Notes
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Professeur émérite, université de Paris 10, Nanterre.
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CURSEP, université de Picardie Jules-Verne.IUFM de l’académie d’Amiens.
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« L’élève élabore son projet d’orientation scolaire et professionnel avec l’aide de l’établissement et de la communauté scolaire qui en facilitent la réalisation » (Loi d’Orientation, 1989, Art. 8).
1Caractéristique de la population des collèges et des lycées, l’adolescence est le temps de l’élaboration d’une réponse personnelle puisée dans l’histoire du sujet à la question du devenir de chacun livré au cheminement qui le conduira vers l’état adulte, autonome, et à l’assomption de ses deux fonctions principales : celles de producteur et de reproducteur. Cette mobilisation qui concerne l’individu en transformations est réalisée dans le cadre de la seconde étape du processus de séparation/individuation (P. Blos, 1967 et M. Mahler, 1982). Cette réac tivation de l’histoire du sujet (P. Male, 1980), sous forme d’une réponse indispensable aux changements adolescents, est cependant à l’œuvre bien avant l’adolescence. Elle l’est dès le début de la vie dans un mouvement d’anticipation. « L’anticipation est incluse dans le mouvement – même de la vie, elle évolue, se transforme et se renouvelle sans jamais marquer une pause, sans jamais se désolidariser des autres fonctions de la vie. L’anticipation appartient de plein droit au domaine du vivant » (J. Sutter, 1989, p. 19).
2Si elle évolue, si elle se transforme, si elle se renouvelle, on peut la saisir à travers un indicateur : le projet de vie dans ses modalités de construction.
3Objet de travaux relativement récents, de nature anthropologique (J. Boutinet, 1992), clinique (Y. Castellan, 1990; E-H Riard, 1993,1995), souvent étudié dans une perspective comparative (H. Rodriguez-Tomé, 1987), voire interculturelle (A.Dachmi, Riard E-H, 2004), l’élaboration de ce projet de vie a surtout fait l’objet de travaux concernant les intentions d’avenir professionnelles et tout particulièrement la place qu’y occupe l’école (J. Guichard; M. Huteau, 1997; P. Douillet, 1999; Meirieu 1991; H. Rodriguez-Tomé 1997; J. Guichard 1993). L’itinéraire scolaire ponctue en effet l’existence du jeune et le projet constitue une préoccupation persistante du système éducatif, de façon particulièrement sensible inscrite dans la loi d’Orientation de 1989 [1]. Il y est précisé que l’élève doit devenir l’auteur de sa propre formation avec l’aide des enseignants et de sa famille, et trouver par-là la signification propre de sa vie. Ce qui se fait tout au long de la scolarité avec des contraintes plus ou moins fortes exercées par le scolaire, selon le moment du cycle secondaire.
4C’est cet itinéraire que l’on a voulu analyser en suivant son évolution classe par classe, depuis l’entrée au collège jusqu’à la classe de première des lycées, période particulièrement riche du fait de la rencontre des transformations individuelles et des contraintes d’engagements exercées sur les élèves.
5Le projet est ici défini comme « un acte d’engagement dans le futur fondé sur une totalité dynamique, mettant en présence et en interdépendance l’affectif, le relationnel avec le professionnel; le manifeste avec le latent; le passé avec le futur et le présent » (E-H. Riard 1995). Il est donc posé comme incluant toutes les dimensions psychiques concernées par les transformations (permanentes) adolescentes, notamment les éléments psychiques qui jouent tout au long de la vie (instances idéales, identificatoires et narcissiques). À ce titre il sollicite donc les temporalités qui habitent tout individu (J. Nuttin, 1977; H. Bianchi, 1987; Kaes, 1988; Fraisse, 1977).
6S’inscrivant dans une approche développementale désormais non plus appréhendée en terme de « stades » mais d’alternance de mouvements psychiques (p.e.
« régrédients » et « progrédients », C. Chabert, 1983) fondés sur la dimension de
la distance relationnelle que le sujet entretient avec les objets, une telle élaboration
est réalisée sur une double caractéristique :
1. Si le projet s’insère dans la problématique générale de l’anticipation, il entre
dans une structure oscillante et complexe où se succèdent et/ou, se combinent
l’élan et le frein. J.-P. Caillot et G. Decherf (1983) ont établi sa présence dès le
début de la vie à travers l’« oscillation narcissique paradoxale ». J. Sutter (idem,
p.20) retrouvant la même structure à l’adolescence l’établit cependant à un autre
niveau : « d’innombrables et puissantes rétroactions sont (alors) à l’ouvrage entre
les anticipations lancées vers l’avenir et les moyens qui peuvent les satisfaire ».
Enfin, l’existence de ce mouvement présent sous une forme d’oscillation dite « polarisée », constituée de deux pôles organisés, l’un autour de la « complémentaritédifférence » (des relations objectales), et l’autre, autour de leur « proximitésimilitude » a été également mise en évidence (E-H Riard, 1998), le passage de l’un à
l’autre s’effectuant sous l’impulsion de l’angoisse (relative au « trop proche » ou
au « trop lointain »).
7Sous une forme ou une autre, se trouve donc posée la question du rythme du mouvement psychique qui mène le projet depuis la classe de sixième (et sans doute bien avant), à celle de la première (et au-delà), et de ses arabesques dont on peut tenter de dégager des constantes.
8Ce sera là notre première hypothèse.
9Les rétroactions peuvent se situer dans les réponses du sujet à l’impulsion de la marche en avant, c’est-à-dire la réaction devant les obstacles. Opérationnellement, on a posé la question de l’existence ou non d’un projet motivant, autre qu’un rêve d’enfant, confronté à des caractéristiques majeures de la réaction devant les obstacles, la décision, la ténacité, enfin la qualité de l’agressivité nécessaire, depuis la « bagarre », fruste, en passant par la « rivalité », mieux intégrée socialement, jusqu’à la prise en charge de « difficultés » relevant d’une position de résolution de problème, suivant en cela le processus d’adolescence dans son cheminement vers l’état adulte qui constitue le point de repère de la qualité du travail psychique fourni par les jeunes au moment de leur réponse. En quoi celle-ci permet-elle de repérer le travail de prise de distance d’avec le monde de l’enfance ?
10On peut concevoir cette double question comme donnant lieu à deux échelles : échelle de l’existence d’un projet; échelle de réaction devant les obstacles.
11Complexe comme se présente l’anticipation, prétendant concilier les contraires, l’élan et le frein, la démarche est-elle in fine linéaire ou véritablement oscillante ? Projet et réaction marchent-ils du même pas vers l’état adulte ? Au cours de sa scolarité, le jeune établit-il les moyens de ses fins au service d’un projet ferme et bien dessiné ? Parvient-il à les coupler ? C’est la question du parallélisme entre les deux échelles dont rendent compte les résultats sous forme d’histogrammes. Par classe scolaire et par sexe ils font émerger une « homogénéité positive », aisément déductible lorsque projet et réalisation vont dans le sens d’une marche « en avant » vers l’état adulte, par exemple lorsque les projets sont présents et conformes au moins dans leur esprit à ce qui est exigé de l’état adulte, et que les obstacles (toujours présents dans tout projet) sont affrontés avec une maturité suffisante, de l’ordre de celle exigée de l’adulte, qui consiste, dans ses grandes lignes, à les dépasser sur un mode autre que celui de la bagarre ou du refus. Face à elle, une « homogénéité négative », du fait de sa faiblesse sur ces deux plans, qui fait davantage penser à une approche de type infantile marquant la dépendance, caractéristique de cette période ou relevant d’une dimension magique. Enfin, une « dysharmonie » entre les deux échelles, et il faut savoir que dans cette catégorie le projet s’est toujours montré d’une qualité supérieure à celle des moyens, même quand il était du versant plutôt faible, indécis ou enfantin.
122. Par ailleurs, tout comme Œdipe entreprit son voyage en quête d’une signification de son existence, le jeune porteur de l’élan d’anticipation met en jeu ses fonctions cognitives et imaginaires génératrices de sens. Il voit, déchiffre, interprète et finalement intègre ou filtre à la mesure de son désir maintes données du monde adulte qu’il va plus ou moins avoir à faire siennes (Y. Castellan, 1989). Quelle part fait-il à ce que le monde adulte lui donne à connaître : au travail, au plaisir, à la profession, à la famille passée qu’il faut quitter, à la famille future qu’il faudra créer, à l’amitié, à l’amour… ? Comment l’organise-t-il ? Comment cette image dynamique intervient-elle dans l’oscillation précédente pour fonder l’unité, anticipatoire – ou non -? Comment le contenu s’intègre-t-il dans la structure ? Ce sera là notre seconde question.
13D’une approche de psychologie sociale clinique, l’objet de cet article est avant tout de permettre une meilleure compréhension des mouvements psychiques inhérents à la construction du projet des jeunes à un moment clef de leur développement, en le rapportant au processus d’adolescence considéré dans ses arcanes. C’est pourquoi outre l’âge, n’est retenue que la variable sexe, variable fondamentalement différenciatrice des jeunes dans les mécanismes de construction du projet. Ont été écartées les variables d’environnement, à l’heure actuelle extrêmement contingentes. Par exemple, la prise en compte de traumatismes fréquents dus à la séparation des parents, à la perte du travail d’un des parents… ce qui affaiblit la suprématie de l’origine socio-économique. L’autre objectif de cette recherche, lié au précédent, est de mieux appréhender les difficultés rencontrées par une grande partie des enseignants et des professionnels des collèges et lycées, tous personnels directement concernés par le projet personnel de l’élève.
14Il ne s’agit pas d’une étude longitudinale au sens habituel puisqu’elle ne suit pas l’échantillon dans le temps. C’est, intentionnellement, une recherche à un moment du temps, dans le regard que peut porter l’enseignant de chaque classe sur sa classe et qui pose une question implicite : « mon auditoire est-il engagé dans son propre processus d’évolution ? Dans quelle mesure et comment ? Ma parole peut-elle l’atteindre et stimuler un projet qui le conduise à des fins adultes ?» De classe en classe se pose la question.
15Une note méthodologique (en annexe) précise la démarche retenue.
Les résultats : L’élan et le frein
En classe de sixième (12 ans)
16Garçons et filles affrontent unanimement un projet qui semble assuré. Ils y englobent le fait de « penser à l’avenir », qui pourrait s’exprimer sous la forme de « se penser dans l’avenir », en totalité. Quelques-uns de ces jeunes, résolus, introduisent une nouvelle nuance en niant avoir beaucoup de projets. En effet, pourquoi en avoir beaucoup alors qu’un seul importe ? La majorité, elle, pense à une sorte de constellation accompagnant le projet central.
17Important critère : se considèrent-ils tous comme informés du chemin à suivre ? Ici, l’assurance des uns comme des autres fléchit, chez les filles surtout : globalement, ils se disent « plutôt » informés.
18Sur cette route, les réactions sont encore assez loin d’une maturité, avec une nette différenciation entre les garçons et les filles. Pour plus de la moitié des garçons la « bagarre » est la réponse alors qu’elle est plutôt réfutée chez les filles en termes de « plutôt pas d’accord », donc assez mollement. Les filles montrent une affirmation plus nette dans la décision. Leur ténacité devant l’obstacle est plus grande et de meilleure qualité vers une réaction adulte, puisque, au-delà de la « bagarre », elles privilégient à parts égales les « luttes de rivalité » tout comme l’abord des « difficultés » qui n’impliqueraient pas forcément un adversaire, mais un effort de compréhension.
Rapport de maturité en classe de 6e
Rapport de maturité en classe de 6e
19À ce moment du développement, il s’agit moins d’un projet de vie que d’une aventure de vie dans lequel ces adolescents se voient en rôle encore flou. Ils n’ont pas encore affermi les traits de caractère qui leur donneraient les moyens de fins vraiment objectives. Sous ce rapport, les filles semblent avoir une légère avance sur les garçons. S’il existe un projet – sur la nature duquel on tentera plus loin une approche plus fine –, les moyens, eux, ne sont pas en harmonie. Les deux échelles ne sont pas du tout parallèles.
En classe de cinquième (13 ans)
20La configuration de cette classe est très différente de la précédente et est très différenciée entre les garçons et les filles.
21Les garçons ne se présentent pas de façon très différente de la classe précédente, si ce n’est qu’ils gagnent quelque peu sur les deux tableaux, c’est-à-dire en homogénéité positive, mais aussi en homogénéité négative, sur le versant « enfantin ».
22Les filles, elles, présentent un effondrement très net et très inégal : la moitié du contingent féminin est en position d’abandon ou de refus du projet, l’autre moitié maintenant un projet de façon un peu moins certaine qu’en classe de 6e. C’est justement la moitié en état d’abandon de projet qui a contraint à distinguer du « projet fortement affirmé » le fait de « penser à l’avenir », d’une représentation beaucoup moins nette : car cette représentation existe justement dans cet échantillon qu’on peut qualifier de « négatif ». Elle est fortement imprégnée d’une affectivité inquiète. Ceci la différencie du fait de « penser à l’avenir » incluse dans un projet net.
Rapport de maturité en classe de 5e
Rapport de maturité en classe de 5e
23Les moyens de réagir de ces jeunes filles perdent du même coup à la fois la fermeté dans la décision et la ténacité devant l’obstacle : c’est en « plutôt » que l’on se décide, ou en « plutôt » que l’on accepte la lutte ou l’affrontement aux difficultés. La « bagarre » n’est guère de mise et on voit poindre une préférence pour une réflexion par rapport à l’action.
24Serait-ce le début d’une discrète maturation ? Le gain en terme de maturation n’est pas très visible dans la mesure où l’histogramme du parallélisme des échelles s’enrichit surtout de positions encore enfantines. Dépression ou régression ? N’est-ce pas un témoignage du mouvement du balancier que l’on posait au départ. ?
En classe de quatrième (14 ans)
25C’est un moment de différenciation renouvelée : en différence entre les garçons et les filles, et en différence entre les garçons entre eux.
26Au niveau du projet, les garçons sont dans le clivage qui était celui des filles dans la classe précédente. Une bonne moitié de l’échantillon masculin dit encore « savoir ce qu’il veut faire plus tard », mais une moitié juste un peu plus faible est dans l’incohérence : les uns révoquent un projet en évoquant l’avenir, les autres évoquent un projet mais révoquent une vue d’avenir. Presque tous assurent avoir des informations sur la voie à suivre éventuellement, mais en information vague : ils sont « plutôt » informés.
27Du point de vue réactionnel devant les obstacles, le flou est de règle, ce qui peut aller avec celui de l’objectif à atteindre. D’un côté, une courte majorité semble s’inscrire dans une trajectoire du versant adulte, préférant « réfléchirplutôt qu’agir », et un tiers parle d’affronter les difficultés sans même s’arrêter à des rivalités de personnes. Mais dans un sens plus infantile, une moitié accepte « plutôt » la bagarre, et se trouve hésitante devant une décision à prendre. Régression, progression, c’est dans ce balancement que se situe précisément l’adolescence.
Rapport de maturité en classe de 4e
Rapport de maturité en classe de 4e
28Les filles, elles, semblent avoir repris leur marche évolutive. Elles affirment en quasi-totalité avoir la représentation d’un projet, et s’avancent vers « plus tard », vers l’avenir, en l’intégrant à ce projet. À peu près toutes affirment avoir « beaucoup de projets », en foisonnement dynamique, et elles pensent être informées sur le chemin à suivre.
29Par contre, leurs réactions devant les obstacles sont moins assurées. Leur faculté de décision est moins certaine que précédemment, tout comme le primat de réflexion sur l’action. Elles sont moins sûres d’elles-mêmes.
30Les échelles ne sont pas parallèles, mais elles sont peu discordantes. Deux groupes se partagent l’effectif des filles : les « progrédientes » et les « régrédientes ». C’est dans cette classe scolaire que la dysharmonie est la plus réduite.
31Entre les filles et les garçons, les échelles ne marchent pas du même pas, mais un intéressant parallélisme se révèle dans les histogrammes : entre les garçons de la classe de 4e et les filles de la classe de 5e. Dans les deux cas, un projet, positif, assorti de sa réaction positive elle – aussi disparaît, au bénéfice, si l’on peut dire, du versant négatif et enfantin.
En classe de troisième (15 ans)
32C’est une classe de grande effervescence qui présente, chez les garçons comme chez les filles, très peu d’unité.
33Les garçons se scindent en trois effectifs. Une moitié atteste, certes, de la représentation d’un projet, mais un peu moins semblent un peu perdus, incohérents à l’intérieur de cette échelle, et quelques-uns affirment même l’absence d’un projet défini. Paradoxalement, tous disent avoir « beaucoup de projets ». Il y a donc une sorte de bouillonnement général. Il n’est pas étonnant que l’information soit floue, des résolus aux moins résolus.
Rapport de maturité en classe de 3e
Rapport de maturité en classe de 3e
34Les réactions devant les obstacles se différencient finement. C’est cette classe qui a permis de distinguer le plus nettement, devant les obstacles, la « rivalité » (encore personnalisée) des « difficultés », dont on cherche la solution objective. La « bagarre » est désaffectée. Une bonne moitié abandonne la lutte rivale et considère l’obstacle avec le regard de la résolution de problème, en « difficultés », et une petite moitié, composée des sujets les plus fermes dans le projet, se prépare à la fois à la « rivalité » et aux « difficultés ». En même temps disparaît l’hésitation devant la décision, mais sans impulsivité puisque la réflexion l’emporte « plutôt » sur l’action.
35Les filles parlent toutes de projet et même de « beaucoup de projets », laissant en chemin très peu de condisciples incertaines. Elles forment non pas trois groupes comme les garçons, mais deux seulement, encore une fois les « progrédientes » et les « régrédientes ». Mais de façon globale elles se décident moins résolument que les garçons et la réflexion l’emporte nettement sur l’action. Elles semblent continuer sur la lancée de la classe précédente, avec un progrès – faible – en matière de maturité globale.
En classe de seconde (16 ans)
36On peut suivre des changements majeurs de modes de vie car au lycée le jeune connaît moins de surveillance et plus d’autonomie. Mais aussi, surtout peut-être, un changement de perspective, avec des épreuves à subir et des décisions à prendre concernant, avec plus ou moins de contrainte, le projet professionnel.
37Pour ce qui concerne le projet, les garçons se scindent en deux groupes, très inégaux. Les trois-quarts d’entre eux ont un projet, parfois beaucoup de projets. À l’intérieur de ce groupe, un petit contingent n’investit pas forcément l’avenir. Le dernier quart a un projet faible et inexistant, et dans ce cas l’investissement de l’avenir est très faible. Il y a comme un recul devant la vie adulte qui s’ouvre.
Rapport de maturité en classe de seconde
Rapport de maturité en classe de seconde
38Mais en ce qui concerne les réactions devant les obstacles, c’est à trois groupes que l’on a affaire. La nature de la réaction n’est pas liée à la nature du projet, ni même à sa présence. On voit un projet assorti de perspective sur l’avenir, mais pas de réaction adaptée devant les obstacles. On ne voit jamais l’inverse : une réaction adaptée devant les obstacles, assortie d’une absence ou de la faiblesse du projet. Ce qui, en dépit d’un imaginaire non enfantin du projet, place tout de même la majorité des garçons en « dysharmonie » car la « décision » s’effondre.
39Les filles, elles aussi, ont quasi unanimement un projet, elles « savent ce qu’elles veulent faire » et s’engagent pour l’avenir. Mais le projet est ancré dans leur capacité de réaction. Et là, la capacité de réactions devant les obstacles s’effondre littéralement. Une majorité – faible -, donne des valeurs inférieures à la moyenne, voire très largement inférieures en ce qui concerne la capacité de décision. La ténacité est affirmée, mais la possibilité de décision est particulièrement faible. D’où trois groupes : – quelques-unes témoignent d’une homogénéité positive dans le sens adulte, – un petit tiers d’entre elles tentent de croiser leurs intentions dans le doute et, – presque les deux tiers se réfugient dans un univers non adulte, à la mesure de la timidité de leur réaction.
En classe de première (17 ans)
40Filles et garçons, devant les épreuves toutes proches, présentent des réactions différentes.
41Comparativement à la classe précédente, les garçons connaissent un fléchissement sensible dans le domaine du projet. Pour un tiers d’entre eux, « régrédients », il est faible ou inexistant, alors que l’invocation à l’avenir, en général, est maintenue.
Rapport de maturité en classe de première
Rapport de maturité en classe de première
42Les réactions devant les obstacles vont nettement dans un sens de maîtrise – réfléchie – de la situation, mais ce n’est pas unanime. Si donc le projet et les moyens d’y faire face enrichissent une homogénéité positive, on trouve, pour un contingent accru, une dysharmonie accrue.
43Les filles représentent une stabilité de leur projet par rapport à la classe précédente, mais le trait persistant dans leur cas est l’hésitation, le doute dans le domaine de la décision. Ce qui, à égalité, constitue les deux groupes « dysharmonique » et « régrédient ». Le groupe « progrédient » s’enrichit tout de même quelque peu par rapport à la classe précédente, et le groupe franchement « régrédient » diminue. Au total, au terme de cette première partie de la recherche :
-
de toute évidence, le parallélisme des échelles, traduit dans la recherche par
le concept d’« homogénéité » n’est pas visible tout au long des années de collège,
puis de lycée, pour les garçons comme pour les filles. Le projet préexiste, en
quelque sorte. Il est d’abord totalement enfantin, puis se dégage, lentement, avec
des retours en arrière, comme si une perspective d’avenir était inséparable de la vie
elle-même, en tout cas de la vie psychique, même dans les cas de dysharmonie. Il
emporte toujours une note supérieure à celle des réactions devant les obstacles. Son
trajet n’est pas linéaire : tantôt progrédient, tantôt régrédient, il semble ne pas être
indépendant des épreuves qu’il aura à subir.
On peut faire l’hypothèse qu’il se défait, plusieurs fois, pour se reconstituer autrement, et il faut y revenir. - La réaction devant les obstacles est très composite, et sa maturation est variée. La ténacité semble acquise assez tôt. Le dépouillement de l’agressivité abrupte, en trois étapes : la « bagarre », la « rivalité », compétitive, – enfin l’appréhension non obligatoirement personnalisée des « difficultés » considérées comme un problème à résoudre, semble intervenir dans cet ordre. Enfin, la « capacité à prendre une décision », d’abord impulsive, puis réfléchie, ne semble pas d’acquisition facile.
- Il existe une grande disparité entre les filles et les garçons. Pour prendre en
exemple le cas du projet, les filles entrent plus tôt en crise, mais en sortent également plus tôt, et tout autrement que les garçons, qui semblent utiliser plusieurs
années.
Les réactions devant les obstacles distinguent aussi fortement les sexes. La prudence, le doute, l’hésitation sont surtout l’apanage des filles (dans les classes proches des examens) sans toucher à leur projet, ce qui est contraire chez les garçons. La prudence est chez les filles plus dans les voies et les moyens que dans les fins, tandis que chez les garçons, plus fermes, sans doute plus agressifs, ce sont plutôt les fins qui sont touchées, au moins pour certains d’entre eux. - Enfin, du point de vue de l’enseignant, qui a inspiré cette recherche, on ne peut pas parler, ni pour l’un ni pour l’autre sexe, d’une marche vers la maturité : chaque classe comprend au moins deux groupes importants, le groupe « régrédient » et le groupe « progrédient » auxquels s’ajoute dans toutes les classes un groupe « dysharmonique »
L’imaginaire
44C’est la seconde partie de la recherche, celle qui permet d’entrer dans le plus intime du rêve, un rêve qui se transforme lui aussi au rythme des classes. (Voir les données chiffrées page 164.)
En classe de sixième
45En grande majorité, les filles imaginent leur foyer, un mari explicitement nommé tel, avec des enfants, le plus souvent, mais sans rejeter une activité extérieure professionnelle, avec une vocation parfois généreuse. Ce qui s’assortit de la nécessité de travailler. Indépendance certes, mais non revendiquée comme telle, allant de soi, avec le rêve de leur propre maison.
46Alors que les garçons sont encore partagés, à peu près par moitié, entre une intention véritablement vocationnelle – et des choix enfantins et multiples donnés ensemble : « je m’imagine pilote de rallye et en même temps garagiste de voiture de tuning »? ou complètement différent : « vulcanologue ou footballeur », ou alors « inventeur de nouvel objet utile ».
47On trouve la fascination du héros du stade, avec les footballeurs, les basketteurs, les hockeyeurs, et aussi la fascination de la richesse. Le foyer futur, quand il est mentionné, s’intègre dans une réussite générale rêvée où la nécessité du travail ne trouve guère sa place.
48Il faut souligner que ces imaginaires présentent le double clivage révélé par la première partie. Clivage par sexe présent tout au long de ce parcours du développement. Mais aussi, clivage à l’intérieur de chaque sexe, pour une même classe entre des sujets que l’on peut qualifier comme encore plus proches de l’enfance, et ceux qui sont en marche vers une réalisation encore bien incertaine. Inutile de se référer à une quelconque notion de moyenne de comportement.
En classe de cinquième
49Les filles semblent entrer dans un véritable temps de latence. Car elles ont très peu répondu, par un certain désintérêt, un certain manque d’implication. La vocation n’est plus mentionnée. Il faudra bien sûr travailler – en sorte de fatalité sociale : on aura un foyer, mais les « maris », personnages importants, ayant une stature et une fonction, sont remplacés par un « petit copain », a minima en quelque sorte. Les amies, les « copines », déjà assez peu mentionnées dans la classe précédente dans lequart de l’échantillon, ne sont plus mentionnées du tout. Ceci renvoie à l’effondrement signalé dans la première partie.
50Pour les garçons au contraire, le rêve s’affirme quelque peu, mais reste quand même dans le flou. Une vocation est mal dégagée, ils parlent surtout d’un « travail » qui donnera l’expansion et l’abondance; alors ils seront riches, « beau gosse », avec « une belle femme », au même titre qu’« une belle voiture », une Ferrari, a-t-on précisé.
51Et, en filigrane, un léger doute : y arriverai-je ? Et ceci ouvre la porte à l’entrée des garçons dans ce que nous avons appelé un temps de latence, alors que les filles en sortent brusquement.
En classe de quatrième
52Le projet personnel féminin réapparaît, ferme et rationnel. Et, collectant le maximum de réponses, il semble le plus important à cet âge. Il n’est plus du tout enfantin, pour aucune. Le souci d’indépendance est marqué pour plus de la moitié, sans que la famille d’origine soit nettement répudiée (sauf dans une réponse). Le travail nécessaire n’est pas exclu, mais il n’est pas obsédant non plus, juste réfuté par une des jeunes filles. Les « copines » réapparaissent. Guère en nombre, puisqu’elles ne sont invoquées que par le quart des sujets, mais en importance quand elles sont mentionnées : il s’agit de vivre en collaboration ou en colocation (ce qui confirme le souci d’indépendance), et on fera la fête ensemble. Le bonheur intime, qui implique l’autre sexe, devient tout à fait négligé.
53Les garçons semblent entrer à leur tour dans une certaine phase de latence, sans calquer celle des filles de la classe de 5e. Comme les filles en leur temps, ils semblent avoir perdu de vue une vocation professionnelle puisqu’elle ne concerne que le tiers des sujets. Par contre, ils connaissent, en nette majorité, la nécessaire insertion par le travail. Le souci d’indépendance gagne du terrain, manifeste dans la moitié des sujets, alors que l’évocation d’un « bonheur intime » en perd.
54Les plaisirs et les sorties sont peu représentés. Par contre, comme les jeunes filles de la même classe d’âge, l’amitié, donc l’étayage sur le groupe des pairs, prend de l’importance. On peut penser que, pour les uns comme pour les autres, l’étayage sur le groupe des pairs – du même sexe, il faut le souligner -, gagne ce que perdent à la fois le groupe familial d’origine et le bonheur intime futur.
En classe de troisième
55Pour les filles, l’insertion par le travail est une notion à peu près unanimement reconnue, au service essentiellement de l’indépendance (les deux tiers), et aussi, de manière un peu plus faible, au service d’une vocation professionnelle (idem). Mais un certain doute, une certaine hésitation, déjà perceptible dans la première partie de la recherche, se manifeste dans les réponses. Comme dit une des jeunes filles « une vie pleine de bonheur avec beaucoup de problèmes ». Le groupe des amies, des « copines » perd énormément de son importance, mais contrairement à toute attente, à cet âge de l’amour en éveil, il n’est pas relayé par le compagnonnage du bonheur intime. Le bonheur intime n’est mentionné que par le quart de l’effectif, et il n’est jamais central : il arrive que le partenaire soit explicitement exclu ou « oublié »: une maison, des enfants, mais pas de partenaire évoqué. Ou même une vie « avec mon mec », ce qui est un peu minimal. On prendra des plaisirs, notamment « sortir en boîte », mais pas pour plus du quart de l’effectif.
56À ce moment de leur vie, ces jeunes filles semblent très organisées, pratiques, réalistes, ambitieuses, mais guère sentimentales.
57Pour les garçons, on ne peut déceler autre chose qu’une furieuse envie de s’éclater, qui envahit la scène. Une vocation professionnelle ne préoccupe que le tiers du groupe, les amis, les copains n’en soucient que le sixième. Une revendication d’indépendance (un tiers) un peu plus faible que l’année précédente s’assortit d’une réfutation de la famille d’origine. Le goût de la richesse pointe aussi, mais, pour la moitié de cette population, une revendication de plaisir, d’« aller en boîte ». En somme, une centration sur soi, sur une expansion hédoniste toute personnelle, un besoin d’étayage un peu moindre, une position plus agressive quant à ce qui a représenté la vie passée.
58Dans cette exigence, n’y a-t-il pas une certaine manière de reculer les échéances ? L’insertion par le travail est forte, mais sous la forme des « études » (les deux tiers), ce qui est peut-être une manière de reculer l’entrée dans la vie adulte, au bénéfice de ce « moratoire social » dont le désir, et peut-être le besoin, a déjà été signalé dans d’autres travaux.
En classes des lycées
59Pour les classes des lycées, l’analyse porte sur deux années afin de marquer fortement une nette continuité évolutive chez les filles, et une forte discontinuité chez les garçons.
60Chez les filles de la classe de seconde prévaut l’insertion par le travail (les trois quarts des sujets) puis le bonheur intime (les deux tiers) avec « des enfants et un mari » (mais pas toujours, ce peut être un « copain »). On notera que bien souvent les deux catégories se présentent ensemble pour une même fille. Lorsque ce n’est pas le cas, seule la catégorie « insertion professionnelle » est présente, et jamais n’est présente la seule catégorie « bonheur intime ». L’indépendance des filles est en voie de constitution (un tiers d’entre elles), et ici aussi, seulement lorsque « bonheur intime » et l’« insertion professionnelle » sont co-présents, ce qui évoque bien le travail réalisé au niveau de la psyché. Ces filles ne rêvent qu’exceptionnellement d’une vie de richesse au même titre qu’elles font rarement référence à leur famille d’origine.
61De façon assez surprenante, les amis ne sont pas évoqués comme impliqués dans leur vie future. On peut penser que leur place est en seconde position, après les intérêts qui viennent d’être évoqués.
62En classe de première, les traits précédemment évoqués entre « insertion par le travail » et « bonheur intime » poursuivent leur tissage, et sont reliés à la mention de l’indépendance. En dépit de la confirmation de ce lien, on notera néanmoins qu’entre la seconde et la classe de première, le cheminement vers l’indépendance est long, puisque la classe de première ne fait passer cet effectif qu’à un faible pourcentage supplémentaire.
63Les autres catégories ne bougent guère davantage. On notera tout au plus une extinction des désirs de richesse, de rêve d’abondance générale ou de la vocation personnelle déjà très peu représentées précédemment.
64Enfin, une seule fille ne sait « pas du tout ». En d’autres termes, elle refuse de s’engager de façon quelconque dans l’avenir, même avec réserve.
65Chez les garçons de la classe de seconde, domine, pour eux aussi, l’insertion par le travail (les deux tiers), suivie de l’« indépendance » et du « bonheur intime » (un peu moins de la moitié), les autres catégories n’étant pas représentées ou leur représentation étant ramenée à un très faible pourcentage. Bien souvent ne se rencontre que l’« insertion par le travail », catégorie très associée au « bonheur intime » et à l’« indépendance ». Ici aussi, les « amis » ne sont pas évoqués comme une composante de la vie future, encore moins que chez les filles.
66La situation est assez différente en classe de première. Brutalement, gagne la diversité avec une redistribution des effectifs des catégories. Émerge un bouillonnement important qui amplifie et étale l’information au lieu de la concentrer sur quelques catégories seulement comme c’est le cas pour les filles de classe de Première ou pour les garçons de classe de seconde. L’« insertion par le travail » ne domine plus comme cela était le cas en classe seconde, mais il s’établit une sorte d’égalité de scores entre des projets « hétérogènes, flous » l’« indépendance » qui se confirme, une large place faite « aux copains et amis » et au « bonheur intime », sans qu’un lien puisse être explicitement établi entre ces catégories.
67On notera que dix pour cent d’entre eux refusent de répondre.
Comparaisons
68À titre de comparaison et pour donner l’essentiel des résultats qui concernent les classes terminales, décisives :
- On notera pour les filles, d’une classe à l’autre, une réduction de la diversité des catégories vers l’insertion par le travail et le bonheur intime avant tout, tandis que le souci d’indépendance demeure constant. Le projet devient vocationnel.
- On notera pour les garçons, d’une classe à l’autre, un mouvement schématiquement inverse par rapport aux filles, partant d’un très grand intérêt, quasi unanime et monolithique, pour l’insertion par le travail, et aboutissant un an après à une dispersion entre les diverses catégories, telle que les filles l’ont manifesté en classe de seconde. Imaginaire d’insertion certes, d’indépendance et d’importance des amis, moins du bonheur intime. Incontestablement les filles témoignent, au cours du développement, d’un engagement plus rapide et plus focalisé, plus affectif aussi. Au moins au terme des classes terminales et sans que l’on puisse déjà déterminer l’avenir, elles seraient plus « progrédientes », et les garçons plus « régrédients », à tout le moins plus « statiques ».
Discussion
69Il faut garder présent à l’esprit que la projection sollicitée est fondée sur un imaginaire qui concerne un avenir aux contours totalement conjecturaux. Il ne correspond pas terme à terme au désir et aux comportements actuels, bien qu’il les infiltre à coup sûr.
70D’autre part, pour que les comparaisons restent possibles au long de la scolarité secondaire, ce sont les mêmes questions qui ont été posées. Il ne peut échapper le fait que la proximité de certains choix, imposés en classe de seconde, ou celle de la proximité des épreuves imposées au terme de la classe de première ne change quelque peu la conjoncture dans laquelle les réponses ont été données.
71La confrontation des parcours condensée dans les histogrammes permet d’avancer quelques réponses.
72Au long du cursus secondaire, qui couvre l’adolescence, rien ne permet de dégager une correspondance simple de niveau, entre l’existence d’un projet attesté et les réactions devant les obstacles. À considérer l’ensemble des témoignages, confortés par quelques entretiens avec les sujets, il s’agit d’un dialogue, ou mieux, d’une relation dialectique entre deux instances, chacune marchant à son pas. Si le projet de vie s’affirme en abandonnant certaines formules de l’enfance, si les réactions devant les obstacles abandonnent également certaines réponses frustes, ce n’est pas en correspondance immédiate. La tension incluse dans ce projet, si flou soit-il, fait fonction d’appel, et les réactions devant les obstacles répondent plus ou moins rapidement et plus ou moins en « différé », d’où la persistance d’une dysharmonie, très inégale à travers le temps.
73Alors l’anticipation oscillante serait-elle une simple erreur d’optique ? On ne peut conclure sans introduire le troisième terme du système anticipatoire, l’imaginaire du projet en terme de style de vie, porteur du désir et du sens, et notamment l’ensemble saisi dans les (micro) crises (plus ou moins importantes) qui ponctuent l’adolescence.
74Ici pour chaque sexe, deux moments cruciaux :
- les filles présentent un effondrement prononcé du projet en classe de 5e, suivi d’un rétablissement très rapide, assorti d’un remaniement du contenu, dans la classe scolaire suivante. L’hypothèse d’un remaniement au niveau de la classe de seconde est confirmée par le contenu du projet comme le montre le tableau 3 (en annexe). Les filles abandonnent, au niveau des classes de seconde et de troisième, le rêve d’abondance et de facilité pour affirmer une vocation personnelle et une vie intime dans une volonté d’indépendance ;
- les garçons opèrent une occultation plus tardive du projet et le récupèrent sur deux années, en trois phases : – une phase d’étayage recherché sur les pairs; – une phase d’expansion imaginaire, et même rêvée, un peu « folle », qui semble avoir beaucoup moins besoin d’étayage mais met au premier plan une centration sur soi; – enfin une phase prudente de récupération d’un projet, assortie de réactions plus fermes, plus adultes, concernant non seulement une agressivité correctement socialisée et élaborée, mais aussi une capacité de décision accrue.
75Par deux fois, pour l’un et l’autre sexe et à des moments différents, le projet s’estompe en même temps que l’imaginaire de vie revient à une forme plus enfantine et moins élaborée. Par deux fois, l’année suivante on assiste à une nouvelle configuration du désir, à de nouvelles aspirations et ceci fortement personnalisé. L’originalité du mouvement du projet est dans cette évolution pendulaire sans périodes régulières et sans linéarité. Il s’agit d’amples phases que le sujet traverse sous la direction de son évolution personnelle, mais sans oublier les informations et les incitations multiples provenant de sa famille, de son environnement, des indices qui alimentent son imaginaire.
76Pour tous, le travail du projet est lié aux moments clefs du développement, suivant le processus d’adolescence, avec le décalage toujours observé entre les deux sexes.
77Le premier fléchissement correspond plutôt à une période de mise en place de facteurs intrapsychiques qui caractérisent la phase initiale de l’adolescence, se traduisant surtout par un travail de dégagement de l’objet infantile et le travail de deuil qui lui est inhérent, alors que le second fléchissement, à l’orée du processus d’adultisation, est davantage en rapport avec les conflits identificatoires.
78Les différences observées d’une classe à l’autre, quel que soit le sexe, s’inscrivent bien dans un mouvement général de « marche en avant » à caractère « adulte ». Cette linéarité lisible seulement sur le long terme est ponctuée de mouvements plus fins, progrédients et régrédients, conformes eux aussi au processus d’adolescence.
79La question posée était en somme : l’enseignant se trouve-t-il dans une configuration de classe (quelle qu’elle soit) indicatrice du degré de maturité de son auditoire ? La réponse doit se nuancer. Les enseignants se trouvent jusqu’au bout (ou presque) du cycle secondaire avec un « lot » « progrédient » et « régrédient » ainsi qu’un lot « dysharmonique », et seule l’étude des contenus permet d’apercevoir une maturation sous-jacente.
80L’anticipation traduite par un projet de vie est une synthèse complexe et dynamique de trois termes : l’élan, sa représentation en fonction du désir, et la mobilisation des voies de réalisation. C’est une démarche en phase qui se poursuit vraisemblablement au long de la vie.
81Ce qui peut apparaître le plus nettement, pour les enseignants comme pour les professionnels de la jeunesse, c‘est la grande hétérogénéité de la démarche, en grandes phases, en grands moratoires imposés par le développement. Dans cette optique et à chaque instant, une classe scolaire serait à peine une unité, mais une configuration complexe en remaniement constant, conscient, mais bien plutôt inconscient Le groupe-classe, sous la direction des enseignants, figures emblématiques de la position adulte, a assurément, dans son ensemble, une fonction incitatrice et maturante, en dehors même des savoirs. On sait depuis les travaux de Jean Piaget qu’un niveau de développement ne peut être atteint que s’il est sollicité. Il faut alors avoir présent à l’esprit que cette fonction d’appel qui est particulièrement celle de l’enseignant, opère sur un terrain fluctuant et composite.
82C’est sans doute la difficulté fondamentale de l’action éducative.
Annexe. — Note méthodologique
Échantillon
83Cette enquête a été réalisée sur un échantillon de jeunes collégiens et lycéens de la région Picardie, issus de milieu urbain sur un total de huit classes, représentant un total de 160 protocoles exploitables.
84La passation du questionnaire (cf. ci-dessous) a été effectuée collectivement, classe par classe (durée d’environ une demi-heure, après les consignes d’usage).
Instruments de recueil des données
85La passation comporte deux parties.
Première partie : le questionnaire : la maturation du projet
86Le questionnaire a été construit selon une démarche méthodologique classique.
87Des entretiens non directifs ont d’abord été réalisés dans la première partie de l’année scolaire sur des élèves de classes comparables en niveau, situation scolaire et origine sociale. Ils avaient pour objet la représentation de l’avenir des élèves. Après une question introductive : « parle-moi de toi plus tard », les relances étaient focalisées sur la question de l’existence d’un projet; celle des circonstances qui permettaient, selon son auteur, d’y accéder et celles qui y faisaient obstacle, c’est-à-dire les sources facilitatrices et inhibitrices de ce projet.
88Les thèmes dégagés à partir de ces entretiens ont été ensuite proposés à des élèves (présentant les mêmes caractéristiques), permettant d’élaborer les questions les plus pertinentes vis-à-vis des objectifs visés, en s’appuyant également sur les contenus de la littérature spécialisée. Fréquence d’apparition, compréhension (identique quel que soit l’âge)… ont constitué les critères qui ont présidé dans le choix des items.
89Tout contenu marquant l’engagement du sujet vers l’avenir via l’acquisition des fonctions adultes ou un mouvement y menant, a été considéré comme une réponse à caractère progrédient. Par exemple, « savoir ce que l’on veut faire plus tard » ou « ce que l’on doit faire pour réaliser son projet »; ou encore « ne pas hésiter longuement devant les prises de décision »… Inversement, « préférer ne pas penser à l’avenir », « abandonner devant les difficultés », « préférer agir que réfléchir », « abandonner s’il faut lutter », sont à caractère dit « régrédient ».
90Le questionnaire est composé de douze questions présentées selon un ordre aléatoire.
91Six questions constituent l’échelle du projet :
« Je sais ce que je veux faire plus tard. »
92« Je n’ai pas très envie de penser à l’avenir. »
93« J’ai beaucoup de projets pour plus tard. »
94« Je sais ce qu’il faut faire pour le métier que je veux faire. »
95« Je pense souvent à ce que je ferai plus tard. »
96« Je préfère ne pas penser à plus tard, c’est trop pénible. »
97Six questions constituent l’échelle des réactions devant les obstacles :
« Je n’hésite pas longtemps avant de prendre une décision. »
98« En général, devant une difficulté, je préfère abandonner. »
99« Si mon ennemi se présente, c’est la bagarre. »
100« J’abandonne bien vite s’il faut lutter. »
101« Je préfère agir que réfléchir. »
102« Dans la vie, j’ai toujours du mal à me décider. »
103Les réponses proposées portaient sur une échelle en cinq points dont les valeurs allaient de « tout à fait d’accord » à « pas du tout d’accord ».
Seconde partie : la teneur du projet
104Elle était abordée sous forme d’une question ouverte à laquelle il était demandé
de répondre en cinq lignes :
« Comment imaginez-vous votre vie quand vous aurez 20 ans ?» (pour les collégiens). Pour les lycéens, l’âge proposé était «25 ans ».
Cotation des réponses
105Questions fermées Chaque question est susceptible de deux réponses.
- Une réponse ferme allant dans un sens « adulte » est cotée un point.
- Une réponse hésitante, en « plutôt d’accord » dans ce sens vaut1/2 point.
107Chaque échelle joue donc sur un maximum de six points.
108La « maturité » des réponses se dégage de notes élevées, allant de quatre à six. L’« immaturité » se dégage des notes faibles allant de zéro (très rare) à 3.
109Ce ne sont pas les notes absolues obtenues par chaque élève qui ont été prises en compte dans l’établissement du graphique, mais le rapport de niveau atteint par chaque élève dans chacune des deux échelles, en conformité avec le problème posé : du parallélisme de niveau entre les deux échelles. On a dégagé :
- Une « homogénéité positive » quand les notes sont de même niveau d’une échelle à l’autre (en 4,5 ou 6).
- Une « dysharmonie » entre les deux échelles quand les deux niveaux sont divergents.
- Une « homogénéité négative » quand les notes d’un élève sont, dans les deux échelles, en 1,2 ou 3.
110Question ouverte
111Les réponses des sujets ont fait l’objet d’une analyse thématique. Quelques exemples
- Référence à la famille d’origine. « Je m’en irai de la maison familiale pour vivre de moi-même, même si l’influence des parents restera. » (G)
- Projet enfantin, hétérogène, multiple, flou. « Je serai styliste, j’habiterai à
Tahiti avec mes chiens et avec deux chevaux et je serai au galop sur la plage. » - Insertion par le travail. « Je travaillerai en faisant mes études pour avoir un diplôme. » « Je serai ingénieur. » « Je serai électronicien. » « Je me donnerai à fond dans mon futur métier. »
- Désir de richesse, rêve d’abondance générale.« J’aurai une belle voiture. » (G). « J’aurai une belle voiture, une belle maison dans le Sud avec piscine. » (F).
- Vocation personnelle. « Je serai en train de faire médecine, c’est mon rêve. La seule chose dont je suis sûre, c’est que je serai médecin. » (F).
- Bonheur intime.« Je serai éventuellement mariée car ce sont les amours qui m’intéressent. » (F). « J’aurai un mari, quatre enfants et des chats dans une grande et belle maison. Je me vois avec deux filles mais pas forcément mariée. » (F).
- Place faite aux amis, aux copains. J’imagine être musicien dans un groupe de copains ». « Je suis sûre que j’aurai toujours les mêmes amis. » (G).
- Indépendance, implicite (habitat) ou revendiquée.« Je serai célibataire. » j’aurai un appartement et peut-être une copine. » « Je ne vivrais plus chez mes parents. » « Je pense en colocation. » « Je serai prête à m’installer avec mon copain. » « Je m’imagine avoir mon indépendance. » « Je m’en irai de la maison familiale pour vivre de moi-même, même si l’influence des parents restera. »
- Le plaisir.« Je me donnerai à fond dans mon futur métier dans le milieu du journalisme, avec une petite amie, j’aurai une voiture de sport qui est une passion depuis toujours et je ferai la fête. » (G).
112Pour des raisons de lisibilité, les résultats ont été transformés en pourcentages.
113Il a été effectué un comptage des catégories, leur nombre pouvant être variable d’un sujet à un autre, puisqu’un sujet peut livrer plusieurs dimensions.
114Les auteurs adressent leurs plus vifs remerciements aux responsables des établissements de l’académie d’Amiens qui les ont accueillis ainsi qu’aux élèves.
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- L’auteur lie fortement le désir et la peur. D’où le décalage entre un projet, même quand il prend de la fermeté; et un simple « plutôt » dans la fermeté de la décision; les lignes suivantes sont éclairantes : p. 52 le cas d’Axel en classe terminale. « Axel pilote d’hélicoptère en puissance, pilote d’hélicoptère dans sa tête, n’était pas prêt, à l’époque de notre discussion à prendre le risque de son rêve ».
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- p. 190-191 souligne l’exigence amoureuse « romantique et complexe » de la jeune fille, ce qui implique l’incertitude du regard de l’autre. Ceci peut la rendre moins sûre d’elle devant les difficultés de cet accord.
Notes
-
[*]
Professeur émérite, université de Paris 10, Nanterre.
-
[**]
CURSEP, université de Picardie Jules-Verne.IUFM de l’académie d’Amiens.
-
[1]
« L’élève élabore son projet d’orientation scolaire et professionnel avec l’aide de l’établissement et de la communauté scolaire qui en facilitent la réalisation » (Loi d’Orientation, 1989, Art. 8).