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Article de revue

Éducation au développement durable : éléments pour une problématisation de la formation des enseignants

Pages 71 à 85

Notes

  • [1]
    . http://www.education.gouv.fr/bo/2007/14/MENE0700821C.htm
  • [2]
    . http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000171/index.shtml
  • [3]
    . http://www.cge.asso.fr/presse/Strategie_pour_l-education_au_DD.pdf
  • [4]
    . Le groupe constitué d’enseignants-chercheurs statutaires, de formateurs et d’enseignants du terrain est intégré au pôle recherche de l’IUFM de l’académie de Haute-Normandie et reçoit le soutien de l’UMR STEF et de l’INRP. Son fonctionnement s’inspire d’une démarche coopérative : des projets sont élaborés et discutés collectivement et constituent le terrain d’observation.
  • [5]
    . Cours moyen première année, (cycle 3 du primaire).
  • [6]
    . Cours moyen deuxième année, (cycle 3 du primaire).
  • [7]
    . Établissement en démarche de développement durable (cf. BOEN avril 2007).
  • [8]
    . L’ensemble des résultats a fait l’objet d’un rapport scientifique remis à l’INRP en 2008.
  • [9]
    . Futurs professeurs de lycée et collège (secondaire) en deuxième année de formation à l’IUFM.
  • [10]
    . Professeurs des écoles (primaire).
  • [11]
    . Nous désignons ainsi les stagiaires pour des raisons de commodité.
  • [12]
    . Idem.
  • [13]
    . J.-M. Lange. Mathématisation de la biologie, discipline de recherche et discipline enseignée : état des lieux et enjeux didactiques. Thèse de doctorat : Cachan : ENS, 2005.

1 L’éducation au développement durable appartient à un ensemble hétérogène, celui des éducations à, dont elle partage un certain nombre de caractéristiques. Il s’agit dans ce texte non du compte rendu d’une recherche empirique mais d’élaborations théoriques étayées empiriquement visant à problématiser la formation des enseignants dans ce domaine.

Des injonctions peu opératoires

2 L’attention portée à l’éducation au développement durable (EDD), résulte essentiellement d’un contexte international particulièrement incitatif. Les Nations unies, dans le cadre de leur stratégie pour un développement durable, l’agenda 21 de Rio, délèguent à l’Unesco la responsabilité de mettre en œuvre l’éducation au développement durable comme priorité internationale. Celle-ci se concrétise sous la forme d’un programme, la « Décennie de l’éducation au développement durable ». L’Union européenne, et les nations adhérentes traduisent également dans leurs préoccupations ces injonctions. Ainsi l’État français a mis en place son propre comité « Décennie du développement durable » et l’Éducation nationale traduit sous forme d’instructions officielles un plan de généralisation, dans un premier temps d’éducation à l’environnement vers un développement durable (EEDD) sous la forme d’un plan quadriennal renouvelé mais réorienté en éducation au développement durable (BOEN, avril 2007 [1]).

3 Ce processus descendant, ces hésitations du prescrit sont sources de confusions et de difficultés car ils viennent s’inscrire dans un existant en le bousculant sans que la ou les mises en œuvre aient été suffisamment pensées en cohérence avec la mission impartie.

4 Pourtant des repères existent. C’est ainsi que pour l’EDD, le Conseil économique et social (CES), dans son rapport Environnement et développement durable, l’indispensable mobilisation des acteurs économiques et sociaux (2003 [2]), souligne que la perspective du développement durable inscrit l’environnement dans une nouvelle étape, celle du droit à environnement équilibré et sain. Cette perspective incite à interroger autrement le rapport Nature-Culture. En particulier elle incite à permettre une nécessaire « implication des citoyens » comme « condition indispensable d’une perspective démocratique de développement durable » lui-même envisagé comme élaboration collective de décisions prenant en compte des enjeux économiques, sociaux et environnementaux divergents, contradictoires et potentiellement conflictuels. Le rôle attribué à l’école dans ce contexte est alors de « contribuer à l’émergence d’une citoyenneté environnementale, économique et sociale ». Cependant, ce premier avis reste fortement imprégné d’une conception en trois piliers (environnemental, économique et social) présent dès le sommet de Rio en 1992 et repris sans être discuté par l’Éducation nationale et ses principaux acteurs. Cette absence de réflexion a comme conséquence le risque de maintenir les routines et coutumes établies sous la forme d’un découpage de l’EDD en disciplines spontanément attribuées à l’un ou l’autre des piliers.

5 Dans son rapport d’activité [3], le « groupe de travail interministériel sur l’éducation au développement durable » présidé par J. Brégeon (2008) effectue quant à lui les recommandations suivantes :

6

  • l’EDD doit être orienté vers l’action, permettant à chacun de contribuer à apporter des réponses efficaces ;
  • l’établissement est l’espace privilégié de l’EDD dont il devient le lieu et l’objet d’application ;
  • le DD propose une manière de penser et d’agir selon une approche empirique et sensible ;
  • l’EDD implique l’association des parties prenantes (famille, associations, collectivités et entreprises) aux actions conduites.

7 Comment rendre opératoire ces finalités et ces recommandations, quelles conséquences ont-elles sur les pratiques coutumières enseignantes ? Notre propos est de déterminer un certain nombre de « balises » conçues comme des nœuds de questionnement et des repères pour la formation des enseignants dans ce domaine dans le but de mettre en correspondance les pratiques effectives avec les orientations définies.

Des approches possibles

8 Il existe plusieurs manières de concevoir l’EDD. La première consiste en une approche seulement intellectuelle impliquant un apprentissage par l’enseignement de notions et concepts. Cette méthode parie sur le fait qu’être informé est suffisant pour induire chez les élèves l’adoption de comportements et d’attitudes adéquats. Il nous semble que l’expérience acquise, par exemple dans le contexte de la santé publique, a largement démontré qu’il existe un fossé entre savoir et faire, voire, entre être convaincu et être responsable, c’est-à-dire être enclin à l’action dans toutes circonstances.

9 La deuxième manière consiste à vouloir développer des comportements. Elle s’appuie sur un apprentissage par l’exemple, les bonnes pratiques très en vogue dans le contexte anglo-américain ; mais il s’agit le plus souvent de connaître et d’adopter des gestes favorables à l’environnement, les gestes écocitoyens.

10 Si l’adoption de ces gestes peut être un passage à ne pas négliger, en particulier pour les plus jeunes des élèves, il nous semble que l’idée d’action ne peut se résumer à la simple idée de faire. Il convient plutôt de lui donner la dimension supérieure de la praxis au sens d’Aristote, c’est-à-dire un faire qui implique la pensée et qui participe de l’éthique et du politique, ce qui constitue une troisième manière d’envisager l’EDD. Dépasser le dualisme de l’intellectuel et de la pratique est alors la condition nécessaire permettant l’émergence d’une citoyenneté active. Mais pour reprendre la distinction établie par Weber (1959), l’action politique doit être mue à la fois par une éthique de la conviction et celle de la responsabilité ce qui implique des valeurs, des connaissances et une inclinaison à un engagement dans l’action qui se soucie des conséquences de celle-ci. Adapter cette éthique au contexte scolaire en vue de l’émergence d’une citoyenneté responsable, comme nous y incitent les textes officiels, est un enjeu majeur pour permettre ce que Audigier (2002) appelle d’une manière provocatrice une éducation à une citoyenneté démocratique. Cette volonté d’action entre en concordance avec l’héritage de l’éducation relative à l’environnement (ERE) dans une filiation que nous revendiquons en termes d’approche critique et d’actions effectives menées selon un principe de participation.

Adopter un point de vue curriculaire

11 Les éducations à sont pour le moins des perspectives éducatives particulières qui se différencient des situations éducatives coutumières. Ainsi Lebeaume (2007) leur reconnaît des caractéristiques, pour partie, communes mais aussi des différences en accentuant pour l’EDD :

12

  • son caractère a-disciplinaire, non par négation des disciplines, mais du fait de la nature sociétale des enjeux qu’elles portent. Elles ne peuvent alors être appréhendées par une discipline en particulier mais toutes peuvent y contribuer ;
  • une centration sur l’action visant à permettre la construction d’un rapport au monde, d’un habitus et attitudes favorables ;
  • des enjeux de citoyenneté forts.

13 Dans le cas de l’EDD, il convient d’y ajouter la prise en compte des dimensions spatiales, temporelles et de complexité très affirmées, inhabituelles pour nombre de disciplines scolaires, et ici, tournée résolument vers l’avenir autant que vers le présent.

14 De ces caractéristiques découle une impossibilité pour les didactiques de discipline à elles seules de prendre en charge et de penser ces contenus, d’autant plus que celles-ci sont le plus souvent pensées en termes de situations d’enseignement-apprentissage, ce qui s’oppose à l’apprentissage par l’action. C’est donc dans un point de vue curriculaire que nous orientons nos travaux en nous appuyant sur les acquis issus de travaux antérieurs relativement à des moments éducatifs non centrés sur des savoirs académiques, telle la technologie au collège. Ainsi, Martinand (2003) et Lebeaume (2003) ont proposé l’idée de « matrice curriculaire » pour penser dans une vision dynamique, les itinéraires éducatifs vécus par l’élève, et questionner ces itinéraires en termes de recherche de cohérence, de ruptures, de continuité et de progressivité. Elle permet de penser des moments disciplinaires et des moments a-disciplinaires.

15 Dans le domaine de l’EDD, l’enjeu est bien d’acclimater au contexte scolaire un certain nombre de questions sociétales. Mais cette acclimatation doit se faire sans perdre en chemin (Mérini, 2005) le côté « chaud », pour reprendre une terminologie empruntée à la didactique des questions socialement vives (Legardez et Simonneaux, 2006), de projet politique, le caractère incertain et en débat des savoirs mobilisés. C’est pourquoi il nous semble important d’insister sur l’identification, en termes métaphoriques, de « balises curriculaires » (Lange et Victor, 2006), comme repères des nœuds de contradiction ou de tension, constitués de passages obligés, d’obstacles identifiés, qui permettraient ainsi la mise en œuvre d’un parcours, d’un itinéraire ouvert mais comportant des visées et des finalités clarifiées.

16 Comment penser le curriculum ainsi proposé ? Le chercheur anglais Ross (2000) propose un outil d’analyse et d’élaboration curriculaire selon lequel un curriculum se pilote soit par des contenus le plus souvent organisés en matières, soit par des objectifs en particulier de compétences, soit par un processus éducatif de développement de la personne. Il souligne ce faisant la tension existant entre ces termes pris deux à deux et la dimension idéologique contrastée liée à ces manières de conduire un curriculum. L’exigence d’émergence d’une citoyenneté active ou démocratique que nous avons évoquée plus haut, oriente par soucis de cohérence le pilotage du curriculum possible de l’EDD vers un processus de développement de la personne au moyen d’expériences vécues collectivement.

17 Mais penser ainsi le possible curriculaire amène à distinguer deux plans à maintenir en tension : le plan des réalisations pratiques et le plan des constructions intellectuelles (Martinand, 1992).

Première balise : opter pour des actions éducatives

18 Le rapport Brégeon prône, nous l’avons vu, la mise en œuvre d’actions de DD au sein des établissements scolaires selon des dynamiques de type agenda 21. Mais comment penser alors l’idée d’action sans se rabattre sur une éducation normative et comportementaliste ? La convocation de la théorie dispositionnelle de l’action (Bourdieu, 1998), issue de la philosophie pragmatiste, est pertinente dans ce contexte. En effet, avoir une disposition c’est être enclin à agir régulièrement de telle ou telle manière dans telle ou telle circonstance. Il s’agit d’une conception de l’individu pour laquelle les convictions « ne sont pas les libres choix d’un pur esprit raisonnable et raisonnant, mais fonctionnent comme des dispositions, acquises par la force de l’habitude, et qui nous inclinent à agir autant qu’à penser ». L’idée de disposition associe donc attitude et habitude. Par attitude nous empruntons à la psychologie sociale la définition suivante : une attitude est ce qui nous incline à l’action. L’attitude comporte une dimension affective, cognitive et conative (Hagège et al. 2007). Dans ce contexte, il s’agit d’attitudes de volition et de coopération acquises au cours des actions vécues collectivement. Nous proposons donc comme finalité à l’EDD de favoriser l’incorporation chez les élèves de dispositions nouvelles à faire des choix, à décider et à agir en faveur du développement durable. Le curriculum ainsi envisagé n’est donc pas piloté par des savoirs, des compétences intellectuelles ou bien encore par des compétences pour vivre (life skills) (Gauthier, 2006). Dans cette perspective, l’acquisition de savoirs et des compétences qui y sont liées ne vaut que pour son réinvestissement au cours des actions réelles, actuelles et futures, vécues collectivement.

19 Mais comment rendre compte de ces dispositions, quels obstacles et quelles difficultés rencontre-t-on dans leurs incorporations ?

Étayage empirique

20 Le recueil de données est effectué dans le cadre d’un groupe d’innovation et de recherche, le Groupe rouennais de Recherche en éducation au développement durable (GRREDD [4]). Trois projets sont suivis :

21

  • Un projet d’une durée de deux ans se déroule au cycle 3 de l’école primaire en classe de CM1 [5] puis de CM2 [6] ; il s’agit pour ce projet de participer réellement à la restructuration de l’école maternelle voisine, en relation avec l’architecte et le conseil municipal par l’intermédiaire du conseil municipal des enfants.
  • Un projet en classe de 5e et 4e de collège sous la forme d’un IDD visant à terme à constituer les bases d’un projet en vue de l’obtention du label « établissement 3D [7] ».
  • Une approche par problématique de société de la question du dysfonctionnement climatique puis celle des OGM dans le cadre du programme de SVT de la classe de seconde de lycée général.

22 Ces projets s’inscrivent dans le cadre institutionnel existant permettant de rendre intelligible la faisabilité de l’EDD dans le contexte de sa généralisation.

23 Les moments forts des projets sont enregistrés (audio et vidéo) et analysés. Des cohortes d’élèves sont suivies au moyen d’entretiens semi-directifs de groupe (cycle 3) ou individuels en amont, pendant la mise en œuvre et en aval. Le nombre d’élèves concernés est respectivement de 25 pour le cycle 3, 11 volontaires au collège et 21 volontaires au lycée. Parallèlement, les enseignants tiennent un carnet de bord et notent leur ressenti et leurs difficultés. Seules des données partielles sont évoquées ici ; elles concernent la classe de lycée et de collège [8].

Outils d’analyse des attitudes des élèves

24 Rendre compte de l’existence de dispositions chez les élèves se révèle difficile. C’est pourquoi nous proposons ici d’adapter un outil existant, portant sur les postures d’élèves, élaboré dans le cadre du curriculum de la Technologie au collège (Lebeaume et Magneron, 2007). En effet, la Technologie au collège vise non pas des savoirs à acquérir, mais des réalisations collectives autour d’un projet en référence à des entreprises réelles (Martinand, 1992). Au travers de ces réalisations, ce sont les expériences vécues par les élèves dans les dispositifs conçus et mis en œuvre par les enseignants (scénarios), qui permettent l’appropriation de clés de lecture du monde sociotechnique. Les projets EDD souhaités correspondent en partie à des réalisations collectives mais celles-ci participent effectivement à un développement sous contrainte de durabilité

25 L’analyse des entretiens a permis de distinguer trois attitudes : trait de surface, de composition et de structure, en lien avec le degré d’implication et d’adhésion croissante des élèves. Les indicateurs retenus (Sadji et Lange, 2007) articulent deux niveaux d’interprétation, celui de l’appropriation des enjeux du DD et celui de l’adhésion au format scolaire proposé.

Trait de surface

26 Les élèves sont en relation scolaire avec des contenus d’EDD. Leurs attentes se caractérisent par des savoirs à acquérir dans un but d’évaluation institutionnelle ou de la construction d’une culture générale. Dans le contexte de la question abordée, celle du « réchauffement climatique », cette attente s’exprime en termes de demande de réponses sur les causes et les conséquences, et de savoirs à acquérir en vue des évaluations à venir. L’action individuelle est inhibée par un sentiment d’impuissance. Le discours se caractérise par une argumentation structurée par des relations causales linéaires simples, et souvent de type « catastrophiste ».

Trait de composition

27 Ce sont des constructions intermédiaires que l’on peut caractériser par un intérêt différé et non une volonté d’action et encore moins d’engagement. L’élève sensibilisé manifeste un début de compréhension des enjeux. Mais l’argumentation reste simpliste. Ses actions en faveur du développement durable sont ponctuelles.

Trait de structure

28 L’élève intègre au fur et à mesure une vision complexe de la problématique. Ses actions s’inscrivent en cohérence avec sa conviction. Au terme de ce parcours, l’élève est enclin à agir dans une perspective de DD dans telle ou telle circonstance. Au lycée, par exemple, c’est dépasser le simple geste individuel et être dans une perspective d’articulation entre l’individuel et le collectif. Il exprime alors une volonté de changement qui l’implique dans le groupe social dont il fait partie : l’école, sa famille. Cette attitude nous renvoie à l’incorporation des dispositions nouvelles telle que nous les avons définies plus haut.

Évolution des attitudes des élèves

29 Les outils d’analyse ainsi construits nous ont permis de repérer ces trois registres d’implications des élèves et de rendre compte d’une évolution d’attitude chez certains d’entre eux (Sadji et Lange, 2007 ; Lange, 2007). Pour la majorité d’entre eux l’évolution s’effectue totalement ou partiellement du trait de surface vers le trait de structure : un intérêt est exprimé tant vis-à-vis de la nature sociétale et actuelle des questions abordées que vis-à-vis des dispositifs eux-mêmes, retrouvant ici les résultats établis par les travaux portant sur les Itinéraires de Découvertes (Magneron et Lebeaume, 2004).

30 Pour autant, d’autres élèves ne semblent pas changer d’attitude. Nous faisons ici l’hypothèse de difficultés et d’obstacles à cette évolution, comme :

31

  • l’existence d’un malaise chez certains élèves quant à la pratique de l’enseignant (absence de manuel, de cours à apprendre et à réviser en vue d’un « contrôle » des connaissances) analysé en termes de rejet de la « pédagogie invisible » mis en évidence chez certaines classes sociales par les travaux en sociologie du curriculum (Mangez, 2008) ;
  • la difficulté à se repérer dans une démarche complexe ;
  • un certain fatalisme ou sentiment d’impuissance due à une perception catastrophique de la situation, fatalisme que nous qualifions d’épistémique ;
  • un fatalisme davantage lié à une posture d’impuissance déléguant alors à d’autres, les scientifiques, les experts, les gouvernants, toute recherche de solution, fatalisme que nous qualifions de social.

Deuxième balise : permettre à chacun de se construire une opinion raisonnée

32 L’acceptation de l’idée de complexité au sens où l’a défini Morin (1981) n’est pas sans conséquence épistémologique. Là où l’épistémologie traditionnelle s’intéressait aux constructions conceptuelles, la complexité met en avant l’idée de relation, de lien. En cela, elle détermine pour certains la reconnaissance de rationalités multiples y compris celles issues des croyances (Lavelle, 2006). Il y a en tout cas de nouvelles articulations qui se dessinent et qu’il reste à préciser entre rationalité et subjectivité. La pensée complexe se heurte cependant à des conflits potentiels de rationalités qu’il convient de prendre en compte.

33 Nous retrouvons ici la pensée de Ardoino (1996) qui invitait à adopter en recherche des démarches multiréférentiées intégrant des îlots d’intelligibilité qui comportent des éléments de rationalité, des valeurs, des croyances au sein d’espaces d’ignorances.

34 C’est ainsi que nous envisageons comme visée intellectuelle pour les éducations à, et notamment pour l’EDD, celle de permettre aux élèves de se construire une opinion raisonnée sur la problématique abordée. La construction d’une opinion raisonnée constitue une visée pertinente pour les éducations à en tant qu’intermédiaire entre la doxa ou préjugé et l’épistémê ou connaissance scientifique rationnelle. L’idée d’opinion raisonnée, qui peut paraître relever de l’oxymoron en première approche, comporte une part provisoire de flou, d’ignorances, et implique une pensée en mouvement, un travail d’élaboration, une posture de recherche. Elle est pédagogiquement porteuse tant au niveau de la forme que du fond. Située en cohérence avec les pédagogues de la continuité, elle n’interdit pas pour autant la nécessaire rupture épistémologique permettant l’accès à la science en référence à Bachelard et ce en accord avec Fabre (2005). Reconnaître un statut intermédiaire à une pensée en cours de construction, c’est ouvrir un espace accessible au pédagogue et des repères au didacticien, et c’est rétablir une certaine forme de continuité entre science et opinion (Bensaude-Vincent, 2003). Viser une opinion raisonnée permet ainsi de sortir de l’opposition qui existe entre partisans des savoirs, et partisans de simples visées comportementales. Ce dualisme constitue un obstacle potentiel. Au final, l’opinion raisonnée est doublement intermédiaire : du point de vue de la philosophie de l’éducation et du point de vue didactique (Lange et Victor, 2006 ; Lange, Trouvé, Victor, 2007).

Troisième balise : Faire des enseignants des porteurs de projet

35 Le modèle en trois piliers conduit le plus souvent chaque discipline à investir l’un des trois selon une logique d’enfermement issue des spécialités des enseignants. Or l’EDD incite au contraire à des approches complexes et multiréférentiées. Nous avons pu constater que la structure pluridimensionnelle de toute thématique liée à ces domaines n’était pas familière à la plupart des stagiaires, particulièrement en formation initiale. Au contraire, chacun, par sa spécialité, se construit une représentation tout à fait personnelle, le plus souvent unidimensionnelle, de la problématique abordée. Cette pensée constitue également un obstacle potentiel à l’appropriation (Lange et Victor, 2006) des questions abordées.

36 Outre cet obstacle, le refus, le malaise voire la résistance qu’ils expriment face à ces domaines peut provenir de leur Habitus professionnel. Ils expriment ainsi le plus souvent leur attachement à l’instruction et à l’enseignement de notions et concepts plutôt qu’à un principe d’éducation, au moins pour les professeurs de lycée ou de collège. Un rapport récent souligne combien les enseignants restent davantage attachés à leur matière qu’à leur établissement d’exercice (Pochard, 2008).

Étayage empirique

37 Dans le but de valider les hypothèses exprimées ci-dessus nous avons réalisé un certain nombre de travaux empiriques.

38 Nous présentons ici les résultats partiels d’une enquête que nous avons menée sous la forme d’un questionnaire auprès des PLC2 [9] de sciences de la vie et de la Terre, sciences physiques et histoire-géographie des académies de Rouen, Amiens et Orléans-Tours durant l’année 2005-2006. Elle porte sur un effectif de 128 réponses. Une enquête préliminaire, réalisée l’année précédente, est ponctuellement utilisée à titre comparatif. Elle porte sur des populations de PE [10] en formation initiale de deuxième année d’IUFM (n = 35) et en formation continue (n = 29). Le questionnaire a été transmis par voie postale aux formateurs responsables des filières concernées.

39 L’enquête elle-même est constituée de 19 items au total, répartis en quatre sections :

40

  • la première concerne le développement durable ;
  • la seconde, les valeurs qui sous-tendent l’idée de développement durable ;
  • la troisième, la mise en œuvre scolaire ;
  • la quatrième, l’identification du sondé.

Résultats et discussion

41 Ils concernent les items suivants :

42 Item I-4. Le réchauffement climatique est souvent mis en avant comme thématique du DD. Pensez-vous que ce réchauffement est : un problème essentiel et inquiétant, un problème réel mais souvent exagéré, un élément positif pour le développement de nos sociétés ?

43 Item I-5. La valeur du réchauffement sera en moyenne, selon vous, pour le siècle qui commence, comprise dans une fourchette allant de : 0 à 2 degrés, 2 à 5 degrés, 5 à 10 degrés ?

44 Item I-7. Les climatologues construisent des modèles prédictifs qui vous paraissent : suffisamment fiables, relativement fiables et peu contestables, peu fiables et très contestables ?

45 Item II-2. Comment concevez-vous l’idée de progrès et comment vous situez-vous par rapport à celle-ci : le progrès de l’humanité est continu et nécessaire, l’idée de progrès est à revisiter et dépend de choix collectifs, le progrès est une idée géographiquement et historiquement connotée, je ne crois pas à l’idée de progrès, autre réponse ?

46 Item II-4. Comment concevez-vous le mécanisme de l’évolution biologique : par transformation des espèces, son moteur étant l’adaptation ; par apparition-disparition des espèces, son moteur étant le hasard (mutation et sélection naturelle) ; autre réponse ?

47 Nous reportons ici les éléments de discussion des résultats, regroupés par section.

48 Section 1. Les items retenus concernent, une définition approchée du DD, les thématiques du DD, l’importance de l’enjeu éducatif, le ressenti vis-à-vis du défi du changement climatique (CC), la valeur envisagée du réchauffement, sa cause, la fiabilité des modèles prédictifs, ses répercussions sociales et sur la biodiversité.

49 Le choix de la question du CC et de la biodiversité vient de la divergence d’appréciation de son importance dans la société et les médias :

50

  • jouons-nous « aux apprentis sorciers » et il serait alors « temps d’agir pour donner à l’humanité un maximum de chances pour continuer son extraordinaire aventure sur la Terre » (Reeves, 2003) ;
  • ou serait-il l’un des symptômes d’un « catastrophisme outrancier » promus par les partisans d’une « nouvelle religion du développement qui devient le développement durable » (Brunel, 2004, p. 89) ?

51 Il apparaît ici une différence nette d’appréciation de la gravité de la question. Cette différence peut être interprétée en termes de conflits de rationalités entre géographes et géophysiciens (Urgelli, 2008). Contrairement à nos attentes, les stagiaires d’histoire-géog raphie se positionnent de façon modérée même si quelques-uns d’entre eux trouvent le réchauffement positif suivant en cela l’avis de certains auteurs médiatisés. Par contre, les stagiaires de sciences physiques par leur perception de la situation planétaire frappée d’inquiétude, manifestent un avis différencié et opposé à celui des stagiaires de SVT.

52 L’appréciation de la valeur du réchauffement fait aussi l’objet d’une appréciation très différenciée selon les disciplines d’appartenance : sur ce point les « historiens-géographes [11] » s’opposent nettement aux « scientifiques [12] » par une estimation plus réaliste de la situation ou du moins telle qu’on peut la trouver dans les publications des instances internationales.

53 Le développement durable implique la capacité à envisager l’évolution des éco-socio-systèmes sur le moyen et long terme. L’approche par modélisation replacée dans une démarche d’élaboration de scénarios prospectifs (Mermet, 2003) pourrait constituer la principale contribution de l’éducation scientifique et technique à l’EDD.

54 De façon cohérente avec les résultats concernant l’appréciation du réchauffement climatique, les stagiaires de sciences physiques se différencient de façon significative des deux autres disciplines par une adhésion plus forte (à plus de 90 % des effectifs) à la démarche par modélisation. « historiens-géographes » et « naturalistes » se retrouvent sur une posture de méfiance dont nous avions déjà noté, pour les derniers cités, l’existence dans des travaux précédents [13].

55 Section 2. Le DD implique également un certain nombre d’idées/valeurs qui sous-tendent les discours associés et déterminent des positionnements : l’idée de progrès, de croissance/développement, de Nature. Nous retenons ici celle de progrès. Une conception universelle, relative ou impérialiste du progrès ou du développement, est d’importance (Brunel, 2004). L’idée de progrès est associée à la technique, à l’évolution biologique, et sous-déterminée par celle d’un rapport au déterminisme (Taguieff, 2004). Sur ces différents points, une différenciation s’opère de façon significative entre « historiens-géographes » et « naturalistes ». L’appréciation d’un progrès à revisiter, et donc non satisfaisant en l’état actuel, est prégnante chez les « naturalistes » et celle d’une idée contextuée l’est chez les « historiens-géographes ». Nous formulons l’hypothèse d’un sentiment d’urgence chez les « naturalistes » liée à une conception de la Nature de type « nature-sujet » qui s’opposerait à celle de type « nature-objet » ou « nature-projet » plus répandue chez les « historiens-géographes ». C’est bien dans le rapport nature-société que se structure en partie le rapport au développement durable (Bravard, Lefort, Pelletier, 2004).

56 Cette différence s’expliquerait également par l’état de connaissance des modalités de l’évolution biologique. Une conception de l’évolution des vivants, par crise et sélection des espèces ou par un processus continu d’adaptation, ne conditionne pas, à tout le moins, la même appréciation de l’état d’urgence de la situation actuelle.

57 Pour tester un éventuel effet « établissement » évoqué dans la littérature, nous avons également réalisé (Lange, 2008) une série d’entretiens semi-directifs et collectifs (focus groupes) d’équipes d’enseignants de sciences de la vie et de la Terre de collèges et de lycées présentant des caractéristiques sociales et éducatives différentes. Le choix d’effectuer des entretiens d’équipes est déterminé par la volonté de recueillir un discours collectif et non individuel sur la question. Les établissements sélectionnés l’ont été au sein d’une même agglomération en fonction de leur profil sociologique. Si la plupart d’entre eux n’ont pas répondu favorablement à nos demandes d’entretien malgré les relances effectuées, nous avons pu rencontrer les équipes de six collèges et d’un lycée.

58 Ces établissements se caractérisent sociologiquement selon deux critères : celui de la localisation (centre-ville, rurbain, ZEP) et celui du type d’EPLE : collèges et lycées.

59 Les propos recueillis et analysés à l’aide du logiciel d’analyse statistique textuel Alceste nous ont permis de distinguer trois genres de discours et d’activité (Clot, 2002) que nous qualifions d’implicite, greffe, porteur de projet (convaincu et/ou responsable).

Grille d’analyse des discours d’enseignants vis-à-vis de l’EDD

figure im1

Grille d’analyse des discours d’enseignants vis-à-vis de l’EDD

Genre de l’implicite

60 L’EDD est caché aux élèves. L’enseignant présuppose que les contenus de savoirs disciplinaires sont en soi suffisants. Les établissements concernés sont du type lycée possédant des classes préparatoires. (Quadrant 1)

Genre de la greffe

61 L’EDD est abordé de façon épisodique en justification des contenus disciplinaires, ou dans des dispositifs pluridisciplinaires. Les établissements relèvent de la catégorie collège sans tension éducative forte. (Quadrant 2)

Genre du « Porteur de projet »

62 Le porteur de projet, animé par l’éthique de la conviction (Weber, 1959), est centré sur la visée éducative et donc sur la compréhension des enjeux. (Quadrant 3)

63 Le porteur de projet animé par l’éthique de la responsabilité (Weber, 1959) centre son dispositif sur la construction d’une disposition à faire des choix raisonnés. L’établissement est du type collège à enjeu éducatif fort (ZEP…) (Quadrant 4).

64 Au total, c’est bien l’idée qu’un rapport aux contenus et à leur mise en œuvre se construit chez les enseignants de manière différenciée selon sa discipline d’appartenance, son parcours professionnel et le contexte sociologique de sa mise en œuvre. L’effet établissement, se retrouve ici fortement conforté et différencié.

65 Dépasser une pensée unidimensionnelle et devenir des porteurs de projet éducatifs de DD constituent un véritable défi pour la généralisation de l’EDD et un défi pour une formation professionnelle des enseignants.

Conclusion

66 Dans l’état actuel de nos travaux, nous avons déterminé certaines des balises curriculaires relatives aux finalités, aux visées intermédiaires, aux attitudes des élèves et aux choix de stratégies des enseignants. L’identification des obstacles fondamentaux (prégnance de la forme scolaire coutumière, enseignement de/éducation à, savoirs/action, pensée unidimensionnelle/pensée multidimensionnelle) permet de cibler les objectifs d’une formation professionnelle dans ce domaine. Il en résulte des ruptures avec les pratiques coutumières de formation centrées sur l’acquisition de compétences professionnelles étayées par des spécialités. Il s’agit en effet de former des enseignants porteurs de projet d’EDD impliqués dans l’établissement, capables de travailler dans des dynamiques collectives de travail, auxquelles chacune des spécialités contribue, sans rabattement sur un découpage par pilier. Travail collaboratif et sentiment d’appartenance à une communauté, élargie aux parties prenantes des défis abordés, nécessitent le développement de compétences spécifiques. Ces premiers repères nous incitent à questionner la formation des enseignants à cette éducation et à trouver les moyens de dépasser les conflits potentiels liés aux habitus de spécialité enseignante et aux rationalités académiques mobilisées, au moyen de leur mise à jour.

67 Apprendre à monter et porter des projets d’EDD est un enjeu pour la formation professionnelle des enseignants. Cela implique leur participation à des projets effectifs et des retours réflexifs sur ces moments vécus.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : durabilité, contenu de l'éducation, formation des enseignants

Mise en ligne 01/08/2011

https://doi.org/10.3917/cdle.hs01.0071

Notes

  • [1]
    . http://www.education.gouv.fr/bo/2007/14/MENE0700821C.htm
  • [2]
    . http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000171/index.shtml
  • [3]
    . http://www.cge.asso.fr/presse/Strategie_pour_l-education_au_DD.pdf
  • [4]
    . Le groupe constitué d’enseignants-chercheurs statutaires, de formateurs et d’enseignants du terrain est intégré au pôle recherche de l’IUFM de l’académie de Haute-Normandie et reçoit le soutien de l’UMR STEF et de l’INRP. Son fonctionnement s’inspire d’une démarche coopérative : des projets sont élaborés et discutés collectivement et constituent le terrain d’observation.
  • [5]
    . Cours moyen première année, (cycle 3 du primaire).
  • [6]
    . Cours moyen deuxième année, (cycle 3 du primaire).
  • [7]
    . Établissement en démarche de développement durable (cf. BOEN avril 2007).
  • [8]
    . L’ensemble des résultats a fait l’objet d’un rapport scientifique remis à l’INRP en 2008.
  • [9]
    . Futurs professeurs de lycée et collège (secondaire) en deuxième année de formation à l’IUFM.
  • [10]
    . Professeurs des écoles (primaire).
  • [11]
    . Nous désignons ainsi les stagiaires pour des raisons de commodité.
  • [12]
    . Idem.
  • [13]
    . J.-M. Lange. Mathématisation de la biologie, discipline de recherche et discipline enseignée : état des lieux et enjeux didactiques. Thèse de doctorat : Cachan : ENS, 2005.
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