tout de la doctrine du double effet, demeure surtout en ce cas la question de savoir s'il est seulement envisageable dans une démocratie libérale de foncier une loi sur une conception religieuse du bien. Il est difficile d'imaginer en tout cas que les artisans de cette loi aient pu ignorer qu'ils utilisaient un concept thomiste, saturé, donc, de connotations catholiques. Des partisans du conséquentialisme en philosophie morale, ou encore des libertariens, des adversaires du thomisme, des adversaires du christianisme, etc. ne peuvent évidemment pas se reconnaître dans cette loi tant elle sort du système de neutralité de justification qui doit définir une loi issue des institutions d'une démocratie libérale.

6 Comment aurait-on pu s'y prendre autrement ? Pour commencer, on aurait pu, et surtout on aurait dû, éviter à tout prix d'utiliser la théorie du double effet. Non seulement en raison de la dérive législatrice que l'on vient de pointer, consistant à flirter de trop près avec une conception morale et religieuse du bien controversée, mais aussi en raison du fait, relevé par Philippe Pedrot, que l'application d'une telle loi faisant référence à l'appréciation du double effet d'un acte, laisse aux juges une marge de manoeuvre bien trop importante, leur permettant sans doute autant d'aller dans le sens d'une irresponsabilité pénale des médecins que de combattre cette dernière s'ils le souhaitent. Car qui va, en dernière instance, apprécier le double effet ? Si l'appréciation purement médicale suffisait (et seul le corps médical est compétent pour énoncer qu'un acte ou l'absence d'un acte aura pour conséquence prévisible tel ou tel effet), l'autorité judiciaire ne pourrait faire qu'entériner la décision médicale. Ce qui reviendrait à livrer aux autorités médicales les clés du problème de l'euthanasie, de sa définition et de sa pratique. En ce cas, nulle autre loi que celle qui dirait que les autorités médicales sont les seules à être entièrement compétentes en la matière et irresponsables pénalement ne serait nécessaire. Or cette solution est écartée par la loi de 2005 au profit d'une solution de semi-encadrement juridique : la loi définit les conditions d'application de l'euthanasie (double effet, consentement), étant entendu que ces conditions sont extraordinairement difficiles à satisfaire, ou, plus exactement, à définir en pratique autrement qu'à travers le verdict des autorités médicales elles-mêmes. La grande marge d'appréciation laissée du coup aux juges, inévitablement ou volontairement, ressemble à une laisse sur enrouleur, à laquelle on peut donner du mou ou que l'on peut au contraire bloquer puis resserrer au gré des circonstances. Or la bonne volonté des juges n'est pas une solution à la question de l'euthanasie. Le délestage sur les juges des questions d'éthique publique épineuses, surtout, n'est pas la bonne méthode, d'autant qu'elle est minée en France par un paradoxe insurmontable : d'un côté, le système judiciaire n'est pas reconnu comme un pouvoir, mais comme une simple autorité, et les juges doivent sans cesse rappeler leurs prérogatives d'indépendance dans un système hiérarchisé et centralisé comme un corps d'officiers ; de l'autre, on demande à ces mêmes juges d'exercer un pouvoir réel et considérable, de nature quasi législative, en se prononçant sur les questions les plus controversées d'éthique publique que le législateur n'a pas voulu ou pu décider. Or il n'appartient pas aux juges de redéfinir au coup par coup les interdits fondamentaux de notre société. Leur tâche habituelle est déjà assez lourde pour qu'on ne les accable pas de ce fardeau supplémentaire.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/cdlj.1001.0141

Notes

  • [1]
    Céline Lafontaine, La Société post-mortelle, Paris, Seuil, 2008, p. 209.
  • [2]
    Glennys Howarth, Death and Dying : A Sociological Introduction, Cambridge, Polity Press, 2007, p. 118-119.

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