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Article de revue

Les ajustements entre des écoles maternelles et leurs publics.

Contribution à l'étude des relations famille-école

Pages 22 à 32

Notes

  • [1]
    D’après Pinçon-Charlot et Rendu, les stratégies d’évitement de l’école qui a une mauvaise image du fait de sa composition sociale et ethnique seraient plutôt le fait des fractions intellectuelles des classes moyennes, qui opéreraient par fausses adresses, demandes officielles de dérogation, ou choix de l’école privée; cf. PINÇON-CHARLOT, M. et RENDU, P. Les hauts fonctionnaires face aux enjeux scolaires de leurs enfants, Revue Française de Pédagogie, n° 83,1988, p. 51-56. A. LÉGER et M. TRIPIER dans Fuir ou construire l’école populaire, Paris, Méridiens-Klincksieck, (1986) constatent ces pratiques chez des familles populaires pour des élèves de CP, français, d’un niveau socio-économique légèrement supérieur à celui du quartier et ayant de bons résultats scolaires.
  • [2]
    PINÇON, M. et PINÇON-CHARLOT, M., Dans les beaux quartiers. Paris : Seuil, 1989.
  • [3]
    À un autre niveau d’enseignement, l’enquête de Monique de Saint Martin, de l’école Notre-Dame des Oiseaux, montre également l’homogénéisation sociale des élèves et des enseignantes, et l’action des familles dans la production de ce phénomène : Une « bonne » éducation, Ethnologie française, n° 1, janviermars 1990, p. 62-70.
  • [4]
    Ce qui n’est pas spécifique aux instituteurs d’école maternelle : Monique Hirschhorn souligne le recrutement hétérogène et l’« unité introuvable » des enseignants, Hirschhorn M., L’ère des enseignants. Paris : PUF, 1993.
  • [5]
    Pour d’évidentes raisons d’anonymat, tous les noms sont fictifs.
  • [6]
    ZIMMERMANN, D. La sélection non verbale à l’école. Paris : ESF, 1986.
  • [7]
    L’incidence de critères sociaux dans les évaluations scolaires a été montrée à d’autres niveaux d’enseignement. BOURDIEU, P., SAINT-MARTIN, M. « Les catégories de l’entendement professoral », ARSS, n° 3, mai 1975, p. 4-22.
  • [8]
    ZIMMERMANN, D. op. cit., p. 117.
  • [9]
    PACAUD-BRETON, J. Les parents et l’école maternelle. Contribution à l’étude de la différenciation scolaire. Paris, université René-Descartes, 1981 (thèse de 3e cycle); ANDERSON-LEVITT, K. Degrees of distance between teachers and parents in urban France, Anthropology and Education Quarterly, n° 20 (2), 1989, p. 97-117; REED-DANAHAY, D. et ANDERSON-LEVITT, K. Backwards countryside, troubled city : French teachers ‘images of rural and working-class families, American Ethnologist, n° 18 (3), 1991, p. 546-564.
  • [10]
    Les parents des classes supérieures sont souvent perçus par les enseignants comme « trop interventionnistes » ou « trop désinvoltes ». Cf. PACAUD-BRETON, J. op. cit., 1981; LAREAU, A. Social-class differences in family-school relationships : The importance of cultural capital, Sociology of Education, n° 60 (2), 1987, p. 73-85; PINÇON et PINÇON-CHARLOT, op. cit., 1989. Les parents des classes moyennes entretiennent de bonnes relations avec les instituteurs, ils tiennent le rôle du « bon parent » pour échanger les informations et produire une bonne impression sur les enseignants, SIROTA, R., L’école primaire au quotidien. Paris : PUF, 1988.
  • [11]
    BECKER, H. Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher, Doctoral dissertation, University of Chicago, 1951 (New York : Arno Press, 1980).
  • [12]
    CHAPOULIE, J.-M. Sur l’analyse sociologique des groupes professionnels, Revue française de socio-logie, n° 14 (1), p. 86-114.
  • [13]
    LÉGER, A. Les déterminants sociaux des carrières enseignantes, Revue française de sociologie, n° 22 (4), 1981, p. 549-574.
  • [14]
    HAMON, H. et ROTMAN, P. Tant qu’il y aura des profs. Paris : Seuil, 1984.
  • [15]
    DURU-BELLAT, M. et MINGAT, A. « Le déroulement de la scolarité au collège : le contexte fait des différences ». Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 649-666.
  • [16]
    Que l’effet résulte de l’organisation (cf. Paty D., Douze collèges en France, Paris : La Documentation française, 1981; DUBET, F. Les lycéens, Paris : Seuil, 1991) de la mobilisation (DUBET, F. et al., Mobilisation des établissements et performances scolaires, Revue française de sociologie, XXX, 1989, p. 235-256.) de la mise en œuvre d’un compromis entre des visions différentes de l’école (DEROUET, J.-L. Contrat et établissement scolaire, in BURGUIÈRE et al., Contrats et éducation, Paris : L’Harmattan/INRP, coll. CRE-SAS n° 6,1987, p. 95-112) de la composition sociale et ethnique du public (CHERKAOOUI, M. Les paradoxes de la réussite scolaire. Paris : PUF, 1979; GRISAY, A. Des indicateurs d’efficacité pour les établissements, Éducation et formation, n° 22,1990, p. 31-46) ou des pratiques d’évaluation et d’orientation (DURU-BELLAT, M. et MINGAT, A. art. cit., 1988; GRISAY, A. op. cit., 1990).
  • [17]
    Mingat met en évidence un « effet maître » dans les acquisitions d’élèves de CP, Les acquisitions scolaires de l’élève au CP : les origines des différences, Revue française de pédagogie, n° 69, p. 49-63
  • [18]
    Selon M. DURU-BELLAT et A. HENRIOT-VAN ZANTEN, op. cit., les différences d’efficacité des maîtres n’ont que peu à voir avec leurs caractéristiques personnelles (sexe, âge, formation) mais plutôt avec le « management » du groupe (prise en charge de tous les élèves, changement d’activité sans rupture, choix d’activités adaptées au niveau) – Sociologie de l’école, Paris : Colin, 1992. Il nous semble toutefois que le « management » des institutrices observées dans notre recherche n’est pas sans lien avec l’âge et la formation (peut-être avec le sexe, mais des femmes seulement ont été observées).
  • [19]
    Vis-à-vis de la diversité des comportements professionnels des enseignants, M. HIRSCHHORN souligne qu’une même situation peut être saisie différemment et susciter des actions antagonistes. HIRSCHHORN M., op. cit., p. 228 et s.

1Dans le cadre d’une recherche sur les relations entre familles et école, une école maternelle d’un quartier « populaire » et une école d’un quartier favorisé d’une ville moyenne (200 000 habitants) ont été l’objet d’investigations variées entre 1991 et 1993: analyse de la composition sociale du public, observations dans les classes, entretiens avec les instituteurs et avec certains parents. Entre les connaissances macrosociales découlant des statistiques nationales et l’observation ethnographique des études microsociologiques, il nous a paru intéressant de s’arrêter à un niveau intermédiaire pour rendre compte des adaptations réciproques entre les écoles maternelles observées, leurs publics et leurs enseignants. Ces phénomènes favorisent l’établissement de divers liens entre les écoles et les familles et à ce titre, ne peuvent être ignorés dans la réflexion sur l’articulation famille/école. Cette situation n’est vraisemblablement ni exceptionnelle, ni représentative de toutes les écoles maternelles ; elle constitue un cas de figure dont la fréquence reste à déterminer par d’autres recherches. Notre observation localisée fournit une hypothèse à valider à travers d’autres études : l’articulation entre éducation familiale et éducation scolaire est facilitée par les stratégies des institutrices et des parents qui se choisissent en partie, malgré les barrages institutionnels.

2Pour chacun des deux établissements étudiés, une impression d’homogénéité sociale des élèves et un sentiment d’adéquation entre familles utilisatrices et personnel enseignant devaient être explorés. Sont-ils fondés ? De quelle manière cela serait possible dans une école dont l’organisation est centralisée, dont les affectations des institutrices dépendent de l’administration, dont une carte scolaire évite les choix du public ? Ce sont ces questions auxquelles s’attache cet article.

3Bien sûr, la proximité sociale des familles usagers d’un établissement résulte largement de la structuration sociale de l’espace urbain. Ce phénomène est connu et ne fera pas l’objet de développement dans cette investigation. Ce qui a retenu notre attention est la force de cette homogénéité dans les deux écoles observées : la distribution de la population dans la ville, et plus précisément la composition sociale des deux quartiers, ne suffit pas à expliquer la concentration d’ouvriers dans l’une, la sur-représentation de cadres dans l’autre. Quels autres mécanismes amplifient l’effet de la répartition géographique ?

4De plus, ces deux écoles maternelles ne différent pas seulement par leurs publics, mais aussi par leurs personnels enseignants. À ce niveau d’analyse, on est frappé de l’ajustement de l’un à l’autre. Non pas que l’harmonie soit totale dans chacun des établissements, mais une congruence existe entre les institutrices et les familles. La deuxième partie de cet article explore les ressorts de cette situation.

5Le fait que les enseignantes s’installent dans des établissements dont les collègues et le public leur conviennent, se combine à l’installation des parents dans des écoles dont les autres familles et les institutrices les satisfont.

6Mais ce rapprochement enseignants-familles n’aboutit pas au monolithisme pédagogique au sein de chaque établissement. La dernière partie de cet article montre au contraire des adaptations pédagogiques diverses selon les enseignantes.

Une homogénéisation du public

7Les deux écoles retenues pour leur implantation dans des quartiers socialement différents présentent chacune une très forte homogénéité sociale (voir les tableaux ci-dessous): l’une ouvrière à 70 % avec un tiers d’étrangers, l’autre composée de cadres et professions intellectuelles supérieures à 70 % (et seulement 2 enfants étrangers sur 83 inscrits en 91). Ce qui, dans les deux cas, amplifie très fortement les caractéristiques du quartier.

8Le quartier A a une image de quartier ouvrier car il en comporte 26,4 % dans une ville qui n’en compte que 16,4 % – et le quartier B 6 %. Mais l’on est encore très loin d’atteindre la proportion d’ouvriers parmi les parents de l’école A (70 %).

9Le quartier B est vu comme quartier chic avec ses 28% de cadres et professions de catégorie A, dans une ville qui en présente une moyenne de 14% – et le quartier A 7%. Là aussi, l’école maternelle B « concentre » plus encore que le quartier les professions supérieures.

10En vue de saisir les mécanismes de ces surconcentrations, notre investigation a porté sur les processus d’homogénéisation du public de l’établissement A.

Tableau 1.

Répartition de la population active ayant un emploi («actifs occupés») dans les quartiers A et B en 1990 (Source INSEE).

Tableau 1.
Tableau 1. — Répartition de la population active ayant un emploi («actifs occupés») dans les quartiers A et B en 1990 (Source INSEE). Positionprofessionnelle Quartier A (%) Quartier B (%) Ville entière (%) non renseigné 18,6 20,7 19,5 ouvrier 26,4 6,0 16,4 agent de maîtrise 4 2,7 3,9 Technicien.Prof. interm. 12,5 12,1 14,2 Ingénieur. Cadre. 4,2 14,7 7,7 Prof. cat. A 3,8 14,8 7 Employé 26,3 12,7 23,7 I ndépendant,employeur 2,6 12,9 5,6 Aide familial 1,4 3,3 2 Total 100 100 100

Répartition de la population active ayant un emploi («actifs occupés») dans les quartiers A et B en 1990 (Source INSEE).

11Le quartier périphérique où est implantée l’école maternelle A est une zone d’habitat social caractérisé par la cohabitation de catégories diverses, du fait d’une politique de mélange de petits immeubles en accession à la propriété, d’habitations à loyer modéré, de petits pavillons. Toutefois, cette hétérogénéité sociale s’atténue largement dans les groupes scolaires, comme en témoignent les compositions des trois écoles maternelles implantées dans ce quartier A (l’école A et les deux plus proches nommées ici G et W).

Tableau 2.

Répartition des pères des élèves en 1990 (d’après l’indication portée par eux sur la fiche scolaire)

Tableau 2.
Tableau 2. — Répartition des pères des élèves en 1990 (d’après l’indication portée par eux sur la fiche scolaire) Pères école A Pères école G Pères école W angers Activité indiquée Français Étrangers(37,2 %) Français Étrangers(14,8 %) Français et étr(6,4 %) Sans indication 0,3 7,6 0,4 9 1 Étudiant 0,7 1,9 0,6 0,3 3 Chômeur 5,8 11,5 7 22,7 4 Ouvrier 69,3 57,6 29 68 38 Employé 7,2 6 11,8 – 20 Prof. intermédiaire 8,7 5,9 35,4 – 19 Cadre et pr. int. sup 5 5,7 15,2 – 11 Artisan, commerc. 3 3,8 0,6 – 4 Total 100 100 100 100 100

Répartition des pères des élèves en 1990 (d’après l’indication portée par eux sur la fiche scolaire)

Tableau 3.

Répartition des mères actives (selon leur indication sur la fiche sco-

Tableau 3.
Tableau 3. — Répartition des mères actives (selon leur indication sur la fiche scolaire) Activité déclarée Mères école A (%) Mères école G. (%) Mères école W. (%) Étudiante – 2,8 1,3 Chômeuse 6,4 3,8 2,7 Ouvrière 8 5,7 2,7 Employée 67,7 48 56,7 Prof. intermédiaire 11,2 28,8 23 Cadres et pr. int. sup 6,4 10,5 13,5

Répartition des mères actives (selon leur indication sur la fiche sco-

12Cette homogénéisation du public des écoles maternelles du quartier découle certes pour une part des variations de la composition sociale dans les îlots intérieurs du quartier. En l’absence de données sur ces « sous-quartiers », on ne peut que supposer cette différenciation sociale dans l’espace en considérant l’habitat (petits pavillons, immeubles en accession à la propriété, HLM). Ces disparités sont cependant limitées par la politique de brassage social voulu lors de la construction et sont insuffisantes pour rendre compte des écarts de composition des écoles.

13L’homogénéisation des publics de chaque école résulte aussi conjointement des stratégies des directeurs des écoles concernées et des stratégies des parents.

14En voici une illustration. Les parents d’Anna, ont voulu l’inscrire dans l’école W parce qu’elle est la plus proche de leur domicile et parce qu’une puéricultrice leur en a dit du bien, m’ont-ils expliqué. Le directeur de l’école W a argué du périmètre scolaire pour leur refuser cette inscription. En fait, il s’agit, au moment de l’enquête, d’un découpage officieux : en l’absence de périmètre scolaire établi par la municipalité, les directeurs du secteur A s’accordent entre eux sur un découpage du quartier. Ils acceptent les familles qui résident sur leur secteur, certains élèves qui n’y habitent pas, et renvoient les parents résidants hors de leur territoire et qu’ils ne souhaitent pas accueillir vers la mairie pour une demande de dérogation. Ce que les parents d’Anna, par exemple, n’ont pas fait. Ainsi ce périmètre officieux permet aux directeurs d’écoles « peu attractives » de garder un effectif stable, c’est l’objectif premier, et aux directeurs des écoles « attractives » de trier les enfants candidats résidant en dehors de leur territoire, sur des critères qui restent flous.

15C’est l’un des phénomènes engendrant une différenciation des écoles entre elles et une homogénéisation de chacune d’elles.

16En face des actions des directeurs qui contribuent ici à différencier la composition sociale des écoles prennent place les actions des parents. En enquêtant à partir de l’école maternelle A, les parents qui l’ont évitée n’ont bien sûr pas été rencontrés mais des parents et des enseignants rencontrés en ont témoigné. La formation d’un public massivement ouvrier (70%) et pour 1/3 étrangers dans un quartier plus disparate (26 % d’ouvriers et 22 % d’étrangers) résulte aussi de choix des parents. Les motifs, les caractéristiques et les méthodes des parents qui évitent l’école maternelle étudiée sont certainement proches de ceux que révèlent d’autres études  [1]. Sans pouvoir préciser les caractéristiques des familles concernées, il est néanmoins certain que les stratégies des parents s’ajoutent à celles des directeurs pour aboutir à contraster fortement la population des trois écoles maternelles du secteur A, et à homogénéiser chacune d’elle.

17Les mêmes mécanismes sont vraisemblablement à l’œuvre dans l’école du quartier central, un quartier de demeures anciennes, de maisons récentes, de quelques petits immeubles privés, dont les résidants sont plutôt du haut de la hiérarchie sociale. Au moment de l’enquête, le périmètre officieux conduit la directrice à accepter les enfants de son territoire et à trier les candidats extérieurs, sans qu’elle ait à justifier de cette sélection ou à en présenter les critères. Certains parents du périmètre évitent cette « école de riches ». D’autres, résidant en dehors du territoire de l’école, usent de tous les moyens pour s’y faire accepter (relations avec la directrice, demandes de dérogation à la mairie, interventions d’autorités locales). Dans l’école B, ces actions conjointes de la directrice et des parents homogénéisent « vers le haut »: l’école B, contrairement à l’école A, est une école que les parents choisissent pour sa bonne réputation, en tant qu’école « bien fréquentée » et en tant qu’ancienne école annexe de l’école normale.

18L’homogénéisation sociale des deux écoles étudiées, « vers le haut » pour l’une, « vers le bas » pour l’autre comparativement à leur quartier d’implantation, résulte des admissions et des refus des directeurs, des évitements et des choix des parents.

19Un autre phénomène s’ajoute à celui-ci pour aboutir à la constitution de deux établissements très contrastés : la congruence entre parents et enseignants.

L’adaptation du personnel enseignant de l’école à son public

20Ce qui nous semble être de prime abord une adaptation de l’école à son public dans les deux établissements enquêtés évoque l’étude de Pinçon et Pinçon-Charlot [2]. Ceux-ci montrent l’adaptation de l’école de Neuilly aux familles qui la fréquentent, adaptation dans laquelle ils analysent essentiellement le rôle et l’action des parents, parlant d’« appropriation quasi privée d’un espace public ». L’adaptation de l’école à son public s’observe cependant pour des établissements moins particuliers, tels que ceux observés dans notre étude et on avancera l’hypothèse que l’adaptation entre les familles utilisatrices et les enseignants résulte d’ajustements réciproques et non d’une manipulation des uns par les autres. À l’école de Neuilly, Pinçon et Pinçon-Charlot omettent de mentionner que les enseignants participent de l’accord, en acceptant d’être disponibles, d’effectuer des cours particuliers, en assurant des activités extra-scolaires. On peut supposer que ceux qui refusent ces services évitent cette école ou demandent leur mutation. Les demandes de poste et de mutation de la part des enseignants, les choix d’école de la part des parents, les choix d’installation ou de changements des uns et des autres, aboutissent à une certaine harmonisation. Parents et enseignants restent dans une école qui leur convient et quittent celle qui leur déplaît, et ce sentiment résulte largement des caractéristiques des parents pour les enseignants et de celles des enseignants pour les parents. Cette interprétation rend une part active aux enseignants dans l’ajustement de l’école à son public  [3].

21Entre les deux écoles retenues, l’une en quartier périphérique populaire, l’autre dans le secteur le plus privilégié du centre-ville, les familles utilisatrices diffèrent. Mais les institutrices qui restent dans chacune de ces écoles, diffèrent également.

22En fait, les enseignantes rencontrées reflètent l’hétérogénéité de cette catégorie du point de vue de la formation suivie et de l’appartenance sociale  [4]. Pour ce qui est des modes d’entrée dans la profession, Mmes Lemoux (école A) et Foy (école A) ont été recrutées au niveau 3e; Mmes Dano (école A), Guerroua (école A), Le Mouët (GS école A) après le baccalauréat; Mme Olliaro et Le Bars (école B) après un diplôme universitaire  [5]. Les observateurs ont parlé du lent embourgeoisement de cette catégorie professionnelle; il s’observe si l’on prend en compte les pères et conjoints des institutrices rencontrées. Cette hétérogénéité de diplôme et de position sociale correspond à la cohabitation de différentes générations d’institutrices : les plus anciennes sont aussi les moins diplômées et d’origine et d’alliance les moins élevées socialement.

23Dans l’école du quartier populaire, les enseignantes observées sont âgées entre quarante et cinquante ans, ont le niveau du baccalauréat (acquis à l’école normale pour celles qui sont entrées après la 3e ) et sont dans cet établissement depuis 15, 16 voire 17 ans. Par ailleurs, leurs parents et leurs époux sont de situation modeste ou moyenne (employé, ouvrier, technicien, contremaître). Cela peut expliquer leur préférence pour ce public. En effet, pour Zimmerman, les instituteurs opèrent une catégorisation hiérarchisée des enfants à partir de critères qui sont moins des acquisitions et des productions scolaires que de celui d’une connivence affective  [6]. De manière globale, celle-ci favoriserait les enfants élevés socialement  [7], mais elle serait aussi liée à l’appartenance sociale des enseignants (mesurée par les catégories socioprofessionnelles des parents et des conjoints). Ainsi, les enseignants issus de parents ouvriers, employés ou personnel de service, trouvent les enfants de mêmes caractéristiques plus sympathiques que leurs collègues enseignants d’autre origine  [8].

24Les institutrices rencontrées restent à l’école A grâce à une certaine familiarisation, une compréhension d’une population modeste et parce qu’elles apprécient le rapport avec les familles : elles expriment le sentiment d’être valorisées et respectées en tant qu’institutrices dans ce quartier, ce qui ne serait pas le cas, disent-elles, dans les quartiers privilégiés. Dans d’autres recherches, les parents de milieu populaire sont décrits par les enseignants comme mal à l’aise dans les relations d’interaction quand ils ne sont pas absents  [9]. Cette attitude est plutôt considérée et appréciée par les institutrices rencontrées comme l’expression d’une distance respectueuse.

25Les enseignantes observées dans l’école du centre-ville sont plus jeunes (entre trente et quarante ans), plus diplômées (les deux préparent une maîtrise d’histoire). Elles entretiennent des relations que l’on peut qualifier d’égalitaires avec les parents qui sont pour la plupart ici pourvus d’un fort bagage scolaire et culturel [10]. Elles disent apprécier globalement de travailler avec ces familles; elles ont le sentiment que leur démarche est comprise et reconnue. En côtoyant certains parents aux fonctions plus prestigieuses que la leur, elles peuvent se sentir valorisées.

26Dans chaque école s’installent des institutrices à qui conviennent les familles utilisatrices. Dés 1951, Becker soulignait les déplacements des institutrices de Chicago dans les années 1940 des écoles populaires multi-ethniques des centres villes vers les écoles de banlieues aisées  [11]. Chapoulie en 1973 envisage pour carrière des instituteurs cette « mobilité horizontale » qui consiste à changer d’établissement jusqu’à trouver un lieu idéal d’exercice  [12]. Cette quête de l’établissement qui convienne se rapproche des parcours des enseignants décrits par Léger [13] (les enseignants de lycée les plus gradés quittent les lycées populaires pour des lycées bourgeois), par Hamon et Rotman  [14] (plus l’enseignant est diplômé, plus il a de l’ancienneté et plus il s’achemine du nord au sud, des bourgs vers les villes, de la province vers la capitale), et par M. Hirschhorn (les enseignants se référant au modèle du magister recherchent un « bon » public).

27À travers les choix des enseignantes, nos deux écoles maternelles s’adaptent à la population qu’elles recrutent. Les moins diplômées et les moins élevées socialement se disent valorisées et satisfaites dans une situation de relatif contraste vis-à-vis des familles, elles s’y sentent rassurées. Les plus diplômées et d’origine et/ou d’alliance plus élevée apprécient une situation de rapprochement vis-à-vis des parents.

28Il ne faudrait pas en conclure que les institutrices de chaque établissement, proches entre elles par l’âge, le parcours et la situation sociale, traitent de la même manière leurs élèves. Parallèlement aux phénomènes d’adaptations réciproques entre enseignants et publics, pouvant être perçus comme « effets établissements », d’autres phénomènes se jouent au niveau des classes  [15]. L’analyse au niveau des individus, ici des institutrices, est nécessaire pour comprendre les faits observés.

Des adaptations pédagogiques variées

29Dans l’école maternelle A (parents ouvriers à 70 %), les deux moyennes sections observées en 1992 présentent un encadrement autoritaire avec une hiérarchie adulte-enfant, et un contenu simple. Mais, dans le même établissement, les deux grandes sections observées en 1993 apparaissent encadrées de manière plus négociée, faisant appel à l’initiative et à la prise en charge, et mènent des activités exigeantes.

30Dans l’école maternelle B, la moyenne section observée en 1992 présente un encadrement responsabilisant, au contenu exigeant, et la grande section n’offre en 1993 qu’un encadrement faible et intermittent et des activités de faible exigence.

31Si l’observation des trois classes de moyennes sections entre janvier et juin 1992 distinguait clairement les deux écoles et étayait une hypothèse « effet établissement », tel qu’on a pu en cerner pour les collèges  [16], elle fut réfutée par les données recueillies en grandes sections entre avril et juin 1993, qui présentent des clivages à l’intérieur de chaque école.

32Les échanges et l’écoute des enseignantes dans le quotidien révèlent des conceptions relatives aux enfants qui peuvent se schématiser ainsi : plus l’enfant est socialement défavorisé, plus il aura de difficultés scolaires et inversement. Certes, leurs définitions de l’enfant « défavorisé » et de l’enfant « en difficulté » sont floues et extensibles, intégrant des aspects moraux et comportementaux. Si les sept enseignantes rencontrées partagent cette représentation, elles n’en tirent pas les mêmes conséquences pratiques. Les contenus et les pratiques pédagogiques varient en fonction du niveau supposé des élèves. Les deux institutrices de la moyenne section de l’école A pensent s’adapter à leurs élèves en définissant des objectifs simples. Mais les deux enseignantes de grande section de cet établissement, face aux mêmes élèves l’année suivante, déploient une grande énergie pour hisser les élèves à ce qui leur semble nécessaire pour entrer en CP.

33À l’opposé, les institutrices de moyenne et de grande section de l’école B sont persuadées que leurs élèves « ont des facilités ». La première en joue pour accélérer les apprentissages de lecture, d’écriture, à tel point que la conseillère pédagogique intervient pour la freiner; la seconde s’y appuie pour justifier des activités peu exigeantes, peu suivies et s’occuper des tâches de direction qui lui incombent. Il est fort probable que les attentes inégalement exigeantes et les pratiques différenciées des institutrices tendent à réaliser un « effet maître »  [17]. Mais en l’absence d’évaluations formelles, on ne peut mesurer les effets des pratiques des enseignants  [18].

34Dans les deux écoles observées, s’installent des institutrices à qui conviennent les familles et en même temps viennent des parents qui s’accordent aux institutrices et aux autres parents. Dans le même temps, cependant, chaque enseignante définit l’encadrement qui convient, à ses yeux, à ses élèves  [19].

35Que faut-il en conclure ? D’abord que l’école maternelle n’est pas une entité homogène et qu’au-delà des missions communes les établissements diffèrent les uns des autres. Mais plus fondamentalement que des phénomènes peu visibles harmonisent parents et enseignants. La carte scolaire qui empêche les déplacements des parents, la politique administrative des affectations des instituteurs masquent, plus qu’ils n’évitent, les jeux d’ajustement réciproques entre les familles utilisatrices et les enseignants.

36L’analyse intermédiaire de la relative adaptation des familles et des enseignants est indispensable pour étudier l’articulation entre famille et école. Difficilement perceptibles dans les approches macrosociologique ou microsociologique, ces phénomènes de co-adaptation n’en expliquent pas moins les consonances et les dissonances que rencontre le jeune enfant entre sa vie scolaire et sa vie familiale.


Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/cdle.011.0022

Notes

  • [1]
    D’après Pinçon-Charlot et Rendu, les stratégies d’évitement de l’école qui a une mauvaise image du fait de sa composition sociale et ethnique seraient plutôt le fait des fractions intellectuelles des classes moyennes, qui opéreraient par fausses adresses, demandes officielles de dérogation, ou choix de l’école privée; cf. PINÇON-CHARLOT, M. et RENDU, P. Les hauts fonctionnaires face aux enjeux scolaires de leurs enfants, Revue Française de Pédagogie, n° 83,1988, p. 51-56. A. LÉGER et M. TRIPIER dans Fuir ou construire l’école populaire, Paris, Méridiens-Klincksieck, (1986) constatent ces pratiques chez des familles populaires pour des élèves de CP, français, d’un niveau socio-économique légèrement supérieur à celui du quartier et ayant de bons résultats scolaires.
  • [2]
    PINÇON, M. et PINÇON-CHARLOT, M., Dans les beaux quartiers. Paris : Seuil, 1989.
  • [3]
    À un autre niveau d’enseignement, l’enquête de Monique de Saint Martin, de l’école Notre-Dame des Oiseaux, montre également l’homogénéisation sociale des élèves et des enseignantes, et l’action des familles dans la production de ce phénomène : Une « bonne » éducation, Ethnologie française, n° 1, janviermars 1990, p. 62-70.
  • [4]
    Ce qui n’est pas spécifique aux instituteurs d’école maternelle : Monique Hirschhorn souligne le recrutement hétérogène et l’« unité introuvable » des enseignants, Hirschhorn M., L’ère des enseignants. Paris : PUF, 1993.
  • [5]
    Pour d’évidentes raisons d’anonymat, tous les noms sont fictifs.
  • [6]
    ZIMMERMANN, D. La sélection non verbale à l’école. Paris : ESF, 1986.
  • [7]
    L’incidence de critères sociaux dans les évaluations scolaires a été montrée à d’autres niveaux d’enseignement. BOURDIEU, P., SAINT-MARTIN, M. « Les catégories de l’entendement professoral », ARSS, n° 3, mai 1975, p. 4-22.
  • [8]
    ZIMMERMANN, D. op. cit., p. 117.
  • [9]
    PACAUD-BRETON, J. Les parents et l’école maternelle. Contribution à l’étude de la différenciation scolaire. Paris, université René-Descartes, 1981 (thèse de 3e cycle); ANDERSON-LEVITT, K. Degrees of distance between teachers and parents in urban France, Anthropology and Education Quarterly, n° 20 (2), 1989, p. 97-117; REED-DANAHAY, D. et ANDERSON-LEVITT, K. Backwards countryside, troubled city : French teachers ‘images of rural and working-class families, American Ethnologist, n° 18 (3), 1991, p. 546-564.
  • [10]
    Les parents des classes supérieures sont souvent perçus par les enseignants comme « trop interventionnistes » ou « trop désinvoltes ». Cf. PACAUD-BRETON, J. op. cit., 1981; LAREAU, A. Social-class differences in family-school relationships : The importance of cultural capital, Sociology of Education, n° 60 (2), 1987, p. 73-85; PINÇON et PINÇON-CHARLOT, op. cit., 1989. Les parents des classes moyennes entretiennent de bonnes relations avec les instituteurs, ils tiennent le rôle du « bon parent » pour échanger les informations et produire une bonne impression sur les enseignants, SIROTA, R., L’école primaire au quotidien. Paris : PUF, 1988.
  • [11]
    BECKER, H. Role and Career Problems of the Chicago Public School Teacher, Doctoral dissertation, University of Chicago, 1951 (New York : Arno Press, 1980).
  • [12]
    CHAPOULIE, J.-M. Sur l’analyse sociologique des groupes professionnels, Revue française de socio-logie, n° 14 (1), p. 86-114.
  • [13]
    LÉGER, A. Les déterminants sociaux des carrières enseignantes, Revue française de sociologie, n° 22 (4), 1981, p. 549-574.
  • [14]
    HAMON, H. et ROTMAN, P. Tant qu’il y aura des profs. Paris : Seuil, 1984.
  • [15]
    DURU-BELLAT, M. et MINGAT, A. « Le déroulement de la scolarité au collège : le contexte fait des différences ». Revue française de sociologie, XXIX, 1988, p. 649-666.
  • [16]
    Que l’effet résulte de l’organisation (cf. Paty D., Douze collèges en France, Paris : La Documentation française, 1981; DUBET, F. Les lycéens, Paris : Seuil, 1991) de la mobilisation (DUBET, F. et al., Mobilisation des établissements et performances scolaires, Revue française de sociologie, XXX, 1989, p. 235-256.) de la mise en œuvre d’un compromis entre des visions différentes de l’école (DEROUET, J.-L. Contrat et établissement scolaire, in BURGUIÈRE et al., Contrats et éducation, Paris : L’Harmattan/INRP, coll. CRE-SAS n° 6,1987, p. 95-112) de la composition sociale et ethnique du public (CHERKAOOUI, M. Les paradoxes de la réussite scolaire. Paris : PUF, 1979; GRISAY, A. Des indicateurs d’efficacité pour les établissements, Éducation et formation, n° 22,1990, p. 31-46) ou des pratiques d’évaluation et d’orientation (DURU-BELLAT, M. et MINGAT, A. art. cit., 1988; GRISAY, A. op. cit., 1990).
  • [17]
    Mingat met en évidence un « effet maître » dans les acquisitions d’élèves de CP, Les acquisitions scolaires de l’élève au CP : les origines des différences, Revue française de pédagogie, n° 69, p. 49-63
  • [18]
    Selon M. DURU-BELLAT et A. HENRIOT-VAN ZANTEN, op. cit., les différences d’efficacité des maîtres n’ont que peu à voir avec leurs caractéristiques personnelles (sexe, âge, formation) mais plutôt avec le « management » du groupe (prise en charge de tous les élèves, changement d’activité sans rupture, choix d’activités adaptées au niveau) – Sociologie de l’école, Paris : Colin, 1992. Il nous semble toutefois que le « management » des institutrices observées dans notre recherche n’est pas sans lien avec l’âge et la formation (peut-être avec le sexe, mais des femmes seulement ont été observées).
  • [19]
    Vis-à-vis de la diversité des comportements professionnels des enseignants, M. HIRSCHHORN souligne qu’une même situation peut être saisie différemment et susciter des actions antagonistes. HIRSCHHORN M., op. cit., p. 228 et s.

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