Notes
-
[1]
Nous retiendrons la définition du parlement européen (2006) : « Une compétence est une combinaison de connaissances, d’aptitudes (capacités) et d’attitudes appropriées à une situation donnée. Les compétences clés sont celles qui fondent l’épanouissement personnel, l’inclusion sociale, la citoyenneté active et l’emploi ».
1 Du virtuel à la réalité, de la distance au présentiel, les dispositifs technopédagogiques se diversifient par leur conception. Tous ont un même objectif, mêler technologie et pédagogie pour développer des connaissances et des compétences dans la matière enseignée tout en stimulant l’agilité technique des apprenants. Notre question de recherche porte sur les apports d’un jeu sérieux mené en équipe sur l’engagement des étudiants dans un dispositif de formation universitaire. Cette recherche-intervention menée en 2014 a été menée auprès de 103 étudiants de Licence 3 au sein d’un département de Langues Étrangères Appliquées (LEA), dans le domaine du management de projet. Elle retrace la création d’un dispositif évolutif et bi-dimensionnel.
2 Cet article est divisé en trois parties. La première partie est consacrée à la définition des concepts mobilisés et à la revue de littérature sur les jeux sérieux en milieu universitaire (Alvarez, 2014, 2007 ; Wouters et al., 2013 ; Michel H., Kreziak D., Héraud J.-M., 2009 ; Sanchez et al., 2011 ; Corti, 2006 ; Zyda, 2005 ; Abt, 1970). Cet état de l’art permet de souligner l’originalité de notre travail en plaçant au cœur des réflexions non pas l’individu mais le collectif à travers le travail d’équipe. En seconde partie, nous présenterons notre méthodologie fondée sur une recherche-intervention et la description du processus d’intégration du jeu dans le dispositif technopédagogique. En troisième partie, seront exposés les résultats du traitement du questionnaire réalisé en fin de jeu.
Débats autour du jeu sérieux dans l’enseignement supérieur et originalité de la recherche
3 Les études menées sur les jeux sérieux en Sciences de Gestion ouvrent quatre débats (Michel, Boughzala, 2012) : (1) la définition du jeu sérieux ; (2) les enjeux associés ; (3) les stratégies d’intégration ; (4) le cadre d’évaluation de l’apprentissage.
4 De quoi parle-t-on quand on parle de jeu sérieux ? Dès les années 50, Bateson s’interroge sur le sens à donner à l’association des mots « jeu » et « sérieux » (Bateson, 1953). Dans les années 1970, poursuivant ce questionnement, l’universitaire américain Clark Abt emploie le concept de serious games en le définissant comme des « jeux de rôle » et de « jeux de plateau de type stratégie ». Les applications informatiques arrivent en 2005, lorsque Michaël Zyda parle de « défi cérébral, joué avec un ordinateur selon des règles spécifiques, qui utilise le divertissement en tant que valeur ajoutée pour la formation et l’entraînement ». Pour Alvarez (2007, p. 51), il s’agit d’une
« application informatique, dont l’intention initiale est de combiner, avec cohérence, à la fois des aspects sérieux (serious) […] avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (game). Une telle association, qui s’opère par l’implémentation d’un « scénario pédagogique » […] a donc pour but de s’écarter du simple divertissement ».
6 Proposer un serious game remet la pédagogie du jeu à l’honneur et revient à inscrire l’étudiant dans un processus d’apprentissage qui lui procure du plaisir (Alvarez, 2014). Pour Sanchez et ses co-auteurs, le jeu sérieux permet une « immersion dans un univers réaliste » (Sanchez E., Ney M., Labat J.-M., 2011, p. 5).
7 Le second débat soulevé par Michel et Boughzala (2012) concerne les enjeux d’un tel dispositif d’apprentissage au sens de Kirkpatrick (1994). Ce dernier définit quatre niveaux d’évaluation d’un apprentissage : (1) réactions : mesure de l’appréciation ; (2) apprentissage : mesure de l’acquisition des connaissances, habiletés et attitudes visées ; (3) comportement : application des apprentissages de retour en situation ; (4) résultats : mesure de la contribution de l’apprentissage au résultat organisationnel (comme l’augmentation du chiffre d’affaires). Phillips (2003) complétera ce modèle en y ajoutant la dimension « retour sur investissement ». Corti (2006) souligne qu’en plus d’améliorer la performance par le renforcement des connaissances et compétences [1], les jeux sérieux augmentent l’attention et la motivation. Les jeux dont les scénarios incluent des experts virtuels permettent aux joueurs de gagner en confiance dans leur apprentissage. Les travaux de Wouters et al. (2013) – basés sur une méta-analyse de 28 études publiées entre 2007 et 2012 – montrent que l’enseignement avec les jeux sérieux permet aux étudiants de s’approprier les connaissances sur le long terme. Selon Heili et Michel (2014), les connaissances antérieures de l’apprenant sont renforcées par la situation du jeu.
8 La question de la stratégie d’intégration du jeu sérieux dans la formation des étudiants et dans le système d’information de l’université paraît essentielle. Les aspects techniques ne sont pas les seuls à prendre en considération. Se pose la notion de l’accompagnement. Paul (2011) la définit à la fois comme posture – se tenir en relation avec l’autre sans domination ni indifférence – et comme cheminement partagé : « L’accompagnement se révèle ainsi le lieu d’une double visée : une visée productive en termes de résultat et une visée constructive en termes de développement d’une personne ».
9 Ces questions d’intégration et d’accompagnement conduisent à s’interroger sur la performance du dispositif d’apprentissage construit. Michel et al. (2009) proposent de fusionner les travaux de Kirkpatrick (1994) et de Phillips (2003) pour aboutir à un modèle d’évaluation en cinq dimensions. De plus, les auteurs expliquent que les jeux sérieux, du fait de leur apprentissage par essai-erreur, réduisent l’écart entre la connaissance et l’action grâce au feedback immédiat lors des tâches réalisées ou des prises de décision. L’expérimentation, du fait de l’immersion virtuelle dans un environnement réaliste, permet des allers-retours réguliers entre la théorie et la pratique, favorisant le transfert de connaissances et réduit ce que Pfeffer et Sutton (2000) appellent le « Knowing-Doing Gap ».
10 Notre problématique de recherche porte sur les apports d’un jeu sérieux mené en équipe sur l’engagement des étudiants dans un dispositif de formation universitaire. Une des particularités du management de projet réside dans le travail en équipe (Garel, 2003). La recherche présentée ici s’intègre dans les débats actuels en y apportant un éclairage nouveau en raison de son originalité déclinable en cinq points :
- une méthodologie fondée sur une recherche-intervention prenant en compte le processus d’intégration dans son ensemble ;
- le choix d’un jeu sérieux mené en équipe, élément très inhabituel (la plupart des jeux sérieux se jouant seul). Notre intérêt est de nous demander si les résultats émanant de notre revue de la littérature sont valables pour un jeu sérieux joué à plusieurs. Le travail d’équipe place la dimension collective au cœur du management de projet. Peu d’études, à notre connaissance, portent sur ces dimensions ;
- l’immersion longue et continue associée à une cohorte importante d’étudiants ;
- un dispositif bi-dimensionnel et multi-acteurs, ce qui lui confère une dimension sociale qu’on trouve peu dans les études déjà menées ;
- notre focale sur les questions d’engagement des étudiants dans leur apprentissage. Motivation et engagement sont intimement liés. Selon Parent (2014), « la motivation est la force qui pousse l’apprenant à faire le premier pas vers l’action. L’engagement est celle qui le propulse, l’amène à faire le deuxième pas et les suivants ». La motivation constitue le déclenchement du processus d’engagement ; il implique la participation active. Comme le soulignent Wouters et al. (2013), peu d’études ont été menées sur le processus de motivation dans l’apprentissage au moyen d’un jeu sérieux, d’où l’idée d’aborder la mesure de l’engagement des étudiants dans notre recherche.
Méthodologie et présentation de notre intervention
12 Cette volonté de saisir le processus nous a incitées à choisir une méthodologie de recherche-intervention. Le type de méthodologie interventionniste est très développée en Sciences de l’Éducation comme en témoignent les travaux de Engeström (Engeström et al., 2014 ; Engeström, 2015) et commence à le devenir en Sciences de Gestion (David, 2000). Pour David, seules les méthodologies de recherche-intervention conduisent à imaginer un nouveau statut de chercheur-ingénieur qui crée l’outil support de sa recherche, le construit et acte comme animateur et évaluateur de sa mise en œuvre dans les organisations. Il contribue à l’émergence de représentations et de connaissances scientifiques nouvelles.
13 Le chercheur-intervenant et les acteurs avec lesquels il travaille forment un groupe d’acteurs engagés collectivement dans un processus d’apprentissage. Pour mettre en œuvre ce type de démarche, venant de la gestion nous avons retenu le design de recherche-intervention proposé par Hatchuel et Molet (1986). Celui-ci se fonde sur cinq phases majeures : (1) la perception du problème auquel est confronté le chercheur ; (2) la construction d’un mythe rationnel qui consiste à transformer des perceptions en concepts et données et à construire une théorie de l’organisation appropriée au problème ; (3) la phase expérimentale : intervention et interaction ; (4) des processus d’apprentissage et une vision de l’outil en cours ; (5) le processus de changement : cette étape vise, par la mise en œuvre de l’outil, à une transformation croisée de l’organisation et de l’outil et l’élaboration de connaissances sur ces deux dimensions.
14 S’ajoutent les outils traditionnels utilisés en recherche qualitative : la tenue d’un journal de bord par l’équipe enseignante ; des réunions journalières de l’équipe chaque matin pendant la semaine de jeu ; l’observation participante ; un questionnaire en ligne administré en fin de jeu.
15 Pour caractériser notre démarche et nos choix, nous proposons de présenter notre étude de cas à travers ces cinq phases :
(1) La perception du problème auquel est confronté le chercheur
16 L’origine de la création du dispositif s’inscrit dans une logique d’évolution de la maquette de la licence LEA. Notre souhait était d’articuler compétences techniques et compétences relationnelles. Notre choix s’est porté sur le jeu proposé par Albasim, laboratoire de recherche suisse de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud (HEIG-VD), plus ouvert que ses concurrents. Le jeu offre des scénarios variés et des temporalités modulables. Accessible en français ou en anglais, il s’adresse à des étudiants de différents niveaux. Le jeu offre la possibilité d’une intervention directe des enseignants sur le déroulement du jeu, permettant une co-construction du dispositif. Nos étudiants – chefs de projet R & D dans une entreprise de construction de machine outils – ont pour mission de proposer des projets innovants devant un comité de sélection.
17 Concernant nos choix d’intégration du jeu dans la formation, notre volonté était d’articuler le dispositif avec le système d’information de l’université notamment avec la plateforme Moodle. Le jeu sérieux d’Albasim répondait à nos différentes attentes et contraintes.
(2) La construction d’un mythe rationnel
18 Après de nombreux échanges avec les concepteurs de la société Albasim, nous avons imaginé un dispositif « bi-dimensionnel » (Figure 1). À la simulation, s’ajoute un dispositif d’accompagnement et d’évaluation, pendant tout le déroulement du jeu, tant à distance qu’en présentiel. Pour nos étudiants, nous avons choisi de conduire le jeu en immersion totale pendant une semaine banalisée, selon un calendrier et un rythme que nous avons établis. Le jeu se joue sur une plateforme en ligne hébergée par Albasim. Des ressources documentaires pour les étudiants sont mises à disposition sur la plateforme Moodle de l’université.
- enseignants/accompagnateurs
- membre extérieur (jeu de rôle)
- autres équipes
Acteurs virtuels
- direction de l’entreprise
- utilisateurs du service
- équipes techniques
- membre du comité de pilotage
19 Notre scénarisation pédagogique du jeu sérieux est fondée sur un rythme de productions important : toutes les 24 heures, deux livrables sont demandés, faisant appel à des compétences transversales diverses (dossiers, vidéo, diaporama de reporting, présentation orale). Répondant à nos objectifs pédagogiques, nous avons construit un dispositif permettant de développer à la fois des compétences techniques et des compétences relationnelles.
20 L’organisation de la semaine alterne séances collectives en présentiel avant chaque phase (rappels théoriques, démonstration du jeu) et séquences en autonomie, en immersion virtuelle. En plus des livrables rendus par chaque équipe, deux activités individuelles sont demandées aux étudiants : de prendre connaissance des ressources du projet à mener, avant chaque nouvelle phase ; de répondre à un questionnaire en ligne clôturant le projet.
(3) La phase expérimentale : un dispositif construit chemin faisant
21 Nous avions une plateforme de jeu en ligne avec ses ressources documentaires et la scénarisation de la semaine de simulation. Il manquait néanmoins un support : le dispositif d’accompagnement. Un démarrage en présentiel avait déjà été prévu dans la scénarisation, ainsi que des points théoriques réguliers après chaque remise de livrables. Il nous est paru nécessaire d’y ajouter un accompagnement à distance à travers notre plateforme d’enseignement en ligne. Celui-ci, conçu chemin faisant, propose une explication du déroulé de chaque étape, des consignes ; des pré-requis de lecture sont suggérés tout au long de l’avancement du projet. Un espace de dépôts des devoirs et un questionnaire en ligne sont également à la disposition des étudiants. En fonction des difficultés rencontrées, des messages d’alerte individuels ou collectifs sont postés chaque jour. En parallèle, un tutorat en présentiel est opéré par l’équipe encadrante. Celle-ci passe régulièrement dans les salles où les étudiants se trouvent, apportant un accompagnement en complément de ceux des experts virtuels de la simulation en ligne.
(4) Des processus d’apprentissage et une vision de l’outil en cours : un dispositif évolutif
22 Chaque matin, l’équipe pédagogique se réunissait pour débriefer sur la journée précédente. Ces rendez-vous se sont avérés riches en propositions : un journal de bord a été ouvert, une évaluation en continu de l’évolution du groupe projet par un membre du comité de pilotage a été élaborée. Le dispositif d’évaluation s’enrichissait au gré des propositions de l’équipe. C’est lors de ces réunions, que l’idée de rajouter un livrable « vidéo » est née.
(5) Le processus de changement
23 Comme le jeu permet aux encadrants d’intervenir dans le scénario en cours de partie, nous avons décidé de proposer des bonus ou des malus selon notre perception de l’évolution du travail en équipe de chaque groupe. Notre dispositif évolue à chaque étape du fait des apports de l’équipe pédagogique encadrante, mais également grâce aux évolutions proposées par les étudiants. En effet, le jeu est en perpétuelle évolution en raison des options choisies par les étudiants. Ce faisant, ils deviennent les co-designers de l’intégration du jeu sérieux dans leur univers technopédagogique. Pour caractériser le processus de changement (étape 5) inhérent à notre méthodologie, nous avons eu recours à un questionnaire.
Le « processus de changement » à partir de l’analyse des résultats du questionnaire
24 Dans cette partie, nous exposons l’analyse des résultats concernant les questions d’engagement et de compétences.
Présentation du questionnaire
25 Élaboré par l’équipe pédagogique, le questionnaire s’auto-administre via la plateforme Moodle. Les thématiques abordées sont variées. Nous centrons ici notre analyse sur le niveau d’engagement des équipes et leur niveau de compétences. Le questionnaire se compose de questions ouvertes et fermées. Concernant les questions fermées, nous avons privilégié des échelles d’intervalle (type Lickert) pour mesurer les comportements des étudiants à travers leur « degré d’accord ». Le traitement des questions ouvertes a permis de mieux caractériser les comportements en donnant des pistes d’explication.
26 Afin de nous assurer que tous les étudiants participants répondent au questionnaire, nous l’avons présenté comme un livrable obligatoire du projet. De ce fait, il n’y a pas eu d’échantillonnage à proprement parler. L’étudiant avait une contrainte de deux jours après la fin de jeu, pour le remplir. Nous avons obtenu un taux de réponse de 98 %.
27 Grâce à des échelles nominales, le profil de l’étudiant LEA ayant suivi le jeu sérieux a pu être caractérisé. On note majoritairement une population féminine à 73 %, élément très caractéristique de la filière LEA. Dans 80 % des cas, les étudiants ayant participé au jeu sérieux disent avoir suivi les cours d’initiation en management de projet du premier semestre. Seuls 20 % d’étudiants ne l’ont pas fait en raison d’une mobilité Erasmus. Néanmoins, 50 % de ces derniers affirment avoir suivi des cours analogues dans leur université d’accueil. Au final, seuls près de 11 % affirment n’avoir suivi aucun enseignement préalable dans ce domaine d’expertise. 99 % des participants affirment n’avoir jamais participé à un jeu sérieux avant, même dans une autre matière, ce qui confère à notre expérimentation pédagogique un caractère novateur.
28 Ce jeu sérieux se mène en équipe. En amont, nous demandons aux étudiants de se constituer en équipe de quatre. L’équipe pédagogique privilégie le regroupement par affinités des groupes d’étudiants, l’idée étant de préparer les étudiants à un démarrage rapide du jeu. La cohorte d’étudiants étant très importante, la constitution aléatoire des équipes aurait été une contrainte supplémentaire. De même, un regroupement par degré de compétences techniques n’a pas pu être envisagé en raison du nombre d’étudiants, mais surtout parce que les étudiants inscrits suivent tous le même parcours de spécialisation en LEA. Néanmoins, on remarque qu’au démarrage du jeu, peu d’équipes sont définitivement constituées. Ces constats se retrouvent dans les résultats de notre questionnaire. Deux questions portent sur la constitution de l’équipe. La première précise le choix de l’équipe « Avez-vous choisi votre équipe ? », 82 % des étudiants répondent « oui » ; la seconde porte sur l’expérience antérieure de travail avec les membres de l’équipe : « Avez-vous préalablement travaillé avec les membres de cette équipe ? ».
29 Les résultats sont plus nuancés : près de 47 % des étudiants répondent « avec certains » et 31 % affirment que « non ». Cela laisse penser que les étudiants choisissent une équipe car ils connaissent un ou plusieurs individus sur les quatre membres de l’équipe (seuls 22 % des étudiants affirment avoir travaillé en amont avec les membres de l’équipe). Aussi, il demeure une part de regroupement aléatoire.
30 Il convient d’analyser les biais possibles autour de l’élaboration et de l’administration du questionnaire. Un premier biais est celui de la sous-estimation des réponses, notamment dans le cas d’utilisation d’échelles d’intervalle pour des questionnaires auto-administrés. Schwarz et ses collègues montrent que le questionnaire auto-administré laisse aux répondants plus de temps à la réflexion. Ce temps supplémentaire conduit l’individu à sous-estimer ses réponses (Schwarz N., Strack F., Hippler H.-J., Bishop G., 1991). S’ajoute le biais classique d’interprétation des questions : l’étudiant étant seul face au questionnaire. Un autre biais est celui de l’anxiété, lié au caractère évaluatif du questionnaire inclus dans le jeu sérieux. Pour le circonscrire, nous avons expliqué aux étudiants, dans notre introduction, qu’ils étaient libres de s’exprimer et que ce dernier livrable serait comptabilisé sous forme de bonus pour l’équipe si l’ensemble des membres de l’équipe répond au questionnaire.
L’analyse de nos résultats
31 L’analyse des résultats sera exposée en trois temps. Dans un premier temps, seront présentées les perceptions générales des étudiants sur le jeu sérieux à partir du niveau d’appréciation de l’étudiant, de ses sources d’étonnement et de sa perception d’avoir modifié sa façon d’appréhender la matière « management de projet ». Dans un second puis troisième temps, seront traités respectivement les apports du jeu sérieux sur l’engagement des étudiants et la façon dont ils perçoivent leurs compétences.
Les perceptions générales du jeu sérieux par les étudiants
32 Une des questions posées aux étudiants porte sur leur niveau d’appréciation de la semaine de jeu. Près de 13 % des étudiants qualifient la semaine de jeu de « très bien », 60 % de « bien » et un peu plus de 24 % de « moyen ». Les étudiants ont apprécié cette nouveauté pédagogique. À la question « Qu’est-ce qui vous a surpris au cours de la semaine ? », la majorité des étudiants se disent surpris par le réalisme du jeu, qu’ils considèrent comme un pas supplémentaire vers leur professionnalisation. D’autres évoquent l’intensité du jeu et la quantité de travail à fournir. Ils précisent avoir été étonnés de leur propre capacité de travailler en groupe, leur capacité de gestion du temps et d’organisation, et leur engagement dans le jeu :
« La quantité de travail que nous avions à fournir en 5 jours était assez impressionnante mais cela était très intéressant. J’ai également été agréablement surprise quant à la cohésion de notre équipe et à notre capacité d’organisation ».
34 À la question « cette expérience de serious game (SG) a-t-elle modifié votre façon d’appréhender la matière enseignée “management de projet” ? », 75 % des étudiants affirment que « oui ». Seuls un peu plus de 13 % répondent « non ». Pour ceux qui ont répondu « oui », une question ouverte subsidiaire suit : « Comment le SG a-t-il modifié votre façon d’appréhender la matière « management de projet ? ». Après encodage et calcul des occurrences, deux familles de raisons émergent, évoquées de façon égale (43 occurrences pour chacune, l’étudiant pouvait citer plusieurs raisons dans une même réponse).
35 Les étudiants expliquent que participer au jeu sérieux a changé leur rapport à la matière étudiée, car le jeu sérieux leur a donné l’impression de « réellement travailler dans une entreprise ». Cette approche pédagogique est totalement nouvelle et très éloignée de celles développées dans les cours traditionnels qu’ils qualifient de « trop théoriques », « peu concrets » et « peu motivants ». La seconde raison est que cet effort de mise en pratique en équipe leur a fait découvrir toute la complexité de la matière sur les difficultés techniques (réalisation d’un budget, d’une planification ; suivi d’un projet) comme les contraintes relationnelles liées au travail d’équipe (résolution des conflits, recherche des consensus, prise de décision) ; mais également les compétences que tout chef de projet doit avoir. C’est une réelle prise de conscience de l’intérêt et de l’utilité de la matière.
Les apports du jeu sérieux sur l’engagement de l’équipe
36 Nous avons demandé à chaque étudiant de décrire son niveau d’engagement dans le jeu. Le résultat est assez édifiant. Plus de 71 % des répondants l’ont décrit comme étant « très important ». À cela, s’ajoutent un peu plus de 19 % des étudiants qui jugent leur niveau d’engagement « important » et près de 5 % qui le considèrent comme « important, mais variant suivant les phases du jeu ». Sur les 103 répondants, aucun n’a qualifié son niveau d’engagement de « faible ». Seuls près de 4 % l’ont qualifié de « modéré ». Ces éléments se retrouvent dans les questions ouvertes à partir de verbatims tels que « mon engagement était total », « j’étais engagée et motivée à 100 % ».
37 Nous avons demandé aux étudiants de compléter en précisant la ou les raisons de leur engagement. 65 % des enquêtés se sont exprimés. Après traitement des réponses, trois grandes raisons de l’engagement émergent.
38 La raison majoritairement évoquée est regroupée sous l’item « Comme les copains de l’équipe ». Celle-ci renvoie à plusieurs idées développées par les étudiants, notamment celles de « ne pas décevoir les coéquipiers », « de ne pas les pénaliser », de « s’investir comme les autres dans le projet » pour ne pas mettre en péril le travail de l’équipe. On note des verbatims du type : « J’ai vraiment fait mon maximum pour réaliser ce projet […] on travaillait en groupe, cela n’aurait pas été correct de se reposer sur les autres membres ». La seconde raison porte sur l’« envie de réussir le défi » : les étudiants sont engagés car ils veulent réussir l’ensemble des épreuves du jeu. La troisième raison est synthétisée par l’expression suivante : « Surpris(e) par le réalisme et l’engouement générés par le jeu ». Nous trouvons des verbatims du type :
« J’ai dormi, rêvé et vécu JEU toute la semaine », ou encore « J’étais engagée et motivée à 100 %. J’avais réellement l’impression de passer devant un comité de pilotage en entreprise et j’ai essayé de faire au mieux ».
40 S’ajoutent d’autres raisons minoritaires comme le « gain d’estime de soi ». Dans ce cas, l’étudiant se dit « engagé » car il s’est rendu compte de ses capacités à se surpasser pour mener un travail difficile. Un autre item minoritaire apparaît : « dopé par le rôle de leader ». Les étudiants relient leur fort niveau d’engagement au rôle de chef de projet qu’ils ont occupé dans l’équipe. Ce rôle les a obligés à assurer une position très active au sein de l’équipe pour la motiver à remettre les livrables dans les délais imposés, trouver des consensus et prendre les bonnes décisions de pilotage.
41 Deux questions supplémentaires sont posées pour caractériser l’engagement (échelle de mesure) : « le travail d’équipe mené dans le serious game a-t-il eu un effet sur votre façon d’apprendre ? » et « le travail d’équipe mené dans le serious game a-t-il eu un effet sur votre engagement ? ». Celles-ci supposent des liens entre « travail d’équipe » et « mode d’apprentissage », et « travail d’équipe » et « engagement ».
42 Concernant la première question, 60 % de la cohorte d’étudiants considèrent qu’il y a un effet a minima « important » entre le travail en équipe et leur façon d’apprendre (13,5 % de ces derniers le qualifient de « très important »). Ce résultat se retrouve dans certains verbatims, où apparaissent nettement les questions d’apprentissage par les pairs : « Le fait de travailler en groupe a permis de mettre nos connaissances en commun. Par exemple, je ne connaissais pas le diagramme de Gantt, ma camarade a pu m’expliquer ce que c’était ».
43 Pour la seconde question, 78 % de la cohorte d’étudiants considèrent qu’il y a un rapport au minima « important » entre le travail en équipe et leur engagement (26 % de ces derniers le qualifient de « très important »). On note des verbatims émanant de questions plus ouvertes qui illustrent ce résultat : « J’étais engagée au début du projet et je le suis restée. Je trouve que le fait de travailler en équipe permet de se motiver soi-même et de motiver aussi les autres. Puisque le travail de chacun va nous amener à une note finale de groupe. C’est un intérêt collectif et non plus individuel ».
L’apport du jeu sérieux sur l’acquisition de nouvelles compétences
44 Nous avons interrogé les étudiants sur leur sentiment d’avoir acquis ou non de nouvelles compétences grâce au jeu sérieux. Trois types de compétences sont distinguées : des « compétences techniques » renvoyant à des capacités en informatique et en communication ; les compétences « spécifiques » portant sur le management de projet (budgétisation, planification, suivi de tableaux de bords, …) et les « compétences comportementales » déclinées en animation d’équipe, travail collaboratif, leadership, écoute active et stratégie de négociation (figure 2).
L’apport perçu par les 103 apprenants du jeu sérieux sur leurs compétences
Aucune nouvelle compétence acquise | Pas vraiment d’acquisition d’une nouvelle compétence | Ni en désaccord ni d’accord | En cours d’acquisition d’une nouvelle compétence | Acquisition d’une nouvelle compétence | |
Compétences techniques | |||||
Informatique (grâce à l’usage du logiciel) | 10,6 % | 14,5 % | 30 % | 33,9 % | 10,6 % |
En communication (grâce à la réalisation de la vidéo et à l’oral) | 3,8 % | 15,5 % | 38,8 % | 34,9 % | 6,7 % |
Compétences spécifiques | |||||
Management de projet (calcul de coûts / analyse de l’évolution de variables) | 2,9 % | 13,5 % | 33,9 % | 38,8 % | 10,6 % |
Compétences comportementales | |||||
en animation d’équipe | 5,8 % | 17,4 % | 31 % | 34,9 % | 10,6 % |
en travail collaboratif | 3,8 % | 10,6 % | 16,5 % | 47,5 % | 21,3 % |
en leadership | 10,6 % | 16,5 % | 29,1 % | 34,9 % | 8,7 % |
en écoute active | 6,7 % | 7,7 % | 27,1 % | 38,8 % | 19,4 % |
en stratégie de négociation | 2,9 % | 21,3 % | 36,8 % | 28,1 % | 10,6 % |
L’apport perçu par les 103 apprenants du jeu sérieux sur leurs compétences
45 On constate que plus de 36 % étudiants sont sceptiques sur leur acquisition (totale ou en cours) de compétences supplémentaires en communication et en stratégie de négociation. Cependant, pour les autres compétences, a minima 33 % des étudiants affirment être en cours d’acquisition de nouvelles compétences. Les résultats saillants portent sur trois types de compétences :
- concernant la compétence comportementale en travail collaboratif, près de 48 % des étudiants considèrent être en cours d’acquisition. Un peu plus de 21 % pensent l’avoir acquise totalement ;
- la compétence comportementale en écoute active : près de 40 % des étudiants affirment être en cours d’acquisition et un peu plus de 19 % l’ont acquis complètement ;
- le troisième résultat porte sur les compétences spécifiques en management de projet où près de 39 % des étudiants considèrent être en cours d’acquisition et environ 11 % pensent leur acquisition totalement.
47 Il est surprenant de constater que les étudiants placent l’acquisition de compétences comportementales avant les spécifiques liées au domaine d’expertise du jeu sérieux.
Discussion conclusive
48 La première originalité de notre recherche est d’expérimenter un jeu sérieux qui se joue en équipe, en immersion longue et continue, portant sur une cohorte importante d’étudiants. Le cadre de la recherche-intervention choisi nous a permis d’ajouter un caractère multidimensionnel et multi-acteurs à notre dispositif, introduisant ainsi une dimension sociale à notre expérimentation. Enfin, peu de recherches sur l’engagement perçu des étudiants dans le cadre d’un travail en équipe dans un jeu sérieux ont été menées à ce jour.
49 Notre travail comporte des limites liées au contexte de l’expérimentation. Nous avons choisi de ne pas constituer de groupe témoin : le cours étant obligatoire pour les étudiants ayant choisi ce parcours. Bien que 80 % des étudiants participant au jeu ont suivi un cours d’initiation en Management de Projet au premier semestre, il n’a pas été possible d’établir un comparatif de notes pour chaque étudiant entre les semestres 1 et 2. Une autre limite est que nous n’avons pas pu réévaluer a posteriori les compétences comportementales en situation et les compétences spécifiques. Nous n’avons donc pas pu confirmer les niveaux 3 et 4 de Kirkpatrick, restant ainsi sur des perceptions par les étudiants de compétences acquises.
50 Au-delà de ces limites, notre recherche a permis d’illustrer le niveau important d’engagement des étudiants grâce ce nouveau mode d’apprentissage ; un changement important a été constaté par rapport aux cours du premier semestre. Le lien fort établi par les étudiants entre travail d’équipe, engagement et mode d’apprentissage paraît intéressant à mettre en lumière. Il atteste du rôle majeur du travail collectif dans le succès du jeu.
51 Par ailleurs, notre travail permet d’enrichir la littérature sur les jeux sérieux, quant à l’acquisition de compétences relationnelles et à l’engagement des étudiants, comme Wouters et al. (2013) le préconisaient. Il vient compléter les travaux de Corti (2006) et y apporter le cadre d’un jeu mené en équipe. Nous montrons que le jeu améliore la performance par le renforcement des connaissances et des compétences, favorise l’apprentissage par les pairs et augmente l’engagement des étudiants. Enfin, nous avons complété les experts virtuels de la simulation avec l’expertise en présentiel de l’équipe pédagogique à travers leur tutorat, ce qui renforce le sentiment de confiance en soi des étudiants exprimé à travers la surprise qu’ils évoquent de leurs propres capacités.
Bibliographie
Bibliographie
- Abt C. (1970). Serious Games, University Press of America, 2002 (Première édition : The Viking press, New York, 1970)
- Alvarez J. (2007). Du jeu vidéo au serious game. Approches culturelle, pragmatique et formelle. Thèse en Sciences de l’information et de la communication soutenue le 17 décembre 2007 à l’Université Toulouse II Le Mirail et Toulouse IIII – Paul Sabatier.
- Alvarez J. (2014). « Serious Game : questions et réflexions autour de son appropriation dans un contexte d’enseignement ». Psychologie Clinique 1/2014 (n° 37), p.112-126.
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Mots-clés éditeurs : recherche-intervention, jeu sérieux, engagement, dispositif bi-dimensionnel, management de projet, apprentissage collectif
Mise en ligne 24/01/2018
https://doi.org/10.3917/cdle.044.0196Notes
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Nous retiendrons la définition du parlement européen (2006) : « Une compétence est une combinaison de connaissances, d’aptitudes (capacités) et d’attitudes appropriées à une situation donnée. Les compétences clés sont celles qui fondent l’épanouissement personnel, l’inclusion sociale, la citoyenneté active et l’emploi ».