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Article de revue

Des instruments techniques aux instruments psychologiques : béquilles intellectuelles ou aides à la conceptualisation en mathématiques ?

Pages 115 à 128

1Nos propos s’inscrivent dans le cadre des recherches sur les rapports entre culture et cognition, en partant du principe que si les potentialités cognitives sont universelles, leurs expressions et les formes qu’elles prennent en situation de résolution de problèmes, dépendent des instruments socioculturels disponibles dans différents contextes historiques et géographiques. Nous nous intéressons notamment aux fonctionnements cognitifs de sujets adultes dans des contextes particuliers en nous centrant sur la question de la médiation instrumentale. Nous nous situons alors dans une perspective de la psychologie vygotskienne où l’activité humaine est instrumentalisée par des artefacts tels qu’objets, instruments, systèmes de signes, etc. Ceux-ci ne sont pas de simples béquilles intellectuelles ou encore des simples amplificateurs culturels dans le sens de Bruner (1966) mais représentent des parties constitutives et circonstancielles de la pensée. Comme Rabardel (1999 p. 245), nous envisageons qu’un artefact puisse avoir différents statuts pour le sujet et notamment, celui qui nous intéresse ici, le statut d’instrument lorsqu’il est moyen de l’action pour ce dernier. Ces notions prennent une place importante dans notre analyse, en ce sens que les systèmes d’instruments et de signes jouent un rôle dans l’organisation même des processus mentaux de l’être humain (Wertsch, 1985).

2Cette prise de position nous conduit alors à une discussion théorique de ce qui est décrit dans la littérature par Moro et Schneuwly (1997 p. 24) qui considèrent nécessaire de distinguer deux phases dans l’œuvre de Vygotski dont « la première pourrait être qualifiée d’instrumentale, le signe y ayant le même statut que tout autre instrument psychologique, et la deuxième, de sémiotique, du fait de l’insistance sur la question de la signification… ».

3Rabardel (1999, p. 241-242), à propos de cette thèse des deux Vygotski, fait observer qu’« il n’y a pas de rupture entre ces deux dimensions de l’œuvre de Vygotski mais au contraire, solidarité profonde ». Il ajoute que l’idée de rupture peut générer une interprétation erronée quant à l’obsolescence de la théorie de l’approche instrumentale développée par le jeune Vygotski, au profit de celle qui sous-tend Pensée et Langage développée par le Vygotski de la maturité. Et même il considère que « le rapprochement avec des travaux plus récents conduira à dégager des convergences suffisantes pour ouvrir des perspectives de développement d’une théorie instrumentale étendue ». Tout en tenant compte de cette double perspective vygotskienne, l’analyse des données rapportées dans cet article privilégie la première dimension. En revanche, nous ne pouvions pas éluder les questions fondamentales que ces idées mobilisent pour la compréhension de notre propos notamment sur la spécificité de l’artefact dans le processus de développement conceptuel.

4Dans un précédent travail, (Acioly-Régnier, N. M et Régnier, J.-C. 2005,2007) nous avons conduit une recherche mettant l’accent principalement sur le rôle des signifiants graphiques dans le processus de conceptualisation en sciences. Plus particulièrement il s’agissait de mieux comprendre comment le recours à un artefact dans une pratique scolaire pouvait générer des obstacles aux processus de construction de nouveaux concepts. Nous avons observé que les approches pédagogiques les plus fréquentes pour enseigner les phases de la lune dans les systèmes scolaires étaient uniquement centrées sur des signifiants qui permettaient aux élèves de reconnaître les phases de la lune sans toutefois avoir à prendre en compte les relations dynamiques. Cette approche pédagogique s’avère efficiente quand on limite le niveau de conceptualisation à la reconnaissance des formes apparentes de la lune selon ses phases représentées par des formes graphiques acceptées socialement. Toutefois, sans développer davantage ici, nous pouvons rapporter que l’analyse des données construites par questionnaires et entretiens auprès d’un large échantillon d’individus adultes lettrés répartis sur divers points géographiques terrestres (hémisphères nord et sud, équateur), a mis en évidence que les sujets allaient jusqu’à désigner des formes graphiques enseignées à l’école au détriment de celles qui pouvaient être directement observées à l’œil nu en regardant le ciel.

5Revenons maintenant à la perspective où l’artefact est considéré en tant qu’instrument technique. Pour ce faire, nous nous appuyons sur l’analyse de données construites qui font référence à l’introduction d’un instrument technique nouveau dans une activité traditionnelle. Notre approche consiste alors à étudier le rôle de cet artefact, à savoir une machine informatique, terminal informatique (Fig. 5) donnant accès à un logiciel dédié gérant les paris et les gains d’une loterie (dans un jeu traditionnel au Brésil nommé jogo do bicho), en tant qu’instrument technique matérialisé et manipulable qui est introduit dans une activité traditionnelle de travail. À propos de ce cas, nous nous efforçons de comprendre les spécificités d’un outil dans la construction d’instruments psychologiques. En raccourci, nous pourrions dire : comment et à quelles conditions un artefact devient-il instrument psychologique ? Cette transformation qui ne concerne toutefois que certains instruments techniques, ne semble pas, par ailleurs, être systématique, et même, un artefact peut se constituer en obstacle ou encore en générateur d’obstacles à la conceptualisation mathématique. C’est pourquoi à partir de l’analyse de schèmes d’utilisation en situation quotidienne, nous avons tenté d’identifier ce que sont ces obstacles. Dans le champ des sciences de l’éducation, les résultats de telles recherches peuvent apporter des éléments de réflexion concernant la construction des situations d’enseignement-apprentissage en soulignant la nécessité d’analyser les outils didactiques et les artefacts proposés ainsi que l’importance de ces derniers comme partie constitutive de l’activité psychique humaine. Nous insistons sur le fait que les questions touchant à la conceptualisation du réel, au transfert ou à la généralisation des apprentissages demeurent au cœur même des implications pédagogiques soulevées dans cet article.

O jogo do bicho : loterie du jeu des animaux au Brésil

6La recherche que nous allons maintenant exposer se déploie en deux grands moments autour de 1985 puis de 2005. Dans le premier moment, la recherche a été réalisée au moyen d’une observation ethnographique longue et minutieuse suivie d’entretiens cliniques piagétiens enregistrés au magnétophone puis retranscrits exhaustivement. Dans le second, vingt ans après, la recherche dans son avancée actuelle s’appuie sur des observations de même type mais de plus courte durée, suivies d’entretiens mais qui cette fois ont pu être vidéographiés. Dans le présent article, nous ne rapportons qu’une analyse partielle des données construites auprès de six sujets que nous pouvons méthodologiquement comparer à ceux étudiés auparavant, mais disposant d’outils informatiques autrefois inexistants. Notre objectif est alors d’étudier l’influence de la médiation instrumentale sur les pratiques mathématiques des sujets en analysant une activité donnée à deux moments historiquement différents.

Les règles complexes et concepts du jeu des animaux

7Nous allons tenter de façon schématique d’exposer les règles de cette loterie : le jeu des animaux, dont le fonctionnement revêt une certaine complexité issue de son histoire, de son statut juridique même, mais aussi de son inscription en tant que pratique sociale influencée par la culture syncrétique brésilienne. Les paris sont réalisés à partir d’un nombre qui peut comporter de 2 à 20 chiffres, le premier chiffre à gauche pouvant être 0. Ainsi un joueur français pourrait être tenté de parier à partir de son numéro INSEE avec 13 chiffres, de sa date de naissance écrite ainsi 03041986 ou d’un numéro de téléphone 00558313425648. Cette série de 2 à 20 chiffres sera mise en jeu par rapport à une liste de 5 nombres de 4 chiffres selon des règles tenant compte à la fois de la valeur investie et de la valeur espérée en gain. Comme tout jeu d’argent, le rapport entre valeur engagée à risque et gain espéré est fonction de la probabilité d’apparition de l’événement sur lequel le pari est réalisé. La connaissance précise des divers événements requiert la mise en œuvre de calculs de dénombrement relevant du champ de la combinatoire. Rappelons que les résultats sont issus d’un tirage officiel au moins deux fois par jour qui déclare les cinq nombres de quatre chiffres (le chiffre des milliers pouvant être 0) nommés respectivement 1er prix, 2e prix, …, 5e prix. Ainsi, en recourant à un langage spécifique du jeu, un joueur peut parier la somme de 5 Reais sur le nombre 0641958 de sept chiffres au premier prix pour une centaine inversée (voir table Fig. 1). Cela signifie que tous les arrangements de trois chiffres issus de la série pariée seront en jeu. Mathématiquement, cela représente deux cent dix possibilités qui seront confrontées aux trois derniers chiffres du nombre de quatre chiffres tiré au sort au premier prix. Si l’un des deux cent dix apparaît, alors le joueur recevra un gain proportionnel à la somme pariée dont on ne rapporte pas ici le mode de calcul. Cette valeur espérée par le joueur était donnée par le vendeur qui, autrefois, la calculait lui-même alors qu’aujourd’hui elle peut être obtenue par l’intermédiaire du logiciel. Le caractère officiel du tirage pourrait surprendre un regard étranger qui s’appuierait sur l’information selon laquelle ce jeu d’argent est officiellement interdit au Brésil depuis 1941 et sa pratique bien que soumise à pénalité, se poursuit de façon visible, et résiste aux attaques périodiques dont elle est l’objet de la part de la police fédérale et de la justice. Des baraques de loterie sont accessibles en de nombreux points fixes ou mobiles dans les rues des villes et même dans les campagnes. La particularité qui justifie le nom de ce jeu, tient dans l’association des nombres avec des animaux réalisée à l’origine sur des billets d’entrée au zoo de Rio de Janeiro à la fin du XIXe siècle. La pratique concrète du jeu est très complexe à décrire. Les joueurs peuvent réaliser leurs paris à partir de combinaisons multiples que les calculs mathématiques permettent de dénombrer, mais les paris sont influencés par des croyances qui sont reliées tout autant à la référence aux nombres qu’aux animaux : interprétation des rêves, plaque d’immatriculation, etc. Pour revenir à l’objet observable du pari, à savoir la série de nombres proposée, il est important de préciser que celle-ci peut être ordonnée ou non. Par analogie, c’est ce qui différencie les paris du tiercé dans l’ordre ou le désordre. Dans le langage du jeu brésilien des animaux, cette prise en compte dans le désordre, c’est-à-dire que l’ordre d’apparition des chiffres n’intervient pas, est appelée « jeu inversé ». Dans ce cas, les joueurs peuvent donc parier d’un seul coup sur tous les cas possibles de la série des chiffres qu’ils indiquent au vendeur. Les paris les plus usités portent sur la série de quatre chiffres, nommée « millier », ou la série de trois chiffres, nommée « centaine », ou alors sur une série de quatre chiffres valant pour les deux cas, nommée « millier avec centaine ».

Fig. 1

Table numérique de « centaines inversées ».

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Fig. 1. — Table numérique de « centaines inversées ».

Table numérique de « centaines inversées ».

8La particularité historique et culturelle apparaît dans l’interprétation des deux derniers chiffres des nombres tirés au sort. En effet ces deux chiffres constituent un nombre qui correspond à l’un des vingt-cinq groupes dits « des animaux ». L’affectation est déterminée par une partition des cent nombres de 00 à 99 en vingt-cinq classes, chacune désignée par un animal. Par exemple : le groupe 1, dit de l’autruche, fait référence à toutes les séries terminées par 01,02,03 et 04. Le groupe 5, dit du chien, correspond à tous les nombres terminés par 17,18,19,20. Une façon de trouver le groupe correspondant à l’animal à partir de la série de chiffres pariée consiste à multiplier le numéro du groupe, par exemple le groupe 5 (chien) par 4 et comparer aux deux derniers chiffres de la série.

9Dans ce cas, on obtient 5 × 4 = 20 qui est le premier nombre de deux chiffres affecté au groupe du chien, puis pour obtenir les trois autres, il suffit d’énumérer les trois prédécesseurs pour obtenir 19,18,17.

10Les vendeurs de loterie doivent enregistrer les paris en donnant un reçu au client. L’exemple ci-contre (Fig. 2) montre un reçu donné à un client à l’époque où le jeu se faisait au papier-crayon. Il s’agit de l’original du joueur car le double était conservé par le vendeur. Aujourd’hui, ce reçu a pris des formes différentes (Fig. 3) en fonction de l’informatisation du jeu dont nous parlons plus loin.

Fig. 2.

Reçu du jeu en 1985.

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Fig. 2. — Reçu du jeu en 1985.

Reçu du jeu en 1985.

O jogo do bicho en 1985

11Dans la recherche d’alors, nous avions étudié (Acioly Schliemann, 1986a et 1986b, Schliemann et Acioly, 1988,1989) la compréhension des concepts mathématiques chez vingt vendeurs (six femmes et quatorze hommes) de loterie ayant entre 0 et 11 ans de scolarisation. L’originalité de cette recherche réside dans le fait que, contrairement à d’autres contextes d’étude, les opérations réalisées impliquent des nombres sans un référent concret. Une analyse externe du jeu suggère que les vendeurs de loterie doivent être capables de résoudre des problèmes impliquant les quatre opérations arithmétiques et avoir aussi des connaissances en combinatoire et en probabilité. La méthode de recueil des données s’est déroulée en deux étapes bien déterminées : la première consistait en des observations ethnographiques des interactions joueur/ vendeur en situation réelle, complétées par des entretiens de type piagétien. Nous avons ainsi conduit entre dix et dix-sept observations par vendeur. Les objectifs principaux étaient l’identification et la compréhension des concepts mathématiques impliqués dans l’activité, celles des schèmes d’actions utilisés lors des résolutions de problèmes ainsi que de répertorier les paris les plus fréquents (modalités, ce sur quoi porte ce pari et valeurs engagées dans le pari). La deuxième étape consistait en une expérimentation plus formalisée. Nous avons posé des problèmes calqués sur les données issues des observations précédentes : problèmes du contexte de travail mais aménagés pour l’expérience. En effet nous y avons introduit des modifications afin d’analyser les forces et limites des compétences développées dans le contexte de travail même. Ainsi nous avons proposé des problèmes familiers dans le travail mais avec des nombres ou des prix inhabituels ; familiers dans le travail mais en inversant un calcul habituel (par exemple division au lieu de multiplication) ; non familiers portant sur des permutations de couleurs ou de lettres, (à la place de chiffres) qui avaient la même structure que les problèmes habituels de la loterie.

Fig. 3.

Reçu du jeu en 2008.

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Fig. 3. — Reçu du jeu en 2008.

Reçu du jeu en 2008.

12Dans cette seconde étape, les sujets ont été confrontés aux situations problèmes au travers d’entretiens cliniques de type piagétien.

13Dans les deux étapes, les données construites ont permis d’identifier, en fonction du type de problème posé, les stratégies utilisées et d’analyser les performances selon le niveau de scolarisation et l’ancienneté dans le travail.

14En ce qui concerne les résultats issus de cette recherche, nous pouvons rappeler que, dans le contexte de travail observé en première étape, les calculs réalisés sont presque toujours corrects. Nous n’avons constaté que deux erreurs de calcul dans les six cent neuf problèmes identifiés dans les situations d’interaction. En revanche, il est difficile de savoir, d’après ces observations, si les vendeurs de loterie ont réellement compris les concepts mathématiques impliqués tels que ceux de permutation ou d’arrangement, car ils procèdent par routine, et utilisent des tables rapportant les nombres requis permettant de résoudre les problèmes. Plutôt que compréhension ou non de ces concepts impliqués, il serait préférable de parler de niveau de conceptualisation. Il est clair qu’ils devaient au moins savoir lire ces tables, tout comme nous avions aussi établi alors que la plupart de ces vendeurs n’auraient pas su résoudre certains problèmes par eux-même. Un type de problème familier rencontré dans 90 % des paris : le joueur indiquait une somme d’argent qu’il voulait parier sur chaque jeu, en précisant bien les conditions avec lesquelles il pariait, de son côté, le vendeur devait alors calculer la valeur totale que le joueur devait lui payer. En ce qui concerne les sommes d’argent proposées par les joueurs, 60,3 % étaient de 5,10 ou 50 cruzeiros, c’est-à-dire des valeurs faciles à manipuler mathématiquement. Nous avons alors constaté qu’avec ces valeurs « rondes », 68 % des problèmes observés étaient « résolus » par mémorisation des solutions issues des expériences vécues.

15Si, dans cette première étape, aucune relation significative n’apparaît concernant les procédures de résolution de problèmes et le niveau de scolarisation, des différences sont identifiables dans les explications données sur les procédures de résolution de problèmes et surtout dans celles recueillies dans la deuxième étape de la recherche. En effet, l’analyse de ces données a confirmé l’influence des apprentissages scolaires sur les performances dans la résolution de ces problèmes, et que cette influence ne se limite pas aux contenus enseignés explicitement. Celle-ci se manifeste aussi par une façon différente, selon les niveaux de scolarisation et les années d’expérience de travail, d’analyser et de comprendre les activités quotidiennes de travail. (Acioly, 1985 ; Acioly et Schliemann, 1986 ; Schliemann et Acioly, 1989.) L’ancienneté dans le travail a conduit aussi à des niveaux plus élevé de stratégies employées.

16Pour compléter notre propos, nous rapportons l’exemple suivant issu des travaux de 1985 : il s’agit d’un problème calqué sur les observations de la pratique quotidienne du jeu, mais qui met en jeu des nombres inhabituels quant à la valeur pariée et à la série des chiffres proposés. Voici l’énoncé du problème :
« Je vous voudrais savoir de quelle somme je dois disposer pour jouer trois centaines inversées à 32 cruzeiros (monnaie brésilienne en 1985) au premier prix avec ces trois séries de sept chiffres : 1245787 ; 4245789 ; 9875435. »

17

Résolution par le sujet : RIV (femme, 11 ans d’école) Sujet : Ça fait 135 centaines, chaque ensemble de chiffres (en lisant la table des dénombrements). À 32 Reais (pause puis elle fait les calculs suivants, en parlant bas pour accompagner les calculs).
Sujet : Ça fait 12 960 ; tu as trois nombres de sept chiffres pour faire des centaines inversées, alors 135 plus 135 fait 270, ça on sait et on rajoute 135. Ça fait 405 et ensuite il faut multiplier par 32 qui est le prix du pari.
Chercheur : Mais tu n’as pas multiplié par 32.
Sujet : Si, parce que 405 fois 10. On rajoute un zéro et ensuite on multiplie par 3, (c’est-à-dire qu’elle décompose 32 en 3 fois 10 plus 2) ça fait 12 150 et ensuite il manque les 2 fois 405 et ça fait 810. Alors ça fait 12 960, comme ça c’est plus facile.

tableau im4
Elle pose l’addition : Puis elle annonce 405 × 32 270 et pose la multiplication : + 135 4 050 405 × 3 12 150 + 810 12 960

18Ce sujet met en œuvre des propriétés mathématiques des opérations arithmétiques qu’elle était incapable d’expliciter dans la situation. D’abord, elle n’avait aucun doute sur le nombre de configurations fourni par la table : 135. Ce dénombrement relève de calcul du domaine des mathématiques avancées. Ensuite elle organise l’algorithme pour réaliser les opérations en fonction de la décomposition des nombres entiers en base 10 et de la commutativité, de l’associativité de l’addition et de la multiplication ainsi que de la distributivité de la multiplication sur l’addition.

19Les algorithmes scolaires donneraient :

tableau im5
135 3 405 × 3 × 135 × 32 405 15 810 9* 12 15* 3** 12 960 405

Tandis que les propriétés mathématiques autorisent les relations suivantes :
135 + 135 + 135 = (135 + 135) + 135 = 270 + 135 = 405 ou 3 × 135 = (2 + 1) × 135 = 2 × 135 + 1 × 135 = 270 + 135 = 405 32 × 405 = ((3 × 10) + 2) × 405 = (3 × 10) × 405 + (2 × 405) = 3 × (10 × 405) + (2 × 405) = 3 × 4 050 + 810 = 12 150 + 810 = 12 960

O jogo do bicho : 20 ans après, en 2005

20Dans la recherche d’aujourd’hui, plus de vingt ans après, nous sommes retournée sur le terrain afin d’analyser les effets de l’introduction d’un outil informatique sur les performances mathématiques des vendeurs de loterie. Au stade actuel, nous complétons le corpus initial de données par une enquête par entretien auprès de sujets comparables à ceux auprès desquels l’étude avait été conduite par le passé, mais dotés à ce jour de nouveaux outils de type informatique. Notons, toutefois, que, dans la nouvelle perspective théorique que nous adoptons ici, nous pouvons considérer les tables numériques (Fig. 2), présentées sur un support en carton, utilisées par les vendeurs des années quatre-vingt comme des outils techniques. D’une certaine manière, il nous semble que celles-ci amplifiaient la capacité des vendeurs à résoudre les problèmes concrètement, et même, chez certains sujets, constituaient un étayage pour atteindre un niveau de conceptualisation supérieur, jouant ainsi un rôle d’instrument psychologique.

21Actuellement, les problèmes rencontrés par les vendeurs, résolus mentalement et, éventuellement, avec l’aide du papier-crayon et des tables numériques, sont désormais abordés presque exclusivement en référence à l’assistance d’un logiciel informatique dédié à ce type de loterie (Fig. 4).

figure im6
Fig. 4. – Terminal informatique du jeu des animaux.

22Nous observons ainsi, sans toutefois pouvoir l’analyser plus finement ici, une réelle modification d’une activité traditionnelle et de certaines compétences associées.

23Comme nous l’avons déjà expliqué auparavant, au moment du pari, le vendeur remet un reçu au joueur. Aujourd’hui il s’agit d’un ticket électronique (Fig. 4) où sont lisibles le nom du patron du jeu, le numéro d’identification du vendeur, la date, l’heure et le type du pari engagé. Par ailleurs, les informations enregistrées liées aux paris sont transférées à un ordinateur central situé à la Centrale de Processamento de Dados (CPD) où elles sont traitées globalement. L’ensemble des combinaisons gagnantes est alors automatiquement identifié et communiqué au vendeur qui a la charge de remettre le gain aux joueurs chanceux qui ont parié auprès de lui. Le dispositif du jeu des animaux a complètement intégré les outils des technologies actuelles de l’information et de la communication. Sa gestion est en totalité informatisée.

24Une question importante nous est apparue : comment et à quelles conditions la sophistication et la complexification des outils techniques s’accompagnent-elles d’une élévation du niveau de conceptualisation ? À ce stade de notre analyse, il semble que l’introduction de cet outil technique informatique, pensée uniquement en terme de gestion économique modernisée, rend les vendeurs plus efficaces mais pas plus compétents que leurs aînés. Nous pouvons même dire que cet outil paraît ériger un obstacle au développement conceptuel dans la mesure où il place le vendeur dans une situation où il n’y a plus aucune nécessité d’affronter la résolution des problèmes posés par les joueurs en dehors de toute référence aux résultats fournis par le logiciel. Dit autrement, nous constatons que ce qui était, par nécessité du travail, la source d’activités mathématiques hors de l’école, s’est transformé en une activité d’usage d’un clavier d’ordinateur sans toutefois pousser les sujets à la compréhension de l’informatique. L’économie cognitive que fournit l’outil technique informatique s’accompagne d’un effet secondaire : il n’y a plus lieu de se poser des problèmes concernant les paris puisque la machine les résout sans les formuler.

25Le fragment ci-dessous illustre notre propos. Il s’agit de la transcription en langue française d’un entretien vidéographié en langue portugaise, d’une jeune femme qui a étudié jusqu’en classe terminale, c’est-à-dire onze années d’école au Brésil. Elle travaille dans ce point de vente du jeu des animaux depuis dix-neuf mois. Son recrutement en tant que vendeuse a été fait sur la base des compétences arithmétiques, d’un test psychotechnique et sur des connaissances relatives à ce jeu des animaux.

26

1. N. (chercheure) – Si je te donne ce nombre 2530, cela correspond à quel groupe ?
2. V. (vendeuse). – Tu peux aussi jouer dans le groupe.
3. N. – D’accord mais 30 : c’est quoi comme animal ?
4. V. – 30, c’est le chameau (elle répond de mémoire).
5. N. – Comment tu sais ?
6. V. – (Rires) Ah, par le jeu, par le nombre, on sait.
7. N. – Et le groupe de chameau c’est quoi ?
8. V. – C’est 08, alors c’est de 29 à 32.
9. N. – Et pourquoi 08 va de 29 à 32, comment fais-tu ces calculs ?
10. V. – Parce que quand on rentre dans le jeu des animaux on doit tout savoir, on doit apprendre. 11. N. – Donc 29,30,31 et 32 ??
12. V. – C’est ça les numéros du chameau.
13. N. – Mais tu as dit que le groupe est 08.
14. V. – Oui.
15. N. – Mais, qu’est ce que tu fais, c’est une multiplication ?
16. V : Non.
17. N : Tu ne multiplies pas par 4 ?
18. V. – Non.
19. N. – Et si on faisait comme ça ? 8 fois quatre ça fait combien ?
20. V. – 8 × 4, rires, je ne sais pas.
21. N. – Tu as oublié ?
22. V. – (Rires.)
23. N. – Ce n’est pas 32 ?
24. V. – Oui, ça doit être ça ! (Sans grande conviction.)
25. N. – J’ai vu aussi que tu as ce petit tableau qui indique les animaux, n’est-ce pas ?
28. V. – Oui.
29. N. – D’accord, et une centaine inversée, avec trois chiffres, c’est quoi ?
30. V. – Il faut que tu dises la valeur. Combien tu veux jouer ? tu peux dire, par exemple, à 10 centimes ça fait 3 Reais du premier au cinquième prix. (Elle énonce cela sans hésiter.)
31. N. – Pourquoi ?
32. V. – À 5, ça fait 1,50 (1 Real et 50 centimes).
33. N. – Pourquoi ? parce que tu connais par cœur ?
34. V. – Oui, parce qu’on utilise la machine.
35. N . – Et si je te demande à 4.
36. V. – À 4 ?
37. N. – Oui.
38. V. – Alors c’est moins parce que… il faut savoir aussi s’il y a les mêmes chiffres. (Elle commence à esquiver le problème posé.)
39. N. – Alors si je veux parier sur le nombre 123 à 4 centimes, (elle baisse la tête en essayant de penser et reprend la machine) 123 à 4 alors ça fait 1 real et 20 centimes.

27Nous observons dans ce fragment d’entretien l’appel aux notions de moitié et de double et l’usage de valeurs de référence, 10 et 5 comme dans le passé. Il faut remarquer qu’en plus d’une insertion plus large dans un système de base 10, le jeu lui-même introduit cette nuance, car il y a toujours cinq prix et la possibilité de l’usage du jeu « millier avec centaine » induit une multiplication par 10. Dans un sens plus large, nous pouvons rappeler (Ascher, 1998 cité par Dasen, Gajardo et Ngeng, 2005) que le comptage sur les mains (et les pieds) explique sans doute que la plupart des systèmes de numération dans le monde ont une base 10, souvent en combinaison avec 5 et 20.

28Cependant, nous observons maintenant des types de réponses jamais observés par le passé, même chez des sujets analphabètes. Le recours à la mémoire a toujours été un schème observé chez les vendeurs de loterie. Quand, incités à expliquer le fonctionnement du jeu, ils explicitaient leur stratégie et faisaient les calculs simples comme la multiplication par 4, des additions répétées à partir de la connaissance de la valeur de l’unité, etc. Nous avions observé une variété de schèmes mis en œuvre dès que la mémorisation ne pouvait plus être utilisée de façon directe. Ici, nous observons combien une soumission à la machine semble immobiliser la vendeuse même dans des situations de calcul simple comme 8 × 4. (interactions 3 à 24). Cette opération est rendue nécessaire pour identifier les quatre nombres de deux chiffres associés à l’animal du groupe 8. Il y a vingt ans, une manière habituelle d’expliquer la façon d’identifier l’animal à partir de son numéro de groupe était de réaliser une multiplication par 4. Par ailleurs, invitée à travailler avec des quantités non usuelles comme un pari à 4 centimes, la vendeuse n’esquisse aucune tentative de résolution du problème, à part peut-être celle d’estimation en disant qu’il s’agit d’une valeur inférieure au pari à 5 centimes (interactions 35 à 39). Il y a vingt ans, cette activité mobilisait des schèmes variés et des concepts en acte du domaine des mathématiques. Aujourd’hui elle conduit automatiquement au recours à la machine. Nous observons dans les images de la vidéographie, une déstabilisation qui semble être compensée par la manipulation concrète de l’artefact. Il nous semble qu’il ne s’agisse pas d’un défaut de formation scolaire conduisant à une méconnaissance des tables de multiplication mais plutôt que le recours à la machine rend obsolète aux yeux de cette vendeuse l’usage même du calcul mental.

29Dans l’état actuel de cette recherche nous avons interviewé cinq autres vendeuses de loterie dont deux utilisent l’ordinateur et trois restent dans la procédure traditionnelle du jeu. Le problème présenté vingt ans avant et discuté ci-dessus (centaine inversée à 7 chiffres) a été résolu seulement par une vendeuse de loterie CMS, de 21 ans et possédant onze ans de scolarisation Celle-ci a utilisé l’ordinateur et a donné la bonne réponse sans pouvoir cependant expliciter la procédure de résolution. Les quatre autres ont refusé avec les arguments suivants :

30

FFS (25 ans, 6 ans d’école, travail avec le logiciel). – Celui-ci je ne sais pas, on ne fait presque jamais.
MPS (25 ans, 10 ans d’école, travail de façon traditionnelle). – Ah, j’aurais aimé avoir un client qui parie à ce prix, mais je ne sais pas faire, il faut regarder les tables et multiplier, mais les clients aident dans ce cas).
MFS (26 ans, 8 ans d’école, travail de façon traditionnelle). – Ça c’est trop compliqué, je ne sais même plus où j’ai mis ma table de jeux inversés, mais un client qui veut jouer ça, il sait tout et il nous le dit.
MCS (22 ans, 8 ans d’école, travaille de façon traditionnelle). – Je travaille seulement avec trois chiffres pour les centaines inversées. Pour faire ce jeu il faut savoir lire la table et on n’a pas toujours avec nous.

31Certes, en 1985, nous ne pouvions affirmer si les vendeurs de loterie avaient réellement compris ou non les concepts mathématiques impliqués tels que ceux de permutation ou d’arrangement, car ils procédaient par routine et utilisaient des tables rapportant les nombres requis permettant de résoudre les problèmes, mais il est clair qu’ils savaient lire ces tables qu’ils avaient instrumentalisées et transformées en instrument psychologique. Parmi les vendeuses de loterie interrogées actuellement, nous avons pu remarquer qu’elles ne manifestaient plus cette capacité de lecture du fait de l’utilisation systématique de l’ordinateur qui rend caduque cette activité. Qui plus est, l’analyse de l’argumentation montre qu’elles justifient cette ignorance en renvoyant la résolution du problème posé dans le camp du joueur lui-même.

Conclusion

32Il ressort que les outils informatiques ne sont pas d’emblée des instruments psychologiques au sens de Vygotski. Ils ne le deviennent qu’à condition que des activités pertinentes et des schèmes associés rendent possible leur appropriation en tant que telle, chez les sujets. La simple maîtrise d’un instrument technique ne conduit pas d’emblée les sujets vers l’appropriation de l’instrument psychologique. Nous pensons que les données de ces recherches éclairent les questions soulevées par le passage de l’instrument technique à l’instrument psychologique et par sa contribution au développement conceptuel selon la nature et la spécificité des instruments techniques ou symboliques. Il semble que l’introduction de l’instrument informatique répondant à l’adaptation du travail aux règles économiques actuelles, érige un obstacle à la conceptualisation mathématique présente dans l’usage des tables et du papier crayon pendant les années quatre-vingt. Nous rejoignons l’analyse que fait Rabardel (1997, p. 39-40) à propos de l’instrument comme entité mixte formée de deux composantes : d’une part, un artefact matériel ou symbolique, produit par le sujet ou par d’autres ; d’autre part, par des schèmes d’utilisation associés, résultant d’une construction propre du sujet, autonome ou d’une appropriation de schèmes sociaux d’utilisation déjà formés extérieurement à lui.

33Cette idée renvoie aussi à un changement culturel de l’activité traditionnelle du jeu des animaux. Nous ne pouvons pas retracer ici tous ces changements historiques mais nous illustrerons par un aspect qui résulte de ce changement. Si vingt ans avant, le profil dominant des vendeurs de loterie était celui d’un salarié, homme ou femme, avec peu d’années de scolarisation, voire analphabète, réputé par sa compétence professionnelle et sa probité. Aujourd’hui le profil dominant est celui d’une jeune femme choisie par des caractéristiques esthétiques, rémunérée seulement à la commission sur les ventes, donc sans salaire fixe, et qualifiée socialement par le mot « boyzinha » qui désigne une jeune fille mignonne et coquette dans la société brésilienne, ayant suivi une scolarité au moins de niveau collège. Ce changement de profil des vendeurs traduit celui du métier même : l’activité des vendeurs est maintenant orientée vers la promotion de la vente de billets de loterie sans requérir de compétences mathématiques particulières.

34Ainsi les contraintes imposées par ce contexte de travail semblent agir conformément à la perspective vygotskienne. L’appropriation des objets culturels ne peut se faire indépendamment des relations interindividuelles et de la culture qui imprègne ces relations ; la signification conceptuelle de ces objets ne peut être séparée de leur signification culturelle Enfin le concept de médiation sociale, qui traverse toute l’œuvre de Vygotski, peut nous aider à comprendre la nature de ces processus car les connaissances humaines sont sociales et transmises dans des structures sociologiquement repérables, dans notre cas, une situation de travail transformée historiquement.

35L’analyse des compétences mathématiques requiert, bien entendu, une analyse des opérations de pensée nécessaires au traitement d’une situation donnée. Toutefois, lorsqu’elles sont acquises dans une culture, comme celle étudiée dans cette recherche, on doit tenir compte des compétences sociales qui sont développées par ailleurs et qui sont parfois en conflit avec elles, et avec lesquelles il leur faut composer. Il nous semble pertinent de se poser la question du type de compétence assurant la meilleure adaptation à l’environnement social. Il nous semble ainsi, comme souligne Rabardel (1997) qu’il est illusoire de chercher à dissocier la cognition humaine et sa dynamique du contexte technologique et plus généralement artefactuel qui en définit pour une large part les conditions et l’instrumente selon des modalités spécifiques aux différentes époques et cultures.

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