Notes
-
[1]
Pape-Carpantier M. (1849). Enseignement pratique dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants suivies de chansons et de jeux pour les recréations. Paris : Hachette, p. 244.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Kergomard P. (1886). L’éducation maternelle dans l’école. Paris : Nathan, p. 52.
-
[5]
Girard J. (1911). Jeux éducatifs : méthode française d’éducation. Paris : Librairie Gedalge.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Girard J. (1908). L’éducation de la petite enfance. Paris : Armand Colin, p. 199.
-
[8]
Soëtard M. (1990). Friedrich Fröbel pédagogie et vie. Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation. Paris : Armand Colin.
-
[9]
Simon F., Depaepe M. (1999). Les écoles gardiennes en Belgique. Histoire et historiographie. Histoire de l’éducation. Vol. 82, p. 73-99.
-
[10]
Ferrière Ad. (1909). Projet d’école nouvelle. Ste Blaise : Foyer solidariste, p. 19.
-
[11]
Decroly O., Monchamp E. (1914). L’initiation à l’activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. Contribution à la pédagogie des jeunes enfants et des irréguliers. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Audemars M., Lafendel L. (1925). ASEN, au service de l’éducation nouvelle, fabrication de jeux éducatifs et de matériel d’enseignement. Genève : Sadag.
-
[14]
Decroly O. (1905). Notre régime scolaire prépare-t-il des anormaux ? L’École nationale. 15 juin 1905, n° 18, p. 552-554.
-
[15]
Decroly O., Hamaïde A. (1932). Le calcul et la mesure au premier degré de l’école Decroly. Neuchâtel-Paris : Delachaux et Niestlé. ; Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29 ; 10 novembre 1926, n° 3. p. 52-53 ; 1er décembre 1926, n° 4, p. 76-77 ; Decroly O. (1927). Jeux descriptifs et perceptifs. Éducation enfantine. XXV, 1er octobre 1927, n° 1, p. 4-5.
-
[16]
Decroly O. (1927). [Les nouvelles méthodes d’enseignement]. La Cordée. Revue de l’Association des Instituteurs sortis de Liège. V, décembre 1927, n° 12, p. 6-13.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Decroly O. (1952). L’éducation de l’enfant avant 6 ans, conférence de mars 1923. In V. Decordes. Le jardin d’enfants à l’école Decroly. Bruxelles : CIREB, p. 8.
-
[19]
Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29 ; 10 novembre 1926, n° 3, p. 52-53 ; 1er décembre 1926, n° 4, p. 76- 77.
-
[20]
Claparéde Ed. préface. In A. Hamaide (1922). La méthode Decroly. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, p. 15.
-
[21]
Wagnon S. (2013). Ovide Decroly, un pédagogue d’Éducation nouvelle. Bruxelles : Peter Lang.
-
[22]
Decordes V. (1952). op. cit.
-
[23]
Decordes V. (1952). op. cit.
-
[24]
Decroly O., Monchamp E. (1914). L’initiation à l’activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. Contribution à la pédagogie des jeunes enfants et des irréguliers. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé.
-
[25]
Wagnon S. (2013). Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage. Lyon : ACL.
-
[26]
Wagnon S. (2013). Ibid.
-
[27]
Groos K. (1896). Die Spiele der Tiere. Iena : Fischer. ; Groos K. (1899). Die Spiele der Menschen. Fischer : Iena ; Groos K. (1904). Des Seelenleben des Kindes. Berlin : Reuther et Reichard.
-
[28]
Queyrat F. (1905). Les jeux et les enfants. Paris : Félix Alcan.
-
[29]
Decroly O. (1927). Quelques notions générales sur l’évolution affective chez l’enfant. Bruxelles : M. Lamertin.
-
[30]
Perrin R. (2009). Fictions et journaux pour la jeunesse au XX e siècle. Paris : L’Harmattan.
-
[31]
Éducation enfantine, octobre 1904, p. 3.
-
[32]
Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29.
-
[33]
Hamaïde A. (1922). La méthode Decroly. Neuchatel et Paris : Delachaux et Niestlé, p. 143.
1 En abordant la question de l’élaboration et de l’usage des jeux éducatifs par Ovide Decroly, nous voudrions esquisser une réflexion sur l’histoire des pratiques pédagogiques. En effet, les jeux peuvent apparaître comme des indices de compréhension d’une pédagogie. Ovide Decroly a élaboré puis utilisé des jeux à partir d’une réflexion théorique sur les fonctions du jeu au sein des apprentissages. L’historiographie des jeux éducatifs illustre un clivage fondamental sur l’idée même du jeu à l’école. Pour certains, le jeu ne peut avoir sa place à l’école. Le jeu est pour eux perçu exclusivement comme un outil ludique. Ensuite, pour d’autres, tout en restant très méfiants à l’égard du jeu, ce dernier peut être intégré à l’école s’il est contrôlé par l’enseignant et cadré par les programmes. Enfin, pour les pédagogues de l’Éducation nouvelle, il s’agit de changer de paradigme et de placer le jeu comme un élément réel d’apprentissage.
2 Au-delà de cette typologie théorique et très superficielle, nous souhaiterions, tout d’abord, analyser du point de vue historique les questions de la définition et de la création du jeu éducatif. Ce qui nous permettra de placer les réflexions et les prises de position d’Ovide Decroly par rapport aux autres pédagogues d’éducation nouvelle.
3 Puis, à partir des écrits de Decroly et en particulier de son ouvrage écrit avec Monchamp dont la première édition date de 1914 et la dernière de 1978, nous analyserons les réflexions de Decroly sur le jeu à l’école. Enfin, à partir de quelques exemples précis, il s’agira d’établir les « inventions » pédagogiques de Decroly en la matière et leur place dans cette histoire du jeu éducatif.
LE JEU À L’ÉCOLE : UNE ALLIANCE AMBIGÜE ?
4 Le jeu, associé au plaisir de jouer a été défini comme antinomique avec l’école perçue comme le lieu de l’effort et de l’apprentissage intellectuel.
5 Néanmoins, au XIX e siècle, le jeu est présent au sein de l’école mais avec une fonction principalement récréative. Marie Pape-Carpantier (1815-1878), qui dirige la formation des directrices des salles d’asiles françaises et qui rédigea un manuel à l’intention des enseignantes des salles d’asile [1], soutenait dès 1849 la nécessité d’utiliser les jeux dans les enseignements. Pour elle, l’enfant aime jouer, cela lui procure non seulement un plaisir mais du point de vue physique cela lui permet un développement harmonieux : « Si le jeu ne forme pas directement l’esprit, il le recrée. Le cœur s’y dilate, le corps s’y fortifie et tout l’enfant y gagne. » [2]. Mais pour Marie Pape-Carpantier, le jeu reste avant tout un moyen de se détendre « Il faut à cet âge surtout, danser, courir, sauter, se mouvoir de son propre élan et se reposer des pensées un peu sérieuses par des jeux vides de pensée. » [3]
6 Ensuite, Pauline Kergomard (1838-1925), inspiratrice de l’école maternelle de Jules Ferry, place le jeu comme le travail de l’enfant et tente de l’intégrer, en particulier pour l’école maternelle, comme la base de tout apprentissage, le jouet devenant le lien entre l’éducation maternelle initiale et celle de l’école maternelle. Elle définit ce qu’elle appelle le « jeu libre » qui, dans son esprit, doit être l’activité qui structure l’ensemble du programme des premières années de maternelle. Pour la première fois au sein de l’instruction publique française, Pauline Kergomard place le jeu non seulement comme une activité pédagogique mais aussi comme un élément majeur d’éducation intellectuelle ou morale. [4]
7 En 1911, l’inspectrice des écoles maternelles, Jeanne Girard crée officiellement le terme de jeu éducatif. Tout en reprenant l’idée de Pauline Kergomard que le jeu est le travail de l’enfant, Jeanne Girard propose avant tout « une stratégie » pédagogique en créant un fossé entre jeu « plaisir » libre et jeu éducatif organisé [5]. Jeanne Girard, qui aura une grande influence sur l’évolution des écoles maternelles françaises de l’entre-deux-guerres, définit en fait le jeu éducatif comme un exercice scolaire, une initiation au travail. Toutefois, cela ne l’empêche pas de définir aussi le jeu comme un moyen pour accroître l’autonomie des enfants et développer toutes leurs facultés intellectuelles, physiques et affectives.
8 Néanmoins, l’objectif est une ruse pour concilier le jeu-plaisir inhérent à l’enfant et un moyen d’apprentissage au sein de l’école. Le jeu éducatif devient un élément du discours de la pédagogie de l’école maternelle avec l’idée clairement exprimée qu’il peut permettre de préparer « l’effort du travail » [6]. Ce jeu éducatif ainsi défini illustre le passage d’un jeu libre qui, en entrant à l’école, devient un support éducatif organisé et contrôlé, ce que Girard nomme « une occupation qui a l’allure d’un jeu » [7].
L’INITIATION À L’ACTIVITÉ INTELLECTUELLE ET MOTRICE PAR LES JEUX, SELON DECROLY
9 Plusieurs influences directes apparaissent dans les réflexions de Decroly en ce qui concerne les jeux dans les apprentissages. L’influence majeure est celle de Friedrich Fröbel (1782-1852) qui, le premier, développe des jeux comme pivot de sa pédagogie et au nom du besoin d’activité de l’enfant. Un besoin qui passe, selon Fröbel, par la création de toute une série de jouets : balles, dés, cubes, perles, sable, terre, papier, etc. Le jouet est, pour le pédagogue allemand, un médiateur entre le jeu et l’enfant, destiné à développer ses capacités sensorielles, son sens de l’observation et de la manipulation. Le jeu est, dans ce que Fröbel nomme le « jardin d’enfant », le cœur des apprentissages et du développement de l’enfant : « la théorie des jeux constitue le noyau » de sa pédagogie novatrice [8].
10 Les réflexions et les pratiques de Fröbel sur les jeux ont un grand rayonnement dans la formation des enseignantes des écoles gardiennes [9]. Dans son manuel des salles d’asiles, Zoé Gatti de Gamond (1806-1854) aborde la question en s’opposant à l’antinomie entre jeu et travail. Dans son esprit, la caractéristique du jeu est justement le fait de la liberté et du plaisir pour l’enfant. L’enseignant, en voulant donner un « but » au jeu, le transforme nécessairement en exercices scolaires. L’analyse de Zoé Gatti de Gamond marque bien le clivage entre les pédagogues qui pensent un apprentissage dans le cadre non pas nécessairement d’un programme mais d’un projet d’études, et ceux dont Zoé Gatti de Gamond est une des représentantes, qui soulignent la nécessité de prendre en compte avant tout la créativité de l’enfant hors d’un cadre scolaire. Pour elle, c’est en « utilisant » cette puissance créatrice que l’enseignant développera les apprentissages et les acquis.
11 Le jeu est donc partie prenante des apprentissages, son organisation par le maître en fait donc un « exercice motivant ». L’influence de cette conception est d’autant plus importante dans ce que nous appellerons la « conception decrolyenne » du jeu que le cours d’éducation pour jeunes filles d’Isabelle Gatti de Gamond (1839-1905), fille de Zoé Gatti de Gamond, est le « vivier » des enseignantes decrolyennes de l’Institut et de l’Ermitage.
12 Des échanges étroits sont aussi perceptibles avec l’Institut Jean-Jacques Rousseau sur cette question des jeux éducatifs. En 1909, Adolphe Ferrière refusant également l’opposition entre jeu et travail, précisait que le jeu était partie prenante de l’enfant, de sa singularité : « L’enfant a besoin de jouer. Les jeux lui sont aussi naturels que le chant à l’oiseau » [10]. Mais plus concrètement, les contacts sont directement perceptibles avec Alice Descoueudres (1877-1963), institutrice des classes spéciales de Genève, qui se rend à Bruxelles et rédige avant 1914, une petite brochure intitulée : Les jeux éducatifs d’après le docteur Decroly et Mlle Monchamp, pour les petits enfants et les arriérés [11]. Dans cet ouvrage, l’institutrice suisse précise les buts du pédagogue belge. La double singularité des jeux Decroly pour Alice Descoueudres est d’une part qu’avant d’être utilisés dans les classes dites normales de l’école Decroly, les jeux ont été élaborés, construits et expérimentés au sein de l’Institut Decroly composé d’enfants « irréguliers ». Cette première spécificité est perçue comme la preuve et la légitimation de leur grand intérêt [12]. D’autre part, la seconde singularité est pour elle l’ouverture de nouvelles perspectives pédagogiques issues des jeux Decroly. En effet, elle souligne que ces activités scolaires intégrant les jeux ne sont pas seulement de nouvelles activités en lien direct avec les apprentissages existants mais bien une ouverture vers de nouvelles activités, celles-ci pouvant être organisées directement par l’enseignant. La variété et l’aspect concret des premiers jeux élaborés par Decroly et Monchamp répondent à cette double singularité.
13 Ensuite pour Alice Descoueudres, les jeux élaborés par Decroly ont une triple utilité. Ils servent d’une part à cultiver l’attention spontanée de l’enfant et à l’amener à un travail personnel. Puis à contrôler les connaissances acquises par l’enfant et enfin, comme tests, à établir le nouveau mental de l’enfant à un moment donné et à mesurer ses progrès. À partir de ces trois axes, les finalités des jeux sont : premièrement, de répondre à un besoin d’activité de l’enfant, car les jeux sont « une source de joie et un moyen de discipline » et deuxièmement, de fournir un champ nouveau au travail manuel.
14 L’analyse de la pédagogue genevoise intègre les jeux comme un pivot de la pédagogie Decroly. Elle ne fut pas la seule suisse à s’intéresser aux jeux, puisque en 1925, Mina Audemars (1883-1971) et Louise Lafendel (1872-1971) qui dirigent la Maison des petits de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, publient un ouvrage qui s’appuie également sur les travaux de Decroly et sur la fabrication des jeux éducatifs [13].
15 Ces héritages marquent bien la volonté, contrairement à la définition de Jeanne Girard, de faire du jeu le cœur des apprentissages et d’utiliser le jeu pour ce qu’il est, hors de l’école, un élément de liberté, d’activité, de spontanéité, de créativité.
16 Néanmoins, il existe une ambiguïté, à laquelle Decroly n’est pas étranger, au sein même de l’éducation nouvelle. En effet, s’il existe un clivage entre les tenants d’un jeu qui possède une valeur éducative mais reste défini comme une nécessité biologique de l’enfant et les militants d’un glissement de l’activité ludique spontanée de l’enfant vers un travail qui tout en ayant tous les caractères du jeu reste un exercice scolaire, le jeu étant ainsi une forme première du travail.
17 Dès 1904 [14], Decroly posait ouvertement la question de savoir si les jeux éducatifs devaient être prohibés et exclus de l’école ou s’ils constituaient ce qu’il nommait un élément d’éducation indispensable et par là même un axe prioritaire dans les différentes matières enseignées ? Le titre même de l’ouvrage de Decroly, l’initiation à l’activité et les jeux éducatifs, illustre bien sa volonté de faire du jeu un des axes nécessaires à cette initiation à l’activité. En s’appuyant sur cet ouvrage, « best-seller » pour l’époque sur la question du jeu à l’école, mais aussi sur plusieurs de ses publications, nous voudrions éclairer la question de l’insertion des jeux par Decroly dans sa pédagogie. [15]
18 En 1927, Decroly précise l’importance du jeu dans les apprentissages et la nécessité d’en faire un levier des apprentissages. Pour le pédagogue belge, le jeu fait partie intégrante de l’enfant, de sa psychologie. Ensuite, le jeu représente un levier pour les apprentissages par la « source inépuisable d’énergie » [16] qu’il propose à l’enfant. Mais Decroly distingue toutefois le travail du jeu. À partir de ses observations, il note que le jeu apparaît pour l’enfant comme une occupation « agréable » sans lien direct avec le but à atteindre. Alors qu’au contraire, le travail de l’exercice apparaît à l’enfant pénible par le fait que c’est le but qui apparaît prioritaire à l’enseignant. Le jeu, par la motivation et le plaisir qu’il procure à l’enfant mais aussi par son caractère concret et parce qu’il propose une expérimentation, est donc pour lui un préalable à l’ensemble des apprentissages mais aussi un outil pour l’ensemble des activités pédagogiques [17].
19 Les jeux, de par leur importance pédagogique, doivent être au cœur de la pédagogie et d’une rénovation pédagogique qu’il appelle de ses vœux. Le jeu est donc pour lui le moment essentiel des apprentissages en tant qu’activité incontournable de l’enfance « c’est par le jeu surtout que l’enfant diffère de l’adulte. L’enfant joue tout le temps » [18]. Decroly définit même le jeu comme une nécessité biologique de l’enfant, un « instinct du jeu » qui est le reflet de la puissance créatrice de l’enfant. Cet instinct non seulement lui permettrait d’accélérer tous ses apprentissages mais serait un levier que l’enseignant ne peut laisser de côté [19].
20 On retrouve cette idée dans la préface que rédige Edouard Claparède pour l’ouvrage d’Amélie Hamaïde, la méthode Decroly. Le pédagogue genevois, ami de Decroly, souligne les dispositions personnelles de chaque enfant à jouer. Dans son analyse, le jeu est un « besoin » et l’enseignant doit donc penser transposer ce besoin en motivation pour apprendre » [20].
21 Les liens entre les deux psychologues sont étroits [21]. Les deux psychologues s’accordent sur l’idée qu’entre le « jeu pur » et le « travail pur », il y a des « formes de transition », et que les pédagogues doivent intervenir sur ces « formes de transition » à la fois pour cesser d’opposer jeu et travail mais aussi pour éviter de faire du jeu une « ruse pédagogique ».
22 Mais pour comprendre la conception de Decroly envers les jeux éducatifs, il faut préciser les éléments de son argumentation.
23 Tout d’abord, le jeu est pour lui une activité qui diffère du travail quant au but. En effet, c’est dans l’activité elle-même que l’enfant trouve son plaisir et sa satisfaction et non dans un but. Cependant, Decroly souligne bien que le but existe, même si l’enfant n’en est pas pleinement conscient. Ainsi pour Decroly, la grande différence avec le travail est bien que ce dernier implique avant tout un but qui est la plupart du temps prépondérant par rapport à l’activité elle-même. Cet élément, qui peut apparaître comme une nuance, est pour le pédagogue belge la différence majeure entre le jeu et le travail [22].
24 Dans cette optique, l’éducateur peut mettre en évidence un but conscient au jeu, mais ne pas donner à l’enfant un but car le jeu deviendrait un exercice scolaire somme toute classique.
25 Ensuite, il s’agit pour Decroly de développer des activités dites de « transition » entre le jeu et le travail, pour éviter une opposition radicale entre travail et jeu dans les apprentissages. Decroly n’est pas un pédagogue adepte de la seule liberté créatrice de l’enfant, tous ses écrits soulignent la nécessité d’un cadre de travail qui sera les quatre « centres d’intérêt » decrolyens permettant de structurer tous les apprentissages à partir d’une démarche de type scientifique autour des trois actions d’observation, d’association et d’expression.
26 Mais quelles sont ces activités de transition élaborées par le pédagogue ? Decroly estime que les activités manuelles et surtout artistiques doivent être des activités majeures de transition. Ce point explique l’importance et le poids majeur des activités créatives et artistiques dans la pédagogie Decroly. L’éducateur doit pouvoir gérer cette transition entre le jeu et le travail en développant toutes les « nuances » entre le jeu et le travail [23]. Decroly développe aussi la notion « d’occupations récréatives » qu’il définit comme des « exemples typiques des activités qui peuvent participer à la fois des avantages du jeu et de ceux du travail ». Ces occupations, transition entre jeu et travail apparaissent en équilibre instable car il peut s’agir en fait d’exercices purement utilitaires et liés à des actions préparatoires à une activité professionnelle. Mais il peut aussi s’agir plutôt d’un jeu « récréatif » lorsqu’il est donné comme « délassement d’un travail scolaire » [24].
LE JEU, UN LEVIER ESSENTIEL DES APPRENTISSAGES POUR LES PÉDAGOGUES D’ÉDUCATION NOUVELLE.
27 Decroly n’est évidemment pas le seul à s’intéresser aux jeux au sein des apprentissages, mais il reste représentatif des pédagogues d’éducation nouvelle.
28 Célestin Freinet (1896-1966) dans la lignée de Decroly propose une complémentarité dans la théorie comme la pratique du jeu à l’école
29 Car leurs représentations ne sont pas totalement similaires. En effet, Célestin Freinet articule, comme Decroly sa représentation des jeux avec celle du travail. Mais si pour Decroly, le jeu éducatif est un vecteur vers le travail, pour Freinet, le jeu est une « soupape », un exutoire au travail.
30 Mais Freinet se place aussi dans la lignée de Decroly car pour eux si le jeu a de multiples intérêts pour les développements des facultés sensitives, motrices et morales, il reste une interface entre le jeu « désintéressé » de l’enfant et le travail. Freinet utilise le terme de « travail-jeu » marquant ainsi les limites du jeu éducatif.
31 Pour Célestin Freinet, le travail est un élément déterminant distinct du jeu alors que pour Decroly, médecin spécialiste des enfants irréguliers, le jeu est un moyen d’accès vers le travail, un « chemin de traverse » qui ouvre des perspectives vers le travail intellectuel.
32 Tous les deux sont par contre d’accord sur le fait que le jeu, comme le travail d’apprentissage d’ailleurs doit être ancré dans le concret, l’expérimentation et le réel. C’est pour cela que Decroly affirme le besoin de créer des jeux qui reprennent des éléments de la vie quotidienne et de l’environnement proche des enfants. Les jeux decrolyens ont par contre une différence notable avec ceux de sa consoeur, médecin et pédagogue, Maria Montessori (1870-1952). En effet, pour Maria Montessori les jeux s’intègrent non seulement dans sa pédagogie mais sont d’une part des éléments essentiels des processus d’apprentissages mais aussi une construction structurante de nombreuses activités qui marquent les étapes d’un apprentissage. Ainsi dans la typologie decrolyenne des jeux mathématiques existent et s’intègrent aux activités, chez Montessori, ils sont fondamentaux et marquent des étapes de développement obligatoires. Pour Montessori, le jeu peut et doit être à la fois l’initiateur de l’apprentissage, la source de motivation, l’élément clé du processus d’apprentissage et le révélateur d’un résultat et donc en terme pédagogique d’une évaluation. Car pour l’italienne, le jeu est le premier travail de l’enfant qui développe l’ensemble de ses facultés. Elle va donc plus loin en proposant une articulation entre des jouets, c’est-à-dire des vecteurs entre le jeu et des activités.
33 Comme pour Decroly, le jeu est important dans le processus cognitif qu’il crée, par la richesse sensorielle qu’il donne à l’enfant. Ces jeux doivent permettre successivement ou simultanément le plaisir, la spontanéité et la liberté du choix de jouer. Par contre, à la différence des jeux Decroly, si l’on retrouve dans la pédagogie Montessori des jeux liés aux figurines, aux objets quotidiens de l’enfant, les jeux sont aussi des exercices plus abstraits développant chez l’enfant un véritable « travail » par le biais d’objets appropriés de constructions ou d’emboitement successifs.
34 Dans « l’école moderne » fondée par le pédagogue anarchiste Francisco Ferrer (1859-1909) à Barcelone en 1901, les jeux sont également indispensables [25]. Tout en représentant une pédagogie « libertaire », Ferrer met l’accent dans ses écrits sur le plaisir et la joie que peut procurer chez l’enfant le jeu et par là même le rôle essentiel de développement des fonctions mentales, physiques et sensorielles. S’inspirant aussi de la méthode de Fröbel, Ferrer affirme que tout jeu bien dirigé devient un travail. Mais surtout, pour le pédagogue catalan, le jeu est un levier pour observer l’élève et mieux connaître son caractère ; c’est enfin un moyen de s’intégrer à la société par l’imitation des adultes :
« Les enfants combinent et exécutent leurs jeux avec un intérêt et une énergie que seule la fatigue peut interrompre. Ils travaillent pour imiter tout ce que font les grands. Ils construisent des maisons, font des gâteaux en terre cuite, vont en ville, jouent à l’école, organisent des bals, font le médecin, habillent des poupées, lavent le linge, font des numéros de cirque, vendent des fruits et des boissons, jardinent, travaillent dans des mines de charbon, écrivent des lettres, se moquent, se disputent, se battent, etc.
L’ardeur et la véhémence avec lesquelles ils le font, montrent à quel point tout cela est réel pour eux et révèle en plus que les instincts des enfants ne diffèrent pas des instincts de l’âge adulte.
Le jeu spontané, que l’enfant préfère, prédit son occupation ou ses dispositions naturelles. L’enfant joue à être homme et lorsqu’il arrive à l’âge adulte il fait sérieusement ce qui le divertissait quand il était enfant » [26].
36 Chez Ferrer, c’est à l’enseignant de guider l’enfant vers des « valeurs » de coopération par le jeu : « C’est par le jeu que les enfants doivent être orientés à mettre en pratique la loi de la solidarité »
37 Ces différentes réflexions et mise en œuvre du jeu par les pédagogues de l’éducation nouvelle et libertaire relèvent bien d’une construction intellectuelle et sociale et il convient maintenant de comprendre comment Decroly a intégré dans sa pédagogie les jeux et en quoi ces jeux peuvent être perçus comme des « prototypes » des jeux éducatifs.
DES JEUX INTÉGRÉS DANS SA PÉDAGOGIE
38 C’est à partir de ses réflexions et de ses expérimentations à l’Institut d’enseignement spécial, que Decroly élabore une première typologie entre jeux fonctionnels et jeux expérimentaux.
39 Mais très explicitement, Decroly se base sur le plan théorique sur les travaux de Karl Groos (1861-1946) [27] mais aussi sur la typologie de Fréderic Queyrat qui, dans son ouvrage de 1905 Les jeux et les enfants [28], met en avant deux axes. Premièrement, les jeux d’expérimentation qui correspondent aux jeux fonctionnels decrolyens car ils ont pour but de favoriser le développement des aptitudes psycho-physiques et deuxièmement, les jeux en rapport avec l’imitation mais aussi avec la tendance combative et l’impulsion sexuelle.
40 Ainsi, à partir de la typologie de Queyrat, les jeux se rattachent à l’instinct physique ou intellectuel, au plaisir, au divertissement, au besoin d’imiter. Néanmoins, l’influence de Karl Groos est perceptible dans l’ensemble des réflexions de Decroly pour faire du jeu une activité autotélique qui prépare l’enfant au travail de l’homme. Cependant, Decroly souligne, contrairement à Karl Groos, que le jeu peut s’associer non seulement à des fonctions isolées, mais aussi, et peut-être surtout, à des combinaisons de fonctions. Mais, il reprend toutefois l’analyse de Groos sur le jeu « instinct anticipatif » [29] : Dans cette optique, le jeu est non seulement un levier des apprentissages mais aussi un moyen de développer les aptitudes senso-motrices indispensables de l’intelligence, de l’attention et de la mémoire des acquisitions diverses au point de vue spatial, temporel, numérique, causal, etc. Avec Monchamp, Decroly propose sa propre typologie en adaptant le plus possible les jeux à l’âge, aux aptitudes et au milieu de l’enfant. Decroly et Monchamp définissent ainsi premièrement, les jeux qui peuvent être en rapport avec les tendances primaires individuelles de l’enfant. Il s’agit des jeux sensori-moteurs (courir, sauter), les jeux rythmiques et les premiers jeux artistiques. Deuxièmement, les jeux d’imitation et de « tendances primaires spécifiques » comme jouer à la poupée, à papa, à maman. Troisièmement, les jeux qui développent des « tendances primaires sociales » comme par exemple jouer à des jeux de société, à la comédie, au magasin, à la dînette. Quatrièmement, les jeux en rapport avec les « tendances secondaires » comme : jouer à des personnages, se déguiser mais aussi les jeux sportifs et de compétition. Cinquièmement, les jeux liés aux instincts défensifs (jeux de poursuite, jeu du gendarme et au voleur, bataille, etc.).
41 À partir de cette typologie, Decroly et Monchamp montrent bien l’interaction de certains jeux qui se retrouvent dans plusieurs catégories. Ensuite, si la plupart des jeux se fondent sur l’imitation, certains types de jeux développent plus particulièrement la compréhension, l’imagination, l’invention, le jugement, le langage, mais aussi des tendances affectives comme l’amour-propre, l’instinct social et l’instinct combatif. À partir de tous ces éléments, la typologie des jeux proposés par Decroly se rapporte « au développement des perceptions sensorielles, de l’attention et de l’aptitude motrice à travers les jeux de développement sensoriel, les jeux d’initiation arithmétique, les jeux se rapportant à la notion de temps, les jeux d’initiation à la lecture et les jeux de grammaire et de compréhension du langage. »
LES JOUETS ET LES JEUX ÉDUCATIFS : DE L’ACTIVITÉ AU MATÉRIEL
42 Decroly et Monchamp élaborent toute une série de jouets, définis comme des outils pour certains jeux individuels ou collectifs. Decroly attache une grande importance aux jouets dont l’usage et la forme peuvent varier selon les besoins des enfants tout en étant des matériaux qui leur procurent des occasions multiples d’imaginer, de créer et d’expérimenter.
43 Decroly est très précis aussi sur le choix des jouets qui doivent être peu coûteux, multi-usages et toujours liés au vécu des enfants et par là même concrets, en particulier en reprenant les mouvements du corps, des images d’animaux, des poupées, des jouets musicaux ou de construction.
44 Si Decroly distingue bien le concept de travail par rapport à celui de jeu, il n’est néanmoins pas étranger à l’ambiguïté de l’usage du jeu éducatif comme une ruse pédagogique. En effet, pour le pédagogue belge, le jeu en entrant dans l’école doit nécessairement posséder un rôle d’accélérateur et de développement de certaines fonctions mentales. Sur ce point Decroly met l’accent constamment sur les facteurs stimulants empruntés à la psychologie du jeu.
45 Toutefois, il établit une différence entre le jeu en tant que tel et les jeux éducatifs qui peuvent se traduire en « exercices-jeux ». Ensuite, selon lui, le jeu éducatif marque aussi une activité de transition entre le travail et le jeu par son côté ludique et attrayant. Cette définition explique pourquoi il fut très attentif à l’élaboration de tels jeux éducatifs. Plusieurs caractéristiques de ces jeux sont ainsi explicitées. D’abord le fait que ces jeux doivent être légers, peu encombrants pour leur facilité d’accès et simples dans leur apparence. Ensuite, de tels jeux doivent être attirants par les dessins et les couleurs choisis. Puis, grâce à des protections adéquates, ils doivent être peu salissants ou du moins lessivables et réutilisables. Enfin, ils doivent être peu coûteux et être renouvelables sans grand frais.
46 Le 12 octobre 1924, les éditions parisiennes Fernand Nathan, déjà bien connues pour leurs ouvrages scolaires et périscolaires, écrivent à Decroly afin de produire et d’éditer, en nombre, une première série de jeux qu’il a élaborés. À la suite d’un accord entre Decroly et l’éditeur français, deux boîtes de « jeux Decroly » sont en vente dès 1925. Cette production s’inscrit dans l’essor commercial des jeux éducatifs au cours des années 1920 au sein de la sphère scolaire mais aussi familiale. Les éditions Nathan furent sur ce point à l’avant-garde des réflexions sur le jeu éducatif ainsi que dans la production de tels jeux. En effet, elles fondent en 1904 la revue L’éducation enfantine puis en 1914 les premiers jeux éducatifs. [30] La revue et les jeux se veulent des supports didactiques pour les enseignants au même titre que les tableaux muraux, les images décoratives ou les frises murales mais avec la volonté de développer l’usage de l’image et de l’observation dans les classes. À ce titre, Pierre Nathan, fils de Fernand Nathan, crée en 1933, La documentation par l’image qui reste jusqu’à aujourd’hui une des revues les plus importantes par sa diffusion pour les enseignants du primaire français.
47 Dans son premier éditorial, la revue Éducation enfantine est explicite quant à la place du jeu comme activité scolaire essentielle au sein de la famille et de l’école comme leviers aux premiers éveils des facultés motrices et mentales des enfants [31]. La plupart des contributeurs de la revue, dont de nombreux inspecteurs primaires, utilisent le terme d’exercices et non de jeux libres. Au mieux, il s’agit d’une activité proposée et dirigée par l’enseignant, et le jeu libre apparaît très secondaire et purement récréatif. La revue illustre toutefois de véritables débats entre enseignants et les critiques de certaines institutrices de l’école maternelle sur l’exclusion ou la négation de la spontanéité du jeu. Mais, tout en développant une revue spécialisée pour l’école maternelle et une série de jeux éducatifs, l’éditeur se place résolument dans la définition de Jeanne Gérard d’un jeu « ruse pédagogique ». Les jeux les plus développés par Nathan deviennent « classiques » avec les lotos des couleurs, des animaux ou les dominos d’images.
48 Toute la difficulté du jeu éducatif pour Decroly est donc de ne pas le considérer comme un simple outil au service de l’enseignant, une ruse pédagogique, mais comme un moyen de favoriser le développement de l’enfant. L’ambiguïté du jeu éducatif est donc bien dans l’usage du jeu : comment créer un jeu en tant que tel sans entraver la liberté de l’enfant mais qui pour l’enseignant doit être un levier des apprentissages ?
49 Decroly crée donc lui-même du matériel spécifique pour réaliser cette transition entre jeu et travail, ce qu’il appelle une transition « rationnelle » d’un jeu sans but conscient puis qui en devenant de plus conscient se rapproche d’un travail sous la forme d’exercices. [32]
50 Comme Fröbel qui préconise le développement des facultés de l’enfant par les jeux au même titre que le chant, ou le conte, Decroly installe les jeux au cœur de sa pédagogie, comme des moments privilégiés d’individualisation et de renforcement des apprentissages.
51 À ce titre, les jeux sont explicitement définis par le pédagogue belge comme des supports d’une rénovation pédagogique [33]. Ce n’est pas la démarche éducative qui doit créer le jeu et ce dernier doit être au cœur de la pédagogie comme élément de construction et d’épanouissement de l’enfant. Pour Decroly, les jeux sont des éléments de sa pédagogie, ils sont partie prenante comme à la fois illustrations des principes de sa pédagogie, en particulier la globalisation et moyens pour développer la démarche d’observation, d’association et d’expression.
QUELQUES EXEMPLES DE JEUX AUX FINALITÉS VARIÉES
52 Le jeu du « gymnaste » (figure 1) est un jeu de développement sensoriel, visuel pour distinguer des formes et des directions. Les objectifs pédagogiques sont donc clairs. Le jeu est constitué de 3 cartons de 6 cases.
le jeu du gymnaste
le jeu du gymnaste
53 Dans ce jeu, il s’agit d’imiter un exercice musculaire que Decroly juge « amusant » car il peut être exécuté par un enfant ou par l’enseignant chez les plus petits. Ainsi, ce jeu doit donc permettre l’imitation et pour l’enseignant, il constitue un moyen d’observer l’enfant et les difficultés qu’il rencontre. Dans la même logique, le jeu des classements (figure 2), est un jeu de développement sensoriel, visuel et moteur. Il s’agit ici de classer de petits objets dans quatre catégories. Decroly estime ce jeu d’autant plus enrichissant qu’il illustre la rencontre entre les instincts propres de l’enfant, son envie de classer, de mesurer et de ranger tout en laissant la possibilité au maître de développer un « but conscient ».
le jeu des classements
le jeu des classements
54 Mais un des jeux les plus caractéristiques de la pédagogie Decroly reste la boîte à surprise (figure 3). Ce jeu est d’autant plus intéressant qu’il fut au départ, un test pour enfants irréguliers puis un jeu. Il reste aujourd’hui encore une activité exploitée pédagogiquement dans une démarche et sous une forme différente.
une boîte à surprises
une boîte à surprises
55 À l’origine, créées pour les enfants irréguliers, les boîtes à surprises de Decroly sont exclusivement des tests de logique pratique, de logique motrice. Il s’agit pour l’enfant handicapé d’ouvrir une boîte fermée par divers moyens. Il doit trouver le moyen de l’ouvrir et l’éducateur observe comment il s’y prend, quels sont ses obstacles moteurs, visuels, intellectuels ou physiques.
56 Dans son ouvrage écrit en collaboration avec Monchamp, les « boîtes à surprises » deviennent des jeux de développement sensoriel, visuel et moteur. À l’origine, les boîtes contiennent une friandise qui sont, pour Monchamp, une sorte de récompense qui motive l’enfant.
57 Les boîtes mesurent 20 cm de longueur, 10 cm de largeur et 10 cm de hauteur. L’intérêt de l’enfant est d’ailleurs, d’après les deux éducateurs, tenu en éveil par le bruit des bonbons. L’enfant doit donc enlever les fermetures de la boîte qui peuvent être une serrure, un cadenas, des écrous, des boulons ou des ficelles. La boîte à surprises permet d’explorer l’histoire des pratiques pédagogiques. Initialement créée comme test psychologique, la démarche se veut « ludique » en prenant en compte les envies de l’enfant. Cette « activité » devient ensuite une activité de base de la pédagogie Decroly actuelle comme moyen de développement sensoriel. Ici, l’opposition travail-jeu n’a que peu de sens, l’enfant s’amuse avec la surprise, développe ses apprentissages et l’enseignant donne à cette activité un but et un objectif pédagogiques forts au sein de son enseignement.
58 Decroly crée aussi toute une série de jeux de loto qui permettent de classer et de ranger mais aussi de gagner, de comparer. Ces jeux sont devenus aujourd’hui des « classiques » de jeux éducatifs dans et hors de l’école. C’est ce type de jeux qui furent édités par les éditions Nathan au milieu des années 1920. Mais ici ce qui nous semble aussi intéressant pour comprendre l’intégration des jeux dans une pédagogie, ce sont les jeux d’initiation à la lecture qui s’intègrent dans l’apprentissage de la lecture idéo-visuelle ou globale Car pour Decroly, cette méthode reste la seule qui part de la compréhension avant d’entamer le déchiffrage. Le jeu peut donc avoir, dans cette méthode, un rôle prépondérant dans cette volonté d’amener l’enfant vers l’intérêt de la lecture.
59 Par ailleurs, l’une des caractéristiques des jeux Decroly par rapport à ceux de la pédagogue Maria Montessori, est la volonté de créer des jeux concrets, proches du vécu des enfants.
60 Ainsi, l’un des premiers jeux d’initiation à la lecture « Les jouets » est-il formé d’une vingtaine d’objets familiers représentés en dessins (automobile, train, poupée, chaise, verre, lit, vache, cheval, lapin, etc.) qui portent une étiquette avec leur nom. L’enseignant enlève 2, puis 3, 4, etc. étiquettes puis les fait replacer par l’enfant.
61 Autre exemple, Les petites scènes (figure 4) sont des dessins des aspects de la vie quotidienne reproduits sur des cartons de 15 x 16 cm, sous lesquels l’instituteur pose lui-même la légende après en avoir donné les doubles à l’enfant.
62 Il s’agit ici d’un jeu-exercice d’abord d’identification puis de mémorisation et enfin de présentation en mots séparés : à combiner en phrase, avec ou sans modèle. L’intérêt de ce jeu est de créer un exercice en lien avec la vie quotidienne de l’enfant. Decroly précise que le nombre de ces petites scènes n’est pas fixé et qu’il sera multiplié à mesure qu’un petit événement se passe dans la classe pour attirer l’intérêt de l’enfant. Reconnaissance des mots, des phrases, décomposition d’une phrase. Decroly y voit un moyen d’améliorer le processus de développement de l’enfant sans le contraindre en en faisant « un agent de développement intellectuel des plus efficaces » en permettant à l’enfant de penser et de le faire agir.
63 Ainsi, en quoi les jeux Decroly peuvent-ils, par rapport à ceux des autres pédagogues de l’éducation nouvelle, apparaître comme des « prototypes » des jeux éducatifs ? Il nous semble que l’élaboration de ces jeux, comme la manière dont Decroly tente de les intégrer dans sa propre pédagogie, illustre une sorte de synthèse des problématiques du jeu à l’école.
64 En s’interrogeant sur l’acte de jouer, Decroly a tenté de définir en quoi et comment le jeu peut être un outil pédagogique pertinent et efficace. Tout en voulant dépasser l’opposition de l’enseignement traditionnel entre jeu et travail, il n’a pu sortir de l’ambiguïté du jeu éducatif. Il n’en reste pas moins que Decroly a placé le jeu comme un aspect de sa pédagogie et il a intégré le jeu au sein même de celle-ci. S’appuyant sur ses observations psychologiques qui lui ont prouvé que le jeu favorise l’action, la recherche autonome, l’expérience, il a cherché à créer des jeux, des activités pédagogiques, des situations qui permettent à l’enfant de construire son développement affectif, relationnel et cognitif. L’objectif, toujours fragile est pour l’enseignant d’utiliser le jeu comme un outil pédagogique mais sans oublier que l’action de jouer est pour l’enfant un moment de plaisir, de divertissement et de construction de soi.
65 L’enfant se positionne donc seul ou collectivement par le jeu. Pour Decroly, comme pour l’ensemble des pédagogues d’éducation nouvelle, le jeu offre le moyen de déterminer des apprentissages hors des méthodes dites traditionnelles de simple transmission des savoirs ou des compétences. Pour ces pédagogues le jeu « éducatif » permet à l’enfant d’être en confiance, d’associer des savoirs, d’être motivé et d’avoir un autre rapport au savoir. Fondamentalement, la notion d’intérêt, de centre d’intérêt, une des clés de la pédagogie Decroly, est sous-tendue par le jeu. Ensuite le jeu permet de mettre en œuvre la démarche voulue par Decroly de l’observation, de l’association et de l’expression. Le jeu n’est donc pas partie prenante de sa pédagogie, il en devient ici le levier et l’outil majeur.
66 Ensuite, le jeu apporte pour Decroly une nouvelle dimension aux apprentissages en étant plus proche des enfants, de leur environnement et en s’inscrivant dans le cadre plus large en termes d’apprentissages non seulement de savoirs, de compétences mais aussi de sensibilités et d’émotions. C’est pour toutes ces raisons que Decroly crée lui-même des jeux qu’il souhaite concrets et adaptables. Néanmoins, l’ambigüité du jeu éducatif reste évident car l’enfant n’est pas l’instigateur du processus d’apprentissage mais, et c’est le sens des écrits de Decroly sur la question le jeu éducatif, le jeu éducatif reste une interface entre le jeu enfantin libre et un travail intellectuel plus construit. Dans sa logique, les jeux éducatifs qu’il faut élaborer doivent proposer un spectre très large qui se situe du jeu libre à des jeux plus didactiques très proches d’un exercice intellectuel.
67 Ainsi jeu libre ou jeu éducatif présentent des situations propices à des apprentissages. Si le jeu est lié aux termes de plaisir, de liberté, d’autonomie, en l’insérant dans sa pédagogie, Decroly le fait entrer dans un processus éducatif et dans un cadre d’apprentissage. L’objectif du jeu, son processus et sa finalité s’en trouvent déportés vers un apprentissage et une évaluation. L’enseignant offre ainsi à l’enfant une nouvelle façon d’apprendre, une nouvelle représentation du savoir et même une nouvelle relation à l’adulte et en l’occurrence à l’enseignant. Ce dernier n’était plus un simple transmetteur de savoir mais un vecteur de savoir. La pédagogie Decroly structurée par les centres d’intérêts, la volonté d’une globalisation des savoirs et non un cloisonnement par discipline, fait du jeu éducatif decrolyen un prototype des jeux éducatifs, un vecteur d’apprentissage qui reste encore aujourd’hui un enjeu de débat et de réflexions.
Annexe : Tableau des jeux Decroly
Jeux visuels
Les jeux de couleurs
Les bulles de savon
La balle
La petite fille à la promenade
Les bons amis
Les jeux de formes et de couleurs. Distinction des formes et couleurs combinées
Les scènes coloriées
Jeux de patience
Jeux des sujets détachés
Les sabots
Classements combinés
Les objets manquants
Les jeux de formes et de couleurs. Distinction des formes et des directions
Le gymnaste
Les garçons
L’oiseau dans la cage
La table et la balle
La chaise et la cruche
La chaise
Jeux visuels moteurs
Les blocs
Les cubes
Le classement
Les châssis
Les formes en bois
Le piquage
Les bâtonnets
Boîtes à surprises
Jeux d’agencements logiques
Jeux moteurs et auditifs moteurs
Jeu des sacs
Les jeux d’initiation arithmétique
Boîtes à surprises
Boîtes de classement
Les fruits
Les petits objets
Les boutons
Le service de table
Les bandes à boutonner
Les petits enfants
Les jouets
Les menus objets
Premier jeu d’analyse ; audition concrète
Les paysages
Les bandes
Les chiffres
Décomposition pour addition
Les dominos expression de l’addition
Les pieds et les pattes ; Exercice intuitif de multiplication et son expression abstraite
Le partage
La monnaie
Sommes à compléter
Les petits achats
Les jeux se rapportant à la notion de temps
Quelle heure est-il
Les jeux d’initiation à la lecture
Les jouets
Les ordres écrits
Les petites scènes
Loto d’images et de mots
Les petites boîtes
Les planchettes
Les jeux de grammaire et de compréhension du langage
Le féminin des adjectifs qui font exception
La marque du pluriel en général
Le pluriel des noms qui font exception
Les matières
Les métiers
Les images
Mots-clés éditeurs : apprentissage, jeux éducatifs, Éducation nouvelle, histoire de l’éducation, Decroly
Mise en ligne 18/07/2017
https://doi.org/10.3917/cdle.043.0122Notes
-
[1]
Pape-Carpantier M. (1849). Enseignement pratique dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants suivies de chansons et de jeux pour les recréations. Paris : Hachette, p. 244.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Kergomard P. (1886). L’éducation maternelle dans l’école. Paris : Nathan, p. 52.
-
[5]
Girard J. (1911). Jeux éducatifs : méthode française d’éducation. Paris : Librairie Gedalge.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Girard J. (1908). L’éducation de la petite enfance. Paris : Armand Colin, p. 199.
-
[8]
Soëtard M. (1990). Friedrich Fröbel pédagogie et vie. Bibliothèque européenne des sciences de l’éducation. Paris : Armand Colin.
-
[9]
Simon F., Depaepe M. (1999). Les écoles gardiennes en Belgique. Histoire et historiographie. Histoire de l’éducation. Vol. 82, p. 73-99.
-
[10]
Ferrière Ad. (1909). Projet d’école nouvelle. Ste Blaise : Foyer solidariste, p. 19.
-
[11]
Decroly O., Monchamp E. (1914). L’initiation à l’activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. Contribution à la pédagogie des jeunes enfants et des irréguliers. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Audemars M., Lafendel L. (1925). ASEN, au service de l’éducation nouvelle, fabrication de jeux éducatifs et de matériel d’enseignement. Genève : Sadag.
-
[14]
Decroly O. (1905). Notre régime scolaire prépare-t-il des anormaux ? L’École nationale. 15 juin 1905, n° 18, p. 552-554.
-
[15]
Decroly O., Hamaïde A. (1932). Le calcul et la mesure au premier degré de l’école Decroly. Neuchâtel-Paris : Delachaux et Niestlé. ; Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29 ; 10 novembre 1926, n° 3. p. 52-53 ; 1er décembre 1926, n° 4, p. 76-77 ; Decroly O. (1927). Jeux descriptifs et perceptifs. Éducation enfantine. XXV, 1er octobre 1927, n° 1, p. 4-5.
-
[16]
Decroly O. (1927). [Les nouvelles méthodes d’enseignement]. La Cordée. Revue de l’Association des Instituteurs sortis de Liège. V, décembre 1927, n° 12, p. 6-13.
-
[17]
Ibid.
-
[18]
Decroly O. (1952). L’éducation de l’enfant avant 6 ans, conférence de mars 1923. In V. Decordes. Le jardin d’enfants à l’école Decroly. Bruxelles : CIREB, p. 8.
-
[19]
Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29 ; 10 novembre 1926, n° 3, p. 52-53 ; 1er décembre 1926, n° 4, p. 76- 77.
-
[20]
Claparéde Ed. préface. In A. Hamaide (1922). La méthode Decroly. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé, p. 15.
-
[21]
Wagnon S. (2013). Ovide Decroly, un pédagogue d’Éducation nouvelle. Bruxelles : Peter Lang.
-
[22]
Decordes V. (1952). op. cit.
-
[23]
Decordes V. (1952). op. cit.
-
[24]
Decroly O., Monchamp E. (1914). L’initiation à l’activité intellectuelle et motrice par les jeux éducatifs. Contribution à la pédagogie des jeunes enfants et des irréguliers. Neuchâtel et Paris : Delachaux et Niestlé.
-
[25]
Wagnon S. (2013). Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage. Lyon : ACL.
-
[26]
Wagnon S. (2013). Ibid.
-
[27]
Groos K. (1896). Die Spiele der Tiere. Iena : Fischer. ; Groos K. (1899). Die Spiele der Menschen. Fischer : Iena ; Groos K. (1904). Des Seelenleben des Kindes. Berlin : Reuther et Reichard.
-
[28]
Queyrat F. (1905). Les jeux et les enfants. Paris : Félix Alcan.
-
[29]
Decroly O. (1927). Quelques notions générales sur l’évolution affective chez l’enfant. Bruxelles : M. Lamertin.
-
[30]
Perrin R. (2009). Fictions et journaux pour la jeunesse au XX e siècle. Paris : L’Harmattan.
-
[31]
Éducation enfantine, octobre 1904, p. 3.
-
[32]
Decroly O. (1926). Les jeux éducatifs. Éducation enfantine. XXIV, 20 octobre 1926, n° 2, p. 27-29.
-
[33]
Hamaïde A. (1922). La méthode Decroly. Neuchatel et Paris : Delachaux et Niestlé, p. 143.