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Article de revue

Les professeurs de l'enseignement secondaire au début du xxe siècle : entre corporatisme et esprit de catégorie

Pages 102 à 117

Notes

  • [1]
    Paul Gerbod, « Associations et syndicalisme universitaires de l’enseignement secondaire public, 1828-1928 », Le Mouvement social, avril-juin 1966, p. 3-45.
  • [2]
    Cf. Philippe Savoie, Les enseignants du secondaire. Le corps, les métiers, les carrières, t. 1 : 1802-1914, Paris, INRP-Economica, 2000.
  • [3]
    Circulaire du 18 mars 1880.
  • [4]
    Héritier du Conseil de l’Université, institué par le décret du 17 mars 1808, le Conseil supérieur de l’Instruction publique est réformé par la loi du 27 février 1880, qui, conformément au positivisme, lui donne une composition exclusivement universitaire, avec des membres élus par le personnel enseignant, à côté de membres nommés par le ministre (directeurs de l’administration centrale, recteurs, inspecteurs et professeurs).
  • [5]
    E. Anzemberger, Manuel-guide du professeur syndiqué, Cahors, imprimerie Coueslant, 1934, p. 9-15.
  • [6]
    Les notes secrètes sont supprimées par la loi du 8 mars 1905.
  • [7]
    Chiffres d’après Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Colin, 1968, p. 371.
  • [8]
    Avant 1880, l’agrégation n’est ouverte qu’aux normaliens et aux professeurs et répétiteurs de l’enseignement secondaire. Elle s’ouvre aux étudiants avec la circulaire du 1er octobre 1880.
  • [9]
    AN F 17/26351 et AJ 16/1068.
  • [10]
    Circulaire du 30 janvier 1897.
  • [11]
    Émile Chartier dirigea L’Union universitaire, ce qui ne manqua pas de lui nuire beaucoup auprès de l’administration. Il fallut l’intervention d’un ami directeur de la comptabilité publique pour lui éviter de sérieux ennuis (cf. Portrait de famille, p. 86).
  • [12]
    La France du sud-ouest, 9 janvier 1900.
  • [13]
    L’Enseignement secondaire, 1er mai 1903, p. 155.
  • [14]
    L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902, p. 153.
  • [15]
    La Fédération nationale des amicales d’instituteurs et d’institutrices de France et des colonies est née en 1901, au congrès de Bordeaux. Cf. Jacques Girault, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin XIXe -XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.
  • [16]
    La Revue universitaire, 1904, I, p. 391-407.
  • [17]
    En 1925, refusant la transformation de la Fédération nationale des professeurs de lycée en syndicat, il fondera la Fédération non syndiquée.
  • [18]
    Émile Chauvelon a présidé la Coopérative universitaire pédagogique, qui se donnait en 1891 pour but de rassembler tous les universitaires soucieux de défendre l’enseignement laïque et républicain. Les instituteurs étaient compris parmi les « universitaires », ce qui effaçait l’opposition entre « primaires » et « secondaires ». Cf. Maitron (J.) et Pennetier (C.), Dictionnaire biographique du mouvement français, t. 2, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984, p. 198.
  • [19]
    L’allure des débats (motions de procédure, motions prioritaires de clôture…) a en revanche choqué des « secondaires » habitués au « libéralisme universitaire », c’est-à-dire à la plus grande liberté d’expression – ainsi qu’au respect de l’art oratoire.
  • [20]
    La semaine sociale, 17 avril 1904.
  • [21]
    Léon Bourgeois avait transformé le baccalauréat spécial en baccalauréat moderne et donné aux classes de cet enseignement les mêmes dénominations qu’à celles de l’enseignement classique.
  • [22]
    Revue internationale de l’enseignement, 1891, I, p. 482-484.
  • [23]
    Revue universitaire, 1897, II, p. 69.
  • [24]
    Loi du 28 août 1891.
  • [25]
    Enquête sur l’enseignement secondaire, 1899, I, p. 42.
  • [26]
    La Solidarité, n° 2,1er décembre 1904, p. 2.
  • [27]
    L’Enseignement secondaire, n° 1,10 juin 1905, p. 3. Gustave Rodrigues présidera la Société des agrégés entre 1931 et 1933.
  • [28]
    Le décret du 1er février 1902 a créé une section supérieure des professeurs du premier ordre des collèges qui offre à 10 % de ceux-ci le traitement des chargés de cours des lycées. Les professeurs de collège réclament l’extension de cette assimilation (celle-ci sera néanmoins supprimée par l’article 49 de la loi de finances du 22 avril 1905, qui accroît les exigences dans le recrutement des chargés de cours et assimile certains d’entre eux aux agrégés).
  • [29]
    Revue universitaire, 1905, I, p. 69.
  • [30]
    Revue des lycées et collèges, 10 mai 1905, p. 165.
  • [31]
    Le ministre de l’Instruction publique Bienvenu-Martin donne tort aux professeurs au sujet de la surveillance des récréations d’interclasse (circulaire du 13 février 1906), mais va dans leur sens au sujet du professorat adjoint (circulaire du 7 août 1905). Par le décret du 30 juillet 1909, les professeurs adjoints reçoivent la priorité pour l’accès aux chaires de premier ordre des collèges, ce qui répond à la cause de leur mécontentement (l’encombrement de la carrière, pour les licenciés) tout en satisfaisant les professeurs du point de vue pédagogique.
  • [32]
    Revue des lycées et collèges, 25 juillet 1905, p. 249.
  • [33]
    BOFNPL, n° 14, mars 1907, p. 26-29.
  • [34]
    Yves Verneuil, La Société des agrégés, de sa fondation à nos jours, doctorat, histoire, sous la dir. de Françoise Mayeur, Paris IV, 2001.
  • [35]
    BOFNPL, n° 6, mai 1906, p. 5.
  • [36]
    La Revue bleue, 4 février 1906.

1En 1897 se réunit le premier congrès national des professeurs de l’enseignement secondaire. Il rassemble des professeurs de lycée et de collège. En 1905 naît la Fédération nationale des professeurs de lycée, qui coexiste avec la Fédération des professeurs de collège. Le second groupement est moins unitaire, en dépit du désir affiché de rassembler dans une fédération unique, au-delà des professeurs, le monde des répétiteurs. Comment comprendre l’échec de cette « Grande Fédération » ?

2Au début du XXe siècle, les professeurs de l’enseignement secondaire sont pris entre leur tentation d’instituer une Université corporatiste et leur désir catégoriel et pédagogique de ne pas niveler grades, fonctions et types d’enseignement. Comment rassembler, tout en marquant sa différence ? L’union est un combat d’autant plus difficile à mener que se télescopent trois débats : un débat entre professeurs et instituteurs, un débat entre professeurs et répétiteurs, et, pour finir, un débat entre professeurs de l’enseignement secondaire. C’est la conjonction de ces débats qui a empêché l’union des « universitaires » de se réaliser.

L’insuffisance des premiers congrès nationaux

3Lorsque, après la chape de plomb du Second Empire, renaissent des associations enseignantes, elles ont essentiellement une vocation pédagogique, telle la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, fondée en 1880. Jules Ferry approuve en 1882 le développement d’une association des répétiteurs dans la mesure où elle s’assigne au départ des objectifs pédagogiques. La Revue de l’enseignement spécial (1880) comme l’Association des professeurs des classes élémentaires (1885) commencent toutefois à formuler des revendications catégorielles [1].

4Sous la monarchie de Juillet, des pétitions particulières avaient déjà été organisées pour réclamer des augmentations de traitement (en 1838 par les professeurs de mathématiques, en 1845 par ceux d’histoire)  [2]. Lorsque toutefois, en 1880, un tel mouvement affecte les professeurs de collège, soucieux de mettre fin au « despotisme des municipalités », Jules Ferry adresse une mise en garde [3]. Les professeurs de lycée cependant restent muets. Aussi bien ne dépendent-ils que de l’administration, auprès de laquelle leurs représentants peuvent se faire entendre. En 1880, en effet, ils se sont vus attribuer huit délégués au Conseil supérieur de l’Instruction publique (contre deux pour les professeurs de collège et six pour l’enseignement primaire)  [4]. Le désir qui se manifeste en 1897 de créer une Fédération nationale des professeurs de l’enseignement secondaire témoigne par conséquent de la volonté de créer un rapport de force qui s’inscrit en rupture avec l’esprit de collaboration déférente au sein du CSIP.

5Selon l’épitomé rédigé en 1934 par E. Anzemberger [5], l’origine de la première Fédération de 1897 doit être trouvée dans la circulaire du 15juin 1895, qui supprimait pour les fils de professeurs l’exonération des frais d’études qui leur avait été accordée jusqu’alors. Un professeur de Bordeaux en ayant été victime, ses collègues protestèrent et s’organisèrent en amicale. Les promoteurs du groupement, MM. Lacroix, Plésent, Dabas et Kunstler, adressèrent un appel à leurs collègues des autres lycées. Cet appel fut entendu, et, en avril 1896, on comptait déjà 120 amicales. Un Comité central fut constitué, avec siège à Bordeaux. C’est alors que l’idée d’une Fédération générale se présenta dans l’esprit des organisateurs.

6La question de l’exonération des frais d’études opéra en réalité comme un catalyseur. Les professeurs y virent un indice supplémentaire du mépris dans lequel les tenait « l’Administration ».

7Les professeurs supportent de moins en moins bien la tutelle de celle-ci. Même si elle n’impose pas aux professeurs l’engagement en faveur de la République qu’elle exige des instituteurs (nommés par le préfet), l’administration surveille la vie privée de ses fonctionnaires, ainsi que leurs activités extérieures, notamment politiques. Les professeurs continuent à faire l’objet de notes secrètes de la part de leurs supérieurs hiérarchiques [6].

8C’est toutefois le contrôle dans leurs classes par les proviseurs, inspecteurs d’académie et recteurs qui irrite le plus les professeurs. Comment ces administrateurs peuvent-ils être à même de juger la qualité d’un cours ? Seul le spécialiste, c’est-à-dire l’inspecteur général, est compétent, en la matière. Peut-on juger la pédagogie d’un professeur en dehors de considérations sur le contenu ? La pédagogie est-elle une science indépendante de la matière scientifique ?

9Ces questions se posent avec une acuité nouvelle depuis que la République a élevé le niveau de qualification des professeurs. Dans les lycées, les agrégés sont passés de 36% de l‘ensemble des enseignants en 1876 à 52% en 1898 [7]. Depuis en outre que l’agrégation est devenue autant un concours ouvert aux étudiants qu’un concours interne [8], les agrégés sont de plus nombreux à rentrer dans la carrière comme tels, c’est-à-dire comme professeurs titulaires, sans jamais avoir craint une administration naguère capable de ne pas accorder la titularisation. En particulier chez les jeunes agrégés, fiers de leur savoir et de leurs diplômes, se propage le sentiment que les administrateurs n’ont pas à se mêler du cours des professeurs et de la correction des copies. La Science est valorisée par la République. Elle constitue aussi une arme contre l’administration.

10L’exemple d’Albert Fédel est éloquent [9]. Né en 1870 d’un père ferblantier, reçu en 1891 à l’École normale supérieure et en 1894 à l’agrégation de lettres, il se montre d’emblée compétent, mais susceptible. « M.Fédel, écrit le recteur de l’académie de Bordeaux pour l’année 1897-1898, a un caractère difficile, une haute opinion de lui-même et sans doute une opinion moins favorable de ses chefs. » À la rentrée 1898, c’est le coup d’éclat. L’administration a accepté dans la classe supérieure des élèves refusés aux examens de passage à la fin de l’année précédente. Le jeune professeur refuse une décision qu’il juge arbitraire. Il fait distribuer par le concierge, à l’insu de l’administration, une circulaire à ses collègues, dans laquelle il déclare qu’« il y a quelque chose d’offensant pour nous et nos décisions » dans la mesure de faveur prise par l’administration. Il engage ses collègues « à lui signaler les faits de ce genre, afin de faire de tous nos griefs un petit paquet que je mettrai sous les yeux de l’administration ». Ainsi rejoint-il le groupe des meneurs qui ont cherché à créer, en 1896, une fédération nationale des professeurs de lycée.

11Le 7 avril 1896, un « Comité provisoire » adresse au ministre de l’Intérieur une demande d’autorisation relative à la constitution d’une « Association amicale des professeurs de l’enseignement secondaire public en France ». Le ministre de l’Intérieur la transmet à son collègue de l’Instruction publique, Alfred Rambaud. Celui-ci décide de consulter la section permanente du CSIP, qui comprend deux représentants élus des professeurs de l’enseignement secondaire. Le 30juillet, à l’unanimité, la section permanente rend un avis défavorable. Le ministre se range à son avis [10]. Avec son « Comité central » et son « conseil de surveillance », la Fédération se fut substituée au CSIP dans la discussion des programmes et règlements et eût constitué un groupe de pression sur les pouvoirs publics. L’objectif catégoriel de la fédération est récusé. Alfred Rambaud profite au reste du refus opposé aux professeurs des lycées et collèges pour dissoudre l’Association des répétiteurs, dont l’attitude, selon lui, a dégénéré, depuis 1882.

12Le refus va dans le sens d’un revirement des pouvoirs publics. En mai 1890, une circulaire du ministre Léon Bourgeois avait mis en garde les professeurs du lycée de Lorient, qui voulaient traiter de questions catégorielles dans leur journal, L’Union universitaire[11]. Dans les deux années qui suivent, trois professeurs bordelais, MM. Cantecor, Fédel et Marc, qui furent les promoteurs du mouvement, sont mutés d’office et dispersés hors de Bordeaux. Faut-il invoquer la tyrannie de l’administration ? Considérons le cas d’Albert Fédel.

13En 1899, celui-ci se présente comme délégué des agrégés de lettres aux élections du Conseil académique de Bordeaux. « Je ferai en sorte que notre dignité professionnelle soit respectée toujours et partout, et que les membres de l’enseignement secondaire obtiennent tous les égards auxquels ils ont droit », écrit-il dans sa profession de foi. Il est élu. À la première réunion du conseil, il fait scandale, en s’en prenant au « crétinisme de certains élèves » et à l’« inertie de certains parents ». Convoqué par le recteur Bizos, il se présente avec une demi-heure de retard. Selon le recteur, il méprise les règlements, « traite comme un domestique le chef de la maison et insulte les familles ». De fait, Albert Fédel boude la cérémonie de distribution des prix et fait échouer en 1899 une tentative « vexatoire », selon lui, du recteur. Celui-ci exigeait, en vertu de règlements tombés en désuétude, que les professeurs lui remissent les copies corrigées de leurs élèves. Avec quelques collègues, Albert Fédel fait apporter les copies par les élèves, mais ne les donne pas lui-même. Mis en cause, il se justifie en écrivant directement au ministre, que les professeurs sont jaloux de leur autorité, et ose ajouter insidieusement que si le recteur rencontre quelques difficultés dans l’académie, « on peut peut-être les expliquer d’une façon plus simple ». Le recteur estime alors que son autorité sera contestée « tant que Fédel sera au lycée de Bordeaux », car « il est le meneur d’un groupe de professeurs indisciplinés ». Finalement, Albert Fédel reçoit un « blâme sévère » et est déplacé au petit et lointain lycée de Gap. Cette mesure provoque de la part de ses élèves une manifestation devant le rectorat [12].

14Le ministre a autorisé le développement de sociétés de secours mutuels, d’associations pédagogiques locales et régionales, ainsi que la tenue de congrès nationaux, pourvu que ceux-ci ne s’immiscent pas dans les actes de l’administration ni dans la politique et que l’ordre du jour lui en soit soumis à l’avance. En mars 1897, l’autorisation d’un congrès national est accordée, mais le ministre refuse que la première question évoquée soit le compte rendu des travaux du Comité central de Bordeaux. Le 8 avril, le Comité de Bordeaux envoie une circulaire dans les lycées et collèges. Le congrès a lieu les 22,23 et 24 avril, à Paris, dans une salle de la faculté de droit. Il réunit trois cents personnes, professeurs de lycée et de collège, et élit comme président M. Lacroix, professeur honoraire au lycée de Bordeaux.

15Six autres congrès des professeurs de l’enseignement secondaire suivent, jusqu’en 1904. Leur activité toutefois s’étiole. La peur de la répression administrative n’est sans doute pas en cause. En fait, les congrès manquent d’intérêt. Le ministre écarte soigneusement toutes les questions d’actualité : ainsi, pour le congrès de 1903, celle du choix et de l’ancienneté dans les promotions ainsi que celle des programmes d’admission aux Grandes Écoles. En 1902, Georges Leygues envoie une lettre de sympathie, mais refuse que les congrès aient une périodicité annuelle sans autorisation. En 1903, Henri Bernès, professeur de rhétorique supérieure au lycée Lakanal, marque son scepticisme : « Il n’y a pas, étant donné le cercle étroit où l’on enferme nos délibérations, un nombre infini de questions de pédagogie et d’organisation qui vaillent la peine qu’on groupe des délégués de toute la France pour les étudier. […] À espacer davantage les congrès généraux, on gagnerait à les rendre plus intéressants, et sans doute d’y attirer plus de membres [13]. » Cette année-là, le problème de la tuberculose dans l’enseignement n’a attiré que soixante congressistes. L’année précédente, la question de l’éducation civique avait toutefois introduit la politique, et écarté certains professeurs. De toute façon, l’administration ne se préoccupe guère des vœux votés. En 1902, le président de la commission d’organisation, M. Clairin, l’admet : « Au risque de passer pour un naïf, à mon âge, je vous avoue que je rêve quelquefois d’une administration assez confiante, assez hardie, pour nous consulter franchement sur toutes les questions intéressant l’enseignement secondaire [14]. » Les congrès sont tolérés parce qu’ils ne servent à rien. Le ministère interdit en fait toute discussion catégorielle collective.

16C’est néanmoins une menace corporative qui va pousser les professeurs de l’enseignement secondaire à s’unir. Le congrès de 1903 a en effet proposé la tenue d’un congrès mixte réunissant membres de l’enseignement secondaire et délégués des « primaires ». Ce congrès mixte suscite une telle inquiétude que les professeurs de l’enseignement secondaire décident d’édifier une véritable corporation universitaire.

Le congrès mixte de 1904

17Si le congrès de l’enseignement secondaire a imaginé en 1902 et proposé en 1903 aux membres de l’enseignement primaire de se réunir au sein d’un congrès mixte, c’est que la question de l’école unique est posée, depuis la réforme de 1902. En accordant une égale dignité à l’enseignement secondaire moderne et à l’enseignement secondaire classique, celle-ci a renforcé le sentiment des instituteurs qui estiment qu’on devrait pouvoir accéder à l‘enseignement supérieur après des études dans une EPS. Pour les « secondaires », il importe d’autant plus de faire comprendre aux instituteurs que l’enseignement secondaire a un esprit propre, que les instituteurs sont en train de constituer une puissante Fédération d’amicales qui risque d’influer sur la politique scolaire du gouvernement [15].

18Le congrès mixte doit être consacré à l’enseignement postscolaire, aux méthodes respectives des deux enseignements, aux relations entre instituteurs et professeurs pour le recrutement des élèves des lycées et à la création d’assemblées locales communes aux professeurs et aux instituteurs. Les professeurs en fait espèrent faire comprendre qu’il y a un rapport entre les méthodes et la finalité de chaque enseignement. Ils vont toutefois se faire déborder.

19Le congrès se réunit à Pâques 1904, dans le Grand Amphithéâtre du Collège de France [16]. On avait prévu de réunir 250 « primaires » et 250 « secondaires ». La réalité donne 75 « secondaires » et 194 « primaires ». On décide de voter par tête, mais la minorité aura le droit de décompter les voix des « primaires » et celles des « secondaires ».

20Après un tumulte, on décide d’évoquer franchement la question de l’unification de l’enseignement secondaire et de l’enseignement primaire. Devant des « secondaires » déjà inquiets, M. Michel, délégué de Marseille et président de l’Union des instituteurs de France et des colonies, lance tout à coup la proposition d’une adresse de félicitations à Émile Combe « pour sa politique d’action laïque et républicaine ». La plupart des « secondaires » protestent (ces réserves paraissent à beaucoup de « primaires » inspirées non par la tradition du corps, mais par un manque de républicanisme), mais l’adresse est votée. M. Piastre, député, et ancien instituteur, invite alors quatre délégués à l’accompagner chez le président du Conseil. Le désarroi des « secondaires » est grand. Henri Bernès quitte la salle [17]. La majorité décide de rester tout de même. Certains même approuvent, tel le librepenseur et socialiste Émile Chauvelon, professeur de lettres au lycée Saint-Louis [18].

21La seconde journée, consacrée aux œuvres de mutualité, se passe bien, mais la troisième est de nouveau une journée de bataille. Le congrès vote finalement :

  1. Que l’enseignement ne doit pas avoir pour but ni pour effet de créer ou de maintenir des classes sociales.
  2. Qu’il doit y avoir non pas plusieurs ordres, mais plusieurs degrés successifs et continus d’enseignement.
  3. ces degrés doivent être accessibles à tous selon les aptitudes et le travail des élèves.
  4. la méthode d’enseignement doit être unique entre les différents établissements.

22En application, le congrès aurait voulu voter un vœu sur la suppression des classes élémentaires des lycées, sur l’assimilation du brevet supérieur au baccalauréat, sur la fusion de la section B du premier cycle de l’enseignement secondaire et de l’enseignement primaire supérieur, ainsi que sur diverses assimilations de titres et de traitements, mais Paul Crouzet, professeur au lycée de Toulouse, parvient à faire repousser le vote de ces vœux à un congrès suivant, en faisant remarquer que si les classes élémentaires des lycées sont supprimées, leurs élèves iront à l’enseignement congréganiste.

23Selon lui, le congrès mixte aura eu au moins pour vertu de faire tomber les préjugés réciproques : les « primaires » ne peuvent plus considérer les « secondaires » comme des « dilettanti réactionnaires ». Rien n’est moins sûr.

24Sans voir que les congrès de l’enseignement secondaire ne réunissent pas plus de membres, les « primaires » ont ressenti le petit nombre de délégués de l’enseignement secondaire comme une marque de mépris [19]. De leur côté, les « secondaires » se sont sentis insultés quand un « primaire » a comparé les ordres d’enseignement aux ordres d’Ancien Régime, comme si les « secondaires » constituaient un ordre de « privilégiés » ne s’étant donné que la peine de naître. Enfin, les vœux votés par le congrès mixte ont affolé nombre de « secondaires ». Certes, certains d’entre eux, comme Émile Chauvelon, ont publiquement regretté que le congrès mixte ait reporté à un congrès futur les vœux pédagogiques et catégoriels visant à l’unification progressive des deux ordres d’enseignement [20]; mais ce n’est pas le cas de l’influent Henri Bernès.

25Membre du Comité de la Société de secours mutuels ainsi que du Comité de l’Association de secours des anciens élèves de l’École normale supérieure, l’agrégé de lettres Henri Bernès est un grand défenseur des humanités classiques. Il s’est d’ailleurs fait élire en 1892 au CSIP pour lutter contre les réformes de Léon Bourgeois, qu’il jugeait « anticlassiques et primarisantes [21] ». L’enseignement catholique profiterait, selon lui, de l’abaissement des humanités classiques dans les lycées, car « notre bourgeoisie, la plus humble même, tient au latin et au grec [22] ». Depuis qu’en 1893 la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire s’est dotée d’un organe régulier, L’Enseignement secondaire (dont son frère Marcel, professeur de philosophie au lycée Louis-le-Grand, devient le secrétaire général), il y tient une « Chronique de l’Enseignement » et une « Revue des Revues ». Il a participé activement aux congrès des professeurs de l’enseignement secondaire. Il s’est toutefois montré de plus en plus critique sur la valeur de ces congrès, réunions de personnalités sans mandats ni représentativité réelle. Il a demandé à ce que les congrès deviennent l’expression des associations et des fédérations locales. C’est, selon lui, le moment d’agir, car les amicales locales ont été réveillées par l’annonce de la tenue d’un congrès mixte.

26De fait, nombre d’entre elles ont contesté la légitimité du programme du congrès mixte et déclaré qu’elles ne se sentiraient pas liées par les motions qui seraient votées par un congrès qu’elles boycottaient. Le déroulement de celui-ci a achevé de les convaincre qu’il était urgent d’opérer une refondation, si les « secondaires » voulaient être en mesure de contrebalancer l’influence de « primaires » bien organisés.

27Ce réveil se traduit par le lancement d’une circulaire rédigée par les professeurs du lycée duMans, qui invite les professeurs de lycée et de collège à former des amicales et à les fédérer au niveau académique puis au niveau national.

28De la tenue d’un nouveau congrès mixte, en 1906, il n’est plus question.

Éducation et instruction

29L’interdiction de l’association des répétiteurs a eu une vertu : elle a poussé professeurs et répétiteurs à s’assembler au niveau local, comme les y autorisait la circulaire Rambaud. En 1897, Paul Crouzet anime ainsi une Assemblée des professeurs et répétiteurs du lycée d’Auch [23].

30En 1902, l’administration change de doctrine : Pierre Waldeck-Rousseau admet la légalité des associations professionnelles nationales de fonctionnaires fondées conformément à la loi de 1901 (ce que confirment Joseph Chaumié en 1904 et Bienvenu-Martin en 1905).

31Au début de l’année 1904, des régionales existent dans une dizaine d’académies. Elles ne sont pas toutefois d’un type uniforme : certaines sont ouvertes à toutes les catégories de l’enseignement secondaire, d’autres ne groupent que les professeurs. Les académies de Rennes et de Montpellier comportent même deux associations concurrentes, l’une ne s’adressant qu’aux professeurs, l’autre faisant appel à tous les fonctionnaires de l’enseignement secondaire.

32Le 30 septembre, à l’appel du lycée du Mans, les délégués des régionales existantes se réunissent à Paris pour s’occuper de l’organisation du prochain congrès, qui doit fonder une Fédération nationale. On décide toutefois la réunion, au jour de l’An, d’un congrès préparatoire où, entre professeurs, on cherchera à se mettre d’accord sur la question de savoir si les répétiteurs pourront faire partie de la future Fédération. Il existe en effet un obstacle à l’union entre les deux parties du personnel : la question du professorat adjoint.

33Les répétiteurs des lycées et collèges doivent être pourvus d’un diplôme de bachelier  [24]. L’élévation du niveau de qualification n’a toutefois pas concerné que les professeurs. Profitant du développement de l’enseignement supérieur, les répétiteurs sont plus nombreux à avoir acquis la licence. Effets pervers de cet effort : ils sont aussi plus nombreux à postuler pour une chaire de collège.

34Les répétiteurs ont toujours demandé à être pris en compte dans la tâche d’instruction. Or, en 1899, la commission Ribot a déploré le manque d’intérêt des professeurs pour leur tâche d’éducateur. Cette lacune expliquerait le succès persistant de l’enseignement congréganiste, qui ne sépare pas l’instruction de l’éducation. Ne voit-on pas des abbés en soutane jouer au football pendant la récréation, tandis que le professeur de lycée, dit-on, sort de sa classe juste après son cours, sans jamais avoir de contact avec les élèves. « À sa tâche d’éducateur moral, le professeur n’est nullement préparé[25]», déclare Raymond Poincaré. De là l’idée de rapprocher les fonctions de professeur et de répétiteur. Les répétiteurs, dont la fonction est le meilleur des stages pédagogiques, doivent être préparés au métier de professeur par l’octroi de quelques cours, avec le titre de professeur adjoint. À l’inverse, la surveillance des récréations d’interclasse, nécessaire depuis qu’avec la réforme de 1902 la durée des cours est passée de deux à une heure, doit élargir l’horizon des professeurs aux tâches d’éducation.

35Résultat : les professeurs de l’enseignement secondaire sont pris entre leur refus quasi général de ces réformes et leur désir de réunir dans une même fédération professeurs et répétiteurs, de manière à former une véritable corporation universitaire.

36Le plus hostile au rapprochement des professeurs et des répétiteurs est sans doute Albert Mathiez, professeur agrégé d’histoire au lycée de Caen. Après avoir réussi à maintenir les répétiteurs à l’écart de la Fédération caennaise, il s’emploie à agir de même pour la Fédération nationale sur le point de se créer, et à empêcher l’assimilation des répétiteurs au corps des professeurs : « la question du professorat adjoint est une de ces questions vitales sur lesquelles nous ne pouvons céder qu’en sacrifiant nos intérêts les mieux établis et les plus justifiés [26] ».

37Le congrès préparatoire a lieu les 2 et 3 janvier 1905 à l’École des Hautes Études sociales. Il réunit une soixantaine de congressistes, représentant environ 3500 professeurs de lycée, de collège et de cours secondaires de garçons et de jeunes filles, ainsi que, finalement, 200 répétiteurs, sur le désir d’Henri Bernès, président de la fédération parisienne.

38L’ordre du jour Canat-Girod propose d’instituer une fédération nationale des maîtres de l’enseignement public formée des sections autonomes des professeurs et des répétiteurs, sections indépendantes l’une de l’autre et ne se concertant que sur les questions d’intérêts communs. Selon les auteurs de la motion, la question du professorat adjoint est une pomme de discorde irréductible. L’ordre du jour Rodrigues-Monin, auquel se rallie Henri Bernès, propose pour sa part de ne pas séparer professeurs et répétiteurs en sections indépendantes ayant pouvoir d’effectuer des démarches propres auprès de l’administration.

39La position de Gustave Rodrigues se comprend. Professeur agrégé de philosophie au lycée d’Amiens, socialiste proche de l’anarcho-syndicalisme, actif prosélyte du syndicalisme auprès des instituteurs, rédacteur à la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, il recherche l’union de tous les enseignants en vue de la constitution d’un vaste syndicat indépendant de l’État. Au sujet du professorat adjoint, il déclareque la question « changerait d’aspect si on y voyait une question d’éducation et non une question d’économie budgétaire [27] ». Le ralliement de Bernès à cette motion ne saurait avoir les mêmes motivations politiques. Sans doute faut-il y voir le désir prédominant d’unir tous les « secondaires » face à la menace des « primaires », la question du professorat adjoint paraissant moins dangereuse pour l’essence de l’enseignement secondaire.

40C’est en tout cas la motion Canat-Girod qui est adoptée (1800 voix contre 1472). Un référendum confirme les résultats du congrès préparatoire : 2210 voix contre 1979.

41Alors même qu’ils participent à des régionales groupant professeurs de lycée et de collège, les professeurs de collège ont toutefois constitué leur fédération particulière, le 17 novembre 1904, avant le congrès préparatoire de janvier. Ils ont en effet une revendication propre : l’assimilation, à titre égal, avec les chargés de cours de lycée  [28]. Leur Fédération accepte l’hypothèse d’une union avec une future fédération des lycées, mais à condition que des sections autonomes soient constituées dans la fédération mixte. Le congrès préparatoire n’évoque pas ce point, mais les sections mixtes risquent donc d’être trois, professeurs de lycée, professeurs de collège et répétiteurs.

42La constitution d’une Fédération des professeurs de collège conduit les professeurs de lycée à créer leur propre fédération. Ils décident de se réunir le 20 avril 1905, à la veille du jour prévu pour le congrès de la fédération générale. Les professeurs de collège et les répétiteurs réunissent le même jour leurs congrès respectifs.

43Contrairement aux congrès précédents de l’enseignement secondaire, tous les assistants du congrès des professeurs de lycée sont les mandataires d’amicales locales. Ils représentent au total 2000 professeurs de lycée. Le congrès adopte le principe d’une fédération ouverte aux professeurs de lycée et aux professeurs de collège. Le personnel de l’enseignement secondaire féminin ayant fait savoir qu’il désirait entrer dans la Fédération des professeurs de lycée, mais à condition que les répétitrices y fussent admises au même titre que les professeurs, un vote a lieu, positif. Les professeurs de collège, toutefois, décident de maintenir autonome leur fédération nationale déjà existante. Ils adhèrent néanmoins à l’idée d’une Fédération générale où toutes les fédérations autonomes seraient juxtaposées par l’intermédiaire de leurs bureaux [29].

44Le lendemain matin, 21 avril, le congrès des lycées adopte les statuts d’une Fédération nationale des professeurs de lycée de garçons et du personnel de l’enseignement secondaire des jeunes filles (A3). Albert Fédel est élu président. L’après-midi se tient le congrès général, qui réunit l’A3 des lycées et la Fédération des collèges. Sont traitées les questions de l’avancement, des retraites, des classes d’une heure, des notes secrètes, des déplacements et de la représentation aux conseils universitaires. Les répétiteurs, qui se sont eux-mêmes constitués la veille en fédération, décident de ne pas se faire représenter au congrès et de ne pas entrer dans la fédération générale. La rupture est due à l’incompatibilité des positions.

45

«[Les répétiteurs], déclare H. Zivy, professeur agrégé d’histoire au lycée de Douai, président de la Fédération du Nord, se donnent pour le prolétariat de l’Université et nous représentent comme des « mandarins », des « aristocrates » hostiles par intérêt de caste au progrès démocratique. Je ne sais ce que penseraient les vrais prolétaires de ces assertions […]. Leur convient-il de traiter de « mandarins » des hommes que leurs efforts ont portés à l’agrégation, de dénoncer une caste où l’on n’entre pas, j’imagine, par le privilège de la naissance, une « aristocratie » dont la vie est simple, et dont le traitement modeste paraît aux pouvoirs publics même inférieur à leur valeur ?»[30]

46Le congrès des répétiteurs et professeurs adjoints a exigé pour ces derniers la participation aux cours magistraux, avec contrôle par l’Inspection générale. Les professeurs de lycée ont au contraire condamné le principe du professorat adjoint, accusé de démembrer les chaires, au risque de faire enseigner le français sans le latin. Alors que les répétiteurs veulent des professeurs adjoints autonomes, les professeurs ne les admettent que comme auxiliaires de l’enseignement délivré par les vrais professeurs, les agrégés et les chargés de cours [31]. Albert Mathiez fait par ailleurs adopter un vœu catégorique sur la surveillance des récréations d’interclasse : aucun service étranger à l’enseignement ne doit être imposé aux professeurs.

47Le point de vue des professeurs de lycée s’intègre dans une défense de la dignité professorale qui participe de la défense de la Science contre l’Obscurantisme et le despotisme administratif. La « confusion » des fonctions entre professeurs et répétiteurs est dénoncée comme étant d’esprit congréganiste et comme une résurgence des réformes entreprises sous le Second Empire. Les professeurs estiment au reste que pour se défendre de la concurrence de l’enseignement congréganiste, les lycées doivent non pas imiter ses aspects les plus contestables mais valoriser la compétence scientifique de leurs professeurs. Dans un mémoire postérieur, H. Zivy, devenu secrétaire du bureau de l’A3, écrit :

48

« Nous craignons que le régime du professorat adjoint ne bouleverse un enseignement qui a déjà rendu tant de services au pays et à la République. Nous craignons surtout qu’il ne compromette la prospérité de nos lycées, qui ne peuvent lutter avantageusement contre les établissements libres qu’à la condition de conserver la supériorité, jusque-là incontestable, de leur enseignement […]. Le jour où le système du professorat adjoint aura substitué, à la moitié des agrégés ou des chargés de cours, des licenciés novices ou de simples bacheliers, le public se persuadera aisément que le personnel enseignant ecclésiastique a plus de valeur que le nôtre. »[32]

49La rupture avec les professeurs de collège n’interviendra qu’en 1907, mais elle est inévitable. Même s’il cherche à ne pas dévaloriser les professeurs de collège expérimentés, le discours des professeurs de lycée visant à justifier le refoulement des répétiteurs licenciés dans leur tâche insiste sur la valeur des agrégés et des chargés de cours de lycée (dont le recrutement a été rendu plus sélectif par le décret du 13mai 1905) par rapport aux simples licenciés. De là l’idée d’un cadre unique des professeurs de lycée (quitte à doubler l’indemnité d’agrégation). H. Zivy en est partisan. Mais au fond, les chargés de cours eux-mêmes ne sont-ils pas de simples licenciés ?

50En avril 1906, dans un Cahier des agrégés, Albert Mathiez dénonce l’hypothèse de la fusion des grades, comme il a fustigé la fusion des fonctions. Il n’est pas entendu par ses collègues, qui votent le cadre unique. Il s’agit en effet de ne pas diviser encore une Fédération des lycées que les professeurs de collège ont refusé de rejoindre.

51Le vote du congrès de l’A3, en 1906, paraît aller au-delà de la mesure prise par l’administration, en 1905, de titulariser 20% des chargés de cours ayant vingt années de service. Cette mesure répondait aux conclusions de la commission Ribot, qui avait déploré l’absence de formation pédagogique des professeurs et conseillé de valoriser l’expérience. Mais les agrégés l’ont-ils vraiment acceptée ? Dès le 24 janvier 1907, la régionale de Paris, composée presque exclusivement d’agrégés, remet en cause le vote du congrès de 1906 :

52

« Il ne manque déjà pas de gens, mal informés et envieux, qui proclament que les professeurs sont « trop savants ». C’est un argument familier aux adversaires de l’Université. Si les agrégés acceptent le cadre unique, qu’ils le veuillent ou non, ils donneront un nouvel aliment à ceux qui colportent cette accusation. »[33]

53La menace de la concurrence des établissements congréganistes avait déjà servi pour s’opposer à la suppression des classes élémentaires des lycées ainsi qu’à la fusion des fonctions d’éducation et d’instruction. Elle est désormais mise en avant par les agrégés pour défendre, contre les revendications des chargés de cours, le prestige de l’agrégation, concours républicain porteur de science. Ainsi l’épouvantail congréganiste permet-il de donner une coloration progressiste au désir conservateur de maintenir le statu quo.

54Les agrégés parisiens en tout cas agissent discrètement pour que la Commission extraparlementaire chargée d’étudier une revalorisation des traitements ne reprenne pas à son compte l’objectif du cadre unique des professeurs de lycée. Déçus, les chargés de cours créent en 1913 leur fédération nationale, groupe de pression interne sur l’A3. En réaction, les agrégés mettent en place, l’année suivante, la Société des agrégés de l’enseignement secondaire [34].

55Le mouvement de désagrégation ne va pas aller jusqu’à l’éclatement de la Fédération des lycées. Agrégés et chargés de cours ont trop besoin de faire bloc localement contre l’administration. Le point de vue local fait moins intervenir les considérations catégorielles. C’est toutefois seulement en 1937, à l’occasion de la recomposition syndicale, que l’union avec le personnel de surveillance sera de nouveau à l’ordre du jour, la solidarité politique primant (tant bien que mal) sur les rivalités de catégorie.

56Le processus de formation de la Fédération des professeurs de lycée laisse néanmoins des traces. Longtemps, l’administration a encouragé la réflexion pédagogique, mais freiné l’émergence de mouvements catégoriels. Elle a changé de doctrine précisément au moment où étaient débattues des questions pédagogiques (rôle éducatif des professeurs, importance de leur formation pédagogique, rôles respectifs de l’expérience pédagogique et de la science) qui ont été ressenties comme autant de mises en question de la compétence professorale. Cette concomitance contribue à expliquer la réaction catégorielle de tous les personnels concernés. La Fédération nationale des professeurs de lycée s’est créée pour refuser la séparation entre défense catégorielle et réflexion pédagogique.

57Dans son discours d’ouverture du congrès de 1906, le président de la Fédération nationale des professeurs de lycée, Albert Fédel, explique que si l’enquête de 1899 a tourné au détriment des professeurs de lycée, c’est que l’administration, après avoir consulté les professeurs dans leurs établissements, les a empêchés de se réunir en Fédération pour discuter et formuler des vœux.

58

« Mais quand nous avons vu que le nouveau régime amenait en bien des endroits une diminution sensible de la valeur de l’enseignement par l’application maladroite du système du professorat adjoint, quand nous avons vu que l’on essayait de bouleverser de fond en comble l’organisation de nos études en provoquant la fusion des fonctions d’enseignement et de surveillance et en favorisant les théories les plus bizarres et les systèmes les plus extraordinaires, nous n’avons pas cru possible de laisser passer, sans protester énergiquement des fantaisies pédagogiques aussi funestes à l’avenir de nos lycées. »[35]

59Et de citer les « fantaisies » de Gustave Lanson, « ancien collègue devenu du reste membre de l’enseignement supérieur » (le retour à l’esprit catégoriel s’exerce aussi contre les professeurs de faculté, dont l’avis a été plus écouté par la Commission Ribot que celui des personnels concernés), un Gustave Lanson à la fois tenant de l’accès des meilleurs élèves des EPS aux facultés et grand défenseur de l’institution du professorat adjoint. Celui-ci rappelait que « les maîtres – de tous les ordres sans exception – sont faits pour les élèves [36] ». L’élève au centre du système ? Mais Gustave Lanson recommandait aussi d’astreindre les professeurs, qu’ils soient célibataires ou mariés, à coucher trois fois par semaine au dortoir jusqu’à l’âge de cinquante ans…

60Le désir d’unir le « corps enseignant » en une véritable « corporation universitaire » n’a donc pas résisté aux rivalités catégorielles. Du moins les débats ont‑ils permis aux professeurs de lycée de préciser leurs valeurs.

61Ancêtre des syndicats de l’enseignement secondaire, la Fédération des professeurs de lycée se crée dans un esprit « républicain » de défense du savoir qui oppose non seulement esprit scientifique et esprit congréganiste, mais aussi activités d’enseignement et activités d’éducation, science véritable et « fantaisies pédagogiques ». De ce point de vue, la naissance de la Fédération résulte non seulement de l’opposition aux prétentions des répétiteurs, mais aussi du désir de contrer l’influence, jugée indue, des professeurs de faculté sur l’évolution de l’enseignement secondaire. Les relations entre les syndicats de l’enseignement secondaire et ce qui est appelé à devenir les sciences de l’éducation commencent mal.

Notes

  • [1]
    Paul Gerbod, « Associations et syndicalisme universitaires de l’enseignement secondaire public, 1828-1928 », Le Mouvement social, avril-juin 1966, p. 3-45.
  • [2]
    Cf. Philippe Savoie, Les enseignants du secondaire. Le corps, les métiers, les carrières, t. 1 : 1802-1914, Paris, INRP-Economica, 2000.
  • [3]
    Circulaire du 18 mars 1880.
  • [4]
    Héritier du Conseil de l’Université, institué par le décret du 17 mars 1808, le Conseil supérieur de l’Instruction publique est réformé par la loi du 27 février 1880, qui, conformément au positivisme, lui donne une composition exclusivement universitaire, avec des membres élus par le personnel enseignant, à côté de membres nommés par le ministre (directeurs de l’administration centrale, recteurs, inspecteurs et professeurs).
  • [5]
    E. Anzemberger, Manuel-guide du professeur syndiqué, Cahors, imprimerie Coueslant, 1934, p. 9-15.
  • [6]
    Les notes secrètes sont supprimées par la loi du 8 mars 1905.
  • [7]
    Chiffres d’après Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Colin, 1968, p. 371.
  • [8]
    Avant 1880, l’agrégation n’est ouverte qu’aux normaliens et aux professeurs et répétiteurs de l’enseignement secondaire. Elle s’ouvre aux étudiants avec la circulaire du 1er octobre 1880.
  • [9]
    AN F 17/26351 et AJ 16/1068.
  • [10]
    Circulaire du 30 janvier 1897.
  • [11]
    Émile Chartier dirigea L’Union universitaire, ce qui ne manqua pas de lui nuire beaucoup auprès de l’administration. Il fallut l’intervention d’un ami directeur de la comptabilité publique pour lui éviter de sérieux ennuis (cf. Portrait de famille, p. 86).
  • [12]
    La France du sud-ouest, 9 janvier 1900.
  • [13]
    L’Enseignement secondaire, 1er mai 1903, p. 155.
  • [14]
    L’Enseignement secondaire, 1er mai 1902, p. 153.
  • [15]
    La Fédération nationale des amicales d’instituteurs et d’institutrices de France et des colonies est née en 1901, au congrès de Bordeaux. Cf. Jacques Girault, Instituteurs, professeurs, une culture syndicale dans la société française (fin XIXe -XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.
  • [16]
    La Revue universitaire, 1904, I, p. 391-407.
  • [17]
    En 1925, refusant la transformation de la Fédération nationale des professeurs de lycée en syndicat, il fondera la Fédération non syndiquée.
  • [18]
    Émile Chauvelon a présidé la Coopérative universitaire pédagogique, qui se donnait en 1891 pour but de rassembler tous les universitaires soucieux de défendre l’enseignement laïque et républicain. Les instituteurs étaient compris parmi les « universitaires », ce qui effaçait l’opposition entre « primaires » et « secondaires ». Cf. Maitron (J.) et Pennetier (C.), Dictionnaire biographique du mouvement français, t. 2, Paris, Les Éditions ouvrières, 1984, p. 198.
  • [19]
    L’allure des débats (motions de procédure, motions prioritaires de clôture…) a en revanche choqué des « secondaires » habitués au « libéralisme universitaire », c’est-à-dire à la plus grande liberté d’expression – ainsi qu’au respect de l’art oratoire.
  • [20]
    La semaine sociale, 17 avril 1904.
  • [21]
    Léon Bourgeois avait transformé le baccalauréat spécial en baccalauréat moderne et donné aux classes de cet enseignement les mêmes dénominations qu’à celles de l’enseignement classique.
  • [22]
    Revue internationale de l’enseignement, 1891, I, p. 482-484.
  • [23]
    Revue universitaire, 1897, II, p. 69.
  • [24]
    Loi du 28 août 1891.
  • [25]
    Enquête sur l’enseignement secondaire, 1899, I, p. 42.
  • [26]
    La Solidarité, n° 2,1er décembre 1904, p. 2.
  • [27]
    L’Enseignement secondaire, n° 1,10 juin 1905, p. 3. Gustave Rodrigues présidera la Société des agrégés entre 1931 et 1933.
  • [28]
    Le décret du 1er février 1902 a créé une section supérieure des professeurs du premier ordre des collèges qui offre à 10 % de ceux-ci le traitement des chargés de cours des lycées. Les professeurs de collège réclament l’extension de cette assimilation (celle-ci sera néanmoins supprimée par l’article 49 de la loi de finances du 22 avril 1905, qui accroît les exigences dans le recrutement des chargés de cours et assimile certains d’entre eux aux agrégés).
  • [29]
    Revue universitaire, 1905, I, p. 69.
  • [30]
    Revue des lycées et collèges, 10 mai 1905, p. 165.
  • [31]
    Le ministre de l’Instruction publique Bienvenu-Martin donne tort aux professeurs au sujet de la surveillance des récréations d’interclasse (circulaire du 13 février 1906), mais va dans leur sens au sujet du professorat adjoint (circulaire du 7 août 1905). Par le décret du 30 juillet 1909, les professeurs adjoints reçoivent la priorité pour l’accès aux chaires de premier ordre des collèges, ce qui répond à la cause de leur mécontentement (l’encombrement de la carrière, pour les licenciés) tout en satisfaisant les professeurs du point de vue pédagogique.
  • [32]
    Revue des lycées et collèges, 25 juillet 1905, p. 249.
  • [33]
    BOFNPL, n° 14, mars 1907, p. 26-29.
  • [34]
    Yves Verneuil, La Société des agrégés, de sa fondation à nos jours, doctorat, histoire, sous la dir. de Françoise Mayeur, Paris IV, 2001.
  • [35]
    BOFNPL, n° 6, mai 1906, p. 5.
  • [36]
    La Revue bleue, 4 février 1906.
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