« Le marché, machine sociale au service d’une stratégie, machine sociale imposée par le pouvoir, est avant tout une politique. »
1La littérature critique des réformes néolibérales des systèmes éducatifs rassemble sous le vocable de « marchandisation » un ensemble hétérogène d’observations : l’expansion des multinationales de l’edu-business, la montée en puissance de l’enseignement et du tutorat juridiquement privés à but lucratif ou pas, la privatisation d’établissements publics, la croissance des activités for profit des établissements juridiquement publics (universités entrepreneuriales), l’externalisation vers le secteur privé des services liés à la gestion publique de l’enseignement (expertise, agences « indépendantes » de financement et d’évaluation, sous-traitance de la gestion des établissements et des services annexes et connexes), les partenariats public-privé, le poids croissant du monde des affaires et de leurs fondations philanthropiques dans l’instrumentation économique des politiques d’éducation et de recherche, la mise en compétition des établissements (quasi-marchés, vouchers, palmarès), le management des établissements publics sur le modèle des entreprises privées (objectifs de résultat, contrats de travail de droit privé, rémunération à la performance, taylorisation de la fonction de production), l’évaluation et le contrôle normés et quantifiés sur le modèle industriel (tests, scientométrie), la hausse des droits d’inscription et leur financement par la dette étudiante, l’intensification de la protection de la propriété intellectuelle des produits de la recherche, la promotion de la culture entrepreneuriale dans les cursus, etc.
2Bien peu de ces phénomènes répondent à la définition du marché des manuels standards d’économie, comme « rencontre de demandes et d’offres indépendantes, dont la confrontation exerce une influence sur les quantités vendues et le niveau des prix ». Ils relèvent pour la plupart du Marché comme personnification de l’« économie de marché », elle-même euphémisme de l’économie capitaliste. Ce qui les réunit est essentiellement la référence au modèle de l’instruction financée, administrée et produite par l’État républicain des décennies précédentes de welfare state, vu comme porteur des valeurs éthiques et politiques de droit, d’égalité, de citoyenneté, de quête désintéressée du savoir, etc. contre les valeurs mercantiles de l’économie. C’est donc, dans le domaine de l’éducation, l’idée d’une opposition radicale entre l’État (un homme = une voix) et le Marché (un euro = une voix), miroir de celle qui sous-tend l’offensive néolibérale contre l’État, représenté comme despotique, bureaucratique, inefficace et corrompu. Or non seulement cette opposition n’est pas historiquement avérée dans les faits, mais elle se cristallise dans le débat d’idées au moment même où les frontières entre le politique et l’économique, le public et le privé, apparaissent le plus brouillées (Vinokur, 2004).
3Pour éclairer le débat en cours, il peut être utile d’interroger la genèse des représentations du Marché dans les politiques d’éducation, en donnant à l’éducation un sens plus large que la seule instruction formelle. Reprenant Durkheim, on y inclura l’ensemble des actions ayant pour objet « de susciter et de développer chez (l’individu) un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné » (Durkheim, 1968 [1922], p. 2).
4La thèse proposée ici est la suivante : à chaque étape de son développement, l’accumulation capitaliste requiert l’adaptation des valeurs, comportements et savoirs de la population à ses nouveaux besoins, et donc l’intervention du politique et un ethos cohérent. Dans les phases où le capital dominant est extérieur à la production (commercial dans les débuts, financier actuellement), la vision commune relève de la compétition, de la mobilisation de tous – et en particulier de l’État – dans la guerre économique. Lorsque prédomine le capital industriel, en revanche, prévaut la représentation libérale, paisible et stable, d’une société d’individus rationnels, certes mus par la passion de leur intérêt égoïste mais disciplinés par la résultante, qui s’impose à eux, de leurs actions sur les marchés concurrentiels. Dans le gouvernement des comportements, le rôle assigné à l’État est alors subsidiaire. Le problème idéologique du passage de ce libéralisme au néolibéralisme du capitalisme financier est d’assimiler à la discipline mécanique abstraite de la concurrence celle imposée par le libre jeu compétitif des rapports de pouvoirs. C’est l’une des tâches assignées au nouveau management public (NMP), dont la fonction centrale est de mettre les institutions sociales (en premier lieu l’instruction) au service des besoins immédiats de l’accumulation.
Le libéralisme ou le marché comme machine pédagogique
5À l’origine est le grand commerce international, dont le profit, prélevé dans la circulation des biens, dépend : pour son taux, de la capacité des marchands à s’assurer des positions de monopsone et de monopole, pour son volume, de l’élargissement simultané de ses débouchés et de sa base productive artisanale. Ce qui suppose de soutenir l’émergence des États-nations, seuls à même de mener les guerres (conquête des voies maritimes et des colonies), de conférer les privilèges commerciaux et politiques (grandes compagnies), de mobiliser le travail forcé (servage, traite des noirs), et de mettre en œuvre auprès des producteurs traditionnels des systèmes d’incitations au nombre et à la productivité (natalité, immigration, innovation). Pour identifier l’intérêt de l’État à celui du commerce, les mercantilistes développent une conception de la nation comme entreprise gérée par le Prince dans un but d’enrichissement collectif, et une vision du monde comme champ de bataille économique entre pays engagées dans la conquête des marchés extérieurs. Ils s’efforcent de dégager les facteurs de la « compétitivité des nations », inventent la notion macroéconomique de capital humain, élaborent la première planification de l’enseignement supérieur en fonction des besoins de l’économie, conçoivent les cursus des premières écoles de commerce, encouragent la recherche et la vulgarisation des nouvelles techniques auprès des paysans et artisans. Mais la partie incitative du programme se heurte à l’inélasticité de l’offre du secteur traditionnel, i.e. à la résistance des producteurs adossée à des structures sociales (liens féodaux, droits d’usage de la terre, solidarités communautaires, corporations) qui à la fois assurent la sécurité de leurs moyens d’existence et de leur reproduction et limitent leur capacité de production. L’obstacle est levé par la pénétration du capital dans la production.
6La montée en puissance du capital agraire et industriel suppose de dégager l’activité productive des entraves à la libre initiative établies par le pouvoir politique dans la période précédente et surtout, afin de la rendre mobile, de « libérer » la force de travail de ses sécurités traditionnelles et des contraintes qui l’empêchent de se vendre. L’État doit donc renoncer à ses interventions discrétionnaires et concentrer son action sur l’établissement des conditions favorables au déploiement des intérêts dans la sphère productive : protection du droit de propriété contre les droits d’usage et expropriation des paysans (enclosures), abrogation des lois limitant la mobilité du travail (lois des Pauvres, lois de Résidence), abolition des corporations et interdiction des syndicats, etc.
7Mais pour envisager que l’État puisse abandonner à lui-même un monde économique détaché de ses adhérences sociales et culturelles traditionnelles, livré au libre jeu de la passion pour le gain, encore faut-il démontrer que ce monde peut se policer tout seul. La réponse est dans la « loi naturelle » du Marché, la concurrence, machine disciplinaire abstraite et opaque, qui remplace avantageusement l’autorité hiérarchique et le contrôle direct. La loi de la valeur règle les rapports entre les personnes comme rapports entre des marchandises, sans intervention extérieure : plus les individus s’adonnent librement à leur passion égoïste et intéressée pour la richesse, plus la « main invisible » du marché les contraint à satisfaire l’intérêt général. C’est donc un projet de société avant même d’être une doctrine économique (Rosanvallon, 1989 ; Michea, 2002). Dans la mesure où la loi du marché est une loi régulatrice de l’ordre social sans législateur, une frontière nette peut (doit) être établie entre l’État (limité à ses fonctions régaliennes) et l’économie.
8Mais il est des domaines où le marché échoue : c’est le cas des biens collectifs indivisibles (ex. infrastructures) et des « externalités » que les agents ne peuvent intégrer dans leur calcul économique individuel. Les libéraux le reconnaissent. Ainsi, chez Adam Smith, l’éducation doit être laissée au libre marché lorsqu’elle est pure consommation des classes aisées ou investissement rentable des travailleurs (ex. de la formation professionnelle) ; mais elle doit être financée et rendue obligatoire par la collectivité pour les classes inférieures qui, confinées dans des tâches parcellaires et abruties de travail, n’y ont aucun intérêt, cependant que « l’État ne retirera pas de médiocres avantages de l’instruction qu’elles auront reçue. Un peuple instruit et intelligent est toujours plus décent et discipliné qu’un peuple ignorant et stupide » (Smith, 1991[1776], p. 309). Pour autant ce service public peut être assuré par des fournisseurs privés marchands, dès lors que le contrat passé avec les pouvoirs publics en garantit les conditions d’égalité de traitement et d’accessibilité.
9Avec l’école marginaliste, à la fin du 19e, le modèle de la concurrence se formalise. La concurrence pure et parfaite, supposée engendrer un équilibre général le plus satisfaisant pour tous, nécessite quatre conditions de base : (i) l’homogénéité qualitative du produit échangé, (ii) l’atomicité des offreurs et des demandeurs, réalisée si aucun d’entre eux n’a une taille suffisante pour influer à lui seul sur le prix d’équilibre du marché, (iii) la transparence, i.e. l’information parfaite des échangistes, (iv) la parfaite mobilité des facteurs de production. Sous ces conditions, les prix du marché s’imposent aux échangistes, et chacun ne peut maximiser son intérêt personnel qu’à l’aide du calcul économique qui dicte à l’acheteur les quantités à demander, au vendeur la meilleure combinaison de ses facteurs de production et les quantités à offrir. Le marché apparaît ainsi comme une machine à enseigner la rationalité économique, à mettre la raison calculatrice appliquée à la passion égoïste au service du bonheur de tous. À l’horizon de l’équilibre général le plein-emploi est réalisé, l’allocation des ressources est optimale, et l’ordre social à la fois juste (chacun est rémunéré à la productivité marginale de ses facteurs), libéré de toute adhérence territoriale ou sociale, démocratique (le prix qui s’impose à chaque échangiste est la résultante des décisions de tous les échangistes égaux) et paisible : la concurrence n’est pas la guerre, mais au contraire la soumission du calcul économique de chacun des petits producteurs marchands aux signaux exogènes des prix, sans risque d’être éliminé du jeu ou disqualifié dans la mesure où le plein-emploi et la parfaite mobilité des facteurs assurent leur immédiate reconversion sur un autre marché.
10Mais une fois formalisé, ce modèle normatif tend à s’établir comme référence théorique et idéologique indépassable de l’économie de marché. C’est ainsi par exemple que la « course à l’éducation » lancée par les organisations internationales après la seconde guerre mondiale s’appuie sur des travaux qui, comme celui fondateur de Denison sur la contribution de l’éducation scolaire à la croissance économique (OCDE 1964), supposent l’équilibre général atteint ou en voie de l’être. À ceux qui lui objectent l’irréalisme du postulat concurrentiel, il répond (p. 87) : « ma méthode, comme toutes les autres, suppose bien qu’il existe une certaine répartition d’équilibre des ressources, de laquelle la répartition réelle tend à se rapprocher, fut-ce lentement et sans jamais l’atteindre tout à fait. Si tout se passe purement au hasard, non seulement mon analyse, mais toutes les analyses économiques ne valent plus rien ». Au niveau microéconomique, dans les années 1960, les théoriciens du capital humain s’efforcent de faire rentrer dans le modèle de la rationalité économique calculatrice tous les comportements non économiques (mariage, fécondité, éducation, choix politiques, pratique religieuse et même altruisme). Enfin les fondamentalistes du tout-marché occultent la question de ses échecs et des externalités, par exemple dans le mode de calcul des taux de rendement de l’instruction diffusés par la Banque Mondiale (Vinokur 1987), disqualifiant ainsi son financement par la collectivité au moment même où l’OCDE (1962) invite tous les pays à suivre les exemples français et soviétique de planification centralisée et de financement public de l’instruction. Leurs analyses ne prendront du service actif dans les politiques d’éducation qu’avec la montée du néolibéralisme dans le dernier quart du XXe siècle.
Le néolibéralisme ou le marché comme arène de libre compétition
11Dans l’espace national, avec la concentration des capitaux, le postulat d’atomicité du marché n’est plus tenable pour rendre compte de la répartition des revenus. Pour ceux qui réussissent, le registre ordinaire de la justification se déplace de la concurrence vers la compétition et le darwinisme social, déjà convoqué dans les années 1880 aux États-Unis par les « barons brigands ». Rockefeller, qui n’a pas hésité à recourir à la dynamite pour éliminer ses concurrents, justifie ainsi la « stratégie compétitive » de la Standard Oil : « la croissance d’une grande firme n’est que la survie du plus apte… La rose « American Beauty » ne peut être obtenue dans toute sa splendeur et tout son parfum qu’en sacrifiant les premiers boutons qui poussent autour d’elle. Ceci n’est pas une tendance mauvaise du monde des affaires, c’est seulement le jeu d’une loi de la nature et d’une loi divine » (cité par Jones, 1965, p.217). Et s’il arrive que le jeu de ces lois conduise à un enrichissement des plus riches au détriment des plus pauvres « comme la mèche conduit l’huile à la flamme », c’est, écrit le révérend W.D Wilson, professeur à Cornell, parce que « les classes inférieures manquent d’intelligence et de caractère » (cité par Dorfman, 1958, p. 25). Si la « loi » de la survie du plus apte permet de justifier la croissance des revenus les plus élevés, il convient cependant de conserver la fable de la « loi » du marché concurrentiel, qui d’une part conforte le projet d’extension du marché à l’ensemble de la société, de l’autre peut servir à légitimer ses conséquences sur les « classes inférieures ». Il suffit dans ce dernier cas de remplacer le manque d’intelligence et de caractère par l’irrationalité économique pour combiner darwinisme social (compétition) et concurrence (rationalité).
12Le glissement est d’autant plus aisé que l’anglais (langue dominante de l’idéologie néolibérale) n’a qu’un terme, celui de competition pour traduire les deux mots français de concurrence et de compétition. L’image de la concurrence renvoie au schéma de l’équilibre général qui n’élimine personne du jeu. La compétition sportive suppose des gagnants et des perdants, mais peut être indéfiniment répétée. La compétition économique, elle, relève du « winner takes all », c’est la guerre économique. Deux possibilités pour en faire accepter les conséquences sociales par les travailleurs : la première est de passer du droit à l’égalité au droit à l’égalité des chances et de « responsabiliser » les individus, entrepreneurs d’eux-mêmes (ex. des propositions d’allouer à chaque enfant un capital de départ à faire fructifier, qui dédouanerait la société de toute responsabilité en cas d’échec), la seconde est de contraindre les individus au calcul économique rationnel en en appelant aux lois du marché. À titre d’exemple : dès les années 1970 apparaît dans les pays occidentaux un excédent du nombre des diplômés par rapport aux besoins immédiats de l’économie, source de déclassement et de chômage. On l’impute à l’« inflation » des diplômes, à la « compétition pour l’emploi » (job competition), la demande de poursuite des études relevant en effet de la lutte pour l’accès à un emploi rare, donc du pari plutôt que du calcul rationnel coût-rendement. Un rationnement public de l’accès aux études étant politiquement inenvisageable, et l’« irrationalité » de la demande imputée au financement public qui en réduit le coût, le rationnement par le marché apparaît seul à même de contraindre les étudiants à l’auto-sélection. C’est ainsi que l’idée de faire payer par les élèves le coût des études et de les financer par l’endettement a certes pour finalité d’alléger la dépense publique, mais aussi – voire surtout – de contraindre les étudiants à ne choisir la nature et la durée de leurs études qu’après confrontation du taux de rendement espéré de leur investissement sur le marché du travail avec le taux d’intérêt des prêts.
13Dans l’espace global, avec les crises financières répétées, le Marché se présente désormais aux peuples comme le dieu Janus bifrons, une clef dans la main gauche, une verge dans la droite. D’un côté est « le » Marché, qui libère l’activité productive des hommes de l’oppression des pouvoirs politiques et des traditions tout en conférant au client-roi la faculté de contraindre les producteurs à satisfaire ses désirs au moindre coût. De l’autre sont « les » marchés, divinité plurielle inaccessible, paternelle et implacable, qui surveille, note, préconise, récompense et punit en convoquant à ses autels le potlatch sacrificiel des peuples pécheurs. L’originalité de la doctrine du NMP est de confier aux États le soin de traduire la discipline imposée par « les » marchés en libération par « le » marché.
14Comme le capital commercial autrefois, le capital financier est extérieur à la production, n’a pas d’adhérence territoriale et a besoin de l’intervention discrétionnaire des États, en premier lieu pour éliminer les obstacles à la libre circulation dans l’espace mondial des capitaux, des marchandises et des facteurs de production (à l’exception déterminante de la force de travail). Cela fait pour l’essentiel dans le dernier quart du XXe siècle, les États et leurs facteurs immobiles se retrouvent en situation de compétition pour attirer/retenir les capitaux mobiles, et donc de soumission à leurs exigences : réduction de la fiscalité sur les capitaux et compression des dépenses sociales, production (sans coût pour les capitaux investis) d’une main-d’œuvre immédiatement productive et d’innovations brevetables, affaiblissement des réglementations susceptibles de nuire à la rentabilité, et surtout dérégulation des marchés du travail et ouverture de nouveaux gisements de profit dans les secteurs socialisés (éducation, protection sociale, santé, culture…). Il faut donc procéder à une nouvelle « libération » de la force de travail des sécurités conquises au XXe siècle. Si les gouvernements ne le font pas spontanément, leurs organisations et accords internationaux peuvent les y contraindre, et surtout l’endettement, comme l’a montré la longue liste des « conditionnalités » des programmes d’ajustement structurel dans les pays endettés du Tiers monde dans les années 1980, modèle qui s’étend actuellement aux pays occidentaux les plus adeptes du welfare state. La compétition (et la « compétitivité », terme délibérément rétif à toute définition claire) domine le discours à tous les niveaux.
15Le secteur socialisé de l’éducation est le premier gisement de profits visé : d’un côté par les capitaux financiers et l’industrie for profit des services d’enseignement du fait de sa taille potentielle et de ses rendements élevés (Lynch, 2006), de l’autre par les employeurs à la recherche à la fois d’une force de travail immédiatement productive et peu coûteuse et d’innovations rentables. Deux problèmes se posent. Le premier est que ces demandes sont contradictoires : si l’instruction était payée à son prix de marché par les travailleurs, les salaires versés par les employeurs devraient être beaucoup plus élevés, surtout si l’endettement des étudiants doit être rentable pour les industries financières. Le second est que le secteur éducatif est à forte intensité de main-d’œuvre très qualifiée et que ses coûts d’infrastructure sont élevés ; l’enseignement et la recherche n’étant pas, au stade actuel, directement industrialisables, les gains de productivité à espérer – et donc les taux de profit – seraient trop faibles pour intéresser les capitaux de l’edu-business sans le concours des fonds publics : (i) soit directement (subventions, vouchers, défiscalisations, partenariats public-privé, garantie des prêts aux étudiants, etc.), (ii) soit indirectement par l’apport gratuit de ressources du cœur de métier maintenu public (formation des enseignants et des chercheurs et apport de leur production scientifique, bases de données, équipements collectifs, etc.) aux capitaux qui s’installent à sa périphérie : édition scientifique et scolaire, conception de programmes et de logiciels, fourniture de matériel et équipements, enseignement en ligne, établissements privés à but lucratif, prêts aux étudiants, testing, ranking, gestion des établissements publics, conseil et expertise, etc. Du côté des employeurs, le soutien financier public du secteur éducatif privé contribue à contenir le coût de la force de travail, à quoi s’ajoutent des contributions directes (crédits impôt-recherche, dépense fiscale correspondant aux exonérations fiscales des contributions sociales et des fondations d’entreprises etc.) et indirectes : réforme de la gestion des établissements publics pour les inciter à satisfaire en priorité les besoins exprimés par les entreprises.
Les métaphores du marché, outils du nou veau management public de l’instruction
16Dans les pays qui héritent d’un monopole public de l’enseignement et de la recherche, la mise en œuvre de ce programme suppose une refonte complète des structures de décision du secteur public : le passage de l’administration directe hiérarchique au pilotage à distance d’un changement des valeurs et des comportements. C’est l’objet du Nouveau management public.
17L’outil principal en est le principe de l’« agence », inspiré de la méthode employée par les parents (principal) lorsqu’ils veulent obtenir d’un enfant réticent (agent) qu’il mobilise ses efforts pour atteindre un objectif qui n’est pas spontanément le sien, par exemple réussir dans ses études. Pour cela, passant un contrat avec l’enfant, ils fixent un but clair et objectif (notes, réussite à l’examen), l’assortissent de promesses de récompense et de punition, et vérifient régulièrement en consultant les résultats fournis par l’école que l’enfant ne triche pas. Bien évidemment, si l’enfant est dans un milieu qui valorise l’esprit d’émulation, l’objectif mobilisateur peut être intériorisé, la récompense se ramener à l’estime de soi et au prestige, et la tâche des parents en être simplifiée. Le modèle a été d’abord rodé dans la corporate governance où (i) le principal est le fond de pension actionnaire, (ii) l’objectif de résultat, le rendement actionnarial de l’entreprise, (iii) la récompense, les rémunérations à la performance des dirigeants, (iv) la punition, le retrait du capital de l’entreprise, et (v) le contrôle de transparence de l’exécution, l’audit des comptes par un organisme extérieur. Il a ensuite été expérimenté au niveau macro dans les programmes d’ajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale, puis dans la gestion actuelle des crises financières ; il s’étend depuis une trentaine d’années dans les rapports entre les gouvernements et leurs secteurs publics.
18Le NMP exige (i) un principal fort, dont les buts et motivations ne puissent être contestés par les agents, (ii) des agents « autonomes », libres de la façon dont ils exploitent leurs ressources pour atteindre les objectifs de résultat qui leur sont fixés, et un appareillage d’incitations et de contrôle. Dans les deux cas il est fait appel aux figures du marché pour justifier, et éventuellement obtenir, la soumission ou mieux l’adhésion des agents à des contraintes exogènes ; ce qui requiert l’opacité de la décision et la transparence de l’exécution.
Du côté du principal : la démocratie comme marché
19Adoptant la doctrine de la « bonne gouvernance », Romano Prodi, alors président de la Commission Européenne, déclarait dans un discours prononcé devant le Parlement européen le 15 février 2000 : « Nous devons cesser de penser en termes de pouvoirs hiérarchisés, séparés par le principe de subsidiarité, et commencer à imaginer plutôt une mise en réseau dans laquelle les différents niveaux de gouvernance œuvrent conjointement à l’élaboration, à la proposition, à la mise en œuvre et au suivi des politiques. Il est temps de réaliser que l’Europe n’est pas administrée que par les institutions européennes, mais aussi par les autorités nationales, régionales et locales, ainsi que par la société civile. » Dans cette nouvelle gouvernance, parfois qualifiée de démocratie « participative », l’intérêt général n’est plus le domaine propre de l’État national issu de la démocratie représentative. La légitimité du choix des fins collectives ne repose plus sur la délibération publique (un homme = une voix), mais sur l’enchevêtrement des accords (contrats, réseaux) entre intérêts particuliers, la « société civile » (vue comme l’ensemble des intérêts privés, marchands et non marchands) se voyant conférer, au même titre que les instances politiques supra et infra nationales, une source de légitimité dans la gestion directe des affaires publiques (Ball, 2009). Le bien commun procéderait ainsi d’une « main invisible » sur le marché des conventions comme l’optimum économique sur celui des biens, alors même que l’objet de ces nouveaux types de contrats « n’est pas d’échanger des biens déterminés ni de sceller une alliance entre égaux, mais d’organiser l’exercice d’un pouvoir » (Supiot, 2002 p. 69). De même que le pouvoir est occulté dans la relation marchande par la fiction de l’échange égal, le déséquilibre des rapports de force est nié dans le contrat puisque, selon le principe néoclassique, nul ne pouvant être contraint à échanger, le pouvoir et le marché sont antinomiques (Dupuys et Maris, 1996). Glorifiées dans l’« économie de la connaissance », les externalités de l’enseignement et de la recherche sont internalisées puisque leurs bénéficiaires (stakeholders) se présentent comme actionnaires (shareholders). Relève du même processus l’extériorisation de fonctions politiques d’élaboration de la décision vers des agences « indépendantes », des organisations philanthropiques ou des cabinets d’expertise. L’État apparaît d’autant plus fort et d’autant moins responsable qu’il n’est plus que le fondé de pouvoir, légitimé par l’élection, d’un enchevêtrement opaque d’intérêts que les agents ne peuvent contester et dont ils ne connaissent que la résultante.
Du côté de l’agent : l’entreprise privée comme figure de liberté et d’efficacité
20Dans le schéma classique, l’entreprise privée est un modèle de rationalité : mue par la recherche du profit sur des marchés concurrentiels, elle s’efforce en permanence d’accroître sa productivité pour satisfaire la demande au moindre coût. Pour les néolibéraux, elle est aussi l’unité de base modèle de la relation d’agence, qui implique que l’agent ne puisse refuser les demandes du principal externe et soit à même de les imposer en interne. Or l’entreprise privée (i) est en compétition avec d’autres agents dans ses relations avec ses actionnaires, (ii) n’est ni un marché ni une démocratie, mais une organisation despotique, où le chef d’entreprise dispose de la plénitude des pouvoirs. La transposition du modèle aux établissements publics d’enseignement nécessite de profondes réformes de structure :
- Le remplacement à la tête de l’établissement du primus inter pares par un manager, l’effacement des pouvoirs collégiaux et l’abandon des garanties d’emploi (l’« autonomie » de l’établissement doit être antithétique des libertés académiques de ses membres), et l’introduction des outils de gestion des entreprises privées ;
- La fixation d’objectifs de résultat mesurables, proxies chiffrés de la qualité non quantifiable du service, soit cardinaux (taux de réussite, résultats aux tests, taux d’insertion des sortants sur le marché du travail, nombre de publications et de brevets, nombre de contrats passés avec les entreprises, etc.) soit ordinaux (rang dans les classements) ;
- Le remplacement des motivations propres au métier par des incitations extrinsèques : les stimulants matériels directs (financement et rémunérations à la performance, nécessité de rechercher des ressources extrabudgétaires), la compétition pour le partage des fonds publics via la concurrence sur le marché des élèves avec d’autres établissements, également publics (ex. des « quasi marchés » de l’enseignement obligatoire en Angleterre et des charter schools aux États-Unis, où l’argent public suit l’élève), ou privés – à but lucratif ou non – subventionnés (ex. des vouchers), et enfin le prestige. Ce dernier a le mérite de s’appuyer sur la tradition d’émulation (terme qui lui aussi ne peut se traduire en anglais que par competition) responsable de la « déviation » académique, définie comme la tendance des institutions, en l’absence de toute contrainte externe, à copier les institutions plus prestigieuses (Morphew et Huisman, 2002). L’usage des classements accélère cet effet mimétique via les stratégies de positionnement sur le marché de concurrence monopolistique des établissements, mais sur la base des critères retenus par les firmes du ranking ;
- Enfin l’établissement d’un dispositif de contrôle qui ne se limite pas à la seule mesure des résultats, l’asymétrie d’information étant source de gaming (tricherie) : audits par des agences d’évaluation, assurance-qualité de processus ISO, accréditations d’établissement et de programmes, etc.
22La mise en œuvre du NPM dans le secteur public de l’enseignement génère une nouvelle bureaucratie lourde, coûteuse et source de fortes résistances. Elle pourrait n’être qu’une phase transitoire de déconstruction des systèmes éducatifs publics administrés. Une tendance se dessine en effet actuellement dans le monde à l’extériorisation progressive de tous les établissements de la sphère publique (ex. Japon, Russie..). Si elle se poursuit, l’État et ses niveaux décentralisés, libérés de la propriété publique et de la gestion, pourront en tant que clients passer des commandes aux établissements ou les financer discrétionnairement en tant qu’actionnaires. Le réseau des conventions entre stakeholders, expression de l’intérêt général, pilotera souplement la production de services éducatifs en fonction des besoins évolutifs de l’économie et de la société. Les multinationales de l’edu business ne seront plus limitées par la propriété publique dans leurs acquisitions de chaînes d’établissements ou le développement attendu du low cost éducatif. Les élèves, comme la ménagère devant les linéaires du supermarché, auront enfin le choix lorsque, pour reprendre la formule d’un ancien président de l’Université de Yale, devenu directeur d’Edison, « what is now regarded as a right will come to be seen as just one more commercial product – or, more properly, a line of differentiated products » (cité in Kozol, 1992).
23On assiste donc certes à un transfert des services publics d’enseignement vers le secteur marchand. Mais le mouvement que l’on désigne sous le terme de « marchandisation » de l’éducation ne s’y réduit pas. Le néolibéralisme se présente comme un projet social de subordination de l’individu à la logique de l’accumulation, projet qui passe actuellement par la métabolisation des formes socialisées de reproduction humaine et sociale, ie. une « deuxième libération » des travailleurs en tant que producteurs et l’individualisation de leur consommation en tant que débouchés. Est nécessaire pour cela la participation active des gouvernements, pris eux-mêmes – volontairement ou pas – dans l’enchaînement en cascade des relations d’agence, « réactivation des manières féodales de tisser le lien social » (Supiot, 2002 p. 69).
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