Notes
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[1]
Les choix de l’auteur sont liés à son mode d’inscription dans la sociologie des rapports sociaux de sexe. Proche politiquement du féminisme matérialiste et militant dans les mouvements dits de ‘sans’ (chômeurs, sans-papiers), ses travaux privilégient une sociologie du travail militant en termes de consubstantialité des rapports sociaux (sexe, classe, race).
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[2]
Cet article, centré sur les débats ayant animé la sociologie française, désignera par ‘pionnières’ les féministes matérialistes — sociologues et anthropologues — qui ont proposé de raisonner en termes de classes de sexe pour penser les rapports hommes/femmes (Delphy 1998 [1970] ; Mathieu 1971 ; Guillaumin 1992 [1978] ; Tabet 1998 [1985]).
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[3]
Pour une présentation située de « la sociologie marxiste ou matérialisme historique », voir Lefebvre (1983 [1948], p. 60-75). Voir aussi Bidet-Mordrel (2010 [2001]).
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[4]
Ces déplacements ont aussi leurs articles fondateurs (Lautier 1977 ; Bourgeois et al. 1978 ; Kergoat 2012b [1978], p. 33-62), colloques (« Femmes, féminisme et recherches » à Toulouse en 1982 ; « Les rapports sociaux de sexe : problématiques, méthodologies, champs d’analyse » à Paris en 1987), ateliers informels (l’Atelier Production/Reproduction de 1985-1988), groupes institutionnels (séminaire du Centre de sociologie urbaine en 1986-1988), publications collectives (Collectif 1984 ; Collectif 1988 ; Cahiers de l’APRE – Atelier Production/Reproduction 1985-1988). Autant de moments symboliques et de conditions matérielles structurants au sein d’espaces professionnels — l’Université et la recherche — dominés sous l’effet des prétentions masculines au monopole de la « sociologie généraliste » (Devreux 1995). Dans les années 2000, la visibilité institutionnelle du courant s’accroît au sein du CNRS (CSU et GTM – ex-Gedisst), des revues (Cahiers du genre – ex-Cahiers du Gedisst –, et Les Cahiers du Cedref), de l’Association française de sociologie (Réseau thématique 24 « Genre, classe, race. Rapports sociaux et construction de l’altérité »)…
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[5]
Voir Cahiers du Genre n° 28/2000.
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[6]
Via notamment la « charge mentale » (Haicault 1984) et le travail émotionnel que suppose et suscite le travail domestique.
-
[7]
Voir Cahiers du genre n° 26/1999 et n° 32/2002.
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[8]
Voir par exemple Clair (2012, p. 15-33) et Pfefferkorn (2012, p. 97-106).
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[9]
Le « travail procréatif » (Tabet 1998 [1985], p. 155-180), le « travail de la conversation » (Monnet 1998), le « travail militant » (Dunezat 2004), le « travail bénévole » (Simonet 2010) sont des extensions réalistes du concept de travail indissociables du féminisme matérialiste.
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[10]
La race est un autre rapport de production qui, depuis les années 2000, fait consensus au sein du féminisme matérialiste à la française (Dorlin 2009). L’âge constitue sans nul doute un quatrième rapport de production mais sa théorisation ne fait pas consensus. Le statut de la sexualité — cet « (autre) objet du genre » (Clair 2012, p. 35-56) — est aussi discuté, en particulier les modes d’intersection entre genre et sexualité (Clair 2013).
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[11]
On impute parfois la trilogie à l’importation du paradigme intersectionnel mais le féminisme matérialiste français s’est aussi structuré dans la comparaison des modes de naturalisation du sexe et de la race (Guillaumin 1992).
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[12]
Voir Cahiers du Gedisst n° 21/1998.
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[13]
Voir Cahiers du genre n° 39/2005, n° hors-série/2006 et n° 55/2013.
Même les fantasmagories qui naissent dans le cerveau des hommes sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle.
1 L’évidence de la partition naturelle de l’humanité en deux sexes est une fantasmagorie dont la déconstruction est à mettre au crédit — constitue la raison d’être — du féminisme matérialiste, dans le sillage de la longue histoire de la « colère des opprimées » (Guillaumin 1981) et du Mouvement de libération des femmes. Nous proposons ici de mettre en lumière la contribution du courant français dit de la sociologie des rapports sociaux de sexe à cette déconstruction. Plus récent, ce courant a renouvelé l’œil sociologique (féministe matérialiste) en contournant divers écueils théoriques attribués aux premiers modes de théorisation : manquer les clivages qui contribuent à produire les classes de sexe, minorer les processus culturels et politiques qui participent à cette production, analyser davantage les mécanismes de la domination (masculine) que les ressorts des résistances (féminines).
2 Cet article présente ainsi, en les historicisant (1), les principaux apports de la sociologie des rapports sociaux de sexe au féminisme matérialiste (2) et illustre, à partir de l’exemple des pratiques militantes qui visent l’émancipation, combien ces apports sont heuristiques pour l’analyse sociologique (3). Selon notre approche, le plaidoyer « pour un féminisme matérialiste » (Delphy 1998 [1970], p. 271-282) ne saurait être isolé du « plaidoyer pour une sociologie des rapports sociaux » (Kergoat 2012c [1984]). En privilégiant la centralité du travail dans la généalogie de la sociologie des rapports sociaux de sexe et en ouvrant sur le travail militant, nous ne prendrons pas en compte tout l’éventail des prolongements actuels de ce courant [1].
Héritages et discontinuités
3 Les rapports sociaux de sexe sont théorisés comme antagoniques, transversaux, dynamiques et producteurs des catégories de sexe. Ce mode de caractérisation est le produit d’un travail collectif (Battagliola et al. 1990) qui puise ses racines dans les années 1970, se sédimente dans les années 1980 et tend à s’institutionnaliser à partir de la fin des années 1990. Ce travail déborde le courant de la sociologie des rapports sociaux de sexe et le singularise par rapport aux ‘pionnières’ [2]. Nous en présentons ici un panorama non exhaustif.
Les prémisses d’une sociologie des rapports sociaux
4 La genèse de la sociologie des rapports sociaux de sexe est indissociable d’une triple dynamique dont les prolégomènes sont à chercher dans les conditions d’émergence du féminisme matérialiste et dans ses premières propositions théoriques subversives.
5 D’abord, si le féminisme matérialiste à la française rompt avec les analyses marxistes qui subsument l’oppression des femmes dans les rapports de classe, il se sédimente néanmoins dans un contexte théorique et militant de centralité de la classe au sens marxien ou marxiste. Les féministes de la seconde vague (se) manifestent de manière ambivalente : parce que « le torchon brûle », elles cherchent à s’émanciper d’une certaine lecture de (la) classe mais, parce qu’elles luttent sur plusieurs fronts, il s’agit aussi de ne pas jeter le bébé Marx avec l’eau du bain patriarcal. Les conditions de production du féminisme matérialiste se résument ainsi à la nécessité de faire contre et de faire avec « une matrice de type marxien » (Bidet-Mordrel 2010 [2001], p. 17), matrice que la sociologie des rapports sociaux de sexe perpétuera en reprenant au marxisme sa « conception structurale » (Daune-Richard, Devreux 1992, p. 7).
6 Ensuite, le féminisme matérialiste propose un cadre théorique dont la dynamique inductive est double : d’une part, elle est indissociable d’une « prémisse nécessaire » (Delphy 1998 [1970], p. 281) dont les dénominations varient (oppression des femmes, domination masculine, patriarcat, etc.) ; d’autre part, elle est indissociable d’un mouvement social — le féminisme — lui-même indissociable d’autres mouvements sociaux (ouvriers, antiracistes, homosexuels, etc.). Parce que le projet matérialiste est à la fois un point de vue politique [3] et une démarche empirique, le féminisme matérialiste combine des propositions théoriques et des enquêtes de terrain situées, cet aller-retour se doublant d’une démarche pluridisciplinaire que la sociologie des rapports sociaux de sexe amplifiera.
7 Enfin, les ‘pionnières’ des années 1970 ont produit une théorisation en termes de classes de sexe qui est restée structurante dans les dynamiques ultérieures de tout le féminisme matérialiste. En effet, trois propositions viennent étayer l’affirmation selon laquelle « on ne naît pas femme, on le devient » (Beauvoir 2008 [1949], p. 13). La première est que les deux sexes sont des catégories sociales à part entière dont l’inséparabilité est logique si bien qu’il faut privilégier, dans l’analyse, leur mise en relation constitutive : l’idée d’un rapport social producteur des deux sexes était mise en place (Mathieu 1971). La deuxième, corrélative, est la nécessité d’une démarche antinaturaliste qui, en partant de l’oppression des femmes, appréhende cette oppression comme un fait social total, si bien que l’idée même de Nature devient un objet sociologique à part entière et, in fine, un « artifice » indissociable de l’oppression (Guillaumin 1992 [1978], p. 13-82). La troisième proposition consiste à pointer les fondements matériels de l’oppression des femmes. Le travail domestique est au cœur d’un rapport d’exploitation spécifique (Delphy 2015), d’un « mode de production domestique », qui ne produit pas et ne confronte pas les deux classes du capitalisme mais des « classes patriarcales » (Delphy 1998 [1970]). Selon une autre analogie (Naudier, Soriano 2010) — entre sexe et race et non entre sexe et classe — le système des sexes est caractérisé comme du « sexage » (Guillaumin 1992 [1978], p. 19). Ces trois propositions dessinent les contours originels du féminisme matérialiste et structurent ses lignes de tension ultérieures.
Une sociologie de l’articulation
8 Le travail collectif de la sociologie des rapports sociaux de sexe se construit avec et contre les ‘pionnières’. En lien ou non avec la tendance ‘lutte des classes’ qui participe au Mouvement de libération des femmes (Picq 2011 [1993]), nombre de chercheuses ne veulent pas renoncer à une lecture de classe au moment de penser la sexuation du social (et réciproquement). Alors que les ‘pionnières’ ont privilégié l’analyse de l’oppression spécifique qui produit la classe des femmes, la sociologie des rapports sociaux de sexe analyse, sur un mode dialectique, ce qui unit et clive cette même classe.
9 Au moins trois séries de critiques sont alors adressées. D’abord, notamment dans la théorisation du mode de production domestique, les rapports sociaux de sexe seraient comme « enfermés dans la famille » (Daune-Richard, Devreux 1992, p. 10). La place des femmes sur le marché du travail, analysée en termes de transfert ou d’extension des caractéristiques de la division du travail domestique, semble échapper à la dynamique singulière des rapports sociaux de sexe dans le champ professionnel. Ensuite, cette localisation originelle de la domination masculine dans la famille conduit à négliger les interactions entre la dynamique des rapports sociaux de sexe et la dynamique sociale globale, les tensions entre l’oppression généralisée des femmes et les transformations ou les contradictions de cette oppression. Enfin, les analyses des ‘pionnières’ sont accusées d’être anhistoriques car les outils conceptuels laisseraient peu d’espace au moment de penser la dynamique des rapports sociaux de sexe et donc la production du social par lui-même. Une historicisation des rapports hommes/femmes — dans le cadre de la société salariale — est alors proposée par la sociologie des rapports sociaux de sexe : il s’agit d’interroger le rôle des acteurs sociaux, de leurs pratiques et de leurs représentations, dans les conditions d’existence des rapports sociaux et, simultanément, la dynamique des frontières des catégories de sexe.
10 Il ressort de ces déplacements de regard [4] que la sociologie des rapports sociaux de sexe se construit comme une sociologie de l’articulation : d’abord entre travail professionnel et travail domestique, entre production et reproduction, entre salariat et famille ; puis entre pratiques et représentations, entre sexe et classe. En effet, si les premiers travaux ont du mal à se départir de séparations disciplinaires (entre sociologie de la famille et sociologie du travail) qui structurent des formes de sectorisation sémantique (distinction productif/reproductif), les années 1980 sont marquées par des reformulations théoriques qui dessinent deux objets communs : ‘rapports sociaux de sexe’ et ‘articulation des rapports sociaux’. Comment les rapports sociaux de sexe se déploient-ils dans le champ professionnel ? Comment espace domestique et espace professionnel, pratiques et représentations, s’articulent-ils dans la sexuation du social ? Comment rapports sociaux de sexe et de classe s’articulent-ils dans la production du social ? Tel est le nouveau champ problématique qui s’ouvre progressivement.
Une sociologie matérialiste des rapports sociaux
11 La sociologie des rapports sociaux de sexe propose un cadre théorique qui structure nombre de déplacements épistémologiques : de la théorisation du travail domestique à une analyse en termes de (division sexuelle du) travail ; de la théorisation du patriarcat à une analyse en termes de rapports sociaux (de sexe) ; de la théorisation d’un ennemi principal à une analyse en termes de consubstantialité des rapports de sexe/classe/race. Ce faisant, ce courant du féminisme matérialiste a contribué à l’émergence d’une sociologie des rapports sociaux.
Travail domestique – division sexuelle du travail – transversalité du travail
12 Les ‘pionnières’ ont fait du travail domestique l’objet privilégié pour démontrer l’irréductibilité de l’oppression de sexe et de l’exploitation au seul capital. Cependant, la volonté d’identifier le lieu central de l’exploitation patriarcale a conduit à négliger les modes d’articulation entre capitalisme et patriarcat.
13 Le mode de théorisation du travail domestique qui prévaut au sein du courant de la sociologie des rapports sociaux de sexe permet de contourner cet écueil. Le travail domestique est défini comme une « relation de service » [5] fondée sur une « disponibilité permanente » du temps des femmes au service de la famille, relation dont la structure temporelle diffère de celle du travail salarié parce qu’elle ne passe pas par la « vente de la force de travail pour un temps limité » (Chabaud-Rychter et al. 1985, p. 45). Cette comparaison des deux formes de travail induit une autre approche du temps de travail des femmes. D’une part, la notion de ‘double journée de travail’ n’épuise pas la réalité matérielle et idéelle de l’imbrication des temps professionnels et domestiques pour les femmes [6]. D’autre part, la relation de service liée au travail domestique est indissociable du rapport d’exploitation capitaliste parce que la division sexuelle du travail s’organise simultanément dans les champs productifs et reproductifs [7]. L’insertion dans la famille et l’insertion sur le marché du travail se structurent réciproquement pour former un tout (Daune-Richard 1984).
14 Cette articulation entre travail domestique et travail professionnel a conduit à raisonner en termes de division sexuelle du travail pour ordonner la réalité sexuée. Pensée comme l’enjeu des rapports sociaux de sexe et de leur transversalité — en jouant le rôle de concept-médiateur entre l’appréhension des pratiques sexuées et leur théorisation en termes de rapport social —, le concept met le travail au centre de l’organisation sexuée de toute la société et, ce faisant, socialise la production des sexes sans la localiser dans la seule famille. L’analyse de la structure et des mécanismes de la division sexuelle du travail est alors centrale. D’abord, cette division « a pour caractéristiques l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée ». C’est donc une forme de division sociale du travail qui a des « principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme ‘vaut’ plus qu’un travail de femme) » (Kergoat 2012e [2000], p. 214). Même si les modalités de la division sexuelle du travail varient dans le temps et dans l’espace, la stabilité de sa structure est un fait documenté [8]. Ensuite, la division sexuelle du travail englobe le processus d’assignation des femmes au travail reproductif car cette assignation est indissociable de l’appropriation masculine des outils de production, des armes, des ressources (Tabet 1998 [1985], p. 77-204).
15 Par vagues empiriques successives, le concept de division sexuelle du travail a été utilisé pour analyser des pratiques sociales jusque-là sans statut [9] si bien que le travail, compte tenu de sa transversalité, est devenu synonyme de « production du vivre » (Hirata, Zarifian 2000) pour désigner « tout ce qui contribue à produire et maintenir la société » (Clair 2012, p. 32). Cette définition renoue avec certaines acceptions marxiennes (Godelier 1984) tout en s’émancipant de la contrainte du rapport avec la nature et sans présager du caractère oppressif ou émancipateur du travail. Grâce à cette approche extensive, la division sexuelle du travail devient la « base matérielle des rapports sociaux de sexe » (Galerand 2007, p. 63) dans tous les champs sociaux.
16 Ce mode de théorisation a deux conséquences majeures. D’une part, la prise en compte d’autres formes de travail questionne et redéfinit le travail dit productif lui-même, ses critères d’évaluation notamment (Daune-Richard, Devreux 1992 ; Galerand, Kergoat 2008). D’autre part, si la division sexuelle du travail est transversale, toute division sociale du travail a une dimension sexuée.
Patriarcat – rapport social de sexe – rapport social
17 Le second déplacement épistémologique a consisté à prendre de la distance avec les premières lectures davantage structuralistes — en termes de patriarcat ou de sexage — pour théoriser l’oppression des femmes en termes de rapport social. Plusieurs apports doivent ici être pointés.
18 D’abord, parce que la sociologie des rapports sociaux de sexe s’est saisie d’emblée de l’articulation entre sexe et classe, le concept de rapport social a été réinterrogé et émancipé des approches restrictives qui le réduisaient au seul rapport de classe pour désigner, génériquement, toute « tension qui traverse le champ social et produit des enjeux matériels et idéels autour desquels se constituent des groupes aux intérêts antagoniques » (Kergoat 2012a, p. 17). Cette définition s’applique à l’ensemble des rapports sociaux fondamentaux, qui simultanément exploitent, dominent et oppriment (Dunezat 2004).
19 Ainsi défini, le concept de rapport social renvoie à une « logique d’organisation du social qui fait système à travers l’ensemble des champs » et dont la pesanteur historique produit « simultanément du même (existence de structures stables) et du différent (changement) » (Combes et al. 1991, p. 63). D’une part, sur un plan synchronique, chaque rapport social doit être étudié dans ses modalités générales et spécifiques de fonctionnement : tout champ social est un cadre structuré et structurant du rapport social. D’autre part, sur un plan diachronique, le mode de (re)production du rapport social devient une question centrale : sans nier les effets de répétition, il s’agit de ne plus négliger les mutations, les effets d’ouverture ou de fermeture de la dialectique entre domination et résistances.
20 Ensuite et corrélativement, si le rapport social est dynamique, la sociologie des rapports sociaux de sexe insiste sur la nécessité de le prendre en compte, dans la durée, en acte. La focale doit alors porter sur les acteurs qui, par leur action individuelle et collective, font l’histoire (des rapports sociaux). Selon une approche constructiviste, si le rapport construit « les individus qui en sont le support en groupes opposés, antagonistes et hiérarchisés » (ibid.), les pratiques et les représentations de ces individus sont simultanément productrices de ce rapport. Contre une vision déterministe, il s’agit de saisir l’enjeu des pratiques et représentations : pour les dominants, le maintien ou le renforcement de l’oppression ; pour les dominé∙e∙s, l’atténuation ou la suppression de l’oppression.
21 Cela invite à tenir ensemble le sens et l’action, l’idéel et le matériel. La part pensée des rapports sociaux est mise au centre de l’analyse : les représentations ne sont pas un simple reflet après-coup de l’infrastructure. Dans le sillage de travaux anthropologiques d’inspiration marxienne (Godelier 1984), tout rapport social a une dimension idéelle qui est à la fois une des conditions mêmes de sa naissance, son schéma d’organisation interne, une part de son ossature et une part de ce rapport qui existe dans la pensée et qui, de ce fait, est la pensée. Plutôt que de distinguer des niveaux entre pratiques et représentations, il s’agit alors de distinguer des fonctions (Daune-Richard, Devreux 1992). Par exemple, la « doxa de sexe » constitue un pan structurant et structuré de la réalité matérielle sexuée (Haicault 1993). Les modes d’articulation entre pratiques et représentations sont décisifs dans la production du social. Ainsi, dans leur rapport au travail et au salaire, les femmes sont simultanément « agentes » et « actrices de la division sexuelle du travail » (Daune-Richard, Devreux 1992, p. 14). Elles ont certes intériorisé les normes dominantes qui structurent, pour les femmes, l’articulation entre accès à l’emploi et maintien des conditions d’exercice du travail domestique mais leur rapport au salaire révèle que ce dernier est aussi pensé comme un facteur d’autonomie et d’indépendance qui rejoue les modes dominants de la relation homme/femme dans la famille et dans le couple.
22 Enfin, les catégories sexuées ne sont pas figées : elles se déplacent, comme en témoigne la « féminisation » des hommes novateurs dans leurs pratiques parentales (Devreux 1984). La sociologie des rapports sociaux de sexe a alors proposé des outils heuristiques comme celui de mobilité de sexe pour penser les trajectoires professionnelles ascendantes de femmes diplômées (Battagliola et al. 1990).
23 Ces modes de catégorisation, inductifs, permettent de contourner l’écueil substantialiste qui consiste à réifier les catégories. Certes il faut faire avec ces dernières — parce qu’elles sont là — mais, sur le terrain, il s’agit de « mettre au jour des nœuds et lignes de tension » dans l’objectif de « remonter aux processus qui sont au principe de la production des groupes et des appartenances objectives et subjectives » (Galerand, Kergoat 2014, p. 51). Si le travail empirique doit partir des catégorisations qui prévalent dans le champ social étudié, leur objectivation et leur mode de subjectivation doivent être rapportés à l’organisation du travail, théorisée en termes de rapports sociaux consubstantiels (Dunezat 2015).
Ennemi principal – sexe/classe/race – consubstantialité des rapports sociaux
24 « L’ennemi principal » est le titre d’un article fondateur du féminisme matérialiste (Delphy 1998 [1970], p. 31-56) qui entendait déconstruire les faux intérêts communs des femmes et des hommes dans la lutte des classes et construire une classe pour soi des femmes en identifiant un adversaire commun (le patriarcat). L’expression a cependant été accusée de favoriser une (nouvelle) hiérarchie des luttes et d’identifier un front principal qui ne correspondait pas à la réalité matérielle des femmes produite dans et par l’articulation des rapports sociaux de sexe et des autres rapports sociaux. En effet, corrélat logique de la division sexuelle du travail et de sa transversalité, la sociologie des rapports sociaux de sexe met à l’ordre du jour l’hypothèse selon laquelle ces derniers constituent simultanément un cadre structurant et un cadre structuré dans le maillage des rapports sociaux.
25 Cette approche a induit un certain nombre de précisions quant aux caractéristiques des rapports sociaux (fondamentaux). D’abord, la « dématérialisation » des rapports sociaux de sexe — autrement dit la tendance à négliger que la domination masculine est aussi un rapport d’exploitation, ce qui conduit à définir le travail de manière restrictive, à euphémiser l’exploitation des femmes, à dissocier les violences physiques de l’exploitation (Galerand 2007) — a marqué le pas. Ensuite, trois rapports sociaux sont alors considérés comme ni plus ni moins transversaux et indissociables dans l’analyse de toute pratique et de tout groupe social : le sexe, la classe, la race [10]. La trilogie race/genre/classe est devenue une affirmation obligée au début de toute réflexion féministe [11], ce qui constitue l’aboutissement d’un projet de longue date de la sociologie des rapports sociaux de sexe (Ferrand, Le Feuvre 1992).
26 Reste alors à comprendre comment les trois rapports sociaux fondamentaux s’articulent dans la production de la société. Dès la fin des années 1970, pour saisir la diversité et la complexité des pratiques sociales des hommes et des femmes, la sociologie des rapports sociaux de sexe s’oppose au modèle de la contagion ou à celui de la causalité prioritaire pour lui substituer celui des effets réciproques entre rapports sociaux : il s’agit de repérer si l’articulation sexe/classe prend la forme de synergies, d’oppositions ou de neutralisations (ibid.). L’objectif est de penser la lutte des sexes sans négliger ce qui défait, objectivement et subjectivement, la classe de sexe, comme par exemple lorsque les femmes cadres externalisent (une part de) leur travail domestique en participant à l’exploitation des femmes racisées (Falquet, Moujoud 2010).
27 Le paradigme de la consubstantialité des rapports sociaux est alors devenu un détour heuristique pour la sociologie des rapports sociaux. Ce paradigme est le produit d’une démarche réaliste qui est partie du point de vue des rapports hommes/femmes pour regarder « la genèse de la revendication ouvrière » (Kergoat 2012c [1984], p. 85) et la division du travail salarié avant de constater que le rapport de classe ne permettait pas de rendre compte de tout ce qu’on voyait et qu’il fallait proposer une nouvelle conceptualisation dont les traits sont plus ou moins distinctifs par rapport au paradigme de « l’intersectionnalité » (Crenshaw 2005 [1994]) au moment de penser les dominations et leur caractère mutuellement constitutif, leur imbrication. Issus de deux contextes militants et idéologiques divergents (centralité de la classe vs centralité de la race), ils ne visent pas toujours les mêmes objets (croisement des rapports sociaux vs croisement des catégories/identités) et se distinguent par leurs démarches, le paradigme de la consubstantialité proposant, pour toutes les oppressions, de raisonner en termes de travail et d’exploitation (Galerand, Kergoat 2014).
28 Selon ce détour, il ne faut jamais négliger « l’entrecroisement dynamique complexe de l’ensemble des rapports sociaux, chacun imprimant sa marque sur les autres » (Kergoat 2012f [2009], p. 136). Rares cependant sont les travaux qui parviennent à articuler les trois rapports de production sexe-classe-race sans les hiérarchiser, autrement dit sans tomber dans divers écueils qui affaiblissent le paradigme de la consubstantialité : dématérialiser l’un des rapports sociaux, faire disparaître la classe en continuant de penser le salariat comme le champ privilégié de la libération individuelle ou en l’excluant des projets émancipateurs. Ces écueils sont évités dans certains travaux qui analysent la mondialisation [12] néolibérale (Falquet 2015) ou les « formes transitionnelles d’exploitation du travail » (Guillaumin 1992, p. 9) à partir du cas des travailleuses domestiques immigrantes (Galerand 2015).
29 Ainsi, la sociologie des rapports sociaux de sexe autorise un double niveau d’analyse. D’une part, les femmes et les hommes constituent deux groupes identifiables, spécifiques, dont la réalité sociale est le produit des rapports sociaux de sexe : il y a bien une forme d’« homogénéité » qui préside à la production des classes de sexe (Juteau 2010). Mais le rapport au travail des femmes n’est pas unifiable car il se construit à la fois dans la division du travail domestique, dans la dualisation de l’emploi féminin et dans la division du travail reproductif entre femmes (Galerand 2007). Il y a donc bien aussi une forme d’« hétérogénéité » qui préside à la production des classes de sexe (Juteau 2010). C’est pourquoi, dans leurs rapports aux hommes, « les femmes sont dans des positions homologues (ce qui permet de parler de classe des femmes) mais non identiques (ce qui permet la prise en compte des clivages) » (Kergoat 2012a, p. 18). La question de l’émancipation s’en trouve singulièrement complexifiée…
Subjectivités dominées et organisation du travail militant
30 Les enjeux du féminisme matérialiste sont subversifs puisque l’horizon de lutte est d’abolir la division de l’humanité en classes de sexe. Cet horizon passe par un « travail d’émancipation », défini comme l’« expression de la puissance d’agir des dominé∙e∙s qui s’auto-émancipent collectivement » et la « destruction du pouvoir d’appropriation des dominants » (Le Quentrec 2014, p. 160). De ce point de vue, au lieu de penser l’horizon de lutte, la sociologie des rapports sociaux de sexe propose plus modestement de penser le processus d’émancipation et ses dimensions ambivalentes : la production des subjectivités dominées et la transversalité des rapports sociaux dans les mobilisations, le rapport au travail et l’organisation du travail militant en tant qu’enjeux du passage au collectif.
Entre domination et résistance
31 La sociologie des rapports sociaux de sexe se propose à la fois de cerner les effets de la consubstantialité des dominations sur la puissance d’agir des femmes et de les articuler aux pratiques émancipatrices effectives.
32 Les subjectivités dominées sont exposées à des obstacles tant la « conscience dominée » est encerclée par « des déterminants matériels et psychiques » (Mathieu 1991 [1985]). De même, comme le formalise le « syllogisme de la constitution du sujet sexué féminin » (Kergoat 2012d [1988]), l’identification du ‘je’ féminin au groupe des femmes est contrariée, la participation féminine aux univers sociaux est atomisée, la création des collectifs de lutte et, du même coup, la possibilité d’identifier le groupe des hommes et de le penser comme adverse sont bloquées. Du côté des dominants, la « haine de genre » — autrement dit certaines réactions d’agressivité parfois violentes des hommes envers les femmes — constitue une ressource supplémentaire lorsque les femmes ont des velléités émancipatrices (Kergoat et al. 1992, p. 138).
33 Cependant, parce que la domination ne s’accompagne pas, en pratique, d’absence de révolte et de mobilisations, il faut faire l’hypothèse que le rapport social se définit comme un rapport de pouvoir fondé sur une dialectique domination/résistance via les pratiques et les représentations des acteurs et actrices qui les produisent. Cette dynamique ouvre un champ des possibles. Les résistances peuvent être individuelles, discrètes mais l’acte résistant est indissociable de l’enjeu du passage au collectif. Ce passage n’a rien d’automatique et ne saurait se limiter à une éventuelle conscientisation déconnectée d’un apprentissage collectif qui dépend des objets et des formes des luttes réelles. Une immersion dans la Coordination infirmière de 1988-1989 a ainsi montré que les conditions de la lutte étaient déterminantes : intégration horizontale, auto-organisation, autonomie, démocratie directe, recherche de l’unité à partir de la diversité des points de vue… Ce sont ces conditions qui ont favorisé la production et l’appropriation collectives des revendications mais aussi d’un autre rapport à la qualification d’une fraction de classe et de sexe assignée à la seule vocation par les rapports de domination (ibid.).
34 La sociologie des rapports sociaux de sexe prend donc à bras le corps l’hypothèse de la réversibilité de la réalité sexuée parce qu’elle suppose et théorise le travail d’émancipation consubstantiel à tout rapport de pouvoir. Mais elle interroge la dynamique des luttes. En effet, l’hypothèse de transversalité des rapports sociaux de sexe a aussi été testée dans le champ militant au sens large : syndicats, partis politiques, associations, mouvements sociaux (Fillieule, Roux 2009). La notion de « mouvement social sexué » est ici fondamentale : elle « signifie que les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur tous les mouvements sociaux » (Kergoat et al. 1992, p. 122). Le processus d’émancipation ne saurait donc s’épuiser dans le seul accès des dominé∙e∙s au militantisme car ce dernier constitue un nouvel espace-temps de (re)production de groupes sociaux antagoniques et hiérarchisés.
35 En particulier, compte tenu de ses contradictions internes [13] et de la nécessité de lutter sur plusieurs fronts pour ne pas hiérarchiser les causes, le mouvement féministe est confronté à la gestion de « l’intersectionnalité politique » (Crenshaw 2005 [1994]) : s’agit-il de construire une alliance de mouvements et donc de s’exposer au risque de fragmentation ? De ne pas renoncer à l’utopie d’un mouvement d’ensemble tel qu’a pu l’incarner — symboliquement — le mouvement ouvrier et donc de s’exposer au risque de relégation d’une cause ? De s’assurer que chaque lutte s’affiche, dans ses revendications, comme émancipatrice sur tous les fronts ? De notre point de vue, la sociologie des rapports sociaux de sexe nous invite à partir des luttes réelles — celles qui émergent, peu importe la cause émancipatrice — afin d’interroger le rapport au travail mais aussi les pratiques du travail militant qui dominent.
Travail militant et passage au collectif
36 Si la division du travail est l’enjeu des rapports sociaux, il est logique d’interroger la transversalité du travail d’un double point de vue lorsque l’on s’intéresse à la question de l’émancipation : en tant qu’enjeu revendicatif et en tant qu’enjeu organisationnel.
37 Les positions objectives et les subjectivités des dominé∙e∙s se construisent dans et par la division du travail. Toute lutte sociale a donc quelque chose à voir avec la place occupée dans les rapports de production et avec les processus de catégorisation qui en découlent. L’objet de la lutte est indissociable, dans sa formulation, de cette condition matérielle première. Le mouvement ouvrier a produit des revendications sur le salaire, le temps de travail, les conditions de travail. Cependant, parce qu’il s’est construit à partir d’une définition tronquée du travail — qui reléguait, voire niait, la réalité du travail domestique — il n’a pas réussi à construire un sens collectif permettant de transcender les clivages objectifs liés à la sexuation du groupe ouvrier et du rapport au travail (Kergoat 1982). De même, dans les mobilisations dites de chômeurs de 1997-1998, la figure des ‘soutiens’ n’a pas agi comme une simple ressource mobilisatrice mais bien davantage comme un vecteur d’extranéité du processus revendicatif. En effet, au lieu de partir de la souffrance exprimée du non-travail (professionnel) des chômeurs et chômeuses, les ‘soutiens’ ont légitimé et imposé des revendications en termes de revenu (hausse des minima sociaux…). Le rapport positif à l’emploi a été combattu tandis que l’assignation au seul travail domestique, pour les chômeuses, n’a pas été interrogée. Dès les premiers conflits, cette question revendicative est devenue centrale pour défaire le groupe mobilisé et le cliver (Dunezat 2004).
38 Cela montre que le rapport au travail constitue un enjeu fondamental du passage au collectif et qu’il faut partir des positions objectives et des subjectivités dominées. Ainsi, « le rapport des femmes au travail » est porteur d’un « potentiel subversif » (Galerand, Kergoat 2008) parce qu’une définition élargie du travail — faisant écho aux conditions matérielles d’existence des dominé∙e∙s — en fait un facteur possible de production de soi, d’unité, de solidarité et donc d’émancipation collective.
39 Cependant, une seconde condition apparaît tout aussi fondamentale : le rapport au travail ne peut devenir subversif que si l’organisation du travail militant ne se transforme pas en vecteur d’actualisation de hiérarchies sociales. En effet, l’émancipation n’est pas qu’un horizon à atteindre : en tant que passage au collectif, elle est aussi un processus matériel et idéel qui suppose et sécrète des tâches, un travail militant. L’organisation de ce travail est un enjeu spécifique qui dessine les contours du champ militant. La démarche comparative — entre plusieurs mobilisations et enquêtes — a permis de mettre en évidence que le passage au collectif se cristallisait ou non selon plusieurs lignes de tensions qui s’articulent dans les pratiques militantes et qui renvoient à la composition du groupe mobilisé, à l’accès au travail militant et à son mode d’organisation (Dunezat, Galerand 2014).
40 Toutes les mobilisations sont en effet structurées par une division du travail militant dont les ressorts sont à la fois indissociables et singuliers par rapport à la division du travail professionnel et domestique. Par exemple, la domination masculine se matérialise dans une structure du travail militant réel qui clive le groupe mobilisé par l’opposition entre travail prescrit et non prescrit, tâches à connotation professionnelle et à connotation domestique, tâches de pouvoir et plus exécutives, tâches visibles/reconnues et invisibles/oubliées. Cette structure est produite via les mécanismes qui sont au cœur de toute division sociale du travail (séparation, hiérarchisation, spécialisation). Le caractère produit — et pas seulement reproduit — de l’agencement des pratiques militantes est repérable car les mobilisations sont structurées, synchroniquement ou diachroniquement, par des formes plurielles de division du travail militant. Parfois, la lutte produit une forme de travail séparé, dans laquelle les tâches militantes sont tellement spécialisées que l’ordre routinier des rapports sociaux, importé tel quel, sépare et hiérarchise les groupes sociaux ordinaires au sein de la lutte tout en favorisant une décrue numérique et une homogénéisation sociale des mobilisé∙e∙s. Toutefois, l’objectivation de ce travail séparé ne peut être menée si l’on néglige la dynamique consubstantielle des rapports sociaux et leur transversalité singulière dans le champ militant. Par exemple, tous les hommes ne prescrivent pas le travail militant et ne s’accaparent pas les tâches de pouvoir : trajectoires de classe et de race viennent cliver le groupe masculin tandis que des mobilités de sexe, de classe ou de race sont rendues possibles par l’acquisition d’un capital militant issu d’une longue trajectoire militante qui permet de s’affranchir des obstacles produits par une position dominée dans l’ordre ordinaire des rapports de domination. Mais il arrive aussi qu’une forme de travail collectif s’installe. Dans ce cas, le travail militant s’émancipe des schèmes d’efficacité, de hiérarchie, de discipline, de compétence, etc., qui structurent l’organisation du travail exploité (Dunezat 2004). Le processus d’émancipation se matérialise alors par un apprentissage collectif et une forme d’appropriation du travail militant de chacun, chacune qui donnent un sens quotidien à l’horizon de la lutte.
Conclusion : enjeux autour de l’émancipation
41 Le concept d’émancipation fait l’objet d’interprétations plurielles, voire contradictoires, au sein du mouvement féministe et queer (Möser 2014). Les théories queer ont notamment introduit le concept d’agency — d’agentivité — pour penser l’émancipation. Dans le cadre théorique foucaldien qui analyse dans un même mouvement le rapport de pouvoir et l’avènement du sujet produit par ce rapport, les politiques de subversion sont centrales. En particulier, selon Judith Butler, le caractère non fini, instable, changeant du langage « ouvre la porte à l’‘agentivité’ du sujet » face aux discours haineux — homophobes, sexistes, etc. — car ces derniers pourraient être détournés (Baril 2007, p. 72). Nous ne nions pas que le fait de subvertir ou de resignifier « les mots et les gestes qui le reconduisent au quotidien » (Clair 2012, p. 49) participe d’une éventuelle résistance individuelle du sujet au pouvoir qui le fait advenir. De même, nous rejoignons les craintes butlériennes quant aux politiques identitaires qui tendent « à homogénéiser les groupes donnés, à gommer les différences entre les personnes et à taire les discussions et les conflits inhérents à tout regroupement » (Baril 2007, p. 75). Plus largement, chaque lutte d’émancipation — la lutte féministe aussi — doit assumer sa responsabilité dans l’entretien des diverses formes d’oppression. D’où le penchant butlérien, entre autres, pour les coalitions.
42 Cependant, si d’un point de vue philosophique il est pensable que « la construction du sujet par le langage est la condition même de possibilité de son agentivité » (ibid., p. 72) et si d’un point de vue pratique il est souhaitable que « la politique féministe que Butler propose, loin d’être un rêve impossible ou une utopie, rapproche chaque personne de son potentiel politique d’action » (ibid., p. 77), la sociologie des rapports sociaux de sexe — via la question du rapport au travail et de l’organisation du travail militant — offre un point de vue plus réaliste au moment d’interroger les conditions de production d’une éventuelle émancipation collective. Car de quel sujet parlons-nous ? D’un sujet individuel dilué dans un océan de pratiques multiples, mouvantes, fragmentées issues du détournement des matrices de pouvoir plus ou moins décomposées ? Ou d’un sujet qui entend, collectivement, s’extirper de tous les rapports de pouvoir et abolir toutes les classes, y compris celles de sexe et de race ?
43 En ne cédant pas aux chants incertains de la subversion individuelle, en visant les fondements à déconstruire en termes de division du travail et d’exploitation, en proposant de partir des pratiques militantes concrètes, le féminisme matérialiste — la sociologie des rapports sociaux de sexe en particulier — ouvre une voix plus audible et une voie plus collective sur le chemin de l’émancipation.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Rapports sociaux de sexe (sociologie des), Émancipation, Rapports sociaux (sexe, Travail militant, race), classe, Féminisme matérialiste
Date de mise en ligne : 05/10/2016.
https://doi.org/10.3917/cdge.hs04.0175Notes
-
[1]
Les choix de l’auteur sont liés à son mode d’inscription dans la sociologie des rapports sociaux de sexe. Proche politiquement du féminisme matérialiste et militant dans les mouvements dits de ‘sans’ (chômeurs, sans-papiers), ses travaux privilégient une sociologie du travail militant en termes de consubstantialité des rapports sociaux (sexe, classe, race).
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[2]
Cet article, centré sur les débats ayant animé la sociologie française, désignera par ‘pionnières’ les féministes matérialistes — sociologues et anthropologues — qui ont proposé de raisonner en termes de classes de sexe pour penser les rapports hommes/femmes (Delphy 1998 [1970] ; Mathieu 1971 ; Guillaumin 1992 [1978] ; Tabet 1998 [1985]).
-
[3]
Pour une présentation située de « la sociologie marxiste ou matérialisme historique », voir Lefebvre (1983 [1948], p. 60-75). Voir aussi Bidet-Mordrel (2010 [2001]).
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[4]
Ces déplacements ont aussi leurs articles fondateurs (Lautier 1977 ; Bourgeois et al. 1978 ; Kergoat 2012b [1978], p. 33-62), colloques (« Femmes, féminisme et recherches » à Toulouse en 1982 ; « Les rapports sociaux de sexe : problématiques, méthodologies, champs d’analyse » à Paris en 1987), ateliers informels (l’Atelier Production/Reproduction de 1985-1988), groupes institutionnels (séminaire du Centre de sociologie urbaine en 1986-1988), publications collectives (Collectif 1984 ; Collectif 1988 ; Cahiers de l’APRE – Atelier Production/Reproduction 1985-1988). Autant de moments symboliques et de conditions matérielles structurants au sein d’espaces professionnels — l’Université et la recherche — dominés sous l’effet des prétentions masculines au monopole de la « sociologie généraliste » (Devreux 1995). Dans les années 2000, la visibilité institutionnelle du courant s’accroît au sein du CNRS (CSU et GTM – ex-Gedisst), des revues (Cahiers du genre – ex-Cahiers du Gedisst –, et Les Cahiers du Cedref), de l’Association française de sociologie (Réseau thématique 24 « Genre, classe, race. Rapports sociaux et construction de l’altérité »)…
-
[5]
Voir Cahiers du Genre n° 28/2000.
-
[6]
Via notamment la « charge mentale » (Haicault 1984) et le travail émotionnel que suppose et suscite le travail domestique.
-
[7]
Voir Cahiers du genre n° 26/1999 et n° 32/2002.
-
[8]
Voir par exemple Clair (2012, p. 15-33) et Pfefferkorn (2012, p. 97-106).
-
[9]
Le « travail procréatif » (Tabet 1998 [1985], p. 155-180), le « travail de la conversation » (Monnet 1998), le « travail militant » (Dunezat 2004), le « travail bénévole » (Simonet 2010) sont des extensions réalistes du concept de travail indissociables du féminisme matérialiste.
-
[10]
La race est un autre rapport de production qui, depuis les années 2000, fait consensus au sein du féminisme matérialiste à la française (Dorlin 2009). L’âge constitue sans nul doute un quatrième rapport de production mais sa théorisation ne fait pas consensus. Le statut de la sexualité — cet « (autre) objet du genre » (Clair 2012, p. 35-56) — est aussi discuté, en particulier les modes d’intersection entre genre et sexualité (Clair 2013).
-
[11]
On impute parfois la trilogie à l’importation du paradigme intersectionnel mais le féminisme matérialiste français s’est aussi structuré dans la comparaison des modes de naturalisation du sexe et de la race (Guillaumin 1992).
-
[12]
Voir Cahiers du Gedisst n° 21/1998.
-
[13]
Voir Cahiers du genre n° 39/2005, n° hors-série/2006 et n° 55/2013.