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Article de revue

L’école et les régimes de vérité(s)

Pages 131 à 146

Notes

  • [1]
    Les débats des années 1970 et surtout 1980 sur le développement des technologies renvoient souvent à ce mythe de Prométhée. Par exemple, H. Jonas évoquant le Prométhée enchaîné d’Eschyle « définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée… » – dans la préface de Jonas, H. (1984/1990).

1 Professeur à l’Université de Montréal depuis 1969, Guy Bourgeault est l’un des plus importants éthiciens du Québec. Au fil des années, il s’est intéressé aux questions et enjeux d’ordre éthique de nos sociétés contemporaines – principalement comme professeur et chercheur, mais aussi dans le cadre de divers engagements à la Commission canadienne pour l’UNESCO, au Conseil de presse du Québec, auprès d’organismes de formation syndicale, etc. Il a surtout contribué à l’essor de la recherche et de la formation en bioéthique et touchant l’éthique en éducation.

2 Nous le remercions d’avoir accepté de nous faire part, en lien avec son expérience, de ses réflexions sur l’École et les régimes de vérité(s).

3 Nancy Bouchard : Monsieur Bourgeault, au fil de votre carrière et de votre expérience, qu’est-ce qui a le plus provoqué et marqué votre réflexion en matière d’éthique et d’éducation à la liberté ?

4 Guy Bourgeault : J’évoquerai deux événements marquants parmi tant d’autres, que je choisis parce qu’ils sont en lien avec la thématique de notre entretien. Le premier, il y a quand même moins d’un siècle, mais si longtemps… : j’avais 8 ans, je crois. Au retour de l’école, entrant essoufflé à la maison pour le repas du midi, les mains chargées d’une rame bigarrée rouge et or de feuilles d’érable de l’automne ramassées en chemin, j’ai laissé tout tomber en criant : regarde, maman, il n’y en a pas deux qui soient pareilles. Je me souviens, soixante-quinze ans plus tard, de ma jubilation d’alors. Je ne pourrai en rendre compte, bien sûr, que bien plus tard, mais j’avais alors perçu, sans pouvoir trouver les mots pour le dire, que le foisonnement fabuleux des formes et des couleurs et des reliefs des feuilles d’érable échappait à la feuille d’érable, bien équilibrée et toute schématique, que j’avais dessinée le matin à l’école. Tout comme à celle, quelques années plus tard, de l’unifolié du drapeau canadien. Ni les mots ni les dessins ne peuvent dire la vérité des choses, et j’aurais donc toujours à apprendre sans jamais pouvoir tout savoir de quoi que ce soit.

5 Près de vingt ans plus tard, le 6 ou 7 septembre 1958, j’ouvrais ma première journée d’enseignement devant 36 adolescents de 17 ans (en Rhétorique, disait-on alors) : « Alors, le théâtre, qu’est-ce c’est ? Le théâtre, c’est… » – et j’ai littéralement figé, désemparé. Je parle ; ils notent. Comme si ce que je disais ne pouvait être que vérité…

6 NB : Ce qui nous introduit, en effet, à la thématique de notre entretien et de ce numéro de la revue, soit les discours de vérité(s) en éducation. Se pose alors, dès le départ, la question de la vérité elle-même : qu’est-ce que la vérité ?

7 GB : Qu’est-ce que la vérité ? Oui, la question est posée d’entrée de jeu par le philosophe, et ce à toutes les époques, depuis Socrate et Platon pour ce qui est de la tradition souvent dite occidentale. Par l’éducateur ou l’enseignant aussi, qui fut au départ, du moins dans la tradition que je viens d’évoquer, philosophe. Mais elle est également posée par le politique ; par Ponce Pilate. La tradition chrétienne a généralement interprété cette question, de façon réductrice et négative, comme un refus sceptique de l’interpellation. Mais peut-être renvoie-t-elle plutôt à la sagesse pratique de la phronèsis aristotélicienne et à la crainte de l’intolérance fanatique de ceux qui, croyant détenir la vérité, enrégimentent pour entreprendre croisades et djihads. Aussi devrait-elle préoccuper toutes les personnes qui ont un rapport avec l’école où se forment les citoyens de demain : les enseignants, le plus souvent des enseignantes, les directeurs et directrices d’établissement, les agents et responsables qui font et « gèrent » les politiques, les chercheurs.

8 Vérité recherchée ou possédée ? Recherchée, elle éveille ou libère : toujours hors d’atteinte, comme horizon et appel à une constante quête à travers la vie et l’expérience, l’étude et la science, la contemplation et l’action. Possédée, elle enferme : indiscutable, elle refuse et empêche le dialogue et le débat qui pourraient ouvrir de nouvelles perspectives pour la pensée et pour l’action, elle enrégimente plutôt ou alors elle exclut, elle combat l’adversaire, l’élimine. « Crois ou meurs » : la détention de la vérité, guerrière, devient meurtrière, comme j’ai tenté de le mettre en lumière, il y a vingt ans, dans un Éloge de l’incertitude (Bourgeault, 1999).

9 NB : D’où l’importante de nous questionner sur les rapports à la vérité (ou aux vérités) en éducation…

10 Oui, tout à fait. Et je formulerais ainsi la question : de quel rapport à la connaissance et au(x) savoir(s), de quel rapport à la vérité l’école favorise-t-elle l’instauration ou le développement ?

11 Quel est le rapport de l’école et plus spécialement des enseignants et enseignantes à l’acte d’apprendre, c’est-à-dire de connaître – de « faire connaissance avec » – le non connu encore, l’inconnu : rapport d’acquisition, puis de possession (comme dans les conquêtes territoriales), voire de détention ? ou de relance par de nouvelles questions de la quête d’une vérité à découvrir et à faire qui toujours échappe ? Car toujours elle échappe, parce que les réalités sont trop complexes et mouvantes pour être « arrêtées », saisies.

12 Dans le récit biblique de la genèse du monde, Adam et Ève ayant goûté au fruit de l’arbre de la connaissance sont contraints, portés par le désir de savoir, de renoncer à la quiétude de l’Éden pour entreprendre une incessante quête de savoirs nouveaux requis pour vivre, vivre mieux, parfois simplement survivre. Toute l’aventure humaine s’inscrit alors – et j’évoque un autre grand mythe du même Livre – dans une grande marche vers une Terre promise où couleraient le lait et le miel, où l’agneau pourrait paître avec le loup, terre de prospérité et de paix – et sans doute aussi « de vérité » – qui, entrevue au loin par Moïse du haut de la montagne, se dérobe…

13 NB : La recherche de la vérité se vit donc, selon vous, dans une quête inscrite au cœur de l’aventure humaine, constitutive de celle-ci. Qu’en dégagez-vous pour l’éducation ?

14 Il nous faudra faire quelques détours encore avant de nous intéresser directement à l’éducation et plus spécifiquement à l’école. Je vais vous proposer une réponse en quatre temps : (1) je rappellerai d’abord certains éléments d’un débat moderne et encore actuel sur le désir de vérité, la volonté de vérité et les régimes de vérité(s) ; (2) je m’attarderai ensuite, bien que de façon sommaire et donc brièvement, aux dessous et aux enjeux d’un rétrécissement de la raison se faisant rationalité instrumentale, gestionnaire et comptable, chacune de ces rationalités ayant son régime de vérité(s) ; (3) de là, nous pouvons dégager ce qui s’ensuit touchant le rapport au savoir et à la vérité, en même temps qu’aux savoirs et aux vérités, à l’école et plus spécialement chez les enseignants et chez leurs formateurs dans les facultés et départements d’éducation ou de sciences de l’éducation ; (4) je pourrai alors, pour répondre à votre question, poser ou simplement proposer quelques jalons d’une éthique du rapport au savoir et à la vérité – de nouveau, au singulier et au pluriel, également donc aux savoirs et aux vérités.

15 NB : Désir de vérité, volonté de vérité, régime de vérité – il y a là à l’œuvre, si je comprends bien, une dynamique d’enfermement progressif de ce qui était originellement ouvert…

16 GB : Je ne saurais reprendre ici le rude et complexe débat sur la connaissance et sur la vérité, plus spécifiquement sur la volonté de vérité, ouvert par Nietzsche – qu’on a appelé le Maître du soupçon – et repris par Foucault, tout spécialement dans ses Leçons sur la volonté de savoir (1970-1971 / 2011 – voir aussi Bouveresse, 2013), puis par tant d’autres, notamment par Bernard Williams dans son magistral Truth and Truthfullness (2002 / 2006). Y renvoyant le lecteur intéressé, je m’inspire ici librement de ces ouvrages, en reprenant quelques éléments pertinents pour notre propos.

17 Le désir de vérité, pratiquement identique au désir de savoir et entendu comme désir du dire-vrai ou comme véracité (Williams, 2002/2006), remonte sans doute à l’origine de la parole, qui est vraisemblablement aussi, du même coup, l’origine de l’humain, l’origine et presque la définition de l’humanité de l’humain. Sans ce dire-vrai, le vivre-ensemble n’est pas possible ; le mensonge se fait alors ruse et tromperie, et guerre en vue de la victoire sur l’autre par-là dévalorisé et marginalisé sinon anéanti. Importe ici plus le vrai que la vérité.

18 La volonté de vérité est d’une autre nature, d’une autre portée ; elle réclame la vérité, l’exige, et force l’aveu – dont l’aveu du confessionnal que Foucault a analysé avec finesse dans ses liens avec la volonté de pouvoir et l’exercice d’autorité (Foucault, 1976). Cette volonté a fait l’objet de grands mythes anciens : pour l’Occident, Œdipe (Foucault, 1971/2011, parlant d’un « savoir transgressif, interdit, redoutable ») et Prométhée (Mullie-Chatard, 2005) [1]. Cette même volonté est à l’œuvre dans l’élaboration des discours de révélations disant la nature des choses selon le désir de leur créateur et dictant aux humains les règles de leur(s) conduite(s). Aujourd’hui encore, cette même volonté entend faire avouer la nature qui a encore tant de secrets, amenant la science à se donner les armes requises : avènement de la techno-science et développement de technologies sans cesse plus fortes permettant de transformer le réel pour le mieux connaître et, comme en retour, de le mieux connaître pour ensuite le transformer selon ses désirs.

19 La volonté de vérité se trouve en ces divers cas de figure étroitement liée au pouvoir ; elle conduit immanquablement à l’établissement de régimes de vérité(s) – régimes alors parce que « régis » par des autorités qui leur accordent la crédibilité requise : les devins, les prêtres, les experts, la communauté scientifique et l’évaluation par les pairs ; et des institutions, dont les églises ou, pour ce qui nous intéresse ici, l’école et plus spécifiquement l’université, mais aussi les ordres professionnels, les regroupements d’experts…

20 Quand on discute de l’école face aux régimes de vérité(s), on pense aujourd’hui presque spontanément aux régimes religieux ou aux religions ; on évoque alors, par exemple, le refus des écoles confessionnelles de faire place à d’autres visions, ou le refus de parents évangélistes ou croyants de l’Islam que leurs enfants entendent parler à l’école de la théorie de l’évolution, inconciliable avec les révélations consignées dans la Bible. Il y a certes là pour l’école et pour les enseignants embarras et enjeu important. Mais en projetant ainsi la lumière sur les seules croyances religieuses, on laisse dans l’ombre d’autres régimes de vérité(s), d’autres formes d’enfermement de la connaissance et de la pensée dans ce qui est déclaré vrai, d’autres modes d’exclusion de ce qui est déclaré faux.

21 NB : Et c’est alors que vous voulez dénoncer l’enfermement présent, en éducation comme dans tous les domaines, de la raison dans le seul registre et « régime » de la rationalité instrumentale…

22 GB : Oui. On a cru, chez les Grecs de l’antique Athènes, que le recours à la raison pour comprendre le réel et pour orienter les conduites humaines nous libérerait pour de bon de l’illusion des fables et fantasmagories d’Homère et de tous les mythes. Mais nous avons aujourd’hui encore nos mythes, illusions et mensonges : les « récits », par exemple, d’une mondialisation assurant à tous un mieux-être qui est manifestement réservé aux plus riches ; ou d’une rationalisation de la gestion des entreprises qui sert finalement les intérêts des actionnaires au prix et détriment des travailleurs et des entreprises elles-mêmes ; ou encore d’une régulation de l’économie par le marché, alors que les marchés financiers mettent à mal l’économie des États et finalement du monde.

23 On a cru, au siècle des Lumières, que le recours à la raison écarterait désormais le renvoi aux textes sacrés et aux interprétations autorisées pour décider du vrai (vs le faux, illusion ou mensonge) tout autant que du bien (vs le mal). Mais à l’autorité du logos du philosophe a vite succédé celle de la raison scientifique qui a permis de mieux comprendre la nature (les sciences de la nature) et ensuite l’homme ou les humains (les sciences humaines). Sciences et techniques se sont alors alliées, dans ce qu’on a appelé la techno-science, pour entreprendre les audacieuses aventures des récentes décennies pour en quelque sorte redécouvrir le monde et, poussant l’audace toujours plus loin, le transformer, le refaire. Et voilà que le logos qui compte aujourd’hui est celui, étriqué, de la rationalité instrumentale, gestionnaire, comptable – dont la « vérité », du moins la légitimité tient à l’efficacité des actes et à leur efficience : il faut faire, et donc savoir comment faire, et faire mieux, au moindre coût.

24 Comment en est-on arrivé là ? Dans la Grèce ancienne, la conscience d’une correspondance, dans un même logos, entre la raison sous-jacente à l’ordre cosmique observé et la raison humaine qui peut en prendre acte, permit que se développe, comme philosophie dominante et comme art de vivre, ce que l’on a appelé la sagesse stoïcienne voulant que, entre la soumission à la nécessité et l’exercice de la liberté, il faille accepter et vouloir en quelque sorte ce à quoi on ne peut de toute façon rien changer, et user de ses capacités et vertus pour modifier ce qui peut et doit l’être. Mais il est aujourd’hui possible de tout changer ou presque. Comment la raison humaine peut-elle alors non seulement prendre acte de ce qui est, mais décider, en vue d’agir, de ce qui peut et devrait, voire doit être ?

25 La tension entre la raison théorique et la raison pratique a fait l’objet chez les philosophes de débats opposant déjà, dans la Grèce antique, Platon et Aristote. Pour Platon, c’est la contemplation du Vrai et du Bien dans le monde des Idées – auquel permet d’accéder la raison théorique – qui permet de savoir ce qu’il convient de faire et comment on doit le faire. Aristote, quant à lui, fait plutôt appel à la phronèsis – à la prudence, traduit-on généralement –, c’est-à-dire à cette sagesse pratique à laquelle permet d’accéder la raison pratique. Comme il l’expose dans son Éthique à Nicomaque, on n’a pas à délibérer quand on est face à la nécessité de ce à quoi on ne peut rien changer ; la science, qui est de l’ordre de la raison théorique, s’emploie alors à découvrir les lois de ce qui est ainsi déterminé pour de bon, immuable, croyait-on alors. C’est dans l’ordre du contingent – c’est-à-dire de ce qui n’est ni n’adviendra nécessairement, mais qui peut advenir si on en décide ainsi pour agir ensuite en conséquence – qu’intervient la capacité calculative et délibérative de la phronèsis nourrie de savoirs pratiques qui permet à Périclès, l’exemple est d’Aristote, de gouverner la cité en tenant compte à la fois des intérêts propres et de l’intérêt collectif – nous dirions aujourd’hui : du bien commun. Ne suffisent alors pas les seuls savoirs pratiques touchant le recours aux moyens appropriés : savoir-faire de la technè et ruses de la métis. Il faut aussi prendre en considération les situations et les visées. Ne suffisent alors plus les réponses données au comment et au combien ou à quel prix ; il faut aussi prendre en compte les pourquoi (à cause de quoi et en vue de quoi) dans la considération des résultats ou les conséquences prévues ou, après coup, effectives. Car on ne saurait juger d’une situation et délibérer, en vue de décider d’agir dans telle ou telle direction, sans faire appel au calcul ou à la raison calculative, sans doute, pour ce qui est des moyens, mais pour juger de l’inadéquation ou de l’injustice d’une situation en vue d’orienter ensuite la délibération, puis l’action correctrice, il faudra imaginer, rêver ce qui pourrait et devrait être, voire doit être, le penser, le théoriser, oserai-je écrire. Ce sera encore le cas au siècle des Lumières, lorsqu’on pensera la liberté et l’égalité en lien avec la fraternité ou la solidarité des humains, visées qui sous-tendent, leur donnant sens, les révolutions américaine et française

26 C’est il y a moins d’un siècle, guère plus de soixante ans, que la rupture entre le savoir théorique et le savoir pratique fut consommée. Une volonté de transformer les choses et les humains eux-mêmes, note Jean Ladrière (1977), fait que l’activité scientifique est désormais « étroitement associée à un pouvoir sur les choses, et sur l’homme lui-même, et c’est pourquoi elle apparaît liée à la technologie au point d’en être indiscernable » (p. 28). Ce qui caractérise la science moderne, écrivent à leur tour Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (1979), c’est « la rencontre entre la technique et la théorie… [afin] de modeler le monde » (p. 48). La rationalité technicienne, élevée au rang de raison scientifique dans la techno-science, devient dominante, voire exclusive.

27 L’avenir est ainsi livré désormais à notre responsabilité (Jonas, 1984/1990 ; Bourgeault, 2004) alors que les repères et les règles qui pouvaient orienter jusque-là les pratiques sont devenus désuets. Laissée à elle-même, la rationalité instrumentale et technicienne est à l’œuvre tous azimuts (Ellul, 1977 ; Habermas, 1978, Hottois, 1984), débridée, en pratique exclusive. Sans doute faudra-t-il un jour réguler ses pratiques ; d’où les appels de l’époque à l’éthique (Bourgeault, 2004). Mais il faut aussi, et sans attendre, gérer l’inattendu qui advient. La raison se fit alors rationalité instrumentale et technicienne toujours, mais au service de la gestion, rationalité gestionnaire ou managériale partout envahissante. Se trouve dès lors ouvert le champ de la mesure et de l’évaluation pour trouver, en chaque cas ou dans chaque situation, LE meilleur moyen – the one best way – de mieux réaliser les choses et d’obtenir de façon plus assurée les résultats souhaités. Pour bien gérer, il faut désormais tout peser, mesurer et évaluer, chiffrer, dans une sorte de fièvre envahissante (Broadfoot, 2000 ; Rey, 2011 ; Bourgeault, 2014) ; tout est aujourd’hui placé sous le sceau du régime de vérité(s) d’une rationalité instrumentale technicienne désormais gestionnaire et comptable.

28 Tout, y compris l’école, de l’école primaire à l’université : (a) les politiques et les programmes en portent la marque : « approche compétences » et pédagogie par projets, accentuation des enseignements visant sous couvert de professionnalisation la maîtrise de compétences techniques – les facultés et les départements responsables de la formation des enseignant.e.s forment aujourd’hui des techniciens plus que des professionnels, même si des enquêtes ont bien montré que « le jugement professionnel des enseignants est davantage orienté par des questions de valeurs que par des questions techniques » et que ceux-ci sont donc confrontés moins « à des problèmes à résoudre qu’à des dilemmes à dépasser » (Tardif, Lessard, 1999 ; Lessard, 2015, p. 48) ; (b) la direction des établissements ou, comme on dit aujourd’hui – le changement de vocabulaire n’est pas sans signification – leur gestion est également touchée, régie par des « conventions de partenariat » et des « conventions de gestion » et, pour l’université, des « contrats de performance » multipliant les standards et les règles, et exigeant en outre des comptes rendus chiffrés au nom d’une imputabilité qui tient lieu d’une véritable responsabilité, laquelle exigerait que soit sauvegardée l’autonomie des acteurs paradoxalement empêchée, paralysée (Maroy, 2013). Et la recherche en sciences de l’éducation est, elle aussi, soumise bien souvent à ce régime de vérité(s) de la rationalité instrumentale, gestionnaire et comptable qu’elle encourage et nourrit en légitimant son emprise.

29 NB : Nous sommes déjà depuis un bon moment dans le champ de l’éducation et plus spécifiquement de l’école, touchés comme tous les champs d’expertise ou de connaissance et d’action par une rationalité instrumentale et gestionnaire partout dominante. Mais vous avez évoqué tantôt une autre forme d’enfermement dans un autre « régime » de vérité propre à l’école…

30 GB : Oui. L’autre enjeu de l’école face aux régimes de vérité(s), dont je vais tenter de discuter maintenant – et rapidement, si toutefois j’y arrive –, c’est celui du rapport scolaire au savoir scolaire. J’évoquerai d’abord un constat troublant ; je tenterai ensuite de dégager ce qui est en jeu – et donc enjeu – et d’en faire une brève analyse.

31 Dans des cours et séminaires regroupant de futurs ou actuels enseignantes et enseignants, on m’a souvent demandé depuis trente ans si ceci ou cela dont on discute est matière à examen, s’il faut vraiment lire tel livre ou même tel texte court proposé – comme si on souhaitait éviter d’aller plus loin et se contenter de ce qui est déjà acquis, ou considéré comme acquis. Puis, en prévision de l’examen, souvent dès la première rencontre, on me demande quelles sont mes attentes. Et j’étonne et manifestement désarçonne quand je renvoie la question à qui me l’adresse : et vous, qu’attendez-vous de ce cours, qu’attendez-vous du travail de session exigé ? Comme s’il n’y avait pas de désir autonome ou venant de soi, vif, passionné, prêt à affronter les exigences d’apprendre, de savoir. Comme si on n’attendait finalement de tout ce qu’il faut subir que la récompense d’un effort limité, bien ciblé : le diplôme. On m’a souvent demandé aussi, pour la réalisation de travaux de session individuels sur des sujets choisis par chacun ou chacune, des consignes claires – dont, et la demande à ce sujet se fait insistante, le nombre de pages, et parfois le type et la taille de la police ou du caractère. On comprend mal que je me contente d’abord de dire et redire : pertinence, rigueur et cohérence de l’argumentation ou du propos, clarté de l’exposé et correction de la langue, voilà mes exigences lorsque j’aurai à évaluer vos travaux ; pour le reste, voyez ce qu’exige l’objet de votre étude, ce que commande le traitement que vous entendez faire des données que vous pourrez colliger. Comme s’il était possible de soumettre le réel, de l’assujettir pour, sans le dénaturer, le faire entrer dans des cadres préétablis. Pour ne pas décourager les aspirants à l’enseignement, je propose ensuite quelques approches, quelques grilles d’analyse, m’engageant à réagir à une problématique et à un plan que je les invite à me soumettre. Et je consens à dire enfin la fourchette du nombre de pages acceptable ! Mais je rencontre aussi, bien sûr, plusieurs étudiantes et étudiants ouverts et assoiffés de savoirs nouveaux, libres, audacieux.

32 NB : On entend ici le praticien, le professeur d’expérience… Car vous comptez aujourd’hui près de soixante ans d’enseignement et sans doute de réflexion sur l’enseignement.

33 GB : Oui. Et je sais et reconnais volontiers qu’on ne saurait généraliser, je sais, de ce qui tient à une expérience personnelle. Mais peuvent en jaillir des questions qui pourront faire ensuite l’objet de recherches. Mes réflexions ont en outre un ancrage québécois évident, mais je crois qu’elles trouveront écho en d’autres lieux. Mes réflexions, d’ailleurs, malgré leur ancrage québécois, ont souvent trouvé leurs repères dans des travaux de chercheurs de France ou de Belgique ou de Suisse tout autant que du Canada ou des USA. M’intéressant ici au rapport au savoir – à décliner aussi au pluriel : rapports aux savoirs – d’enseignants en exercice et en formation, je m’inspirerai moins de la problématique et des travaux de Charlot et de Rochex (1992, 1997, 2004, 2011) portant sur les rapports à l’école et au savoir dans les milieux populaires, travaux relevant principalement de la sociologie, que de ceux, menés d’un point de vue plus épistémique et didactique, de J.-C. Forquin (1991) ou d’Yves Chevallard (1985 et 1997) ou encore de Michel Develay (1996, 2000).

34 Qu’est-ce qu’un savoir scolaire ? Notons d’abord qu’on utilise plus souvent ces mots au pluriel qu’au singulier : les savoirs scolaires, pour désigner un certain corpus de savoirs (de l’ordre du savoir, du savoir-faire et du savoir-être – cette triade devenue dans certains milieux un mantra repris plus récemment dans une autre triade : instruire, qualifier, socialiser) ou de connaissances « qu’une génération considère comme utile, voire indispensable à la génération suivante » (Develay, 2000, p. 28).

35 La spécificité des savoirs de ce corpus, des savoirs scolaires, note Michel Develay, tient à trois traits caractéristiques : (a) ils ne sont ni tout à fait théoriques ni tout à fait pratiques – ils sont généralement liés à des situations concrètes ou pratiques comme à un ancrage dont on s’éloigne vite pour en abstraire lois, règles ou théorèmes dont l’appréhension demeure aussi liée parfois aux illustrations d’une mise en œuvre qui n’est toutefois pas engagée vraiment dans le réel (malgré les prétentions d’une approche « compétences » voulant que l’apprenant soit placé dans des situations « authentiques » alors qu’elles sont encore et toujours scolaires, mais je n’entrerai pas dans le débat à ce sujet) ; (b) ils sont programmables, c’est-à-dire scindés en étapes progressives de la maternelle à l’université, et « didactisés, […] préformés [voire préformatés] pour être enseignés dans un ordre précis » (p. 29), inscrits dans des programmes différenciés selon les « matières », avec des découpages en blocs et en heures, des plans de cours, des manuels scolaires ; (c) ils sont et doivent être évaluables, et leur acquisition plus que leur appropriation fera effectivement l’objet d’une évaluation elle-même scolaire.

36 Ces savoirs scolaires sont donc partiels, ne retenant que certains éléments de savoirs beaucoup plus larges et différenciés, et leur découpage est en outre artificiel, étranger au réel dont il devrait favoriser la connaissance et la compréhension, souvent étranger aussi aux dynamiques d’un acte d’apprendre toujours singulier – bien qu’on le prétende requis, ce découpage, pour tenir compte de la capacité progressive d’apprentissage selon l’avancement en âge. Ce sont ces savoirs qu’on expose à la classe, comme le formule Jean-Pierre Astolfi (2008), plutôt que d’exposer la classe aux savoirs – à des savoirs qui n’auraient pas subi le travail de réduction simpliste de la didactique et d’une pseudo-pédagogie. On fait encore violence à l’appétit ou au désir d’apprendre et à la dynamique d’apprentissage elle-même dans les découpages universitaires en disciplines et en départements, en cours juxtaposés dont la cohérence serait assurée par une « approche programme » les articulant en fonction et selon la logique du programme précisément et sans vraiment tenir compte des dynamiques et/ou des logiques d’apprentissage qui sont toujours individuelles, singulières, apparemment erratiques parfois, et en crédits « réussis » qu’il faut accumuler pour avoir droit finalement au diplôme.

37 Le rapport au savoir et à la recherche du vrai est alors soumis à un régime de vérité(s), celui des vérités scolaires. Le savoir scolaire est orienté et mesuré par des logiques qui n’ont guère à voir avec le réel toujours complexe et qu’on ne peut vraiment appréhender dans sa globalité et dans le foisonnement de ses formes ou de sa vie. C’est le désir, l’appétit de savoir qui est lui-même touché, parfois brisé dans son élan et dans sa dynamique propre par un rapport scolaire à des savoirs scolaires en quelque sorte imposé : ne compte vraiment, n’est « vérité » que ce qui est contenu dans le manuel et peut faire l’objet d’une question d’examen et, partant d’une évaluation et… d’une note.

38 Chaque année, toutefois, je suis fasciné et séduit par l’éclat du regard d’étudiantes et étudiants se préparant à l’enseignement ou par ce que j’appellerai leur présence absente parfois ; je devine chez eux le mouvement d’une vie intellectuelle qui, allumée, cherche parfois dans l’ombre à apprivoiser une lumière soudaine pour intégrer ce qu’elle a donné à voir et parfois à simplement entrevoir. L’enfermement dans un rapport scolaire aux savoirs scolaires n’est donc pas le lot de tous. Heureusement.

39 NB : On peut donc en sortir, briser cet enfermement – heureusement, comme vous dites. Et m’adressant ici au spécialiste de l’éthique (même si je sais que vous n’aimez pas du tout qu’on vous attribue ce titre, à vous ou à n’importe qui) : n’y a-t-il pas là un véritable devoir ?

40 GB : Cet enfermement me paraît en effet inacceptable lorsqu’on le considère du point de vue de l’éthique – et plus spécifiquement, pour les enseignants, de l’éthique professionnelle.

41 Dans une conférence sur l’éthique de la recherche, le sociologue Guy Rocher proposait en 2010 ses réflexions, enracinées dans l’expérience de soixante années de recherche, sur les exigences d’une démarche en quête de la Vérité – la majuscule, faisait-il observer, renvoyant à l’objet en quelque sorte absolu de l’obsession passionnée de tout chercheur. Je reprends ici certains éléments de ses propos qui me semblent pertinents pour présenter quelques exigences d’une éthique du rapport au savoir et à la vérité. Guy Rocher évoquait en cours d’exposé deux expériences de son enfance : une demande de sa mère qu’il lui dise « la vérité » et non quelque mensonge, l’appel quotidien de l’école à la foi en des vérités révélées consignées dans le petit catéchisme pour éviter l’erreur. Vinrent plus tard, à l’université, les premiers travaux de recherche et le constat de la pluralité des « niveaux » de vérité – vérité du sujet participant vs vérité du chercheur après analyse et interprétation des données colligées, par exemple, – et de la possibilité, voire de la tentation de la fraude (un des étudiants participant à la recherche imaginant dans sa chambre des entretiens qui n’avaient pas eu lieu). De sorte que l’éthique de la recherche – je traduis ou j’ajoute : l’éthique du rapport au savoir – est par conséquent un combat permanent du chercheur avec / contre soi et les autres, dans la confrontation des intérêts et souvent des convictions religieuses ou même scientifiques qui nourrissent tous les dogmatismes (Rocher, 2010, p. 103-107). Rocher cite alors Nietzsche :

42

« La vérité n’a rien d’une chose qu’aurait l’un et que l’autre n’aurait pas. […] Vérité, le mot tel que l’entend tout prophète, tout sectaire, tout libéral, tout socialiste, tout homme d’Église, est la preuve édifiante que nous n’en sommes même pas au commencement de cette discipline de l’esprit, de cette maîtrise de soi sans laquelle on ne peut trouver la moindre vérité, si petite qu’elle soit » (p. 107).

43 Sont présentés dans ce texte de Guy Rocher, à mon sens, les éléments principaux d’une éthique du rapport au savoir que je reprends et explicite brièvement dans les pages qui suivent.

44 a. Ouverture et curiosité – Le rapport au savoir de l’enfant est spontanément chez lui désir de connaître et, pas toujours malheureusement, audace d’aller au-delà de ce qui est permis et connu, de transgresser les frontières dressées pour explorer un autre monde. L’audace de l’explorateur conduit à d’étonnantes découvertes : Colomb désireux d’ouvrir un nouveau chemin vers l’Inde découvre l’Amérique – et ses faux Indiens, tant il est difficile de reconnaître le nouveau, l’inattendu. Le premier devoir d’une éthique du rapport au savoir est celui de la curiosité, de l’ouverture d’esprit, de l’audace. Car l’accueil du nouveau, comme par définition, dérange, oblige à restructurer et reconstruire ce qu’on croyait savoir et qu’on avait pu croire immuable, à tout le moins durable. La curiosité, comme désir de connaître toujours plus ou autre chose ou autrement, pousse au dépassement – de soi, finalement. Tout se joue, ce que l’on est tout autant que ce que l’on sait ou croit savoir, dans ce rapport au réel établi par la connaissance ou le savoir : un réel qui échappe toujours à nos prises par-delà ce qu’on a pu en appréhender dans un réel-pour-soi inéluctablement partiel et par là même nécessairement réducteur (Morel, 2004). D’où l’importance de l’ouverture et de l’audace, mais aussi de la rigueur dans l’exploration de nouvelles terres et de la ténacité.

45 b. Rigueur et patience, ténacité – D’où l’importance de la « discipline de l’esprit » dont parlait Nietzsche, qui ne donne pas raison aux évidences ni aux convictions sans avoir mené combat. Loyalement. Je me suis astreint souvent, au fil des ans, à provoquer chez moi une réflexion neuve en prenant méthodiquement comme hypothèse une position contraire à la mienne – façon de mettre en œuvre le doute dit méthodologique dont Descartes faisait jadis le principe premier d’une démarche ou méthode qui vise à « bien conduire la raison et chercher la vérité dans les sciences » (Descartes, 1637 / 2000). Il en est toujours résulté, non pas un changement de cap et de camp pour adopter la position de l’autre, mais la prise de conscience des limites de la mienne et de la nécessité de la revoir pour intégrer certains éléments, parfois d’importants apports de la pensée de ceux qu’on appelait autrefois, dans une philosophie scolastique peureuse et paresseuse, les adversaires. Quittant le confort de l’oasis, il faut reprendre la route sur les chemins non balisés encore. Car, s’il y a telle chose que le plaisir d’apprendre, il y a aussi la difficulté de faire face à l’inconnu ou à la contradiction et d’apprendre. La terre promise est toujours au- delà de ce qu’on a pu saisir ; c’est dans la marche vers elle qu’on savoure parfois le plaisir de découvertes qui relancent vers de nouvelles explorations. Apprendre, c’est toujours remettre en question ce qui a été acquis et ainsi se déstabiliser soi-même pour se remettre en route. Car le réel est plus complexe que ce qu’on en peut savoir et comprendre. Si on refuse de tricher avec lui.

46 c. Refus de la fraude – ou refus de tricher avec le réel. « Classer pour ne pas penser », a écrit Rémy Droz (1982). Classer est l’une des premières opérations d’une démarche d’apprentissage ou de savoir de qui essaie de se situer dans le monde et de le comprendre. Qu’il faut ensuite dépasser. L’enfant s’en rend vite compte, on peut classer les choses par leur taille ou leur couleur ou leur forme ou encore leur texture les mêmes éléments d’un jeu comme du réel (Bourgeault, 2014). Diagnostic prononcé, affaire classée : la démarche est malhonnête, car on ne réussit jamais à saisir une réalité toujours complexe que sous un angle donné – par sa situation ou par sa discipline ou par la « nature » de son interrogation. Compte tenu de sa complexité, comme l’a montré et démontré Edgar Morin (1988), le réel échappe toujours dans sa totalité à nos prises et à notre emprise. La classification, qui peut alors aider à penser encore et à aller plus loin, enferme trop souvent dans la classe créée. D’un élève classé comme souffrant d’un TDAH (Trouble du déficit d’attention éventuellement avec ou sans hyperactivité), tout manque d’intérêt sera compris et interprété comme en résultant. Mais les personnes atteintes sont souvent capables d’une concentration d’attention tout à fait remarquable, voire excessive, sur l’objet qu’elles ont choisi de retenir parmi tant d’autres la sollicitant.

47 Un des devoirs importants d’une éthique du rapport au savoir tient assurément au refus de la fraude et de la tricherie : du plagiat, de la fabrication ou invention de fausses données de recherche, par exemple et manifestement, mais aussi de l’à-peu-près et des simplifications abusives qui me paraissent fréquentes dans les cours et même dans les manuels revus par des spécialistes et dûment approuvés par des fonctionnaires du Ministère de l’éducation. Mais la pédagogie exige qu’on simplifie, rétorquera-t-on, pour faciliter les apprentissages et parfois pour les rendre simplement possibles. D’accord. Mais reconnaissons-le et présentons alors ces savoirs scolaires comme tels : simplifiés, partiels.

48 d. Prise en compte des contextes – Le caractère partiel des savoirs que je viens d’évoquer tient aussi à leur partialité, elle-même liée au contexte de leur émergence et de leur formalisation ou encore de leur diffusion, de leur enseignement. Une éthique du rapport au savoir et aux savoirs exigera donc un incessant travail de contextualisation, décontextualisation et recontextualisation qui renvoie à la première compétence attendue de l’enseignante ou de l’enseignant comme « passeur » culturel (Zakhartchouk, 1999), selon le référentiel du Ministère de l’éducation du Québec, qui lui permettra d’« agir en tant que professionnelle ou professionnel héritier, critique et interprète d’objets de savoirs ou de culture dans l’exercice de ses fonctions ». La culture des enseignantes et enseignants pourrait faire l’objet… d’un autre article.

49 e. Apprivoisement de l’incertitude, de l’ambiguïté et de l’inachèvement – Une autre tâche ardue est encore exigée, celle d’un changement de mentalité ou de façon de penser et d’attitude : dans la conscience que le réel échappe toujours de quelque façon à nos prises – à nos perceptions et à nos saisies, à nos interprétations : en somme, à notre savoir – l’apprivoisement de l’incertitude (Bourgeault, 1999). La formation des enseignantes et enseignants n’y contribue guère en présentant des savoirs préformés, complets même s’ils sont découpés et morcelés en blocs progressifs. Nulle place n’est faite alors, ou elle est fort réduite, aux interrogations nouvelles que suscite tout apprentissage, tout savoir. C’est pourquoi on n’a jamais fini d’apprendre. Autrement dit, tout savoir est problématique. Or, la pédagogie « fait l’économie de la problématicité du savoir », écrit Chevallard, et « la manœuvre réussit assez bien : avoir étudié si longtemps, et douter que l’on maîtrise la matière à enseigner ! » (Chevallard, 1997, p. 3). Le savoir se trouve du même coup placé en extériorité par rapport à qui apprend, sait – un peu, un peu plus, jamais de façon pleinement assurée et achevée – et se transforme lui-même en même temps que se renouvelle sa vision du monde.

50 f. Responsabilité – Le savoir, partiel et partial, jamais neutre, prend toujours parti dans la transformation de la vision du monde et de son sujet. Le rapport au savoir apparaît dès lors comme rapport de pouvoir. Cela, qui est de tous les temps, s’est intensifié au cours des dernières décennies par le prodigieux développement de la technoscience, comme je l’ai rappelé plus haut. Et peut-être nous est-il simplement révélé alors un lien très ancien entre savoir et pouvoir : l’avènement de l’agriculture témoignait déjà d’une volonté de transformation du réel et de la vie grâce aux connaissances acquises. Mais l’association, plus étroite, entre science et technologie, et donc science et action de transformation, est aujourd’hui beaucoup plus forte. Il en résulte, en nos mains, un pouvoir de transformation du monde et de nous-mêmes décuplé et infiniment démultiplié en des possibilités sans cesse accrues d’interventions toujours plus audacieuses. La responsabilité : nouveau paradigme de l’éthique (Bourgeault, 1992). Il nous faut revisiter les rapports entre savoir et responsabilité.

51 NB. : En conclusion, qu’est-ce que nous devrions retenir plus particulièrement des questions et avenues que vous proposez ?

52 GB : Je n’oserais conclure, conscient qu’il y a tant à débattre encore. J’ouvrirai plutôt une nouvelle fenêtre, un autre horizon : dans le rapport au savoir dont le développement est favorisé lors de la formation des enseignant.e.s et ensuite chez les élèves, par leurs pratiques, se joue le rapport, demain, aux autres et au monde, et s’esquisse par-là, comme j’ai tenté de le montrer ailleurs, la cité de demain (Bourgeault, 2004, p. 85-95).

53 NB : Merci à vous, M. Bourgeault, de votre contribution à l’éthique en éducation et en formation. Et comme vous l’exprimez si justement à la fin de l’un de vos ouvrages « La responsabilité du sujet éthique est étouffée par les contrôles imposés ; seule la liberté peut lui donner vie et corps » (2004, p. 131).

54Montréal, 6 novembre 2016

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Les débats des années 1970 et surtout 1980 sur le développement des technologies renvoient souvent à ce mythe de Prométhée. Par exemple, H. Jonas évoquant le Prométhée enchaîné d’Eschyle « définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée… » – dans la préface de Jonas, H. (1984/1990).
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