Notes
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[1]
Nous sommes aussi l’Église est une association, née en 1996, qui milite « pour l’égalité entre tous les croyants (femmes et hommes, laïcs et clercs), une attitude positive sur la sexualité et exigeante sur la justice sociale et économique ». Elle s’est prononcée contre l’article 52 de la Constitution européenne et combat tous les propos antiféministes du Vatican.
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[2]
Golias est une revue lyonnaise créée dans les années 1980. Elle porte des critiques virulentes contre la hiérarchie de l’Église catholique. Elle développe toute une politique éditoriale de livres plus large que sur la religion.
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[3]
Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception.
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[4]
Les initiatrices du projet « Traces » en ont une liste tout à fait exhaustive qu’il est impossible de citer ici. Nous les remercions pour leurs informations, notamment Nadia Chaabane et Claudie Lesselier.
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[5]
Mouvement de libération de l’avortement et la contraception.
1Il peut paraître pour le moins singulier que trente-cinq ans après le lancement de la deuxième vague du féminisme contemporain, on soit obligées de s’interroger sur sa définition, ses alliances, ses modes d’intervention, son étendue. Singulier et cependant compréhensible : le temps ne serait-il pas à tirer des bilans d’étape d’autant plus qu’entre les années 1970 et maintenant, la conjoncture et la période politique se sont radicalement modifiées ? L’histoire a prouvé, et prouve tous les jours que le féminisme en tant que mouvement social est tributaire de tous les autres mouvements sociaux. À autres temps, autres courants ou prises de position et autres débats ? Sans doute, mais il importe de rentrer dans le détail.
Un féminisme mou ?
2L’impression qui prévaut à l’heure actuelle est que le féminisme est un concept fourre-tout dont tout le monde peut se réclamer, il suffit de le dire. Édouard Balladur nous donne l’exemple à propos de la nomination d’Angela Merkel à la chancellerie allemande :
Le fait que ce soit une femme est évidemment très sympathique. Mais je trouve que le simple fait de dire ça prouve que cela aurait pu ne pas l’être. Il faut nous habituer maintenant, et c’est la véritable façon à mes yeux d’être féministe : considérer que cela n’est pas un problème ni un motif de satisfaction particulier, c’est normal.
4Il est sûr que ces propos d’Édouard Balladur ont un peu plus d’allure que ceux de certains ténors du Parti socialiste (ps) lors de l’évocation de la candidature de Ségolène Royal à la présidence de la République en 2007. Mais allons-nous admettre pour autant Édouard Balladur dans nos rangs ?
5Donc tout le monde peut se réclamer du féminisme. Et comme le mouvement, qui se réclamait à l’origine d’une tradition anti-autoritaire (même si la référence apparaît peu actuellement), est peu enclin à faire le ménage dans ses rangs (et comment le ferait-il si cela s’avérait souhaitable ?), la confusion est une affaire qui marche. Tout le problème est de dénouer les fils.
6L’affaire du voile a fourni une brillante démonstration du sac à malice que devenait le féminisme. Celui-là (le voile), autour duquel existait dans le mouvement un consensus implicite pour le considérer comme un instrument d’oppression des femmes a été « revisité » par certain(e)s. Peut-être aurions-nous dû travailler autour de l’implicite, mais n’est-ce pas la définition même de l’implicite de ne susciter aucune parole ?
7On a vu à cette occasion fleurir bon nombre d’explications sur le caractère polysémique du voile pour celles qui le portaient. Que le voile puisse être parfois un symbole de revendication identitaire ou de lutte antiraciste et anti-discriminatoire pour un certain nombre de filles elles-mêmes, pourquoi pas. Mais d’abord ce n’est pas que cela, loin de là, et en plus depuis quand juge-t-on du caractère oppressif ou pas de telle ou telle pratique ou tradition à partir de la subjectivité des personnes intéressées au premier chef ? Ce serait faire fi des phénomènes d’intériorisation de l’idéologie dominante. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’une femme se déclare très contente et très épanouie d’être une « femme au foyer » que le travail domestique acquiert tout à coup un caractère éminemment émancipateur et permettant de se réaliser personnellement…
8De même, de façon connexe, l’affaire du voile a été l’occasion pour les militantes féministes d’aborder le problème de la religion et de la pratique religieuse. Ce sujet est peu habituel pour les féministes car, traditionnellement, le mouvement s’inscrit dans une ligne de pensée matérialiste et est composé de personnes athées. La confrontation à la religion s’est faite tout au long de la lutte pour le droit à l’avortement par le biais des bagarres contre les opposants. Elle a rebondi dans les années 1990 avec les actions « commando » contre les centres d’interruption volontaire de grossesse dans et hors les hôpitaux et les cliniques. On ne peut pas dire que ce genre d’expériences incite à se pencher avec bienveillance sur le phénomène religieux ! En outre, il est connu que les dogmes des religions monothéistes placent, toutes les trois, les femmes en situation d’infériorité. Convient-il d’ailleurs de rappeler qu’en 1994, à l’occasion de la Conférence pour le développement et la population du Caire, nous avons assisté à l’émergence d’un axe Vatican/fondamentalistes musulmans qui s’est confirmé en 1995 à l’occasion de la Conférence de l’Organisation des Nations unies (onu) de Pékin pour les droits des femmes et qui ne s’est pas démenti depuis lors ? La religion revêt aujourd’hui aux États-Unis une place déterminante car George Bush a été réélu par quelques millions de voix d’évangélistes qui aujourd’hui attendent d’être payés en retour. À l’heure actuelle, l’on y prône comme seul remède contre l’avortement l’abstinence jusqu’au mariage et l’on va jusqu’à ressortir la vieille antienne de remise en cause de la théorie de l’évolution. Bush a coupé les vivres à des organisations de l’onu parce qu’elles finançaient la planification familiale dans des pays du Sud. Dans l’Union européenne, le Traité constitutionnel prévoyait dans son article 52 le dialogue avec les religions… et antérieurement il faisait référence à « l’héritage religieux » avec tout ce qu’il pouvait impliquer ! Cependant, quand auparavant le sujet était abordé par des féministes, très peu nombreuses, qui se déclaraient croyantes, c’était pour « réhabiliter » certaines figures féminines au sein de la religion ou bien critiquer de l’intérieur les schémas sexistes et patriarcaux des religions, par exemple Nous sommes aussi l’Église [1], Golias [2], ou d’autres encore. Les militantes féministes croyantes ont toujours considéré la religion comme une affaire privée. Jamais il n’y a eu de la part de ces militantes la revendication que le féminisme s’adapte aux dogmes religieux, c’était plutôt le contraire ! Ce qui est moins mis en avant lorsqu’on nous parle d’« un féminisme avec l’islam ».
Ce que l’affaire du voile a aussi révélé, c’est que le féminisme serait tellement mou que ce ne sont même pas les militantes féministes qui en seraient les meilleures connaisseuses mais… tout le monde, qui le veut et qui le dit. On ne peut évidemment que se satisfaire de la dissémination de nos idées mais il nous apparaît que c’est pour « enrichir » le caractère fourre-tout du féminisme. Quand parle un spécialiste de l’économie (ce sont souvent des hommes, l’économie est une affaire sérieuse !) par exemple, tout le monde respecte ses compétences même si on n’est pas forcément d’accord. Pour le féminisme, au sujet du voile, nous avons eu droit à des donneurs de leçon qui pendant des années ne se sont guère soucié de défendre les droits des femmes et qui tout d’un coup s’en disaient les plus ardents défenseurs, à leur manière évidemment. Et depuis, cet intérêt s’est manifesté exclusivement par la volonté d’essayer d’imposer la présence de filles voilées en tant que groupe politique constitué aux manifestations du 8 mars et prendre ainsi le risque de mettre en grave difficulté le mouvement féministe.
Un féminisme restrictif ?
9D’autres déclinaisons du féminisme existent à l’heure actuelle. Certain(e)s ont lancé, à partir de la préparation du 8 mars 2005, un « nouveau combat féministe », ce qui est une manière comme une autre d’en finir avec l’existant, avec la bénédiction des médias qui, périodiquement, lancent ce type de produit sur le marché. Sa conception part du fait qu’il y a péril en la demeure : la menace intégriste serait suffisamment grave pour justifier de s’arc-bouter sur des principes essentiels : la mixité, la laïcité et l’égalité. Insister sur la mixité à propos du mouvement féministe peut sembler manier le paradoxe, mais c’est un autre débat. On comprend bien qu’on parle ici des zones de non-circulation que constituent certaines cités populaires pour les jeunes filles. La revendication de la laïcité mériterait d’être explicitée compte tenu du fait que tout le monde s’en réclame à l’heure actuelle. Comment concilier, par exemple, une interprétation de la loi de 1905 qui insiste plus particulièrement sur la liberté de conscience, met l’emphase sur le financement par l’État de l’enseignement privé et défend la possibilité de porter le voile à l’école publique avec celle qui insiste sur la séparation des affaires religieuses et politiques, la neutralité de l’État et refuse que l’on porte le voile à l’école ? N’oublions pas que la loi de 1905 est une loi de compromis !
10Quant à l’égalité, même le gouvernement s’y est mis en promettant l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes pour dans cinq ans !
11Le seul vrai débat nous semble être celui-ci : la menace intégriste est-elle suffisamment prégnante pour qu’il soit nécessaire de centrer toutes les forces des féministes contre elle ? Est-il suicidaire face à cette menace de se battre contre les attaques du gouvernement de droite, cette bataille occasionnant une dispersion des forces face à l’ennemi principal : les intégrismes ? Est-il absurde d’imaginer de faire porter la réflexion sur les causes qui ont conduit à la montée des intégrismes ? Dans cette perspective, tous les échecs sur le terrain économique et social s’imposeraient comme étant à l’origine de cette régression… Refuser de trouver des explications, c’est une façon de refuser la réalité dans toute sa complexité.
Il faut savoir raison garder. Le problème des intégrismes est sérieux. Il est nécessaire de ne pas relâcher la lutte contre leur influence grandissante en France. Elle ne se limite pas d’ailleurs aux cités de banlieue mais fait son irruption dans la rue contre l’avortement et dans la loi — amendement Garraud qui visait en novembre 2003 à créer un délit d’interruption involontaire de grossesse, « par imprudence, inattention, négligence, ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence » en affichant la protection de la femme enceinte. Mais la menace ne semble pas d’une telle ampleur qu’il faille affadir les revendications féministes et se taire face aux attaques gouvernementales sans précédent.
Le féminisme est-il dépassé ?
12D’autres enjeux se nouent autour de l’actualité (au sens premier du terme) du féminisme. En effet, les partisan(e)s du queer se réclament du postféminisme. Le féminisme serait-il donc dépassé ? En effet, l’emploi du terme « post » laisse supposer l’obsolescence du féminisme, son dépassement en termes quasiment dialectiques, son insuffisance.
13Le problème se situe autour de la construction du genre. Les partisan(e)s du queer présentent une définition du genre qui insiste tout particulièrement sur la construction des normes sexuelles et sur l’assignation à l’hétérosexualité. Pour elles et eux, il n’y a pas d’identités sexuelles figées : celles-ci sont floues, changeantes, indécidables. Jusqu’à maintenant, le genre était conçu sur un mode binaire hommes/femmes qu’ils et elles remettent en cause, évoquant plutôt un continuum qui va de l’un à l’autre. Le genre est une performance : il se construit en se répétant, en se réitérant. Mais comme il est construit, c’est une copie, ce sont de multiples copies, sans original.
14Contrairement sans doute aux États-Unis, les liens concrets en France, ne serait-ce que d’origine, entre le mouvement queer et le mouvement féministe semblent pour le moins incertains. En tous cas, à l’heure actuelle, peu de rencontres se produisent sur le terrain entre féministes et partisan(e)s du queer sauf avec de rares groupes. Les « lieux » d’intervention sont différents. Les queers se situent au niveau de la performance sexuelle, de la subversion des normes sexuelles, de l’assignation à l’hétérosexualité, alors que les féministes se retrouvent sur des terrains plus « classiques » : emploi, travail, protection sociale, violences, sexisme, etc. Mais justement l’enjeu essentiel du débat est là : ces terrains sont-ils vraiment « classiques », les féministes seraient-elles en voie de ringardisation accélérée ? En d’autres termes, et c’est là l’important, aurions-nous réglé tous les problèmes posés sur les terrains cités précédemment pour pouvoir passer à une étape supérieure de la lutte féministe en engendrant son propre dépassement ?
15En fait, il est d’abord important de réaffirmer haut et fort que ce sont les féministes qui ont initié la lutte sur le terrain de la sexualité dans les années 1970 en se battant pour la libération de l’avortement et pour le changement de la loi sur le viol qui mettait en lumière les violences sexuelles, dont la réalité était bien recouverte par une solide chape de plomb. A-t-on bien conscience de ce que cela signifie comme lutte subversive : pouvoir enfin avoir des relations sexuelles et pouvoir accéder au plaisir sans crainte d’être enceinte, pouvoir enfin parler des violences sexuelles subies et des conséquences créées et avoir l’espoir que l’auteur des violences puisse être puni ? Car les violences servent à maintenir l’ordre et, parfois, la terreur patriarcaux.
16D’autre part, et c’est là que le bât blesse, les conquêtes engrangées sur les terrains précités ne nous semblent pas suffisamment probantes (et c’est un euphémisme) pour engendrer un dépassement du féminisme. Bien plus, la conception du genre avancée par le courant queer s’avère éminemment restrictive. Elle met l’accent principalement en France sur la construction des normes sexuelles et l’assignation à l’hétérosexualité en évacuant la hiérarchisation des sexes et l’assignation de rôles sociaux différenciés, base de l’oppression des femmes. Mais bien sûr, si l’on récuse la binarité hommes/femmes, il est difficile de la réintroduire par la bande pour lutter contre l’oppression que ceux-là exercent sur celles-ci.
17Le terrain semble d’ailleurs particulièrement glissant sur les violences à l’encontre des femmes. Le mouvement queer qui se dit le défenseur de toutes les minorités sexuelles semble être fasciné par la violence dans la sexualité que, soit dit en passant, il semble naturaliser — d’où vient cette violence dans la sexualité ? de la nature ? Non, répondent les queers, champions de la lutte anti-naturalisation, elle est construite. Mais elle est construite sur la base des rapports hommes/femmes forcément, cqfd. Oui, mais nous la mettons en scène, répliquent les queers. C’est une performance. Question : va-t-on proposer cette performance aux femmes victimes de violences ?
18On assiste à une érotisation de la violence. Est-il besoin de dire que cela colle assez peu avec la dénonciation des violences faites aux femmes alors que le courant queer n’oublie jamais de mentionner, à juste titre d’ailleurs, la violence de l’imposition des normes ?
19Se disant ardent défenseur de la liberté sexuelle (pro-sexe) (comme Marcela Iacub et Élisabeth Badinter !), le courant queer prend souvent des positions réglementaristes sur la prostitution et se pose en défenseur de la pornographie.
Pro-sexe ? si l’on s’affuble d’un tel qualificatif, c’est pour donner à penser que les autres sont anti-sexe. On en revient à la ringardisation : en fait les féministes qui se situent dans la lignée des années 1970 seraient quasiment institutionnalisées, bourgeoises, dans les normes, propres sur elles et ayant perdu tout leur caractère subversif. Les queers, elles et eux, sont proches de toutes les minorités maltraitées, un peu sales, un peu trash, peu présentables et surtout éminemment subversifs. Sauf que dans la vraie vie, une seule question vaut la peine d’être posée : qui dérange ? Qui remet en cause réellement les rapports de domination ? Une intervention subversive uniquement sur la sexualité est-elle viable ? Ne risque-t-elle pas d’être récupérée, comme cela semble être le cas aux États-Unis, par le marché du sexe qui, comme tout autre marché, doit engendrer un profit maximum et apporte des bénéfices considérables ? Le sexe est ici consommé comme une marchandise, tout est possible du moment que le tiroir-caisse fonctionne. Est-ce le but à atteindre ? Cette lutte-là, menée séparément de tout le reste, ne sanctionne-t-elle pas la montée des individualismes, la fuite en avant dans la postmodernité, loin des utopies « totalitaires » et en tout cas collectives ? Ou en entrant par le problème de la sexualité, peut-on remonter réellement de fil en aiguille à tous les rapports de domination ? Peut-être est-ce possible, Catharine MacKinnon le fait, mais il faudrait à ce moment-là reconnaître que tous les autres rapports de domination ne sont pas de l’ordre du résiduel.
À notre sens, si le queer a certainement le mérite d’interpeller les subjectivités, il ne peut pas être la base exclusive d’une intervention qui se veut subversive.
Quel féminisme alors ?
20En France, tout au long du xxe siècle, les femmes ont conquis l’égalité formelle. Le problème qui se pose à l’heure actuelle au mouvement féministe est de conquérir l’égalité réelle car, tout le monde le sait, il y a un énorme hiatus entre égalité formelle et égalité réelle. Et c’est sans doute là que ce que nous évoquions au début de cet article — à savoir la conjoncture et la période politiques — nous revient en boomerang. Après le mouvement de grève générale de Mai 68, après des années 1970 marquées par une très importante dynamique de transformation sociale, des années 1980 que l’on peut considérer comme des années de transition, nous sommes maintenant confrontées à une période politique de régression sociale et d’attaques importantes contre tous les acquis sociaux depuis la fin du xixe siècle. Il ne sert à rien de vouloir éluder cette question, la réalité nous rattrapera toujours. L’histoire du mouvement féministe, qui reste d’ailleurs très largement à écrire, est rythmée par l’histoire des mouvements sociaux en général. Une brève périodisation nous le montre aisément :
21• Les années 1970 sont celles de l’émergence de la deuxième vague du mouvement féministe, de sa construction en tant que force politique. Le mouvement est grossièrement divisé en trois courants, qui, n’idéalisons pas la période, ont du mal à se parler, et même à se côtoyer : les Féministes révolutionnaires qui seront appelées par la suite radicales, Psychanalyse et politique, et les Féministes « lutte de classes ». Les divergences tournent, grossièrement, entre différentialisme et universalisme : les femmes sont-elles une classe sociale ou un groupe social ? et sur l’autonomie du Mouvement de libération des femmes (mlf), puisque les féministes lutte de classes viennent des organisations d’extrême gauche et que cela leur est reproché par les autres.
22Cette deuxième vague du féminisme, issue de 1968, conteste la société patriarcale en tant que système.
23Les années 1970 sont les années du possible, toutes tendances confondues. Né dans les universités, fonctionnant en assemblées générales, le mouvement essaime, s’étend. De nombreux groupes de femmes existent dans les universités, les lycées, les quartiers et jusqu’au sein des entreprises et du mlf émane un parfum de subversion certainement lié, pour la première fois de façon aussi profonde (et certains ne nous le pardonnerons pas), à la remise en cause des rapports de domination. Et nous engrangeons des acquis : loi (à l’essai !) sur l’avortement en 1975, confirmée en 1979, nouvelle loi sur le viol (après quatre ans de débats parlementaires !) en 1980.
24L’année 1979 marque un tournant : c’est l’année de la plus importante manifestation féministe, non mixte, réunissant 50 000 femmes sur l’avortement, suivie par la suite d’une manifestation massive, mixte, mais c’est aussi l’année du dépôt du sigle mlf avec quatorze marques commerciales et industrielles par Psychanalyse et politique. Ce dépôt provoque une onde de choc et on assiste alors à un rapprochement entre les féministes radicales et les féministes lutte de classes (dont un bon nombre, remuées personnellement, ont quitté leurs organisations d’extrême gauche) qui se concrétise, en 1980 pour Paris, par la création de la Maison des femmes, première maison pluraliste, 8 cité Prost, dans le 11e arrondissement.
25• Les années 1980 sont celles de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Comme dans l’ensemble du mouvement social, le mouvement féministe est partagé. Certaines mettent de grands espoirs en Mitterrand et d’autres se font peu d’illusions. Le fait est qu’il faut redescendre dans la rue en 1982 pour obtenir le remboursement de l’avortement par la Sécurité sociale, mais indéniablement la mobilisation est plus difficile que durant les années 1970 : certaines doivent hésiter à descendre dans la rue quand leurs représentants sont au pouvoir. On parle traditionnellement des années 1980 comme de celles de la « traversée du désert ». C’est le cas pour tout le mouvement social. Pourtant, c’est à cette époque que se construisent et se mettent en place ce qui constitue le socle de tout mouvement féministe qui se respecte : les associations qui luttent contre les violences naissent durant les années 1980 : Association contre les violences faites aux femmes au travail (avft), Collectif féministe contre le viol, Fédération nationale solidarité femmes, Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles. On peut regretter leur morcellement, mais c’est une autre histoire.
26À Paris, après l’épuisement de la Coordination des groupes femmes de quartier et d’entreprise, apparaît un groupe issu de la commémoration du quarantième anniversaire du Deuxième sexe « Elles sont pour » qui assumera, outre la Maison des femmes, la difficile tâche de « maintenir le flambeau ».
27• Les années 1990 marquent, au niveau mondial, un tournant historique. 1989 est en effet l’année de la chute du Mur de Berlin. Non que les pays de l’Est représentaient un idéal à atteindre, mais cet événement laisse à la mondialisation libérale le champ libre pour se développer. La politique de régression sociale s’intensifie à ce moment-là et les gens se sentent désemparés, sans alternative politique. Les idées conservatrices reprennent de l’embonpoint et c’est ce moment-là que choisissent les opposants à l’avortement pour relever la tête et imiter leurs collègues états-uniens en allant manifester dans ou devant les hôpitaux et les cliniques où se pratiquent des avortements. La suite est plus connue : 1990, création de la cadac [3] ; 1993 : conquête (loi Neiertz) du « délit d’entrave à l’ivg » ; 1995 : manifestation en janvier de 8 000 opposants à l’occasion du vingtième anniversaire de la loi Veil ; juin : arrivée de Jacques Chirac au pouvoir et tentative d’amnistier les opposants ; riposte rapide de la cadac et de tous les acteurs du mouvement social et appel à la manifestation du 25 novembre ; nous serons 40 000 à l’orée du mouvement social de novembre-décembre 1995 ; création du Collectif national pour les droits des femmes en janvier 1996. C’est aussi dans les années 1990 que se développent les mouvements « masculinistes » qui détournent pour leurs intérêts le discours de l’égalité hommes-femmes et se prétendent les victimes des conquêtes des féministes. Ils sont particulièrement actifs dans le domaine des violences faites aux femmes et aux enfants et font un gros travail de lobbying auprès des pouvoirs publics et du monde de la justice.
28Bref, il était nécessaire de faire ce petit détour historique pour montrer que nous nous situons dans une période défensive, où nous luttons pour le maintien des acquis dans tous les domaines contre les tentatives de régression. Et dans une période de régression, c’est une banalité de le dire, les difficultés de la vie provoquent l’atomisation, les replis individualistes pour survivre, le rejet du combat collectif.
29Ce qui semble essentiel pour le féminisme à l’heure actuelle est de tenir bon sur le caractère systémique de l’oppression des femmes, de la domination masculine, et d’être capable de lutter sur tous les aspects de cette oppression. Le féminisme n’a pas à se limiter à un sujet particulier, n’a pas à affadir ses objectifs. Il est au carrefour de toutes les oppressions : de « race » et de classe. Dans tout groupe opprimé et exploité, les femmes le sont toujours plus que leurs homologues hommes (et parfois en outre par ceux-là mêmes), cette réalité est incontournable. Et même si certain(e)s le mettent en doute à l’heure actuelle, le féminisme a toujours milité à ce carrefour. Il y a toujours eu une solidarité et une prise en compte effective des revendications des femmes immigrées, des sans-papières, des femmes de la classe ouvrière, qu’elles aient un statut ou soient précaires. Il y a même eu, et cela existe toujours, d’importants phénomènes d’auto-organisation des femmes de l’immigration et parfois des femmes de la classe ouvrière que l’on retrouve en tous cas dans les syndicats et quelquefois au sein de commissions syndicales spécifiques. Pour le démontrer, il est nécessaire de faire de nouveau un détour historique.
30Selon les initiatrices du projet « Traces, mémoires, histoire des mouvements de femmes de l’immigration en France depuis 1970 », porté par l’Association des Tunisiens en France, les premières associations de femmes dans l’immigration datent des années 1970, composées souvent de militantes de gauche, d’exilées ou d’étudiantes. Les revendications avancées sont en lien avec les pays d’origine car l’optique prioritaire est le retour au pays. L’impact du mouvement féministe se fait déjà sentir. Les premières revendications liées à l’immigration apparaissent dans les années 1980. Ces groupes viennent d’Amérique latine, du Maroc, d’Algérie, d’Afrique noire, d’Iran quelques années après la prise de pouvoir des islamistes. De mai 1976 à 1980, par exemple, existe la Coordination des femmes noires, tandis qu’en 1979 naît le Collectif des femmes chiliennes exilées.
31De 1984 à 1987 existe à la Maison des femmes de Paris le Collectif féministe contre le racisme. Des années 1980 à aujourd’hui se créent de nombreux collectifs, s’organisent des débats, manifestations, grèves, soutiens aux sans-papières [4].
32À l’heure actuelle, le Réseau pour l’autonomie des femmes immigrées et réfugiées (rajfire) tient deux fois par mois à la Maison des Femmes de Paris des permanences qui ne désemplissent pas pour accueillir et être solidaires des « femmes étrangères confrontées aux lois françaises » (dépliant du rajfire). On pourrait citer aussi, par exemple, le Comité d’action interassociatif « Droits des femmes, droit au séjour - Contre la double violence », ou d’autres encore.
33C’est dès l’année 1972 qu’apparaît la nécessité explicite d’articuler la lutte des femmes avec la lutte des classes, avec la parution de la plate-forme de discussion du Cercle Elisabeth Dimitriev et la création du mlf quartier. Dans la première moitié des années 1970 se créent deux tendances du mlf : Femmes en lutte (quartiers), Femmes travailleuses en lutte (entreprises) et les Pétroleuses, rattachées respectivement à l’Organisation communiste des travailleurs et à la Ligue communiste — ancêtre de la Ligue communiste révolutionnaire (lcr). Évidemment ces deux tendances, dont les militantes se trouvent dans des groupes femmes de quartier ou d’entreprise et au mlac [5], ont comme préoccupation importante de s’implanter parmi les femmes ouvrières. C’est vers la fin des années 1970 que se crée la Coordination des groupes femmes d’entreprises et de quartiers qui lance une campagne sur l’emploi, par exemple, et qui en novembre 1980 appelle à une manifestation. Elle est aussi à l’origine de beaucoup d’autres initiatives.
34En 1982, elle organise les États généraux sur le travail des femmes. Dès les années 1980, la lutte contre le travail à temps partiel est déjà une préoccupation importante de la Coordination.
35En 1984-1985, se crée la Coordination européenne des femmes (Belgique, Grande-Bretagne, Grèce, France, Italie, Portugal) qui lance en 1986 à Bruxelles le Tribunal contre la pauvreté des femmes.
36Avec la relance des luttes féministes des années 1990, la centralité de la lutte sur l’emploi refait surface, puisque le « droit à l’emploi » fait partie des quatre mots d’ordre de la manifestation du 25 novembre 1995.
37Pour parler de l’histoire récente, le Collectif national pour les droits des femmes convoque le 15 janvier 1997 la seule manifestation nationale sur la réduction du temps de travail et lance en 1998-1999 une campagne contre le travail à temps partiel imposé. Le Collectif mène aussi, en 1998-1999, puis en 2002, à la suite du maintien de Le Pen (Front national - fn) au deuxième tour des élections présidentielles, une campagne intitulée : « Les femmes contre le fn et ses complices ». Il organise en 2001 une campagne « Accueil de la petite enfance, emploi des femmes et partage des tâches domestiques ». Il lance, à partir de novembre 2003, une campagne contre les violences à l’encontre des femmes en affirmant dans le matériel de campagne que les violences touchent à égalité toutes les couches sociales — alors que certain(e)s les voient exclusivement dans les cités de banlieue, tandis que d’autres ne veulent surtout pas les voir là.
38Cette histoire-là est peu connue puisqu’elle est en cours d’écriture ou n’a jamais été écrite. Il est urgent de le faire pour visibiliser nos luttes et éviter le révisionnisme historique.
39Avec la création du Collectif national pour les droits des femmes en 1996, à la suite de la manifestation de 1995, se perpétue donc la tradition des féministes des années 1970. Ce Collectif unitaire a pour vocation de lutter sur tous les aspects de l’oppression des femmes. Prenant en compte le fait que les idées féministes ont cheminé dans la société depuis les années 1970, que les partis de gauche et les syndicats ont évolué sur le sujet — n’oublions pas les commissions syndicales femmes et les groupes « Mignonne allons voir sous la rose » [ps] et « Elles voient rouge » [pc] —, que la situation a changé depuis les années 1970, le collectif regroupe en son sein des associations féministes, des syndicats et des partis. Chaque structure conserve son autonomie et ses caractéristiques propres mais, dans l’unité, sont décidées, lors de réunions nationales, des campagnes, manifestations, initiatives de débat, etc. La cohabitation est parfois difficile mais le Collectif s’est pérennisé depuis 1996.
40Il n’a pas une volonté hégémonique et ne prétend pas représenter le féminisme en France. Il en est cependant une composante importante.
Ce qui semble évident encore plus maintenant qu’auparavant, c’est qu’il est impossible de promouvoir un féminisme qui ne prenne pas en compte les classes sociales. Nous n’insisterons pas davantage sur les politiques de régression sociale, mais ce qui est sûr, c’est que ce sont les femmes qui en sont les premières victimes. D’autant plus que l’on voit refleurir depuis quelque temps un féminisme qui « fleure bon » la bourgeoisie. Nous citions Balladur au début de cet article, nous pouvons citer le Women’s Forum à l’occasion duquel se sont réunies cinq cents dirigeantes du monde politique et économique, et qui ont débatu passionnément sur la domination masculine et sur les travaux de Taslima Nasreen et de Françoise Héritier (Le Monde, 16 et 17 octobre 2005).
Les médias se font évidemment les choux gras de ce genre de manifestation. Eux qui en France n’ont jamais respecté le mouvement féministe, eux qui se permettent encore maintenant des remarques sexistes, eux qui se précipitent avec délectation dès qu’une jeune féministe semble émerger, voulant signifier par là que les « vieilles » sont vraiment out, se permettent aussi de dénaturer les actions des féministes en annonçant, par exemple, que l’Union des organisations islamiques de france (uoif) participera à la manifestation du Collectif national pour les droits des femmes et de la Marche mondiale du 8 mars 2005 (France 2, « 20 heures », 6 mars 2005). Et, de ce fait, il est aisément compréhensible que les féministes aient un problème réel de visibilité de leurs actions. Ce qui permet tous les discours farfelus.
Ne nous cachons pas les yeux, dans ce contexte la relève est difficile. Ce qui se transmet du féminisme à l’heure actuelle semble être d’obédience queer, auprès des jeunes chercheuses tout du moins. Celui-ci exerce une véritable séduction intellectuelle. Mais, malheureusement, au lieu d’enrichir le féminisme, il prétend le supplanter. Une nécessité urgente est alors, répétons-le, l’écriture exhaustive de notre histoire avant que celle-ci ne finisse aux poubelles de l’histoire justement.
D’autre part, la transmission semble se faire aussi pour des très jeunes sur des bases du féminisme restrictif lors des manifestations ou lors des débats dans les quartiers. La construction concrète et l’implantation du mouvement semblent en revanche marquer le pas, à l’exception des échos médiatiques largement surdimensionnés.
Comment, pour les générations les plus jeunes, alors que les générations issues de 1968 — le mouvement social par excellence ! — ont tout fait, tout inventé, tout subverti, et qu’elles sont encore physiquement présentes, trouver une place pour écrire leur page d’histoire ? D’où peut-être la tentation et la croyance du « nouveau » combat féministe ou du « plus » de subversion avec les queers. Comment semer des graines de révolte alors que l’égalité formelle est acquise et qu’il s’agit de démontrer, ce qui est beaucoup plus difficile à faire accepter, que l’égalité réelle ne l’est pas ?
Le chemin est aujourd’hui le plus difficile qui soit. De nombreuses tentations préconisent des voies détournées. Raison de plus pour continuer à rester sur la ligne droite.
Mots-clés éditeurs : mouvement féministe, féminismes, immigration, transmission, violences, intégrismes, racisme, queer, lutte de classes
Date de mise en ligne : 01/12/2011
https://doi.org/10.3917/cdge.hs01.0181Notes
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Nous sommes aussi l’Église est une association, née en 1996, qui milite « pour l’égalité entre tous les croyants (femmes et hommes, laïcs et clercs), une attitude positive sur la sexualité et exigeante sur la justice sociale et économique ». Elle s’est prononcée contre l’article 52 de la Constitution européenne et combat tous les propos antiféministes du Vatican.
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[2]
Golias est une revue lyonnaise créée dans les années 1980. Elle porte des critiques virulentes contre la hiérarchie de l’Église catholique. Elle développe toute une politique éditoriale de livres plus large que sur la religion.
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[3]
Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception.
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Les initiatrices du projet « Traces » en ont une liste tout à fait exhaustive qu’il est impossible de citer ici. Nous les remercions pour leurs informations, notamment Nadia Chaabane et Claudie Lesselier.
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Mouvement de libération de l’avortement et la contraception.