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Article de revue

Les élèves de LP à l'épreuve des savoirs : une articulation entre l'histoire biographique et le contexte scolaire

Pages 2 à 20

Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur les enseignements d’une recherche doctorale (JELLAB, 2000) menée sous la direction de Bernard Charlot et portant le titre : Scolarité, rapport au (x) savoir(s) et à la socialisation professionnelle chez les élèves de CAP et de BEP. Je remercie Viviane Isambert-Jamati pour ses remarques en vue d’une meilleure lisibilité du texte.

1Le système scolaire français a largement été exploré et ce, à partir de problématiques diverses au premier rang desquelles on trouve la question de la démocratisation (Prost, 1986 ; Langouët, 1994), des inégalités de réussite (Duru-Bellat, Mingat, 1993) et des rapports complexes engageant l’école et le marché du travail (Tanguy et al. 1986; Agulhon, 1994). Si à l’origine, les recherches sociologiques se sont attachées à rapprocher le fonctionnement de l’institution scolaire de l’organisation sociale et culturelle (Bourdieu, Passeron, 1964; 1970) et à dénoncer le caractère idéologique d’une institution au service du capital et de la classe dominante (Grignon, 1971; Baudelot, Establet, 1972), les analyses se sont progressivement orientées vers le fonctionnement «interne» de l’école, sans pour autant oublier que celle-ci est le produit de la société et de ses paradoxes (Charlot, 1987).

Une mise en perspective du cadre théorique

2Le fonctionnement « interne » de l’école a conduit les chercheurs à penser les relations existant entre les usagers (élèves et parents, principalement) et les professionnels de l’éducation. « Métier d’élève » et « métier d’apprenant » (Bautier, Rochex, 1997) circonscrivent des « objets » à travers lesquels l’institution scolaire est interrogée de manière fine allant au-delà de la socialisation (Ballion, 1993). Ainsi, le renouvellement des paradigmes sociologiques a placé la notion d’acteur et de sujet au centre des propos : certes, d’un point de vue macrosociologique, les élèves sont des agents sociaux, porteurs d’habitus et orientant leurs pratiques en fonction de leur héritage culturel; mais d’un point de vue microsociologique, le schéma de la reproduction ne résiste pas au constat selon lequel les élèves, comme les professionnels de l’éducation, manifestent des stratégies, expriment des attentes variées qui ne correspondent pas terme à terme à la catégorie sociale d’appartenance. L’approche sociologique devient moins fonctionnaliste et plus constructiviste. « Les critiques des théories de la reproduction vont porter fondamentalement sur ce qui constitue le pendant d’une conception des acteurs comme passifs et ‘‘hyper socialisés”, à savoir la tendance à réifier les réalités sociales (la structure sociale, le système scolaire) […] La sociologie interactionniste, ou de manière voisine, l’ethnométhodologie vont alors se centrer sur les visions du monde et les perspectives particulières qui sous-tendent les conduites des acteurs, les capacités interprétatives qu’ils ont à déployer, les idées et les actes qu’ils vont trouver naturel de mobiliser pour résoudre un problème dans une situation donnée » (Duru-Bellat, Van Zanten, 1999, p.79-80). Aussi, interroger qualitativement les rapports engageant les élèves, les enseignants et l’institution scolaire en général invite à user des notions d’acteur ou, de manière plus nuancée, de sujet.

3C’est dans le cadre de ce renouvellement théorique, et aidées en cela par le cas des « réussites singulières » (Terrail, 1990), comme des « anomalies statistiques » que s’inscrivent les recherches sur le rapport au savoir (Charlot, Bautier, Rochex, 1992) et sur le rapport à la forme écrite (ou scripturale) en milieu scolaire (Lahire, 1993, a).

4La recherche que nous avons engagée sur les élèves de lycée professionnel s’inscrit dans une double filiation théorique : l’une, appartenant au champ de la socio-logie de l’éducation, tente d’articuler l’expérience scolaire avec la logique des acteurs, sujets et apprenants que sont les élèves; l’autre, relevant de récentes recherches en sociologie du travail et du rapport à l’emploi, souscrit à l’importance des trajectoires et des histoires biographiques dans les modalités d’accès au marché du travail (Demazière, Dubar, 1994; Jellab, 1997 a, b; Nicole-Drancourt, 1994).

5La problématique du rapport au savoir (ou aux savoirs scolaires et professionnels) chez les élèves de LP est posée ici comme rapport complexe entre des sub-jectivités sociales – celle des élèves en tant que sujets – et des contenus scolaires dont les caractéristiques tiennent à la spécificité du lycée professionnel : en effet, deux formes définissent le cadre et le contenu des savoirs enseignés. D’un côté la « forme scolaire » ou ce que les élèves nomment « l’école », référant à des savoirs impersonnels et décontextualisés (ou éloignés de leur usage immédiat). De l’autre, « la forme professionnelle » qui, tout en s’intégrant dans l’espace scolaire, donne à voir des pratiques pragmatiques et sollicite les apprenants en les impliquant dans un processus de « professionnalisation », désigné souvent par le terme d’apprentissage du « métier ». Souscrivant à une « lecture en positif » de l’expérience scolaire (Charlot, 1997), nous tentons de voir comment, concrètement, la scolarité en LP s’apprécie à partir de rapports complexes engageant des biographies, des savoirs et des faits institutionnels au premier rang desquels nous trouvons la filière (CAP et BEP, dans le cas de notre recherche) et la spécialité (domaine professionnel de la formation).

Une approche sociologique de l’élève comme sujet : contexte de scolarisation, expérience scolaire et formes de rapport aux savoirs

6L’expérience scolaire des élèves de LP est souvent identifiée à une épreuve dans laquelle prédominerait un sentiment d’échec que renforcerait la domination idéologique et institutionnelle. C. Grignon (1971) insistait sur le procès de domestication des classes populaires que le collège d’enseignement technique (LP aujourd’hui) assumait à sa manière. Pour autant, de l’expérience concrète des élèves, rien ne nous est dit. Les mutations sociales (Dubar, 1991), l’épuisement des modèles sociologiques classiques (Dubet, 1994) comme la découverte de l’acteur… ont favorisé l’engagement de recherches se voulant être au plus près des individus et des institutions. Cependant, la critique formulée par B. Charlot (1997) à l’égard d’une « sociologie sans sujet » et de la théorie de la « subjectivation », apparaît comme une critique du « réductionnisme sociologique », celui qui ramène l’expérience scolaire à des positions et dispositions incorporées, ou à un procès de socialisation générant une subjectivation posée comme autonomie vis-à-vis de la société. « Le sujet n’est pas une distance vis-à-vis du social, il est un être singulier qui s’approprie le social sous une forme spécifique, transmuée en représentations, en comportements, en aspirations, en pratiques, etc. En ce sens, le sujet a une réalité sociale qui peut-être étudiée, analysée autrement qu’en termes de différence ou de distance » (1997, p.47). Une sociologie du rapport au (x) savoir(s) tente justement d’articuler l’expérience scolaire des apprenants et son contexte en les pensant de manière dialectique : les élèves de LP ne font pas que se soumettre à « l’ordre des choses » (Grignon), ils ne se pensent pas que comme dominés; ils peuvent également se mobiliser sur les savoirs en adoptant de nouvelles postures, y compris d’ordre « critique ». La recherche menée auprès d’élèves préparant un BEP ou un CAP montre que la mobilisation sur les savoirs scolaires et professionnels est toujours liée à un « événement », à un « changement » que l’apprenant vit ou perçoit dans l’univers des rapports sociaux et symboliques avec lesquels il est en dialogue. Aussi, l’une des hypothèses soutenues par B. Charlot (1997; 1999) se confirme : tout rapport au savoir (ou aux savoirs scolaires) est à la fois rapport à autrui, rapport au monde et rapport à soi-même. Ainsi, les nombreux élèves disant mieux réussir en LP qu’au collège nous apprendront également qu’ils se perçoivent « adultes », « responsables », qu’ils connaissent « des copains faisant des études supérieures » et « que maintenant, on prépare notre avenir », aux dires de Sandra, élève de CAP « employé technique des collectivités » (ETC). Mais ces énoncés normatifs tels que « devenir adulte » ou « être responsable » ne sont pas étrangers au contexte de scolarisation, le LP, où les enseignants insistent sur ces valeurs en les rapportant au monde du travail, celui-là justement auquel préparent explicitement les savoirs professionnels. De fait, un double constat émerge dans ce travail réflexif : le sens que les élèves de LP donnent à l’école, aux savoirs enseignés est fortement lié à leur subjectivité en évolution; mais ce sens, s’il porte l’impact de leur subjectivité et de leur biographie est étroitement lié au contexte de scolarisation qui donne à voir des « manières de faire », « des façons d’être » pouvant induire un sens spécifique à l’expérience scolaire.

La forme scolaire en LP : entre décontextualisation et usages des savoirs

7Ce qui définit historiquement la naissance et l’autonomisation du champ scolaire, c’est l’instauration d’un espace d’apprentissage éloigné de la « vie », de l’expérience quotidienne comme expérience première. Le rapport social mettant à l’épreuve les savoirs, l’enseignant et l’élève définit les contours de la forme scolaire (De Queiroz, 1995). Pour autant, la notion de forme scolaire constitue un cadre conceptuel d’une portée relative, notamment en lycée professionnel dans lequel cohabitent une forme scolaire et une forme professionnelle. La forme professionnelle est à son tour dichotomique : elle se veut « mise en application » de savoirs appris (ou application de pratiques perçues), tout en restant largement dans le cadre de la simulation (ou de l’exemple). Au LP, la « coupure avec le réel » (Demailly, 1991) est relative : travailler en atelier, faire fonctionner une machine de nettoyage des sols, c’est apprendre des postures et des « connaissances pratiques » directement opérationnelles en situation professionnelle.

Scolarité et formes de rapport aux savoirs

8Le terrain du LP, ayant cette particularité de « produire » une socialisation professionnelle, invite à supposer que les apprentissages que les élèves sont censés effectuer sont d’un ordre spécifique : parce que l’élève acquiert des savoirs mais aussi des savoir-faire, ramenés à une « professionnalisation » et identifiés au faire, parce que l’élève est aussi amené à apprendre une « culture professionnelle », même si ses « projets » et attentes peuvent être décalés au regard de sa formation, on ne peut penser son expérience scolaire sous le seul angle de la socialisation via des savoirs formels et décontextualisés. Si la plupart des élèves interrogés définissent leur scolarité en la rapprochant du « métier » auquel, pensent-ils, on les prépare, c’est parce que le contexte scolaire produit une vision de son statut indissociable des catégories formelles d’identification des élèves, mais aussi de la manière dont les savoirs professionnels participent de la socialisation des individus (Dubar, 1991). La mise en pratique des élèves conduit à s’interroger sur le principe même du fonctionnement du LP, à savoir l’alternance. Cette alternance amène plusieurs élèves à opposer les cours et la pratique, comme s’ils appartenaient à des univers éloignés et peu cohérents. Pour beaucoup d’élèves, et notamment ceux de CAP, la pratique est définie comme action ne nécessitant guère de réflexion ou de conceptualisation a priori. Tout semble se jouer dans l’action, dans le « voir faire » et le « montrer », comme si l’enjeu d’un apprentissage professionnel était identifié à des conduites mimétiques. Aussi, et tenant compte du caractère hétérogène des savoirs et des modalités de leur appropriation, il nous a semblé pertinent d’amener les élèves à rendre compte de ce que signifie pour eux « apprendre »: apprendre en atelier et apprendre en classe nécessitent-ils la même mobilisation cognitive ? Mais apprendre s’effectue-t-il sans que l’élève ait un minimum de conscience des finalités ou des mobiles l’amenant à se mobiliser sur les savoirs ? Pourquoi apprendre ? et, par extension, pourquoi venir en LP ? permettent d’associer le sens de l’apprendre des formes de rapport aux savoirs (dans la mesure où l’élève ne construit son expérience d’apprenant que dans le cadre des relations engageant sa subjectivité et biographie singulières), et celui d’un contexte scolaire donnant à voir, d’emblée, des savoirs de forme et de contenu protéïforme.

Le déroulement de la recherche empirique : les critères méthodologiques

Si l’on postule que l’expérience scolaire, comme toute expérience sociale, implique des rapports complexes entre l’individu et le contexte, oblige à un travail d’élaboration de sens et de « transaction » entre soi et autrui, on peut considérer que ce sens varierait selon les contextes auxquels l’individu est confronté mais également selon l’histoire biographique du sujet. C’est à partir de ces principes préalables où il s’agissait à la fois de circonscrire le contexte (ici, le LP) avec lequel l’élève est confronté et le public (à socialisation objective et subjective antérieure variée) que nous avons défini le terrain de la recherche. Le choix du public – élèves préparant un CAP ou un BEP – posait d’emblée l’existence de différences quant à la trajectoire scolaire antérieure : les élèves de BEP proviennent des classes de 3 ème générale ou technologique de collège. Ils ont connu une « rupture » souvent douloureuse à la fin de leur scolarité au collège en ce que, le plus souvent, ils disent avoir été « orientés » au LP dans une spécialité non demandée. Les élèves de CAP sont, quant à eux, issus de l’enseignement spécialisé (c’est du moins le cas de la plupart des élèves de CAP auprès desquels nous avons mené l’enquête de terrain) ou adapté (troisième SEGPA ou troisième d’insertion). Ils font partie du public que l’Education nationale vise à amener à un premier niveau de qualification et dont l’avenir scolaire s’achève, théoriquement, à l’issue du CAP. Ainsi, les filières comportent des différences tant scolaires – le CAP étant un diplôme plus spécialisé tandis que le BEP prépare à des emplois polyvalents; ce dernier est plus théorique et permet plus facilement la poursuite des études vers un baccalauréat professionnel ou technologique – que biographiques, si l’on s’en tient à la trajectoire objective tenant à la scolarité antérieure.
En partant de différences objectives (tenant à la filière mais également à la spécialité), nous supposions des différences subjectives liées aux spécificités de chaque formation, et donc, des savoirs qui y sont enseignés. C’est ainsi que nous avons choisi des lycées professionnels dont les formations étaient variées tant sur le plan des filières que des spécialités. Mais le contexte et les variables objectifs ne sauraient suffire pour rendre compte de l’expérience scolaire des apprenants. La variable « biographie » ou histoire sociale de l’élève est aussi à retenir dans la mesure où le sens des savoirs ne se conçoit pas seulement comme l’imposition de contenus scolaires mais comme relation entre des enseignements et des sujets porteurs (ou non) de projets et développant des logiques d’action variées.
L’étape exploratoire de cette recherche a pris comme forme la passation d’un questionnaire à des élèves de CAP et de BEP scolarisés dans un LP tertiaire. Ce questionnaire, explicitement centré sur l’école et le LP invitait les élèves à réfléchir aux questions suivantes : « Que penses-tu avoir appris à l’école depuis que tu es élève ? », « Que penses-tu apprendre au LP ? » et « À quoi ça sert de venir à l’école ?».
Une question plus générale ponctuait le questionnaire : « As-tu un projet d’avenir que tu souhaiterais réaliser ? »
Ces questions visaient à comprendre comment les élèves de CAP et de BEP pensaient leur expérience scolaire et lui donnaient du sens. En distinguant l’école et le LP, nous souhaitions amener les élèves à se rappeler leur expérience antérieure en ne la réduisant pas au LP. Il s’agit aussi de voir s’il y avait cohérence entre scolarité antérieure et scolarité actuelle, étant donné la spécificité du LP.
Au total, deux cents questionnaires ont été analysés de manière qualitative.
Démarche centrale de notre recherche, les entretiens menés avec les élèves ont été précédés par des choix « significatifs ». Nous avons veillé à ce que les élèves rencontrés soient scolarisés dans des filières et des spécialités différentes, à ce qu’ils soient à des étapes de parcours hétérogènes (notamment pour ce qui est de l’année de scolarisation, première ou deuxième année de CAP ou de BEP) et à ce que les LP soient de taille et de structure différentes (dans les quatre LP où s’est déroulée l’enquête, trois préparent au Baccalauréat professionnel, et l’un des lycées est polyvalent puisque s’y côtoient des élèves de LP et des élèves préparant un Bac général ou technologique). Une quarantaine d’entretiens ont ainsi été menés au sein des LP.
De type « biographique », les entretiens étaient centrés sur ce que l’élève pense avoir appris et apprendre à l’école, sur ses expériences scolaire et extra-scolaire. Les enseignements du questionnaire nous ont amené à insister, lors des entretiens, sur le statut des matières, sur les manières d’apprendre, sur les finalités des enseignements, etc.
L’entretien était biographique mais de type « compréhensif » (Kauffman), ce qui supposait à la fois une écoute et des effets de relance. Si la perspective théorique est de poser l’existence d’une singularité sociale – l’élève est alors considéré comme synthèse originale d’une histoire sociale –, le déroulement des entretiens était « influencé » par les entretiens antérieurs de sorte que l’on pouvait « écouter » et relancer l’interlocuteur à la lumière de ce qu’il formulait et des échos entendus auprès d’autres élèves.
Qualitative, notre approche du terrain a procédé par étapes interprétatives qui puisent dans les biographies de chacun le matériau rendant intelligible « son » rapport aux savoirs et contribuant à circonscrire singularités et régularités sociales relatives à l’expérience scolaire.

9La notion de « forme de rapport aux savoirs » que nous proposons permet de saisir, ce qui de l’expérience des élèves de LP, donne à voir des modalités variées de définition de l’apprendre et des manières de se définir comme apprenant. Entre les savoirs théoriques et les savoirs professionnels, entre les enseignements signifiant « l’école » et ceux rapportés à la pratique (et pouvant parfois être discrédités, du « charabia » dira Bénédicte à propos de la matière « hygiènequalitéenvironnement » enseignée en BEP « bioservices »)… l’expérience du rapport aux savoirs apparaît comme parcellisée, hiérarchisée et parfois exclusive (entre « ce qui sert » et ce « qui ne sert à rien »). Le travail scolaire dans lequel A.Barrère (1997) voit le moyen, pour les nouveaux lycéens, de contrôler l’incertitude et l’opacité des attentes institutionnelles, est à compléter par une approche plus dialectique : c’est dans la tension activités scolaires-travail scolaire que nous pensons pouvoir enrichir la problématique du rapport au (x) savoir(s), dans la mesure où cette relation – activité/travail – induit les versants subjectif et objectif de l’expérience scolaire.

Une première analyse empirique

10La première approche empirique a pris comme moyen la passation d’un questionnaire exploratoire (voir encadré) que des élèves de CAP et de BEP ont renseigné.

11Une première lecture des réponses au questionnaire exploratoire – rappelons que ce sont les élèves d’un LP préparant aux métiers du tertiaire, santé, hygiène et restauration rapide (qui ont été sollicités lors de la pré-enquête) – semble confirmer une forte association chez les élèves, entre l’apprentissage scolaire et la préparation d’un métier. Mais cette association admet des significations différentes selon la filière (CAP ou BEP), la spécialité (domaine professionnel) et l’élève (en particulier selon le sexe).

La tension apprendre pour maintenant, apprendre pour plus tard

12Pour la plupart des élèves, et c’est encore plus vrai pour ceux qui préparent un CAP, « à l’école, on apprend des choses pour nous plus tard ». Venir à l’école, c’est « pour avoir un diplôme et pour trouver un travail », poursuit Angélique, élève de première année de CAP « café-brasserie ». Ainsi, c’est dans un rapport toujours indéterminé à l’avenir que prend sens le rapport à l’école. Les savoirs scolaires sont décrits de manière très générale et vague, de sorte que ne prédomine, dans les écrits, que l’idée selon laquelle « il faut que j’aie le diplôme pour trouver une place » (Louise, élève de BEP « bioservices »). Parfois, les élèves ne pensent les apprentissages scolaires qu’au regard de leurs effets au niveau des modes de sociabilité. Ainsi Mikaël, élève de CAP « ETC », écrit : « à l’école, j’ai appris à respecter les personnes, apprendre la communication avec les gens, apprendre la vie pour plus tard ».

13On trouve une logique plus nuancée chez les élèves de BEP en ce que, tout en finalisant leur expérience d’apprenant par rapport à un « plus tard », ils sont plus nombreux à associer les apprentissages avec la transformation de soi, et partant, à situer les savoirs à partir de leurs effets synchroniques. Pour Laurie, élève de BEP Carrières sanitaires et sociales, « à l’école, on apprend des idées instructives, on prépare notre avenir de tous les jours et on sait que, de toute façon, il faudra se battre pour se faire une place et c’est aussi à nous que ça sert devant les autres ».

Pourquoi aller à l’école ?

14La question du sens, qui occupe un statut princeps au sein de la problématique générale du rapport au savoir, est d’abord celle du sens conféré au fait d’aller à l’école. Ainsi, Henry, élève de deuxième année de CAP « café-brasserie » note avoir « appris beaucoup de choses dans le domaine café brasserie et au lycée, par exemple : anglais – être poli – savoir servir un client ». Il écrira plus loin : « je viens à l’école pour réussir dans le domaine café brasserie pour toucher un contrat jeune majeur ». Autant l’impact de la spécialité est visible dans les propos d’Henry, autant la référence à ses conditions de vie paraît participer du sens conféré à sa scolarité en LP. Mais aller à l’école peut être défini comme rapport normatif à un espace-temps s’opposant à d’autres temporalités et spatialités sociales. Pour Jean-François, élève de deuxième année de CAP « employé technique des collectivités », venir à l’école permet de « ne pas resté de hort pour apprendre et décroché un diplôm (sic)». Cette dimension du « faire quelque chose », en venant à l’école, semble rappeler les propos tenus par les jeunes interrogés par Dubar et al. (1987) sur le sens d’une entrée en stage de formation professionnelle : entrer en formation peut s’identifier à la recherche d’un statut normatif régulant les identités subjectives et les rapports engagés avec le milieu familial (Jellab, 1994; 1997).

15De ces réponses, nous relevons qu’il est possible de considérer que l’expérience scolaire actuelle contribue fortement à la définition du sens des savoirs et de leurs finalités. Les élèves de BEP et davantage encore, ceux du CAP, ne souscrivent pas à une logique de professionnalisation rapprochant les contenus de la formation avec leurs propres intérêts et curiosités; ils semblent plutôt préoccupés par la question du niveau, du diplôme et de leur « place » dans la vie où « il faut apprendre à se débrouiller ». Les garçons, invités à renseigner le questionnaire, effectuent une nette différence entre l’école et le monde extérieur, ce qui les conduit à dissocier plus fortement l’expérience de l’apprentissage scolaire de l’apprentissage social (Ronald, élève de BEP Carrières sanitaires et sociales nous dira plus tard avoir « appris l’essentiel de ce qu’il faut savoir dehors avec les potes du quartier »). Les filles sont plus nuancées : si elles n’identifient pas leur subjectivité à l’école, elles lui reconnaissent un effet formateur de soi et partant, transformateur du rapport construit avec la vie (sociale et relationnelle). Marion, élève de deuxième année de BEP Bioservices écrit : « L’école nous aide à mieux nous connaître, en fait, on apprend des choses qui nous permettent de mieux comprendre qui nous sommes, comme en microbiologie, et qui nous expliquent pourquoi il y a des problèmes de société, comme en vie sociale et professionnelle… Mais l’école n’est pas tout puisqu’on apprend aussi avec les autres. Ce qui est sûr, c’est que si j’avais pas été à l’école, je n’aurais pas été la même. » Mais les élèves procèdent par sélection de ce qui leur semble significatif, là où ils pensent « vraiment apprendre », eu égard à divers mobiles (Rochex, 1995) en se centrant souvent sur l’acquisition d’un savoir pratique (qui n’est pas forcément identifié à un apprentissage : « On n’a pas besoin d’apprendre quand on comprend » dira Anne, élève de BEP électrotechnique).

L’enseignement des entretiens : régularités et singularités des formes de rapport aux savoirs

16Nous avons usé de l’entretien comme récit de vie, et plus précisément, comme récit de trajectoire, référent objectif d’une histoire à la fois sociale et singulière, avec pour fil conducteur, le rapport que l’élève a engagé et engage actuellement avec « l’école » et les savoirs. L’expérience scolaire des élèves interrogés s’organise autour d’une pluralité de situations et d’activités. L’école est souvent à leurs yeux une expérience critique, marquée par des tensions et des sanctions, en particulier celle de l’orientation connue à l’issue du collège. C’est surtout le cas chez les élèves de BEP.

Altérité et sens de l’expérience scolaire : élèves, enseignants, famille et camarades

17Trois figures dominantes définissent l’altérité dans les formes de rapport aux savoirs scolaires chez les élèves de LP : celle de l’enseignant qui « apprend les leçons », celle de camarades (de classe et de la cité ou du quartier) et celle de la famille. Ces figures admettent un effet variable selon que l’apprenant pense aux savoirs, à leur modalité d’appropriation ou aux raisons pour se mobiliser ou non sur les contenus enseignés.

18Les élèves de LP définissent le « bon prof » sous deux angles : l’un, plus scolaire, voit dans l’enseignant un acteur capable de « faire comprendre » aux élèves les leçons et, lorsqu’ils sont en pratique, les manières de procéder. L’autre vision reste plus attachée aux rapports de sociabilité : le « bon prof, c’est celui qui doit écouter les élèves quand ils ont un problème et qui discute avec nous un peu », dira Armand, élève de deuxième année de BEP Métiers de la vente. Cette deuxième signification associée au « bon prof » est plus manifeste chez les garçons que chez les filles – les premiers étant plus réfractaires à la forme scolaire, ceci en raison de la spécialité qui, étant souvent industrielle, leur donne l’impression que « l’essentiel s’apprend en atelier et non en classe », « l’atelier où on a pas le prof à écouter comme en classe », poursuit Bruno, élève de BEP Maintenance des systèmes mécaniques automatisés. Signification qui est davantage explicite dans les propos des élèves de CAP qui investissent le relationnel au détriment des contenus cognitifs.

19La figure familiale est, de loin, celle qui semble agir le plus nettement sur le sens que l’apprenant donne aux savoirs et à lui-même en tant que sujet. L’expérience scolaire des élèves est étroitement liée à l’expérience relationnelle et affective construite au sein de la famille. S’il s’agit là d’un constat banal, déjà traité par ailleurs (Terrail, 1990; Schwartz, 1990; Montandon, 1994; Lahire, 1995), il invite néanmoins à un renouvellement des perspectives : en effet, l’importance de la famille n’est pas appréciable seulement sous l’angle de la mobilisation parentale sur l’école ou des « styles éducatifs » (Lautrey, 1980) et de leur influence sur la manière dont l’apprenant « s’adapte » aux contraintes scolaires. Le rôle de la famille s’apprécie aussi dans ce rapport à la fois complexe et dialectique entre l’apprenant, sa scolarité et la dynamique des interactions construite au quotidien. Ainsi, le sens de l’apprendre – qui est indissociable des raisons d’apprendre et d’aller à l’école – implique des mobiles que le sujet peut tour à tour référer à son statut (« je deviens grand au LP, alors, je me mets au travail » dira Frédéric, élève de BEP Bois et matériaux associés), à son avenir (« il faut trouver une place ») et à sa famille (« Si je trouve du travail, ça me fera plaisir parce que ma mère sera rassurée, et elle aura du plaisir à voir que j’ai réussi », poursuivra Frédéric). Aussi, la dialectique des rapports entre la famille et l’école, saisie à partir du sens que l’apprenant donne à sa scolarité, s’évalue également à partir des effets que génère la mobilisation au LP sur les échanges intersubjectifs entre l’élève et la famille.

20La troisième figure de l’altérité contribuant au rapport de l’apprenant aux savoirs renvoie aux camarades de la classe mais aussi à ceux du quartier (copains, amis…). La référence aux camarades et aux copains lorsqu’ils évoquent les apprentissages en LP indique la présence d’une dynamique relationnelle au sein même des situations exigeant le plus souvent une attention et concentration subjective (ceci est plus vrai s’agissant des activités scolaires théoriques; le travail en groupe prévalant en atelier ou en pratique, la mobilisation cognitive se veut plus « diffuse »). Les élèves disent apprendre en classe « parce qu’on voit comment les autres travaillent… quand un élève va au tableau, j’essaie de voir comment il réfléchit et si j’ai réussi l’exercice », suggère Adrien, élève de première année de BEP Maintenance des systèmes mécaniques automatisés. Ainsi, et malgré les propos dominants selon lesquels « on n’arrête pas d’écrire en classe », il ressort que l’expérience de l’apprendre associe fortement le rapport à autrui jusque dans le sens conféré à l’activité elle-même. Yohann, élève de deuxième année de CAP Construction d’ensembles chaudronnés, déclare : « Avec le prof de dessin, on se demande ce qu’il nous veut avec ses cours, on comprend rien et avec les autres élèves, on a discuté avec le prof pour faire autre chose ou pour qu’il nous explique ». Le rapport aux pairs est également ramené à l’expérience du LP, comme expérience dominée où l’on évoque « les élèves qui sont là parce qu’ils ne pouvaient pas aller ailleurs », selon Anne (BEP Électrotechnique), « les autres qui sont en difficulté parce qu’ils ne comprennent pas vite puisqu’ils viennent de SES », dira Jamila, (élève de CAP Employé technique des collectivités, issue d’une troisième générale). Du côté des élèves dits « en difficultés », le rapport aux camarades peut aussi donner lieu à une sorte d’épuisement et de découragement exacerbé par le jeu du classement et de la comparaison. Séverine, élève de première année de CAP Industrie maille et habillement, nous dit, en ces termes, pourquoi elle a « du mal à comprendre les cours »: « il y a les filles de ma classe, elles me laissent de côté, elles se parlent entre eux, et tout le monde me laisse de côté… en classe, je suis tout au fond, moi aussi, je fais pareil, au début on m’a accepté mais là, je sais pas, c’est comme si j’existais pas […] Je trouve que je suis toujours la dernière en classe, je suis nulle quoi, c’est vrai, et pourtant… en début d’année, je faisais mes coussins et mes chemisiers dans les premiers, c’est normal puisque je viens de SES, mais là, tout le monde est avant moi, alors, c’est pas terrible ».

21Hormis les camarades d’école et les copains de la cité – « les copains, c’est la vie parce qu’ils permettent de penser à autre chose qu’à l’école », dira Antoine, élève de BEP Maintenance des véhicules automobiles –, les relations appartenant à la vie amoureuse peuvent contribuer à transformer le rapport de l’élève aux contenus scolaires. Ainsi, Bénédicte, élève deuxième année de BEP Bioservices, nous dira avoir beaucoup « changé entre la première année et la deuxième année de BEP »: elle s’intéresse plus aux mathématiques et aux sciences physiques. Certes, elle expliquera ce changement par le fait qu’elle s’est aperçue qu’elle « est capable de réussir » (là où elle aurait « échoué » au collège). Mais au fil de l’entretien, ce sont les rapports de sociabilité récemment construits dans sa vie relationnelle qui fournissent un éclaircissement : connaissant depuis un an un « copain faisant des études à la fac de STAPS, [elle s’est dit] que lorsqu’on veut réussir, ça devient facile ».

Connaissances et savoir : entre apprendre un métier et apprendre en classe

22À l’entrée au LP, les élèves perçoivent l’existence d’une continuité entre les savoirs enseignés et « connus » au collège et ceux qui font, désormais, partie de « l’enseignement général ». Mais pour beaucoup d’élèves, ces savoirs ne constituent qu’une obligation exigée par le diplôme, et éventuellement, par la possibilité de poursuivre des études. Des variations objectives existent cependant : si les enseignements théoriques sont plus importants (en temps et en contenu) dans un BEP tel Métiers de la vente ou Carrières sanitaires et sociales, comparés aux BEP industriels – au sein desquels l’enseignement professionnel occupe une large place, l’enseignement technologique étant très proche des activités en atelier –, on peut supposer qu’une scolarité dans une spécialité du tertiaire contribue à façonner le regard que l’élève porte sur les savoirs décontextualisés. La surmobilisation sur ces savoirs théoriques, plus visible chez les élèves scolarisés dans les spécialités du tertiaire, s’explique partiellement par le fait que l’issue de la formation est fortement identifiée à une ascension scolaire.

Apprendre, c’est travailler de ses mains : une forme oralepratique aux savoirs ?

23Le discours institutionnel supposant que « les élèves orientés en LEP sont des manuels » (propos d’un proviseur de LP) et considérant que « c’est un public fâché avec les études » (un enseignant de maths/sciences physiques) donne une assise idéologique à ce qui est rappelé avec récurrence face (et par) aux (les) apprenants. Ceux-ci sont enclins à ne penser leur rapport au LP que sous l’angle d’un rapport « manuel » et « pratique » aux apprentissages. En toile de fond, une telle centration sur les « capacités manuelles » contribue : 1) à poser au second plan l’importance des savoirs décontextualisés; 2) à enfermer les apprenants dans une logique mimétique et non réflexive (alors que le travail le plus manuel qui puisse exister suppose un détachement réflexif et procédural). Pour autant, le sens conféré à l’apprendre par l’institution comme par la plupart des élèves ne signifie pas que l’apprenant ignore le caractère réflexif de toute situation d’apprentissage. Aline, élève de première année de BEP Bioservices rend compte de ce qu’est, pour elle, apprendre : « Apprendre, c’est apprendre à lire, à retenir… là, j’apprends à entretenir les locaux… et les matières où l’on apprend, ce sont les matières pratiques ». Mais à creuser le sens de l’apprendre, on s’aperçoit que c’est moins le rapport objectif aux différentes situations d’apprentissage qui définit l’apprendre que le sens que l’apprenant croit percevoir face à telle ou telle activité. Ainsi, lorsque Aline dit que les matières « où l’on apprend, ce sont les matières pratiques », elle indique ce qui est nouveau et inédit pour elle, et ce qui fait sens eu égard à son projet de devenir agent d’entretien (comme sa tante). Par ailleurs, la centration sur l’apprentissage du métier, pour définir ce que l’on pense apprendre au LP, puise sa genèse dans une certaine ambiguïté introduite par le terme même d’« apprentissage ». En effet, nombreux sont les élèves de LP à évoquer la figure classique du rapport entre le maître et l’apprenti pour qualifier l’apprentissage du métier. Or cette figure omniprésente semble retentir sur la manière dont les élèves pensent s’approprier les savoirs professionnels. « Je préfère manipuler les câbles comme ils font en entreprise, faire comme je vois faire en atelier qu’aller en classe et écrire… Moi, il suffit de me dire et de me montrer comment faire des lignes électriques pour que je sais le faire ». Ces propos que l’on doit à Sébastien, élève de deuxième année de BEP Électrotechnique, constituent l’idéal-type d’une forme orale – pratique attribuée aux savoirs scolaires et professionnels, forme qui empêche l’appropriation des enjeux culturels des savoirs théoriques et ignore le statut objectif du langage formel (celui des savoirs constitués et décontextualisés) (Lahire, 1993, b).

24Cette forme orale – pratique (où il s’agit de faire comme on voit faire et comme on dit de faire) apparaît avec force chez les élèves de CAP et chez une majorité d’élèves de BEP, des garçons pour la plupart, scolarisés dans des spécialités industrielles. Il semble que la spécialité contribue aux formes de rapport aux savoirs, en particulier aux enseignements théoriques éloignés de leur usage immédiat. Ainsi, Armand, scolarisé en BEP Métiers de la vente, formule : « En enseignement professionnel, on apprend la vente, c’est pour ça qu’on est là, on apprend l’économie et le droit, ça nous sert dans le travail, on voit le contrat de travail en cas de rupture de contrat […] En pratique, on fait des TP, puis après, on va en stage et on apprend à voir comment il faut faire en magasin […] ça va nous servir les cours en pratique, on a un ordinateur chacun, ça nous apprend à faire un dossier-examen, c’est tout ce qui est en rapport avec le magasin ». On voit ici comment la spécialité contribue non seulement à atténuer la division formelle entre les savoirs théoriques et les savoirs professionnels, mais aussi à mettre l’apprenant en situation réflexive méta-pratique.

La classe, la pratique et la légitimité des savoirs

25Les élèves de CAP et de BEP définissent leur identité scolaire en référence à des activités – souvent à des tâches – professionnelles, censées refléter le « véritable » apprentissage effectué en LP. La séparation – voire l’opposition – entre les savoirs théoriques et les savoirs professionnels s’exprime avec force et évidence dans les propos. Pour le public des LP étudiés, l’école s’identifie à une expérience contraignante et à des savoirs au contenu parfois « inintéressant ». Deux logiques apparaissent dans ce raisonnement : une logique qui critique les savoirs en les posant comme « inutiles », abstraits, éloignés d’un usage professionnel; une logique qui s’interroge sur la légitimité de certains enseignements, jugés peu formateurs et en tout cas, n’apparaissant pas comme un moyen permettant de comprendre et de « conceptualiser » l’action. Ainsi, si le repassage n’est pas promu au statut de savoir technologique, c’est parce que l’élève n’y voit que le reflet d’une activité ou de tâches dont l’appropriation n’impliquerait pas un travail de distanciation. C’est à l’interface de ces deux logiques que réside l’ambiguïté du sens conféré aux apprentissages en LP et aux savoirs enseignés.

26Aussi, si nous observons que la plupart des élèves de LP ramènent le sens de leur expérience à l’apprentissage du métier, ils n’adhèrent pas à l’ensemble des savoirs technologiques et professionnels enseignés; mais en même temps, ne disqualifient pas tous les savoirs théoriques décontextualisés.

27Face à la difficulté à donner cohérence aux différents savoirs, les apprenants s’enferment dans une logique duale qui pense l’apprentissage d’un métier comme situation « à part », tandis que les enseignements théoriques restent identifiés à « d’autres connaissances qui nous serviront plus tard ». Aussi, le rapport aux savoirs est fondamentalement un rapport où les savoirs sont pensés comme matières juxtaposées, et où « faire des maths n’a rien à voir avec faire du français », dira Frédéric, et « faire de l’histoire est complètement différent d’apprendre à travailler en entreprise », aux dires d'Anne.

Tableaux de quelques apprenants

28Les extraits suivants rendent compte du caractère à la fois commun et hétérogène des significations associées par les élèves à « l’apprendre ».

29« Apprendre, c’est savoir des choses qui servent… j’apprends ce qui me servira dans la vie […] on voit des choses en classe qui sont bien mais j’aime la pratique… quand je comprends, c’est pas la peine de réviser […] Moi, la pratique me permet d’apprendre parce que c’est le métier en usine » (Grégory, première année de BEP MSMA). Les propos de Grégory illustrent la prédominance d’un rapport pragmatique aux savoirs (ne sont intéressants que les savoirs qui servent). Il nous dira aimer la pratique parce qu’il peut « aider les parents quand ils bricolent ». Mais cet élève ne se définit pas comme futur ouvrier de maintenance, sa vie serait dans un ailleurs (travailler dans l’humanitaire).

30« Apprendre… en fait, au collège, j’ai appris tout ce qu’on doit apprendre […] Lire et écrire… c’est le principal en fait, sans ça, on ne peut rien faire […] En français, on fait comme au collège, on apprend les textes narratifs, le passif et actif, et les trucs comme ça […] Maintenant, j’aime bien les maths, avant, je détestais, maintenant, j’aime bien… en fait, ça nous sert en pratique, quand on fait des calculs de stocks […] Apprendre, c’est le principal en fait, tout ce qu’il faut savoir; si on sait pas, on pourra pas faire grand-chose… il m’arrive d’apprendre mes leçons… en fait, on fait des exercices, si on sait faire l’exercice, on fait la leçon… ». Cet extrait d’entretien, que l’on doit à Armand, élève de deuxième année de BEP Métiers de la vente, manifeste explicitement l’effetspécialité dans le sens conféré à l’apprendre. Si Armand se distingue de la plupart des garçons, pour lesquels les enseignements théoriques ne serviraient qu’à obtenir le diplôme, c’est aussi parce que sa spécialité use de la forme scolaire et des savoirs décontextualisés dans les situations les plus professionnelles.

31« Ce que je pense, c’est qu’apprendre est une façon de comprendre des idées et de mieux connaître des situations que nous ignorons… Apprendre, ce serait de retenir des idées nouvelles que l’on rencontre dans les cours… ou qu’on lit dans les livres […] On peut apprendre de différentes façons, par exemple, si j’ai un cours d’histoire, je vais essayer de l’apprendre comme si c’était une récitation… Mais on peut aussi apprendre en faisant de la pratique… par exemple, cette année, j’ai appris le traitement de texte, ce que je ne savais pas faire avant […] on a chacun un ordinateur en TP et la prof nous explique les étapes… En fait, si je fais du secrétariat, j’apprends avec l’habitude… Au début de l’année, je faisais beaucoup de fautes et j’allais lentement dans la frappe… maintenant, je vais plus vite et je peux même taper sans voir le clavier ». Ce que nous dit Fanny, élève de première année de BEP Métiers du secrétariat, est révélateur d’une autre posture vis-à-vis de l’apprendre : non seulement elle est capable de distinguer les manières d’apprendre mais aussi, elle pose que les savoirs ne s’acquièrent pas à travers la seule pratique ou expérience quotidienne (« la vie » selon les élèves). Cette élève place l’apprendre dans sa dimension « révélatrice » et inédite, puisqu’on apprend ce que l’on est censé ignorer (tandis que plusieurs élèves diront n’apprendre que lorsque « ça parle de quelque chose qu’on a déjà vu »).

32« Apprendre, c’est apprendre par cœur… j’apprends en recopiant […] le français, ça sert que pour les CV et les maths, c’est pour savoir compter et savoir les fiches de paie […] les locaux, on apprend les nouveaux produits […] ce que j’ai appris au LP ? les locaux, la cuisine et un peu les bébés en milieu hospitalier… » Pour Martine, élève de CAP ETC, recopier une leçon permet d’apprendre (et non de comprendre !). Par ailleurs, tout en énumérant un ensemble de tâches qu’elle pense définir ce qu’elle apprend au LP, Martine effectue une confusion entre le contexte scolaire et le contexte de stage. Ne pensant les savoirs que sous l’angle de leur utilité professionnelle, Martine, à l’image de la majorité des élèves de CAP, vit son rapport aux savoirs décontextualisés sur le mode de l’incompréhension. Ainsi dira-t-elle plus tard : « C’est vrai qu’en français, on voit pas que pour écrire un CV, alors, je sais pas à quoi ça sert de savoir lire et de savoir les mots. » La référence au marché du travail n’est pas anodine chez Martine : les élèves de CAP sont nombreux à faire l’expérience d’un chômage durable et d’une rencontre avec des institutions de (re) socialisation postscolaire (Jellab, 1998).

Conclusion

33On observe que c’est surtout la forme pratique qui définit, aux yeux des élèves de LP, les modalités de l’apprendre comme le sens de cet apprendre (« c’est là que l’on apprend en vrai », disent les élèves). Mais cette forme de rapport pratique aux savoirs n’est pas le propre de tous ces élèves et n’est pas définie de manière homogène : si la forme pratique prédomine chez les élèves de CAP, si elle est plus manifeste dans le public des BEP industriels que dans celui des spécialités du tertiaire, si les garçons, davantage que les filles, identifient l’atelier et les stages comme seuls contextes où l’on apprend des « choses utiles », le type même que prend cette forme varie : ainsi, Anne, élève de BEP Électrotechnique insiste sur le fait que pour bien comprendre le fonctionnement des systèmes électriques, « on est obligé de passer par des schémas, sinon, on ne peut pas faire un câblage qui fonctionne ». De même, Ronald, élève de BEP Carrières sanitaires et sociales, dira plus apprendre dans le quartier qu’à l’école, tout en reconnaissant qu’« il y a des choses que l’on voit en cours d’animation qui servent pour donner aux jeunes que j’encadre des activités à faire qui soient variées ». On conçoit que la forme pratique définissant les formes de rapport aux savoirs varie selon les spécialités et les trajectoires scolaires. Cette dimension biographique, nous l’avons retrouvée chez tous les élèves mais elle s’exprime de manière hétérogène. Tel est le cas de Carole qui nous dira vouloir réussir « là où [son] père n’aurait pas réussi », ce qui explique partiellement l’investissement de la culture écrite; pour Anne, le projet de devenir « électricien du bâtiment » tient à la volonté de ne pas « faire comme veut [sa] mère et comme le frère qui est en classes préparatoires littéraires ». Anne souhaite devenir, comme son père, « ouvrier, c’est pour ça, dit-elle, que je n’ai jamais voulu avoir une très bonne moyenne, je suis pas une intello, moi ».

34Un axe majeur reste à explorer : celui de l’impact des rapports pédagogiques construits avec et face aux enseignants sur le rapport aux savoirs. Ainsi, on pourra donner une assise empirique en vue d’une « contextualisation » des formes de rapport aux savoirs. Ce point fera l’objet d’une contribution ultérieure.

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Notes

  • [1]
    Cet article s’appuie sur les enseignements d’une recherche doctorale (JELLAB, 2000) menée sous la direction de Bernard Charlot et portant le titre : Scolarité, rapport au (x) savoir(s) et à la socialisation professionnelle chez les élèves de CAP et de BEP. Je remercie Viviane Isambert-Jamati pour ses remarques en vue d’une meilleure lisibilité du texte.
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