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Article de revue

Épistémologie des savoirs scolaires et sens culturel des activités physiques et sportives

Pages 163 à 178

INTRODUCTION

1 Les différentes recherches centrées sur les phénomènes de sélection et de transmission des savoirs scolaires, conduites ces dernières années, s’accordent toutes sur l’importance déterminante de la culture scolaire transmise aux élèves. C’est ainsi que Develay (1992, p. 17) écrit : « Toute éducation de type scolaire suppose donc, au sein de la culture d’une époque donnée, une sélection de contenus destinés à être transmis aux générations nouvelles et qui constituent la culture scolaire [...] Les savoirs à enseigner constituent l’héritage qu’une génération souhaite léguer aux suivantes, le capital que des pères souhaitent transmettre à leurs enfants ».

2 L’éducation physique et sportive (EPS), discipline scolaire, n’échappe pas à cet enjeu sociétal. La transmission des pratiques culturelles apparaît comme déterminante face à la pérennisation des acquis humains. La centration sur cet enjeu met en évidence l’importance des travaux relatifs à la transposition didactique dans la mesure où ce champ de recherche investigue les processus de sélection, de structuration et de transmission des savoirs scolaires. Ce versant de la recherche peut ainsi trouver un intérêt à s’emparer des questions relatives à la transmission des pratiques culturelles au sein de l’EPS.

3 Ce courant de la recherche en didactique se trouve pourtant dans une position paradoxale, comme le soulignent Develay (1997) et Léziart (2010). Alors même que la plupart des travaux scientifiques démontrent la pertinence des réflexions centrées sur les phénomènes de transposition didactique pour la compréhension et l’explicitation de la transmission des pratiques culturelles, très peu de recherches interrogent les dimensions anthropologiques et épistémologiques des savoirs scolaires mis en jeu au sein de l’enseignement de l’EPS. La majorité des travaux analyse les phénomènes d’enseignement et d’apprentissage et tente de les expliciter sans s’interroger sur l’épistémologie des savoirs à enseigner. Dès la fin des années 1990, Develay (1997) réinterrogeait les fonctions de la didactique et prônait un développement des travaux en faveur de l’épistémologie des savoirs scolaires afin d’éviter que « la didactique s’apparente à la psychopédagogie » (p. 63). Develay regrette que les didacticiens mettent de côté le statut épistémologique du savoir, se privant de la question du fondement des savoirs scolaires et par là même de la pertinence de l’enseignement de tel ou tel savoir pour les élèves. Dans un registre relativement proche, Leziart (2010) propose de renforcer les liens entre l’anthropologie et la didactique en démontrant la pertinence d’une centration sur la culture des activités physiques sportives et artistiques (APSA) comme mode privilégié d’enseignement de l’EPS. Pour cet auteur : « Une EPS culturelle du sens des APSA s’attache à transmettre les fondements des pratiques et des savoirs qui lui sont liés. Il s’agit, dans ce cas, de transmission d’un patrimoine » (Leziart, 2010, p. 191). Face au passionnant et difficile défi de la mise en place d’une EPS culturelle du sens des APSA, il propose des pistes de réflexion comme l’approfondissement des connaissances sur les APSA posées comme patrimoine humain. En s’appuyant sur les travaux d’anthropologues et de philosophes, dont Jeu (1977), cet auteur met en avant l’intérêt d’une anthropologie culturelle des APSA. Leziart (2010) reconnaît l’existence de plusieurs formes de pratique d’une même APSA. De ce fait, le sens culturel d’une APSA n’est pas à rechercher dans la pratique sociale mais plutôt dans les savoirs scolaires supports de son enseignement. Afin d’identifier ce qui fonde culturellement une APSA, les chercheurs en didactique doivent étudier et interroger les savoirs scolaires dont l’APSA vise la transmission et l’appropriation. L’enjeu est de connaître les raisons qui poussent les individus à participer à l’enseignement d’une APSA.

4 Envisagé de cette manière, le sens culturel d’une APSA n’est donc pas défini par l’activité mais est à rechercher dans son traitement didactique, c’est-à-dire au travers des savoirs scolaires sélectionnés qui seront l’objet d’une transmission par l’enseignant et d’une appropriation par les élèves. Il n’existe donc pas un sens culturel unique rattaché à une APSA. Tout dépend de la façon dont l’enseignement de cette activité est envisagé, autrement dit des savoirs scolaires retenus comme supports. Develay (1996) montre les liens étroits entre le sens culturel d’une activité et le choix des savoirs scolaires effectué en vue d’un enseignement. Il développe cette idée en affirmant que les chercheurs doivent s’intéresser aux rapports aux savoirs scolaires des élèves s’ils désirent identifier le sens culturel d’une APSA. La question du sens des disciplines enseignées, et dans notre cas celui des APSA enseignées en EPS, fait référence à une approche épistémologique (Develay, 1996). Le rapport des élèves aux savoirs scolaires véhiculés dans l’enseignement des APSA renvoie aux questions de la culture transmise aux élèves. Autrement dit, le sens culturel d’une APSA est à chercher dans la nature des savoirs scolaires supports de son enseignement dans la mesure où ces savoirs éclairent les élèves sur leurs rapports aux savoirs et plus largement sur leurs rapports à eux-mêmes, aux autres et au monde (Develay, 2000). C’est ainsi que Develay (2000, p. 7) écrit : « Le rapport au savoir de l’élève s’appuie sur la maîtrise ou non de la structure de ce qui lui est enseigné ». La transmission du sens des pratiques culturelles réinterroge ainsi les orientations des recherches en didactique. Si l’on considère la relation étroite entre le sens culturel d’une APSA et la nature des savoirs scolaires retenus comme supports de son enseignement, alors il est légitime de développer une étude épistémologique sur les savoirs scolaires d’une ou plusieurs APSA afin de mettre en évidence ses fondements culturels.

5 Partageant cette optique de recherche, nous désirons montrer la pertinence de la construction d’un cadre théorique permettant d’effectuer l’épistémologie des savoirs scolaires des APSA enseignées en EPS. L’enjeu de cette contribution est de montrer l’utilité d’un tel cadre dans l’analyse des processus de transposition didactique à l’œuvre au sein du groupement des sports de raquette. Nous tenons à préciser, à ce stade de la réflexion, que nous n’envisageons pas l’étude des sports de raquette en particulier mais bien les savoirs scolaires sélectionnés lorsque les sports de raquette sont envisagés comme les activités supports de l’enseignement de l’EPS. Nous avons choisi ce groupe d’APSA pour deux raisons principales. La première tient au fait que les sports de raquette sont représentés de manière significative dans les leçons d’EPS depuis de nombreuses années (Cleuziou, 2000). La seconde correspond aux nombreuses publications didactiques professionnelles (comme la revue EP&S) existantes à propos de leur enseignement. Notre étude prend le parti de se positionner à l’échelle d’un groupement d’activités et nous discuterons de ce choix, sur le plan des fondements culturels des activités le composant, à la lumière des résultats. La construction de ce cadre théorique, visant l’accès à l’intelligibilité des savoirs à enseigner, poursuit un double objectif. Le premier est de rendre compte de la structuration des savoirs scolaires de ce groupement d’APSA. Le second vise à identifier certains mécanismes présidant à la mise en place et à l’évolution de cette structuration.

6 L’épistémologie la plus classique est l’épistémologie des sciences. Nous nous sommes appuyés sur des travaux de ce champ car ils sont, à l’heure actuelle, les plus développés et reconnus. Plusieurs auteurs se sont intéressés à l’épistémologie et en ont proposé de nombreuses définitions. Sans dresser une liste exhaustive de celles-ci, nous pouvons en retenir deux particulièrement éclairantes. Celle de Soler (2000, p. 9) précise que « l’épistémologie vise fondamentalement à caractériser les sciences existantes, en vue de juger de leur valeur et notamment décider si elles peuvent prétendre se rapprocher de l’idéal d’une connaissance certaine et authentiquement justifiée ». Abordant l’épistémologie sous un autre angle, Develay (1995, p. 12) énonce qu’elle « concorde à l’origine avec un regard distancié que le philosophe porte sur des savoirs produits pour en apprécier les principes constitutifs, la ou les méthodes qui en permettent la construction, la portée sociale et l’éthique ». Cet auteur explique également que le regard épistémologique est réflexif et correspond à un savoir de « haut niveau » qu’il illustre au travers de la citation suivante : « Les savoirs de haut niveau, pour user d’une image, sont ceux que l’on a identifiés lorsqu’on monte sur un escabeau et qu’on se dote d’un regard distancié à propos des connaissances que l’on possède et qu’on a disposées au pied de ce marchepied » (p. 12). Le regard réflexif et distancié que porte l’épistémologie sur les savoirs scientifiques peut être de deux natures : historique et sociologique (Soler, 2000) et structure les travaux scientifiques de ce courant de recherche. Certains épistémologues se sont ainsi attachés à comprendre l’évolution de la science à travers son histoire. Empruntant au style francophone l’étude du développement des connaissances, ces chercheurs développent un regard réflexif de nature « historique » où l’enjeu est de saisir les mécanismes présidant à l’évolution des savoirs scientifiques (Bachelard, 1938 ; Koyré, 1973). Ces recherches peuvent emprunter également au style anglophone lorsque les auteurs de celles-ci utilisent leur regard réflexif pour démontrer que les connaissances scientifiques sont vraies et reflètent objectivement notre monde. D’autres recherches se sont orientées sur la dimension sociale de la science. Observant et critiquant les épistémologues décrivant les savoirs scientifiques comme étant des produits vrais et objectifs, issus de méthodes rationnelles et justifiées, ces derniers centrent leurs travaux sur les liens qu’entretiennent la science et la société. Ces recherches s’appuient pour partie sur le style francophone qui étudie les problèmes concrets du développement des connaissances scientifiques (Kuhn, 1983 ; Vinck, 1997). Il s’agit là d’un regard réflexif de nature « sociologique » où l’enjeu est de montrer les liens des structures sociales et institutionnelles avec les savoirs scientifiques. Les auteurs tentent de démontrer que le développement des connaissances scientifiques ne suit pas toujours un processus rationnel conduisant vers la vérité et l’objectivité, mais que ces connaissances sont parfois construites au sein de réseaux d’influence pouvant être empreints de persuasion et de subjectivité.

7 En nous inspirant des définitions précédentes, l’épistémologie des savoirs scolaires que nous souhaitons aborder peut se définir ainsi. Il s’agit de porter un regard critique, réflexif et distancié sur les savoirs scolaires d’une discipline, ou d’un groupement d’APSA, pour caractériser et comprendre leurs évolutions, afin d’envisager leurs sens pour les élèves et l’institution scolaire. Notre cadre théorique envisage une étude épistémologique sur les savoirs scolaires des sports de raquette dans la mesure où cette approche est légitime pour appréhender les fondements culturels de ces activités (Develay, 1996 et 2000). Ce regard épistémologique est de nature à élucider les mécanismes présidant à la structuration des savoirs scolaires des sports de raquette, ce qui peut nous permettre d’accéder à l’intelligibilité des savoirs à enseigner ainsi qu’au sens culturel des APSA analysées. Nous avons pu démontrer au cours de cette introduction, avec les références de Leziart (2010) et Develay (2000) qu’il existe des liens étroits entre la nature et la structuration des savoirs scolaires supports de l’enseignement des APSA et le sens culturel de ces dernières. Le point suivant vient préciser le processus de construction de notre cadre. Il nous permettra de montrer que les différences existantes entre les savoirs scientifiques et les savoirs scolaires sont prises en compte au sein de notre étude.

PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU CADRE THÉORIQUE

MÉTHODE

8 La construction de notre cadre théorique s’articule autour de deux grands référents. Nous prenons appui sur les travaux scientifiques de Develay (1992) développés en sciences de l’éducation à propos de l’épistémologie des savoirs scolaires et sur les travaux conduits sous l’angle de l’épistémologie des savoirs scientifiques. Cette double référence organise la construction d’une démarche de recherche basée en trois temps. Nous partons tout d’abord de l’analyse des recherches conduites au sein de l’épistémologie des savoirs scientifiques afin de disposer d’hypothèses générales. Celles-ci nous servent, dans un deuxième temps, de repères pour la construction de notre cadre. Et la finalisation de celui-ci s’appuie en dernier lieu sur une appropriation et une adaptation des travaux conduits par Develay dans le domaine des sciences de l’éducation dans la mesure où les savoirs scolaires sont différents des savoirs scientifiques.

9 Sur le plan de l’épistémologie des savoirs scientifiques, nous avons choisi de nous baser sur l’étude de six ouvrages. Nous justifions le choix de ces six auteurs par leur reconnaissance dans le champ scientifique concerné ainsi que par la portée de leurs travaux à travers la communauté scientifique (Bachelard, 1938 ; Kuhn, 1983 ; Koyré, 1973 ; Popper, 1972 ; Feyerabend, 1979 ; Vinck, 1997). L’analyse de leurs recherches nous permettra de dégager un ensemble d’hypothèses générales concernant les deux types de regards réflexifs portés sur les savoirs scientifiques (historique et sociologique). Ces hypothèses générales nous permettent par la suite de nous adapter à la spécificité des savoirs scolaires, eu égard aux travaux de Develay (1992).

10 Sur le plan de l’épistémologie des savoirs scolaires, la référence aux travaux de Develay (1992) est envisagée au regard de deux grands concepts construits par cet auteur. Le premier concerne les matrices disciplinaires qu’il définit de la manière suivante : « une discipline scolaire peut être déterminée par des objets qui lui sont spécifiques, des tâches qu’elle permet d’effectuer, des savoirs déclaratifs dont elle vise l’appropriation, des savoirs procéduraux dont elle réclame aussi la maîtrise, enfin une matrice qui la constitue en tant qu’unité épistémologique, intégrant les quatre éléments précédents et lui donnant sa cohérence » (p. 32). Cette matrice disciplinaire permet de révéler le principe organisateur de l’enseignement de la discipline à un moment donné. Elle est donc relativement importante pour tout chercheur voulant comprendre les mécanismes présidant à la structuration des savoirs scolaires d’une discipline ou d’un groupement d’APSA, comme dans notre cas. La deuxième référence que nous empruntons à cet auteur renvoie aux concepts intégrateurs. Ceux-ci font partie intégrante d’une matrice disciplinaire dans la mesure où ils permettent l’organisation cohérente de l’ensemble des notions ou faits enseignés dans une discipline. Develay (1992, p. 40) les définit comme « les principes organisateurs, au niveau notionnel, d’une discipline donnée ». Ces concepts permettent de structurer les savoirs scolaires d’une discipline. « L’identification des concepts intégrateurs d’une discipline à un niveau d’enseignement donné, permet de mettre en cohérence l’ensemble des connaissances à enseigner autour de ce que certains ont nommé parfois le noyau dur de la discipline » (p. 41). L’adaptation de ces deux références aux spécificités de l’EPS, conduite à la lumière des hypothèses concernant l’épistémologie des savoirs scientifiques, constitue la base de la construction de notre cadre théorique.

PROCESSUS

11 L’épistémologie des savoirs scolaires s’organise autour de deux types de regards réflexifs déduits de l’épistémologie des sciences : l’un historique et l’autre sociologique (Soler, 2000). Le processus de construction de notre cadre repose sur ces deux dimensions. Nous allons voir que l’analyse des travaux scientifiques de ce champ nous permet d’établir des hypothèses générales à la lumière desquelles nous pouvons conduire les adaptations sur les deux référents de Develay, à savoir les matrices disciplinaires et les concepts intégrateurs.

12 Sur le versant historique, les travaux tentent de saisir les mécanismes présidant à l’évolution des savoirs (Bachelard, 1938 ; Koyré, 1973 ; Kuhn, 1983 ; Popper, 1972) à travers trois hypothèses principales. Premièrement, les savoirs scientifiques évoluent pour tendre vers une représentation plus objective du monde en fonction des orientations dominantes d’un courant de recherche. Deuxièmement, les savoirs scientifiques sont structurés au sein de matrices disciplinaires dans le sens où ces matrices permettent l’organisation cohérente des savoirs. Et troisièmement, l’évolution des matrices disciplinaires se réalise de manière non linéaire dans la mesure où une nouvelle matrice prend brusquement la place de l’ancienne en réabsorbant au passage l’ensemble des problèmes scientifiques concernés. Nous pouvons relier les travaux de Develay avec ceux relatifs à l’épistémologie des savoirs scientifiques dans la mesure où les matrices disciplinaires sont également utilisées par cet auteur pour décrire les éléments partagés par une communauté d’acteurs qui les orientent vers la sélection et la structuration de certains savoirs (Kuhn, 1983). L’adaptation du concept de matrice disciplinaire peut ainsi être mise en relation avec les hypothèses générales énoncées précédemment. Ainsi, lorsque des épistémologues tentent de comprendre et de modéliser l’évolution des savoirs scientifiques, nous pouvons envisager que la première dimension de notre cadre vise la compréhension et la modélisation de l’évolution des savoirs scolaires dans les sports de raquette. Pour cela, l’étude des éléments au travers desquels s’exprime une matrice disciplinaire est relativement appropriée car elle permet de réaliser un état des lieux des savoirs scolaires à une période donnée (Develay, 1992). La méthodologie employée consiste en une analyse de contenu, de type catégorielle (Bardin, 1977), centrée sur les éléments au travers desquels s’exprime une matrice d’un sport de raquette. Ces éléments, issus de l’adaptation du cadre de Develay (1992), sont les objets d’apprentissage et les mises en œuvre. L’objet d’apprentissage (OA) fait référence au savoir-faire dont l’élève doit faire l’acquisition au sein d’une situation d’apprentissage, celui-ci représentant un objet suffisamment vaste pour réfracter l’acquisition sous-jacente d’autres types de connaissances. Quant à la mise en œuvre (MO), elle renvoie à la manière dont est transmis l’objet d’apprentissage au sein de la situation d’apprentissage. Cette composante comporte deux volets : l’un relatif à l’aménagement spatial et l’autre relatif à l’aménagement humain. À titre d’illustration, un objet d’apprentissage peut être « le service » avec une mise en œuvre « zones seules ». Le but pour l’élève est alors d’apprendre des éléments du service en visant certaines zones sur le terrain.

13 Le versant sociologique de l’épistémologie, qui tente de montrer les liens des structures sociales et institutionnelles avec les savoirs scientifiques, permet également de dégager trois hypothèses générales (Kuhn, 1983 ; Vinck, 1997). Tout d’abord, des concepts sont construits et échangés entre les individus communiquant au sujet des savoirs scientifiques afin de faire référence à un ensemble de connaissances sous-jacentes relatives aux savoirs. Deuxièmement, il existe une relation de dépendance réciproque entre les groupes d’individus, produisant des communications sur les savoirs, et les concepts. Cette deuxième hypothèse n’est concevable que dans la mesure où les concepts conditionnent les individus à sélectionner certains savoirs, qui en retour influencent la formation de concepts. Enfin, les concepts construits par les individus permettent de structurer les savoirs scientifiques, c’est-à-dire leur donner une cohérence d’ensemble. Ce versant de l’épistémologie peut être mis en relation avec les concepts intégrateurs (Develay, 1992) au sens où ceux-ci interviennent dans la structuration des savoirs scolaires. De plus, cette approche de l’épistémologie (Kuhn, 1983) postule que les matrices disciplinaires constituent des modèles de pensée, des façons de voir les choses, partagées par les chercheurs d’un domaine, qui fondent l’unité d’une communauté. Autrement dit, une matrice disciplinaire représente un modèle de pensée, une vision de la discipline, partagée par les acteurs de l’enseignement. Ces matrices contiennent des éléments partagés par les membres d’une même communauté qui les conditionnent à voir les choses d’une certaine façon et orientent leurs activités lors de la construction des savoirs. Au niveau d’une discipline scolaire, ces éléments peuvent renvoyer aux concepts intégrateurs dans le sens où ceux-ci sont partagés par des groupes d’acteurs et qu’ils participent à la structuration des savoirs scolaires (Develay, 1992). Autrement dit, ils orientent les acteurs de la communauté éducative à percevoir leur discipline d’une certaine manière, et donc à structurer les savoirs scolaires d’une certaine façon. Notre méthodologie s’appuie sur l’identification conjointe de groupes d’auteurs communiquant à propos des savoirs scolaires des sports de raquette ainsi que les concepts construits et véhiculés par ces mêmes auteurs au sujet des savoirs. La méthode repose sur une double analyse de contenu, lexicale et catégorielle, centrée sur les communications écrites d’auteurs relatives aux savoirs scolaires des sports de raquette au sein de notre revue de référence qu’est la revue EP&S. Cette double analyse, opérée par le logiciel ALCESTE (Reinert, 1999), débouche sur l’identification de couples concepts intégrateurs / groupes d’auteurs autorisant la mise en système des savoirs scolaires. L’interprétation des évolutions de la structuration et de la mise en système des savoirs repose ensuite sur la recherche de facteurs tels que l’influence de groupes d’acteurs organisés en réseaux et promouvant la construction de certains concepts intégrateurs.

14 En définitive, l’épistémologie des savoirs scolaires que nous effectuons sur le groupement des sports de raquette vise à rendre compte de la structuration des savoirs scolaires de ce groupement et à comprendre les processus correspondant à la mise en place et à l’évolution de cette structuration. Cette démarche s’appuie sur un cadre théorique articulé autour des deux dimensions de l’épistémologie, historique et sociologique, chacune d’entre elles étant centrée sur l’analyse des savoirs scolaires.

ÉVALUATION

15 La pertinence de ce cadre théorique est soumise à l’analyse d’un corpus d’articles didactiques issus d’une revue professionnelle : la Revue EP&S. Nous avons retenu cette revue car elle est un reflet relativement fidèle des réflexions ayant cours quant à l’innovation didactique des intervenants en EPS (Arnaud, 1985). Attali & Saint-Martin (2004, p. 82) ajoutent à son propos : « S’imposant assez vite comme la revue professionnelle de référence, elle a une influence notable sur les pratiques enseignantes et le contenu de ses publications peut être considéré comme un témoin de l’évolution des conceptions éducatives ». De plus, elle offre un nombre important d’articles didactiques consacrés aux APSA et notamment aux sports de raquette. Les articles retenus pour tester la pertinence de notre cadre sont ceux contenant des situations d’apprentissages ou des propos quant à l’enseignement des sports de raquette. Sur une période de quarante-huit ans (1963 à 2011), nous obtenons un total de 143 articles (43 pour le tennis de table, 63 pour le tennis et 37 pour le badminton).

LES RÉSULTATS DE L’ANALYSE ÉPISTÉMOLOGIQUE

16 Nous avons fait le choix de nous centrer sur la pertinence de la construction d’un cadre théorique permettant de réaliser l’épistémologie des savoirs scolaires des sports de raquette en EPS. Notre objectif est de montrer la construction et l’adéquation de ce cadre pour l’analyse des phénomènes de didactisation de ces APSA. Afin de rendre compte de la structuration des savoirs scolaires, nous avons conduit des analyses séparées pour chacun des sports de raquette. Les nombreuses convergences obtenues au plan de la structuration des savoirs scolaires, nous engagent à présenter les résultats à l’échelle du groupement des sports de raquette tout en prenant soin de rappeler certaines spécificités liées à une activité en particulier.

LA STRUCTURATION DES SAVOIRS SCOLAIRES ET LE JEU DES ACTEURS

17 Les principaux résultats mettent en évidence l’existence de plusieurs concepts intégrateurs, rattachés à certaines catégories d’auteurs, autour desquels émerge un réseau d’idées et de connaissances au sujet de l’enseignement de nos trois activités. Ces différents concepts intégrateurs sont relativement liés avec certaines catégories de savoirs à enseigner, ce qui concourt à expliciter leur structuration. Celle-ci peut être synthétisée au travers d’un schéma mettant en lien les concepts intégrateurs, les savoirs scolaires (sous la forme des OA et MO) et les différentes conceptions des sports de raquette défendues par nos catégories d’auteurs (Schéma n° 1). Au sein d’une première période (1963 à 1983), les savoirs à enseigner sont structurés autour de trois concepts intégrateurs rattachés aux auteurs relevant du milieu fédéral. Le premier, relatif à la technique gestuelle parfaite renvoie à un discours mêlant prescriptions techniques, verbes d’action directifs et conseils sur les placements spatiaux–temporels des membres des élèves lors des différents coups. Le deuxième consiste à établir les bases d’un environnement propice aux répétitions des gestes techniques des élèves. Enfin, le dernier correspond à un discours précis sur les éléments techniques relatifs aux placements et déplacements nécessaires pour la réalisation des frappes de balle ou de volant. Ces trois concepts concourent à la structuration des savoirs scolaires autour d’apprentissages techniques au sein d’environnements répétitifs. Les savoirs s’organisent autour d’une conception de la technique « produit », où les apprentissages sont assimilés à des principes de base communs à tous les élèves référencés à un modèle jugé comme efficace. La deuxième période (1984 à 1998) marque une rupture avec la première et abandonne les trois concepts précédents au profit de quatre nouveaux. Ceux-ci sont rattachés à d’autres catégories d’auteurs, avec ceux appartenant au milieu de l’EPS (professeurs et universitaires) et ceux relevant des deux milieux (le plus souvent des professeurs ayant un diplôme fédéral). Le premier concept renvoie à la prise en compte de l’adversaire. Il fait référence à un discours centré sur deux pôles qui sont : l’analyse du jeu adverse et le jeu en fonction de l’adversaire. Ces pôles renvoient à un lexique permettant de décrire les caractéristiques d’un projet de jeu adverse ainsi que les moyens pour parvenir à battre un adversaire. Le deuxième concept, construire un projet tactique, est complémentaire du premier puisqu’il s’intéresse à l’analyse de son propre jeu ainsi qu’aux moyens permettant de construire des voies de jeu (jouer vite, placé, fort, en finesse…). Le troisième concept, former un joueur réfléchi, est basé sur l’adoption d’une démarche réflexive sur le jeu où l’élève cherche à extraire des invariants tactiques ou des représentations fonctionnelles des différents systèmes de jeu. Enfin le dernier concept, s’adapter à l’adversaire, correspond à une évaluation de l’état du rapport de force combiné à l’adaptation de la réflexion de l’élève aux caractéristiques adverses. Ces quatre nouveaux concepts intégrateurs entraînent les apprentissages vers la mise en place de tactiques de jeu en lien avec l’adversaire. La dernière période (1999 à 2011) est structurée par les mêmes concepts intégrateurs que la précédente à la différence près que leurs ordres ont évolué. Ainsi cette période est beaucoup plus influencée par les concepts relatifs à l’adaptation à l’adversaire et à la construction d’un joueur réfléchi. Cette réorganisation engendre alors une évolution des apprentissages vers la recherche d’une adaptation tactique basée sur la rupture de l’échange et les zones.

Schéma n° 1

La structuration des savoirs scolaires des sports de raquette.

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La structuration des savoirs scolaires des sports de raquette.

18 Nos résultats montrent également que la structuration des savoirs scolaires des sports de raquette fait état d’une répartition clivée des catégories d’auteurs avec les concepts intégrateurs. Il s’agit d’un jeu d’acteurs, que nous pouvons repérer au travers des discours des auteurs relatifs à l’enseignement de nos activités, dans lequel chaque partie tente de défendre et promouvoir une conception des sports de raquette. Nous pouvons ainsi mettre en évidence qu’une première catégorie d’auteurs, représentée par les auteurs fédéraux, est rattachée aux concepts intégrateurs promouvant les apprentissages techniques alors que deux autres catégories, représentées par les auteurs EPS et ceux relevant des deux milieux, sont plutôt rattachées aux apprentissages tactiques. Nous avons d’un côté, les auteurs fédéraux qui défendent les concepts relatifs à la technique gestuelle parfaite et à l’élaboration d’un environnement propice aux répétitions. Et de l’autre côté, les auteurs EPS et ceux appartenant aux deux milieux qui défendent des concepts relatifs à la prise en compte ou l’adaptation à l’adversaire, à la construction d’un projet tactique et à la formation d’un joueur réfléchi.

DISCUSSION

19 La construction de notre cadre théorique, révélant la structuration des savoirs scolaires de ce groupement d’APSA ainsi que son évolution, offre de nouvelles perspectives quant à la compréhension des phénomènes impliqués dans la transmission des pratiques culturelles en EPS.

LA STRUCTURATION DES SAVOIRS SCOLAIRES À L’ORIGINE DE LA CONSTRUCTION D’UN GROUPEMENT D’APSA

20 Les résultats obtenus permettent de mettre en évidence la construction progressive du groupement des sports de raquette autour de la structuration des savoirs scolaires supports de leurs enseignements. La formation de ce groupement est visible au travers des phénomènes d’identification et de différenciation des trois APSA. Même si nous nous sommes centrés, dans les limites imposées par cet article, sur les éléments fédérateurs, nous pouvons synthétiser les deux mouvements. Exprimant, au cours d’une première période, leurs spécificités au travers des différentes techniques gestuelles, les trois sports ne partagent qu’une conception identique de la technique « produit ». Par la suite, dans une deuxième période, les savoirs scolaires de ces trois activités se sont structurés autour d’une nouvelle conception des sports de raquette relative à la gestion d’un rapport de force. Cette dernière permet ainsi la mise en place de nombreux points de convergence comme les tactiques de jeu. Jetant les bases d’un groupement d’APSA, cette structuration continue son évolution pour finalement s’axer autour de l’adaptabilité à l’adversaire et de la mise en système des entités techniques et tactiques. Cette dernière évolution, caractéristique d’une troisième période, autorisera la stabilisation de ce groupe d’activités.

LE SENS CULTUREL DES SPORTS DE RAQUETTE

21 La mise en lumière de la nature et de la structuration des savoirs scolaires des sports de raquette, permise par l’approche épistémologique, nous permet d’accéder aux principes d’intelligibilité de ces savoirs (Develay, 1992) et au sens culturel de ces activités (Develay, 2000). En effet, d’après les résultats, nous avons pu montrer que la formation du groupement des sports de raquette s’est effectué à partir d’une structuration commune des savoirs scolaires supports de l’enseignement de ces trois activités. Autrement dit, si l’on se réfère à Develay (1996), ce groupement s’est construit à partir de convergences sur le sens culturel des activités le composant. Ce sens culturel, qui fait écho aux raisons d’agir des pratiquants (Leziart, 2010) a évolué au cours de la période prise pour référence dans cette étude. Nous pouvons ainsi considérer que dans une première période, où les spécificités des sports de raquette s’expriment par l’intermédiaire des différentes techniques gestuelles, le sens culturel de ces sports correspond à la capacité des joueurs à reproduire le plus fidèlement possible des techniques rapportées à des modèles efficaces. Les raisons d’agir des pratiquants sont centrées sur la maîtrise technique des coups et sur leurs répétitions dans le temps. Ce sens culturel des sports de raquette est largement promu par les auteurs fédéraux et l’idée sous-jacente est que la maîtrise des différentes techniques constitue une sorte « d’abc » du jeu permettant la conduite future d’un match. Le type d’élève qu’ils désirent former s’apparente à un joueur « automate » capable de reproduire et répéter fidèlement les différentes techniques. Cette première période peut être mise en perspective avec les orientations des programmes du collège et du lycée, publiés en 1985 et 1986, étant donné que ces textes préconisent un enseignement des sports de raquette au travers de leurs différentes techniques avec une référence légère aux actions de l’adversaire. La deuxième période, qui amorce un changement dans la structuration des savoirs scolaires, développe plus largement les tactiques de jeu comme éléments fédérateurs d’un groupement d’APSA. Les auteurs appartenant au champ de l’EPS promeuvent une nouvelle conception des sports de raquette, ce qui modifie leurs sens culturels. Ces activités ne sont plus rapportées à la maîtrise technique d’un ensemble de coups, mais sont désormais associées à la gestion d’un rapport de force. Le sens de ces sports correspond alors à la capacité à gérer un affrontement avec un adversaire, c’est-à-dire à la capacité pour les joueurs de faire les bons choix tactiques en fonction de leurs possibilités techniques et celles de leurs adversaires. Dans cette optique, l’important est de prélever des informations sur son environnement et sur son adversaire pour pouvoir prendre les décisions adéquates en vue de la conduite du jeu. L’orientation recherchée est complètement différente des auteurs fédéraux dans la mesure où l’enjeu n’est pas de maîtriser parfaitement un ensemble de techniques mais consiste plutôt en une utilisation pertinente de quelques solutions techniques en lien avec un rapport de force. Le versant tactique, minoré dans l’approche des auteurs fédéraux, représente l’élément central de la conception des auteurs EPS et de ceux relevant des deux milieux. Alors que la technique représentait une finalité à part entière pour les auteurs fédéraux, celle-ci est devenue un moyen au service de la tactique. Ce changement de conception a des répercussions sur le type d’élève à former puisqu’on ne cherche plus à obtenir un joueur « automate » capable de répéter et de reproduire fidèlement des techniques gestuelles, mais plutôt un joueur « réfléchi » qui analyse son contexte de jeu et évalue l’état du rapport de force afin de prendre les décisions les plus judicieuses pour gagner l’échange. L’orientation de cette deuxième période trouve un écho favorable au niveau des programmes de l’EPS parus entre 1996 et 1998 puisque les compétences à développer chez les élèves, dans le cadre des sports de raquette, sont très sensiblement marquées en faveur des projets tactiques et de la prise en compte des rapports de force. De plus, les références aux techniques des élèves sont clairement explicitées en tant que moyens concourant à la réalisation des tactiques de jeu des élèves. Enfin la dernière période, qui cristallise la formation du groupement des sports de raquette, offre une évolution de la structuration des savoirs en direction de l’adaptabilité à l’adversaire. Le sens culturel des activités s’axe désormais sur la capacité réflexive des joueurs sur les plans tactiques et stratégiques pour faire face à des rapports de force différenciés. Les raisons d’agir des pratiquants correspondent ainsi aux analyses et réflexions menées sur les choix tactiques de l’adversaire afin de proposer et faire évoluer des projets de jeu en lien avec ses possibilités techniques. À l’image de la période précédente, nous retrouvons le même sens culturel des sports de raquette au sein des derniers programmes officiels de la discipline, parus en 2008 pour les classes du collège. Les compétences attendues sont toutes libellées selon une entrée tactique, rapportée à l’adaptation à l’adversaire et à la prise en compte des évolutions de l’état du rapport de force.

CONCLUSION

22 « Toute la dimension anthropologique des activités physiques et sportives est à conquérir pour proposer aux élèves une réelle perspective culturelle en éducation physique et sportive. Les contenus d’enseignement dépendent fortement d’une épistémologie des contenus à enseigner, inséparables d’une qualification de ce qu’est une APSA » (Leziart, 2010, p. 198). Le défi de la mise en place d’une EPS culturelle du sens des APSA révèle les enjeux d’approches renouvelées en didactique. S’interrogeant sur ces perspectives de recherche, nous entendons montrer la pertinence et la validité d’un cadre théorique relatif à l’épistémologie des savoirs scolaires. En rendant compte de la structuration des savoirs et des mécanismes présidant à la mise en place et à l’évolution de celle-ci, ce cadre théorique autorise l’accès à l’intelligibilité des savoirs à enseigner. Les regards critiques, réflexifs et distanciés portés sur les savoirs permettent ainsi au chercheur et au praticien de s’interroger sur les fondements culturels des APSA analysées. En ce sens, nous espérons apporter une contribution aux réflexions centrées sur l’enseignement des APSA considérées comme un patrimoine humain à transmettre. Nous restons néanmoins conscients de certaines limites de cette recherche, notamment celles inhérentes au corpus retenu. Ainsi, l’analyse effectuée est centrée sur les discours et propositions de savoirs scolaires de trois APSA enseignées en EPS. À ce titre, nos résultats et discussions ne doivent pas dépasser le cadre des savoirs à enseigner et nous devons être prudents quant aux décalages pouvant exister avec les pratiques pédagogiques effectives. Toutefois, cette analyse épistémologique est de nature à renforcer les connaissances relatives aux phénomènes de didactisation des APSA. En ce sens, notre étude est susceptible d’ouvrir la voie à des recherches épistémologiques centrées sur les discours didactiques d’autres APSA enseignées en EPS. La poursuite de telles recherches serait particulièrement intéressante afin de pouvoir discuter de la validité et de la pertinence du cadre théorique et méthodologique construit.

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Mots-clés éditeurs : didactique, enseignement, culturedes activités scolaires, cadrethéorique, épistémologie des savoirs

Mise en ligne 20/06/2013

https://doi.org/10.3917/cdle.035.0163

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