Notes
-
[1]
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 86.
-
[2]
Droit et complexité, (sous la dir. de M. Doat, J. Le Goff, Ph. Pedrot), Pour une nouvelle intelligence du droit vivant, Presses universitaires de Rennes, 2007.
-
[3]
A. Supiot, Critique du droit et du travail, PUF.
-
[4]
J. Léonetti, À la lumière du crépuscule, Michalon, Paris 2008.
-
[5]
F. Ost, Raconter la loi, Odile Jacob, 2004.
-
[6]
N. Kentish-Barnes, Mourir à l'hôpital, Seuil, 2008.
-
[7]
L'objectif recherché par le professeur Milhaud était de reproduire par enregistrement de la mort d'un patient par inhalation de protoxyde d'azote les circonstances de la mort de Madame Bemeron qui faisait l'objet d'un procès à Poitiers.
-
[8]
L. Ferry, Tradition ou argumentation ? Pouvoirs, no 56,1991, p. 17.
-
[9]
A. Garapon, Le Droit mis à l'épreuve, Esprit, 2007, no 8-9, p. 208.
-
[10]
Arrêt Pretty cf Royaume-Uni, 29 avr. 2002, no 37 ; Vincent Berger, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, Sirey, 2007, p. 11 ; C. Girault, note, JCP 2003. 10062, p. 679-682.
-
[11]
M. Van De Kerchov, F. Ost, Le système juridique, entre ordre et désordre, PUF, Paris, 1988.
1 Dans l'ouvrage intitulé Soi-même comme un autre, le philosophe Paul Ricoeur explique la notion que l'on trouve dans les écrits de Wittgenstein de « règle constitutive ». Par règle constitutive, on entend des préceptes dont la seule fonction est de statuer que, par exemple, tel geste de déplacer un pion sur l'échiquier « compte comme » un coup dans une partie d'échecs. Le coup n'existerait pas, avec cette signification et cet effet dans la partie, sans la règle qui « constitue » le coup en tant que phase de la partie d'échecs... La règle à elle seule revêt le geste de la signification ; déplacer un pion procède de la règle dès lors que la règle est constitutive [1]. De ce point de vue, écrit encore Paul Ricoeur, la règle juridique est un opérateur d'intelligibilité car elle caractérise des manifestations comportementales comme des actions sociales déterminées comme vendre, contracter, acheter, emprunter, porter assistance à personne en danger, témoigner, déposer plainte ou licencier un salarié.
2 C'est en raison de la multiplication des règles constitutives que le droit est devenu de plus en plus un instrument de communication, c'est-à-dire un moyen technique par lequel les parlementaires expriment un message venant de la société. Le droit ne se borne pas seulement à encadrer et à stabiliser des attentes issues de la société civile. Il exerce aussi un effet de délestage de nos discussions éthico-politiques. Étant donné le besoin de parvenir à une décision, il est rationnel, c'est-à-dire justifiable, de s'accorder sur une procédure qui limite de la façon la plus rationnelle qui soit l'espace de ce qui est possible pour une telle discussion. Parmi les exemples de telles procédures, on trouve les règles qui fondent la législation parlementaire sur la base du principe de la représentation et de la majorité, ainsi que les diverses formes de procès. La portée normative de la loi n'est donc pas seulement dans le message législatif qui est nécessairement vague ou déclaratif. Le droit se construit aussi au cas par cas dans le travail juridictionnel de qualification et d'interprétation de la part des tribunaux. Ce travail de qualification effectué par le juge permet ainsi de créer une sorte de filet de sécurité qui évite d'enliser le débat dans le dialogue de sourds car le juge est tenu d'aboutir à une décision.
3 Ce qui a changé depuis une trentaine d'années, c'est que l'appel au juge n'a cessé de grandir dans le domaine des biotechnologies et que de tous côtés, ont émergé des questions auxquelles il n'est pas facile d'apporter des réponses. Que décider lorsque les proches ou la famille d'une personne en état végétatif permanent demandent l'arrêt des soins ? Comment trancher la question du suicide assisté dans des situations extrêmement délicates où l'on revendique un « droit à la mort » ? Où se situe la limite entre ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas ?
4 Ce qui s'est déplacé également, c'est la crise contemporaine de la rationalité qui entraine un brouillage des frontières [2]. Le vocabulaire en est témoin puisqu'il est devenu beaucoup plus incertain. Le terme d'euthanasie (la « bonne mort » ou euthanatos) n'est pas un mot juridique mais les questions posées autour de la fin de vie n'ont cessé d'émerger dans la conscience collective. La « bonne mort » apparaît comme celle qui est souhaitable, parfois même prévisible. Mais comment le droit civil et le droit pénal peuvent-ils se saisir de questions aussi sensibles, dans le contexte d'une société pluraliste et éminemment complexe ? Est-ce au droit de permettre de devancer la mort ? Sur ces questions incertaines où les mots n'ont pas forcément le même sens selon la sphère dans laquelle on se trouve, le juge maintient sa fonction traditionnelle de gardien des limites, des frontières par des interdits fondateurs. Parallèlement, le juge a aussi, lors de procès souvent très médiatisés, dépassé la conception instrumentale de la seule technique juridique en faisant émerger des principes fondamentaux afin de renforcer le lien social et de lutter contre certaines dérives.
La sauvegarde d'interdits fondateurs
5 Dans le champ d'application du droit, le premier constat est que le droit est une construction intellectuelle qui s'inscrit dans une culture et un contexte historique spécifiques. Le fait est acquis en droit privé comme en droit public. Le juriste, c'est comme l'a écrit Henry James, celui qui écoute les bruits de la société, l'oreille collée au sol.
6 Le juriste est, pourrait-on dire, celui qui donne un cadre conceptuel à partir de ses outils, en particulier le langage. C'est celui qui détermine les lignes de frontières, qui dessine les lignes sur le sol [3]. C'est aussi celui qui rend le monde habitable, dans les sens multiples que ce mot recouvre. C'est enfin celui qui établit des interdits fondateurs pour montrer que vie et mort sont inséparablement liées et pour éviter que chaque sphère d'activité (la techno-science, la politique, l'économie...) ne tendent à s'organiser selon leur propre logique [4].
7 Tout le droit tient, en effet, comme l'a montré François Ost, dans le jeu du lien et de la limite : « le lien qui cimente une communauté, la limite qui préserve la confusion. Toute la dialectique de l'immanence et de la transcendance se joue aussi autour de cette question de la limite » [5]. L'exercice du pouvoir législatif et juridictionnel est en effet passé du seul refus de faire mourir à celui de faire vivre et laisser mourir. Là réside l'enjeu essentiel de la loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie.
8 Le second constat à faire à partir de l'observation de la construction du droit est que celui-ci est à la fois représentation du social et mode d'intervention sur la société. Le droit fixe les règles du jeu d'une société, met en oeuvre les théories, les concepts, les notions qui contribuent ainsi à forger l'image d'une société. C'est le droit qui permet à un justiciable de porter plainte s'il estime être victime d'une injure ou d'une diffamation, de demander des dommages et intérêts s'il prétend être lésé. C'est le droit qui dit le licite et l'illicite en maintenant la cohérence normative d'une société. Si le droit est, de ce fait, miroir de la vie sociale, c'est parce qu'il symbolise ou représente un état des rapports sociaux, à un moment donné et en un lieu donné. La juridicité n'est donc, contrairement à une vision positiviste étriquée, jamais « pure », détachée de la société.
9 Dans les sociétés traditionnelles et jusqu'à une période relativement récente dans les sociétés modernes, la mort comme la vie étaient des affaires régulées par la collectivité. Les choix des individus avaient peu d'emprise au regard de la totalité de la communauté concernée et c'était l'État, en liaison plus ou moins tendue avec les instances religieuses qui fixait les règles de la vie collective, de la naissance à la fin de vie.
10 Mais actuellement, l'évolution de la modernité contemporaine, l'individualisme inhérent à celle-ci et l'évolution de la techno-science ont considérablement changé la donne. Nul besoin de longs développements pour savoir qu'aujourd'hui, nous mourons de moins en moins chez nous, entourés de nos proches, mais de plus en plus à l'hôpital, entourés d'une équipe de soignants et d'une multitude de machines médicales [6]. La mort nous concerne tous mais nous oublions qu'en France plus de 70 % de la population décède à l'hôpital et que parmi ces 70 %, environ la moitié dans un service de réanimation.
11 C'est à la lumière de cette médicalisation croissante que le droit a introduit dans la loi du 22 avril 2005 un certain nombre de dispositions sur le droit au « laisser mourir ». Jusqu'en 2005, le Code de déontologie médicale et la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades avaient déjà introduit des possibilités de refuser des traitements. Mais c'est la loi du 22 avril 2005 qui a accru cette autonomie en substituant le terme « tout » traitement à « un » traitement en instaurant un droit au refus ou à l'interruption de « tout » traitement au profit des personnes conscientes. La loi Léonetti intervient aussi pour lever toute ambiguïté sur ce que l'on appelle « la théorie du double effet » en créant, dans ce cas, une cause d'irresponsabilité pénale. Si le médecin constate qu'il ne peut soulager la souffrance d'une personne, en phase avancée ou terminale d'une affection grave et incurable, quelle qu'en soit la cause, qu'en lui appliquant un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d'abréger sa vie, il en informe le malade, la personne de confiance, la famille ou à défaut un des proches (art. L. 1110-5 CSP). La procédure suivie dans ce cas doit être inscrite au dossier médical.
12 Mais le juge en la matière garde un important pouvoir normatif et créateur. Il possède un pouvoir d'application, d'interprétation et d'adaptation des textes afin de contribuer à la construction de l'ordre social. En interprétant la loi, le juge peut ainsi la revivifier, l'ignorer ou la combattre. C'est en particulier par le travail de qualification juridique qui laisse au juge une marge de liberté importante que celui-ci peut ménager les différentes valeurs qu'il veut sauvegarder.
La réaffirmation de valeurs fondatrices
13 Fragilisé par l'expansion de la techno-science et de la rationalité instrumentale, le droit des personnes et de la santé ne peut échapper à une réflexion sur les postulats éthiques et philosophiques qui l'irriguent.
14 Le Conseil d'État l'a fort bien compris lorsqu'il a condamné l'expérimentation effectuée par le professeur Milhaud sur une personne en état de coma dépassé. L'un des interdits fondateurs de notre société concerne l'expérimentation sur les morts, sauf dans deux cas : lorsque l'expérimentation consiste à prélever des organes ou lorsqu'elle répond à une nécessité scientifique reconnue. Or l'expérimentation pratiquée par le professeur Milhaud, a jugé le Conseil d'État, ne rentrait dans aucune de ces deux exceptions.
15 Pour juger de l'importance de cette décision, il faut rappeler les faits : à la suite d'un accident de la route, un jeune homme avait été admis au centre hospitalier d'Amiens. Les médecins avaient alors conclu à la mort cérébrale à la suite d'un certain nombre d'examens. Le corps du jeune homme avait néanmoins été maintenu en état de « survie artificielle ». Le chef du service avait alors décidé, sans le consentement de la famille, des proches ou d'un comité d'éthique, de pratiquer une expérimentation consistant à faire inhaler du protoxyde d'azote et de l'oxygène [7]. Cette expérimentation sauvage avait été condamnée par un blâme par le Conseil régional de l'ordre des médecins de Picardie, cette sanction étant confirmée en appel. Mais le professeur Milhaud avait ensuite déposé devant le Conseil d'État un pourvoi en cassation contre une telle décision.
16 Le Code de déontologie, en 1991, protège les vivants et non les morts. Dès lors que le Conseil régional de l'ordre des médecins avait à appliquer un texte à propos d'une personne en état de mort cérébrale, le Conseil d'État aurait dû logiquement casser la décision. Mais conscient des limites à créer pour réagir contre certaines pratiques scientifiques, le Conseil d'État est allé au-delà de la lettre des textes. Il a affirmé l'existence de « principes déontologiques fondamentaux ». Dans un arrêt emblématique du 2 juillet 1993, le juge administratif consacre en effet ces principes fondamentaux qui s'inspirent des « aspirations latentes de la conscience collective » et qui s'imposent dans la mesure où elles apparaissent être « l'expression d'exigences supérieures qui engagent toute une conception de l'homme et de ses rapports avec la société ».
17 Le droit résiste donc à une vision désincarnée de la rationalité juridique pour au contraire récupérer la charge symbolique abandonnée par d'autres instances de la société. Comme l'explique Luc Ferry, l'annexion de l'éthique par la science ne saurait être acceptée. « Les questions d'éthique n'ont en leur fond aucun lien avec les connaissances scientifiques. Le fait de savoir ce qui est, ne détermine en rien ce qui doit être » [8]. Toujours est-il que ces questions dépassent largement le champ de la biomédecine, obligeant à briser les sphères closes et à établir des articulations entre ce qui trop longtemps a été séparé.
18 Le juge ne se contente pas, même s'il fait souvent preuve de clémence, de rappeler l'interdit fondateur du meurtre dans un certain nombre d'incriminations pénales. Il redonne vie à des principes fondamentaux en pesant les différents intérêts en présence. Faire mourir suppose un geste actif (qualifié d'empoisonnement ou d'homicide) qui est strictement interdit par la loi. Laisser mourir intègre l'idée d'une abstention de soins en raison d'une action inutile. La loi du 22 avril 2005 reprend donc la notion d'obstination déraisonnable, déjà contenue dans le Code de déontologie médicale depuis 1995 et insérée dans le Code de la santé publique depuis 2004. Le médecin peut donc s'abstenir de certains soins puisque c'est à lui d'apprécier l'efficacité de ceux-ci. La jurisprudence a ainsi, à plusieurs reprises, refusé de sanctionner des médecins qui avaient porté assistance à un malade mais qui avaient décidé de ne pas pratiquer des actes médicalement inutiles. En ce domaine, le médecin dispose de la plus grande liberté à condition de ne pas abandonner le patient.
19 C'est ce que reconnaît la loi Léonetti du 22 avril 2005 qui dispose par l'article 1110-5 du Code de la santé publique que les actes (interventions, soins, thérapeutiques) ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Le choix du terme « peut » et non « doit » dans l'alinéa 2 de l'article 1110-5 vise à empêcher toute poursuite judiciaire dans une telle hypothèse. L'objectif du législateur a sans doute été de laisser une marge d'appréciation au médecin, en particulier si le patient souhaite continuer à bénéficier de soins jusqu'au bout, même s'ils sont inutiles. En ce domaine, on ne peut donc appliquer les textes avec une trop grande rigidité. Une réflexion sur l'euthanasie ne peut se passer des conséquences éthiques, anthropologiques voire politiques des choix législatifs.
20 Les procès relatifs à la fin de vie et aux questions qui touchent à l'euthanasie (affaires Humbert, Sébire, Tramois...) sont donc une mise à l'épreuve des récits. Très souvent, les affaires relatives à l'euthanasie révèlent ainsi la souffrance des soignants, de la famille et des proches tiraillés entre l'épuisement psychologique, la compassion et la protection de la personne.
21 « La scène judiciaire - c'est là sa force - s'offre comme une organisation du récit, un cadre pour le confronter à un autre, une structure pour tenter de construire un récit sinon commun du moins accepté par les parties [9].
22 C'est ce qu'a fait la Cour européenne des droits de l'homme dans un arrêt du 29 avril 2002. Madame Pretty, ressortissante britannique, âgée de 44 ans, paralysée et souffrant d'une sclérose latérale amyotrophique avait en effet tenté de soutenir que le refus par le Director of Public Prosecutions d'accorder une immunité de poursuite à son mari s'il l'aidait à se suicider et la prohibition de l'aide au suicide édictée par le droit anglais enfreignaient à son égard les droits garantis par les articles 2, 3, 8, 9 et 14 de la Convention européenne. Considérant que le stade ultime de cette maladie lui faisait perdre sa dignité, elle souhaitait « pouvoir décider quand et comment elle devait mourir et ainsi échapper à cette souffrance et à cette indignité ». Chacun sait que sa demande a été rejetée par la Cour de Strasbourg, aux termes d'un arrêt de 34 pages, particulièrement motivé [10].
23 Au soutien de sa requête, Madame Pretty invoquait d'abord l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme. Selon elle, il appartient à chaque individu de décider s'il veut vivre et de façon corollaire du droit à la vie découle le droit à la mort. Sur le fond, la Cour rappelle que l'article 2 astreint l'État non seulement à s'abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. Selon la Cour, l'article 2 ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir. Il ne saurait davantage créer un droit à l'autodétermination en ce sens qu'il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que la vie. En conséquence, on ne peut en déduire un droit à mourir, que ce soit de la main d'un tiers ou avec l'assistance d'une autorité publique.
24 Madame Pretty soutenait également dans sa requête que la souffrance à laquelle elle se trouvait confrontée participait d'un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention. L'État aurait donc eu une obligation négative concernant de semblables traitements pour ses citoyens mais encore une obligation positive de les en protéger. La requérante alléguait sur ce terrain que l'impossibilité dans laquelle elle était placée de mettre fin à ses jours la vouerait à « connaître une mort extrêmement pénible et indigne ». La Cour considère cependant que la situation subie par Madame Pretty en raison du refus des autorités de ne pas poursuivre son époux si celui-ci l'aidait à se suicider ne constitue pas une atteinte à l'article 3 de la Convention qui prohibe en termes absolus les traitements inhumains et dégradants.
25 La Cour considère encore que si cette situation constitue bien une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante, - « la notion d'autonomie personnelle » sous-tendant l'interprétation de l'article 8 de la Convention et pouvant s'entendre « au sens du droit d'opérer des choix concernant son propre corps » ou comme permettant à l'individu « d'éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible », il n'y a cependant pas d'ingérence injustifiée de la part de l'État.
26 Celle-ci est en effet légitime au nom de la protection des droits d'autrui, étant donné « les conséquences probables des abus éventuellement commis qu'impliquerait un assouplissement de l'interdiction générale du suicide assisté ou la création d'exceptions à ce principe ».
27 La requérante soutenait également que l'article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale englobait celui de disposer de son corps et de décider ce qu'il doit en advenir. Selon elle, la prohibition du suicide assisté méconnaîtrait cette liberté de choix. La Cour estime qu'étant donné la gravité de l'acte incriminé, il apparaît raisonnable aux juges que la justice britannique ne permette pas à des catégories entières d'individus de se soustraire à l'application de la loi qui prohibe le suicide assisté, et ce, d'autant plus que les juges ont rappelé qu'il existe une souplesse dans l'incrimination et que les poursuites judiciaires ne sont pas obligatoirement systématiques.
28 Au surplus, la Cour observe également que l'article 9 de la Convention n'a pas été violé par la Grande-Bretagne car les avis et convictions de Madame Pretty n'entraient pas nécessairement dans le champ de cet article relatif à la liberté de conscience et de religion. Sans mettre en doute la fermeté des convictions de la requérante concernant le suicide assisté, la Cour a considéré que les griefs de l'intéressée ne se rapportaient pas à une quelconque manifestation d'une religion ou d'une conviction.
29 La Cour rejette enfin l'argumentation de Madame Pretty fondée sur l'article 14 du texte européen. Celle-ci prétendait en effet qu'elle subissait une situation discriminatoire en ne pouvant exercer le droit de mettre fin à sa vie au même titre qu'une autre personne non atteinte par un handicap. La Cour reconnaît que la frontière entre ceux qui peuvent se suicider sans aide et ceux qui ne le peuvent pas est très ténue. Mais les juges considèrent que tenter d'inscrire dans la loi une exception pour les personnes handicapées ébranlerait sérieusement la protection de la vie et augmenterait de façon significative le risque d'abus. Il n'y a donc pas eu de violation de l'article 14 de la Convention.
30 L'argumentation de la Cour européenne des droits de l'homme est donc particulièrement subtile car, tout en rejetant le droit à l'autodétermination fondée sur la qualité de vie, elle ne s'oppose pas à une évolution des positions des États sur la question. Le débat sur cette difficile problématique a d'ailleurs été relancé par la requête de Madame Debby Purdy qui revendiquait, suite à sa maladie dégénérative, un suicide assisté. La justice britannique, le 23 septembre 2009, a jugé désormais possible d'aider l'un de ses proches, atteint d'une maladie « incurable » ou « en phase terminale », qui voudrait se donner la mort dans son pays ou à l'étranger.
31 On le voit, à la lecture de telles décisions, dans les conflits relatifs à la fin de vie, la synthèse des différentes règles peut s'avérer extrêmement délicate. Comment trouver la bonne réponse quand se pose une question aussi difficile que celle de savoir si le praticien hospitalier peut cesser de pratiquer un traitement devenu désormais inutile ? Comment respecter la volonté du patient quand le médecin risque d'être poursuivi pour non-assistance à personne en danger ? Le recours à des règles fixes et trop rigides risque de générer des conflits de normes insurmontables, destructeurs de la pluralité des valeurs que le législateur cherche à sauvegarder. Face à la multiplicité des normes qui peuvent s'avérer contradictoires, le juge cherche à sauvegarder les droits individuels au risque de favoriser une certaine insécurité du droit.
32 Par la redécouverte ou la mise en exergue de principes comme celui de dignité, de justice ou de liberté individuelle, le juge doit chercher un équilibre délicat entre autonomie et protection de l'intégrité de la personne. Faire mourir ou laisser mourir a toujours été en philosophie morale un problème extrêmement difficile. En droit, pour prendre en compte la complexité de telles décisions, il y a un équilibre à trouver entre la grammaire du droit, avec sa langue, ses concepts, sa syntaxe rigide et la nécessité de laisser du jeu au système. Sans ce jeu perpétuel, le droit risque d'être in effectif, inappliqué ou de sombrer dans l'arbitraire [11].
Notes
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[1]
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 86.
-
[2]
Droit et complexité, (sous la dir. de M. Doat, J. Le Goff, Ph. Pedrot), Pour une nouvelle intelligence du droit vivant, Presses universitaires de Rennes, 2007.
-
[3]
A. Supiot, Critique du droit et du travail, PUF.
-
[4]
J. Léonetti, À la lumière du crépuscule, Michalon, Paris 2008.
-
[5]
F. Ost, Raconter la loi, Odile Jacob, 2004.
-
[6]
N. Kentish-Barnes, Mourir à l'hôpital, Seuil, 2008.
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[7]
L'objectif recherché par le professeur Milhaud était de reproduire par enregistrement de la mort d'un patient par inhalation de protoxyde d'azote les circonstances de la mort de Madame Bemeron qui faisait l'objet d'un procès à Poitiers.
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[8]
L. Ferry, Tradition ou argumentation ? Pouvoirs, no 56,1991, p. 17.
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[9]
A. Garapon, Le Droit mis à l'épreuve, Esprit, 2007, no 8-9, p. 208.
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[10]
Arrêt Pretty cf Royaume-Uni, 29 avr. 2002, no 37 ; Vincent Berger, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, Sirey, 2007, p. 11 ; C. Girault, note, JCP 2003. 10062, p. 679-682.
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[11]
M. Van De Kerchov, F. Ost, Le système juridique, entre ordre et désordre, PUF, Paris, 1988.