Couverture de CDGE_056

Article de revue

Vote, ovocytes et cosmétiques. Les trois jalons identitaires du recours au genre dans la recherche sur les cellules souches en Californie

Pages 105 à 138

Notes

  • [1]
    Article traduit avec le soutien de l’Institut Émilie du Châtelet.
  • [2]
    NdlT : La référence à la chanson de Lionel Ritchie You’re once, twice, three times a lady, and I love you [Tu es une fois, deux fois, trois fois une dame, et je t’aime] est plus évidente dans le titre original de l’article : « Three Times a Woman: Voting, Egg Donation, Cosmetics, and the Punctuated Gendering of Stem Cell Innovation in California ».
  • [3]
    Dans mon précédent travail, j’ai étudié la « biomédicalisation de la reproduction » [biomedical mode of reproduction] qui s’articule de plus en plus aux modes de production capitalistes. Même si l’innovation biomédicale partage de nombreuses caractéristiques avec le capitalisme (on peut même dire, en fait, que celui-ci lui offre un environnement particulièrement favorable), on peut la considérer comme un mode de (re)production spécifique. En effet, l’innovation biomédicale est de nature promissoire, elle dépend de substances corporelles et du travail d’une tierce personne, elle se caractérise par une fongibilité toujours très limitée de personne à produit ou de valeur économique à valeur humaine, et elle peut difficilement désigner ses produits résiduaires bruts comme des déchets.
  • [4]
    Cette idée résonne avec l’exploration que fait Sarah Gibbon de la notion de « pluripotence » de genre à propos des gènes brca [NdlT : les mutations des gènes brca induisent une susceptibilité au cancer du sein et de l’ovaire] (Gibbon 2013).
  • [5]
    E-mail de masse envoyé par info@baybio.org, pour annoncer une rencontre organisée par CalBio 2013 au Convention Center de San Diego du 12 au 14 juin 2013. [NdlT : le speed-dating consiste à organiser des rencontres à la chaîne entre célibataires.]
  • [6]
    Ayant publié deux articles dans des revues en sciences de la vie (Thompson 2007a, 2007b), je reçois de nombreux e-mails publicitaires de ce type, envoyés par le secteur local des sciences de la vie.
  • [7]
    Le groupe qui m’a envoyé l’e-mail mentionné plus haut a, par exemple, organisé un dîner thématique « Les femmes dans les biotechnologies » [women in biotech] en mai 2013, et un « Petit-déjeuner des fiertés » [pride breakfast] en juin 2013.
  • [8]
    NdlT : Dans certains états (dont la Californie) aux États-Unis, des propositions de loi peuvent être directement présentées aux électeurs et électrices sous la forme de référendums dits d’initiative populaire (on parle d’‘initiatives’). Quand ces référendums ont lieu, plusieurs propositions de loi sont généralement regroupées sur un même scrutin, afin de limiter les coûts de la procédure. Dans ce cas, chacune des Propositions est identifiée par un numéro et un intitulé spécifique, et les électeurs et électrices cochent, au stylo, sur un bulletin unique où elles sont toutes listées, celles qu’ils/elles approuvent.
  • [9]
    NdlT : Disabled World (« Un monde de handicaps ») est un réseau social américain et un portail d’informations très connu, destiné aux personnes souffrant de toutes sortes de handicaps et de syndromes invalidants.
  • [10]
    NdlT : Les disability cultures ont émergé à la fin des années 1980 aux États-Unis pour désigner les styles de vie et les mouvements culturels ou artistiques nés du handicap et promus par des militant?e?s des droits des personnes handicapées.
  • [11]
    NdlT : même s’il ne peut être correctement rendu en français, le jeu de mots autour de « cure/pro-cure » se poursuit avec la mention de ces bases de données biologiques, car celles-ci relèvent d’une procédure appelée bio-curation en anglais (curation se rapportant ici à l’idée d’enregistrement et de conservation de ces données).
  • [12]
    Ces données proviennent des sites web suivants qui présentent et analysent les résultats des élections. Pour les groupes ayant voté oui à la Proposition 71 :
    http://digital.library.ucla.edu/websites/2004_996_027/index.htm
    Pour les résultats des élections nationales :
    http://www.cnn.com/ELECTION/2004/pages/results/states/US/P/00/epolls.0.html
    Pour les résultats des élections en Californie :
    http://www.ppic.org/content/pubs/jtf/JTF_2004ElectionJTF.pdf
    http://field.com/fieldpollonline/subscribers/COI-05-Jan-Demography.pdf
  • [13]
    Ces catégories sont malheureusement rarement isolées les unes des autres dans les analyses des résultats électoraux : on peut ainsi facilement savoir où les suffrages des femmes ou des membres de chaque groupe ethno-racial recensé ont pu aller, mais il reste impossible de savoir ce qu’ont voté les personnes à l’intersection de ces deux catégories.
  • [14]
    Dès 2002, l’état de Californie avait passé un projet de loi (la Bill sb 253) autorisant la recherche scientifique sur les cellules souches.
  • [15]
    NdlT : Le California Institute for Regenerative Medicine (Institut californien en médecine régénératrice) est l’institut créé à la suite du vote de la Proposition 71 en 2004, afin d’assurer le financement des recherches sur les cellules souches en Californie.
  • [16]
    NdlT : La Food and Drug Administration est chargée de contrôler, avant leur commercialisation sur le territoire des États-Unis, tous les produits chimiques, les médicaments et les produits alimentaires.
  • [17]
  • [18]
  • [19]
  • [20]
    Voir, par exemple, l’article d’Andrew Newman de la section « Fashion and Style » du New York Times, daté du 1er septembre 2010 : « Men’s Cosmetics Becoming a Bull Market » (« Les cosmétiques pour hommes : un nouveau marché florissant »). La Corée du Sud est réputée pour être à l’avant-garde dans le domaine des cosmétiques pour homme. D’ailleurs, malgré le scandale Hwang Woo Suk qui avait jeté le soupçon sur la fiabilité des résultats des recherches sur les cellules souches, ce pays demeure en tête à la fois en matière de recherche sur les cellules souches et en matière de développement de produits à l’intersection de la recherche et de l’industrie cosmétique, grâce à des fonds d’investissement associés à de nombreuses entreprises produisant des cosmétiques à base de cellules souches, telles que Jeil Trading et Metro Korea Co. Ltd.
  • [21]
  • [22]
  • [23]
  • [24]
    Pendant que j’enseignais à Berkeley, j’ai été membre du Berkeley Stem Cell Center et du Berkeley Synthetic Biology Institute, en charge d’examiner les questions éthiques et sociales soulevées par la recherche sur les cellules souches et la biologie synthétique. Dans la même perspective, j’ai également été membre du Stem Cell Research Oversight Committee (Comité de surveillance de la recherche sur les cellules souches).
  • [25]
    La ‘Billanthropie’ désigne les subventions versées à la recherche biomédicale par la fondation de Bill Gates et d’autres fondations équivalentes ; cette pratique de la charité privée à grande échelle permet de transformer des revenus imposables en dépenses philanthropiques, ce qui les dispense d’impôts.
  • [26]
    Voir, par exemple, l’article « Cara Delevingne fronts Yves Saint Laurent mascara campaign boasting power of miracle graphene » (« Cara Delevingne en première ligne dans la campagne pour le mascara Yves Saint Laurent qui vante le pouvoir miraculeux du graphène ») paru sur :
    http://mancunianmatters.co.uk/ (10 mai 2013).
  • [27]
    Alan Trounson est le président du cirm. Ce biologiste australien a longtemps été un médecin et un chercheur réputé en matière de fécondation in vitro. Quoique cette hypothèse n’ait jamais été officiellement confirmée, nombreux sont ceux qui estiment que Trounson aurait été choisi pour succéder à Zach Hall à la présidence du cirm en raison, notamment, de son expertise dans le domaine des gamètes humaines, des ovocytes et du transfert nucléaire de cellules somatiques.
  • [28]
    Voir Jabr (2012) sur l’absence de tests et de preuves quant à l’efficacité des procédures et des produits cosmétiques à base de cellules souches adultes. Jabr met ainsi en évidence la ‘zone grise’ en matière juridique qui entoure ces produits, qui sont à la fois des cosmétiques (impliquant un contrôle minimal de la part de la fda) et des médicaments ou des produits biologiques (qui devraient donc être rigoureusement testés).
  • [29]
    NdlT : La formule in silico, construite sur le modèle de in vitro (littéralement : dans le verre, c’est-à-dire dans un tube à essai) et in vivo (sur/dans les organismes vivants), désigne les recherches ou les expérimentations conduites par ordinateur et fondées sur l’utilisation de bases de données et de programmes informatiques susceptibles de recréer des processus vitaux, par exemple.

1L’idée des « trois jalons identitaires » du recours au genre, que j’utilise dans le titre de cet article, est inspirée d’un refrain connu sur ce thème : celui de la chanson de Lionel Ritchie, You’re once, twice, three times a lady, and I love you[2]. Pourtant, ce n’est pas exactement la musique que j’ai dans la tête lorsque je songe à l’enquête que j’ai menée sur les politiques et les dynamiques sociales qui ont marqué la recherche sur les cellules souches en Californie, depuis la période précédant le vote de la Proposition 71 en novembre 2004, jusqu’à maintenant. En fait, si je disposais d’une application qui permettrait de diffuser directement la bande-son de mon expérience de recherche dans une salle de concert près de chez vous, la musique sélectionnée serait bien plus réaliste. Ce pourrait être quelque chose comme la chanson Follow me de la musicienne américano-franco-japonaise Maïa Vidal. On la voit, dans son clip, déguisée en loup à la tête d’un troupeau de brebis que l’on pourrait imaginer, telles Dolly, clonées par transfert nucléaire de cellules somatiques. La chanson de Ritchie fournit toutefois un motif qui rend mieux cette idée d’un recours au genre à travers trois jalons identitaires [punctuated gendering] — une fois, deux fois et une troisième fois — que j’ai identifiée comme logique sous-jacente au processus d’innovation et au développement des recherches sur les cellules souches en Californie. Dans cet article, je m’intéresse donc à cette idée d’un recours échelonné aux identités de genre, à ses liens avec l’innovation et à ses implications théoriques pour ce qui concerne le genre dans les sociétés biomédicales contemporaines.

Des bioéconomies traversées par le genre

2Les travaux révolutionnaires dans le domaine de l’économie féministe, publiés dans les années 1970, 1980 et 1990 (par exemple Hartmann 1976 ; Hochschild 1983 ; Chafetz 1988 ; Folbre 1994), ont permis de montrer qu’il existait des espaces d’activité économique structurés par le genre, très semblables à celui que j’étudie dans le cadre de cet article. De même, plus récemment, de nombreuses études ont élaboré des approches totalement nouvelles de l’articulation de la race, des flux migratoires et du genre dans les dynamiques discriminatoires en matière de travail et de rémunérations, à l’échelle tant locale que transnationale, dans le secteur du care ou dans d’autres activités de care non payées (voir par exemple Boris, Parreñas 2010 ; Glenn 2010 ; Duffy 2011). Des travaux se sont également centrés sur les coûts et les bénéfices, dans une perspective de genre, des économies du travail émotionnel et affectif dans les sociétés contemporaines (Zelizer 2005 ; Hochschild 2012). Les chercheuses féministes ont ainsi montré, depuis longtemps déjà, à quel point reproduction et production sont liées. Plus récemment, des chercheuses féministes en sciences sociales ont poursuivi ce travail et ont montré l’étendue des potentialités (et les limites) de la marchandisation de la reproduction et l’existence d’une bioéconomie aujourd’hui (Thompson 2005 ; Spar 2006 ; Roberts 2009 ; Almeling 2011 ; Franklin 2013) [3]. De la même façon, plusieurs chercheuses ont critiqué la manière conventionnelle et souvent oppressive dont la consommation et la publicité mobilisaient le genre (voir Wolin 2003 ; Casey, Martens 2007). On a aussi montré que l’activité économique tend à produire des corps sexués et des individualités sexuées, autant qu’elle en est elle-même le produit (Salzinger 2003), car les « dynamiques économiques [...] existent dans et à travers des tropes sexués » (Salzinger 2004, p. 44).

3Cet article part de ces travaux sur l’économie considérée dans une perspective de genre, pour étudier la manière dont le genre s’articule à un programme à grande échelle, financé au moyen d’un partenariat public-privé, pour subventionner la recherche sur les cellules souches en Californie. Je montre, en effet, que, par sa structuration même, ce plan de recherche comptait totalement sur les femmes et les mobilisait donc, en fonction de leurs identités de genre, de race, de classe et d’âge, à chacune des étapes de son propre développement et de sa valorisation. C’est cela que j’ai voulu exprimer avec la formule « les jalons identitaires du recours au genre » [punctuated gendering] [4]. J’observe ainsi trois moments dans le développement de la recherche sur les cellules souches en Californie. Le premier est l’appel lancé aux femmes plus susceptibles d’être concernées par le travail de care, pour qu’elles votent en faveur de la proposition de subvention des recherches sur les cellules souches ; le deuxième est la sollicitation des femmes comme donneuses d’ovocytes, afin de permettre la poursuite de certaines de ces recherches ; le troisième est lié à l’élaboration de produits cosmétiques à base de cellules souches spécifiquement destinés aux femmes qui, comme consommatrices cette fois, se trouvent alors au centre de marchés qui se sont développés soit comme des marchés autonomes, soit comme des marchés ‘de secours’, lorsque l’activité biotechnologique autour des cellules souches en était à ses débuts. Ces trois jalons des identités de genre, tels qu’ils ont été mobilisés, ne l’ont pas été tout au long du processus de recherche et de développement, mais ont été activés à chaque fois pour des raisons spécifiques qui participaient, respectivement, du domaine politique, du domaine scientifique et du domaine économique.

Introduire le genre dans la bio-innovation : l’économie procurative autour des cellules souches en Californie

4« Un speed-dating pour les sciences de la vie : les fonds d’investissement et l’industrie pharmaceutique vous mettent la bague au doigt », voilà ce que me promet un e-mail de CalBio 2013 [5]. Le secteur des sciences de la vie en Californie ne dédaigne pas recourir aux idiomes sexués, en particulier à celui qui évoque, comme cet e-mail, l’attrait et l’excitation d’un speed-dating professionnel (« le speed-dating, c’est rapide et c’est marrant ») associés, en une ellipse qui abrège les étapes intermédiaires, à la promesse d’un beau mariage et d’une situation sociale enviable, c’est-à-dire à des résultats scientifiques probants et des retours sur investissement (« la bague au doigt », c’est aussi une redéfinition du succès). Ainsi, les participants au speed-dating rencontreront des candidats au mariage proposant soit « un fonds d’investissement en capital-risque classique qui démarre », soit « un fonds d’investissement en capital-risque classique à un stade plus avancé », soit « un fonds d’investissement stratégique, destiné aux entreprises » et « des plans d’investissement dans l’industrie pharmaceutique » [6]. D’autres messages dans cette veine m’apprennent que, selon différents leaders d’opinion parmi les plus influents, la clé d’un succès rapide pour l’innovation dans le domaine des biotechnologies et de la santé, c’est un partenariat entre, d’une part, les fonds d’investissement et le lobby pharmaceutique et, d’autre part, les universités (pourvoyeuses de brevets et d’expertise en matière de propriété intellectuelle), les centres de recherche scientifique, les financeurs du monde entier, le secteur philanthropique et les groupes de patients. Le périmètre des partenariats dans ce système est précis et le grand public n’y est pas invité, même si les groupes de pression californiens en faveur de l’innovation dans le domaine des biotechnologies et de la santé travaillent activement « au plus près des personnes » et mettent en avant les retombées économiques que l’on peut attendre d’un investissement public dans la recherche et les premiers développements biotechnologiques. Les métaphores du genre et de la séduction, aux premiers stades de l’innovation biotechnologique, permettent de mettre en lumière le travail nécessaire à la mise en relation des gens pour permettre au plan de recherche de passer à l’étape suivante. Il est vrai que la Californie fait des envieux dans le monde entier pour ce qui est de la culture de l’investissement auprès des jeunes entreprises dans le domaine des biotechnologies. Mais même en Californie, le travail de mise en relation est nécessaire si l’on veut pouvoir financer la recherche et faire en sorte qu’elle aboutisse à des produits cliniquement efficaces, susceptibles d’obtenir des contrats gouvernementaux et de développer des marchés privés. Ainsi, il est ordinaire pour les porte-parole de l’industrie biotechnologique californienne, ou du moins pour ceux qui écrivent et approuvent leurs discours, d’utiliser des stratégies rhétoriques qui jouent sur le genre et contribuent à sexualiser la bioéconomie ; à cet égard, il s’agit donc bien d’un marché comme un autre.

5Avec cet exemple, j’entends mettre en lumière le phénomène général qui consiste à mobiliser des stratégies rhétoriques de genre pour promouvoir ou faciliter l’innovation. En outre, on peut remarquer que, dans la métaphore présentée plus haut, le succès commercial et le fait d’avoir la bague au doigt signifient à la fois la reconnaissance d’une promesse et la condition préalable au succès de l’investissement/au beau mariage. En trouvant le bon fonds d’investissement, ou le bon partenaire dans l’industrie pharmaceutique et un placement sûr, votre produit devient immédiatement désirable, même s’il ne sera un succès économique que dans un second temps. Ce n’est pas le sujet qui m’intéresse directement ici, mais il y a, indéniablement, matière à analyse pour la critique féministe, avec cette idée que tout le monde chercherait « à avoir la bague au doigt », et que le fait d’être fiancé?e au lobby pharmaceutique serait une étape (incontournable ?) du scénario sexué de la réussite sociale et économique dans nos sociétés. Dans la même logique, on peut aussi se demander à qui ce scénario est destiné. On pourrait également s’interroger sur ce que signifie cette féminisation, dans un contexte supposément hétérosexuel, de la personne qui cherche à se voir passer la bague au doigt par un fonds d’investissement ou par l’industrie pharmaceutique. Comparer ainsi la recherche scientifique à la future fiancée et le secteur des affaires à l’homme qui la courtise dans le processus d’innovation, voilà qui évoque un rapprochement particulièrement incongru entre l’économie, d’une part ; une appréhension normative des liens affectifs et du désir, d’autre part. Cette connexion est d’autant plus frappante que le secteur biotechnologique californien est connu pour son engagement en faveur des femmes et des lgbtq dans le monde des affaires [7].

6À l’instar de ces opérations matrimoniales pour le financement des premières étapes du développement en biotechnologie, les jalons du recours au genre que j’étudie ici sont les conditions mêmes de la réussite du plan de recherche et d’innovation. Il fallait que les électrices californiennes soient favorables à l’initiative populaire sur les cellules souches, pour que la recherche soit subventionnée. Les ovocytes fournis par les donneuses constituaient la matière première indispensable à certains types de recherches. Et un certain nombre de produits cosmétiques issus de la recherche sur les cellules souches ont été vendus aux femmes pour pouvoir développer de nouveaux produits dans un secteur déterminé, ou pour soutenir les jeunes entreprises qui soit n’étaient subventionnées ni par l’état californien ni par l’industrie pharmaceutique, soit n’avaient pas encore de produit. Dans un contexte éthique, législatif et scientifique aussi incertain que celui de la recherche en cellules souches pluripotentes, c’est, en effet, une véritable course d’obstacles que les jeunes entreprises doivent franchir, et pour cela, elles dépendent totalement des scénarios réalistes mobilisant investisseurs et grand public, dans le passage à l’étape suivante de la course à l’innovation.

7En 2004, les électeurs de Californie ont voté en faveur de la Proposition 71, c’est-à-dire le référendum d’initiative populaire autour du financement par l’état californien de la recherche sur les cellules souches en vue de son utilisation médicale [California Stem Cell Research and Cures Act] [8]. J’ai décrit ailleurs ce programme de recherche subventionné par l’état comme un exemple de science « procurative » [« procurial » science] (Thompson 2013). Avec ce néologisme, j’entends rendre compte de trois de ses caractéristiques les plus frappantes qui résonnent avec le verbe ‘procurer’. Étymologiquement, en effet, le verbe ‘procurer’ combine la racine pro, qui signifie quelque chose comme ‘pour, en faveur de’, et curare, ‘soigner, prendre soin de’. Ses diverses acceptions modernes vont de ‘faire en sorte qu’une chose se réalise’ à ‘faire en sorte d’avoir quelque chose à sa disposition ou en sa possession’. La proposition de loi californienne sur les cellules souches a été approuvée lors du référendum d’initiative populaire parce qu’elle était « pro-curative » : la population a adhéré à cette proposition d’investissements publics dans des traitements curatifs et dans les activités scientifiques et économiques qui leur sont associées, au nom du fait qu’il s’agissait là d’un bon usage de l’argent public — c’est-à-dire un usage à la fois éthique et favorable à l’innovation.

Contre le « pro-curatif »

Le journaliste Thomas C. Weiss a proposé une critique argumentée du discours pro-curatif des partisans de la Proposition 71. Il montre que la recherche sur les cellules souches peut avoir un certain nombre de conséquences négatives qu’il recommande d’anticiper. Son texte a été publié le 27 avril 2009 sur le site web Disabled World[9], c’est-à-dire juste au moment où le président Obama s’apprêtait à lever les restrictions établies par l’ancien président, George W. Bush, dans le domaine des recherches sur les cellules souches embryonnaires humaines.
Weiss explique ainsi que : « Tout le monde a besoin de soins médicaux, autant les personnes handicapées que les personnes non handicapées. Or, de nombreuses cultures du handicap [disability cultures] [10] sont menacées aujourd’hui par la recherche sur les cellules souches. Car l’idée sous-jacente à ces recherches est que l’on pourrait désormais ‘guérir’ les gens de leur propre culture […]. Je pense que si l’on dépense de si grosses sommes d’argent en faveur de la recherche sur les cellules souches, on devrait dépenser autant en faveur de programmes qui viseraient non seulement à faciliter l’intégration sociale des personnes souffrant de handicaps dans la société, mais aussi à promouvoir les cultures du handicap […]. Tant que l’Amérique ne soutiendra pas les gens souffrant de handicaps avec cette ferveur et cette volonté sociale que je viens de décrire, je continuerai à croire que la recherche sur les cellules souches est l’objet de trop d’attention. » (Weiss 2009).

8Or, pour que la proposition de loi passe auprès des électeurs et électrices, il fallait d’abord que ses partisan?e?s parviennent à désactiver les objections éthiques traditionnellement faites à la recherche sur les cellules souches — objections liées à la destruction d’embryons qu’impliquent ces recherches. Dans ce but, un ensemble de règlements pratiques a été mis en avant, afin de garantir que les chercheurs se procurent des lignées de cellules souches dérivées dans des conditions acceptables. L’approbation de la Proposition 71 par la population dépendait également de l’élaboration de bases de données biologiques extrêmement sophistiquées, impliquant l’indexation, le référencement, le catalogage et le classement indispensables de biomatériaux et de bio-informations [11]. Enfin, le programme de recherche et développement porté par la Proposition 71 était fondé sur l’idée d’un transfert des innovations directement « du laboratoire à la clinique » [from bench to bedside] qui, à différentes étapes de son déploiement, impliquait de recourir aux femmes, mais sans que cela soit explicite — c’était là la troisième mise en actes de la logique procurative.

Éthique et logique pro-curative

L’expression « du laboratoire à la clinique », souvent utilisée en lien avec la proposition de loi californienne sur les cellules souches, résume tout le processus d’innovation, depuis l’obtention par le laboratoire de cellules humaines pluripotentes, jusqu’à l’élaboration, fondée sur la recherche, de traitements cliniques efficaces contre les maladies. Ainsi, les arguments pro-curatifs justifiaient l’innovation et l’investissement de l’argent public, et permettaient de mettre de côté les objections éthiques relatives à la destruction d’embryons ; la création de bases de données biologiques constituait une forme bureaucratique et acceptable de la recherche sur les cellules souches humaines. À travers cette logique procurative qui mobilisait les femmes à chacune de ses étapes et structurait toute l’organisation de la recherche sur les cellules souches, l’état de Californie se dotait donc d’un programme scientifique unique qui allait lui être extrêmement bénéfique (sur ce point, voir Thompson 2013).

Premier recours aux femmes : le vote californien de 2004 pour la Proposition 71

9Lors des élections américaines de novembre 2004, George W. Bush fut réélu président avec 50,7 % des voix. Il remporta cette victoire grâce aux suffrages des hommes blancs, parmi lesquels 62 % avaient voté républicain et, dans une moindre mesure, grâce aux femmes blanches, dont 55 % avaient choisi Bush. À 67 % pour les hommes et à 75 % pour les femmes, les non Blancs votèrent massivement démocrate, en faveur de John Kerry. En Californie, un état fortement démocrate, Kerry obtint 54 % des suffrages : 57 % des femmes et 52 % des hommes avaient voté pour lui, contre Bush. Même en Californie, toutefois, les Blancs non hispaniques ont voté à 51 % pour Bush. En Californie (comme dans le reste du pays), être une femme, être membre d’une minorité ethno-raciale, vivre dans une grande ville ou dans une ville sur la côte, avoir des diplômes élevés, ne pas être croyante et ne pas avoir d’opinions conservatrices en matière sociale, constituent autant d’éléments fortement corrélés au vote démocrate plutôt que républicain [12].

10Lors de ce scrutin présidentiel, les électeurs et électrices californien?ne?s’étaient également invité?e?s à se prononcer sur seize propositions de loi soumises à un référendum d’initiative populaire (sur ces seize propositions, neuf furent acceptées). Les référendums d’initiative populaire sont, dans cet état, une forme de démocratie (censément) directe, susceptible d’aboutir à des modifications dans la Constitution de l’état, comme ce fut le cas lorsque fut approuvée la Proposition 71 sur la recherche utilisant les cellules souches, en 2004. Depuis 1911, les propositions de loi de nature à amender la Constitution peuvent être soumises au scrutin lorsque, au terme du processus d’initiative populaire, elles recueillent la signature d’au moins 8 % du nombre des électeurs et électrices qui étaient éligibles au moment du précédent scrutin pour le poste de gouverneur de Californie. Pour passer, ces propositions soumises au référendum doivent obtenir une majorité de ‘oui’ lors du vote. En 2004, quatre propositions de loi concernaient le domaine de la santé. Trois d’entre elles furent approuvées : une pour la construction d’un hôpital pour enfants, une sur les services destinés aux malades mentaux, ainsi que la Proposition 71 sur les cellules souches. La quatrième proposition relative à la santé, la Proposition 72, manqua de peu l’approbation. Elle stipulait que tous les employeurs devaient fournir une assurance santé à leurs salarié?e?s : elle aurait ainsi pu rendre les soins médicaux accessibles à un très grand nombre de personnes qui, jusque-là, n’en bénéficiaient pas (ou insuffisamment). La Proposition 71, qui concernait la recherche sur les cellules souches et son utilisation médicale, fut approuvée par 59 % des hommes et 60 % des femmes, et même si les minorités votèrent davantage que les Blancs en faveur de la Proposition (62-65 % contre 57 %), tous les groupes ethno-raciaux reconnus ont soutenu la recherche. En fait, seuls les groupes se désignant comme conservateurs ou protestants évangéliques ont plus souvent voté contre la Proposition qu’en sa faveur : en effet, étant donné que la recherche sur les cellules souches embryonnaires impliquait la création ou la destruction d’embryons humains, l’idée que l’état californien subventionne ces recherches revenait, pour une majorité des membres de ces groupes, à faire financer des avortements sur les deniers du contribuable. Une majorité de femmes et d’électeurs non blancs [13], toutefois, ont également voté en faveur de la Proposition 72 — preuve que la majorité de ces groupes démographiques souhaitent faciliter l’accès aux soins de santé, et soutenir l’investissement de l’argent public dans le domaine médical, à travers le financement de la recherche scientifique, d’infrastructures ou de services.

11Seuls les hommes et une majorité de Blancs ont voté en faveur de la Proposition 71 mais contre la Proposition 72 : on peut donc être favorable au développement de la recherche et des traitements thérapeutiques, tout en étant défavorable à l’accès d’un plus grand nombre de gens à la couverture médicale. En fait, lorsque les femmes et les non Blancs associent, par leur vote, le soutien au développement de la recherche et des traitements thérapeutiques, et l’accès d’un plus grand nombre de gens aux soins médicaux, cela reflète la réalité vécue par ces populations qui, par excellence, prennent soin des autres et sont laissées de côté dans le système de couverture maladie.

12En somme, les électrices étaient massivement partisanes de la recherche sur les cellules souches et d’un accès plus grand au système de couverture maladie. Dans ma propre recherche, bien des femmes ont vu dans les arguments pro-curatifs portés par la Proposition 71 sur les cellules souches, la possible élaboration de traitements médicaux disponibles soit pour elles-mêmes, soit pour leurs proches (famille, amis, communauté). Le fait d’être directement concernée par la nécessité de suivre un traitement médical, que ce soit pour soi-même ou pour une autre personne (en particulier un enfant) souffrant d’une infirmité ou d’une maladie chronique qui pourrait éventuellement être guérie, un jour, grâce à la recherche sur les cellules souches, semblait donner, aux yeux de beaucoup de ces femmes, une valeur tout à fait concrète à la promesse de ces traitements médicaux. Ainsi, elles évoquaient souvent le soulagement de la souffrance qu’un nouveau traitement apporterait. Ou le fait qu’elles se sentaient concernées parce qu’elles savaient, pour souffrir elles-mêmes d’une pathologie ou pour s’occuper de quelqu’un qui en souffrait, combien il peut être difficile de trouver les ressources nécessaires pour payer les soins médicaux, ou combien les barrières sociales et économiques peuvent être prohibitives dans l’accès aux services sociaux ou aux traitements thérapeutiques existants. Il y avait, certes, dans cette réaction, de l’enthousiasme pour la science elle-même et pour le fait que la Californie allait prendre la tête dans le domaine de la recherche sur les cellules souches ; mais il était normal, pour ces femmes, de soutenir les arguments pro-curatifs dans la mesure où tout cela était lié à un accès plus facile au système de couverture santé, à la possibilité de soulager les souffrances et de dépasser les barrières sociales provoquées par certaines maladies, c’est-à-dire, finalement, à tout ce que ces changements promettaient de nouveau et de positif dans le domaine du care.

13Ainsi, si l’on se rapporte à la répartition démographique des votes en faveur de la Proposition 71, on voit bien qu’un grand nombre de femmes et de membres des minorités ont exprimé leur soutien à la recherche sur les cellules souches et au développement de traitements médicaux selon une logique qui n’était pas incompatible avec le désir de faciliter l’accès aux soins médicaux pour les gens qui en ont besoin mais ne peuvent y recourir faute d’une couverture santé suffisante. Il fallait donc que les femmes votent en masse pour que la Proposition 71 passe, et elles l’ont fait. La Proposition était formulée de manière à faire écho avec leurs préoccupations en matière de couverture santé insuffisante ou d’accès aux services sociaux et aux ressources ; ce fut, néanmoins, au détriment d’une autre proposition qui avait aussi le soutien des femmes et qui abordait directement la question de l’ouverture du système de santé à un plus grand nombre de gens. La proposition de loi sur les cellules souches a convaincu une majorité de femmes et de citoyens issus des minorités qui ont exercé leur droit de vote, en fonction de logiques politiques et sociales déterminées par des rapports de genre, de race et de classe, pour permettre à la Californie de mettre ses recettes fiscales — c’est-à-dire leur argent — au service de la nouvelle économie qui était en train de se développer autour des cellules souches.

Deuxième recours aux femmes

14La proposition sur les cellules souches soumise au vote en 2004 se fondait sur la volonté, déjà ancienne, de la Californie de partir en tête dans ce nouveau secteur prometteur de la recherche biomédicale [14]. Il s’agissait également d’une réponse au sentiment, qui régnait alors, que l’investissement dans la recherche scientifique était en crise. Les grandes instances fédérales qui finançaient la science ne pouvaient alors soutenir que les recherches sur les cellules souches embryonnaires dérivées de ce qu’on appelait, à cette époque, les ‘lignées présidentielles’ [presidential lines]. En août 2001, en effet, le président George W. Bush avait décidé de limiter les fonds fédéraux aux recherches réalisées sur des lignées de cellules souches embryonnaires dérivées avant cette date. Il s’agissait de faire en sorte que les fonds fédéraux ne servent pas à détruire de nouveaux embryons à partir desquels de nouvelles lignées de cellules souches auraient été dérivées ; ce sont donc ces lignées de cellules souches existant avant août 2001 que l’on a appelé les ‘lignées présidentielles’. Ainsi, tandis que ce champ de recherches était confronté à d’importants défis en matière d’éthique, de droit et de régulations, les scientifiques ne savaient toujours pas si (et, le cas échéant, comment) la pluripotence des cellules souches induites pouvait être exploitée par la médecine régénératrice. En conséquence, durant cette période, les fonds privés avaient cessé d’affluer, empêchant toute recherche innovante majeure d’être lancée. Ce sont donc la philanthropie et les fonds versés par l’état de Californie qui ont dû combler le déficit de financements de la part du gouvernement fédéral ou d’actionnaires privés. En outre, on était déjà confronté au risque de manquer non seulement de subventions publiques, mais aussi d’embryons et d’ovocytes, qui constituent la matière première pour la recherche sur les cellules souches. Les embryons — y compris les embryons résiduels issus des fécondations in vitro (FIV) et donnés à la recherche scientifique avec le consentement de leurs propriétaires — étaient compliqués à trouver, en raison des objections éthiques et des limites introduites par la réglementation relative à l’utilisation des embryons par la recherche. On avait également des problèmes pour se procurer des ovocytes, d’une part, en raison des risques médicaux liés à la procédure de don d’ovocytes ; d’autre part, de la situation particulière impliquée par le fait de demander à un sous-groupe de la population — en l’occurrence, les femmes menstruées — de s’engager dans un processus risqué consistant à extraire des morceaux de leur corps pour les besoins de la recherche publique. Si des donneuses d’ovocytes étaient blessées, le responsable était l’état qui subventionnait ces recherches. Ce genre de don d’ovocytes ne pouvait se développer ni sur le modèle du marché privé du don d’ovocytes lié aux traitements de l’infertilité, ni sur le modèle de la pratique (supposément) altruiste du don d’organe, ni dans la logique qui permet l’utilisation de déchets organiques issus d’opérations chirurgicales [waste tissue]. Dès lors, comment pouvait-on envisager de financer et soutenir activement, au niveau politique, des recherches qui dépendaient directement de l’utilisation du corps de femmes pour la production d’ovocytes dont le prélèvement leur faisait, en plus, courir des risques à court et à long terme au nom de l’intérêt général ? Autrement dit, ce type de recherche supposait de demander à un groupe spécifique de la population de se porter volontaire pour se soumettre à des opérations risquées, tout en n’utilisant les ovocytes prélevés ni pour des traitements contre l’infertilité ni pour des opérations susceptibles de sauver des vies, mais simplement pour développer des programmes scientifiques innovants et stimuler l’activité économique ou l’élaboration de nouveaux médicaments : indéniablement, cela posait problème. Du coup, ces donneuses devaient-elles être rémunérées, dans l’esprit de la recherche innovante en Californie, ou devait-on attendre d’elles un don altruiste, dans un esprit de dévouement aux autres et à la science ? Mais, dans le premier cas, l’état ne se retrouvait-il pas dans la position du ‘souteneur’ qui exploitait les femmes, en particulier les plus pauvres d’entre elles, puisqu’il s’agissait de leur offrir une compensation financière contre la mise à disposition de leur corps et de ses capacités reproductrices dans le cadre d’opérations risquées ? (Lie 1997) Ou alors, ne fallait-il pas, dans une logique peut-être plus émancipatrice, reconnaître la participation active de ces femmes au processus de la recherche, au même titre que n’importe quel acteur de la science ? Mais si les femmes n’étaient pas rémunérées, comment les scientifiques pouvaient-ils espérer obtenir assez d’ovocytes pour leurs recherches ? Tout cela pour dire qu’il était alors compliqué d’intégrer véritablement les femmes en tant que pourvoyeuses biologiques des matières premières nécessaires à la recherche, dans un programme innovant subventionné par l’état.

15Or, la Proposition 71 n’abordait pas du tout ce problème. Son but, inscrit dans le processus d’innovation, était de garantir le soutien du grand public et l’apport de fonds susceptibles d’assurer, au niveau de l’état, l’existence de ce programme de recherche sur les cellules souches. Le mot ‘femmes’ n’apparaissait pas une seule fois dans le texte de la Proposition, de même que les termes ‘ovocytes’ ou ‘embryons’. Ces derniers n’étaient évoqués qu’avec la formule de « produits excédentaires issus de la fécondation in vitro » ; les ovocytes, eux, n’étaient pas du tout mentionnés, même au moyen d’une autre expression. Leur présence, néanmoins, est implicite lorsque la Proposition fait référence au « transfert nucléaire de cellules somatiques » : il s’agit là, en effet, d’un euphémisme pour parler du clonage, qui consiste à introduire une cellule somatique dans un ovocyte et, théoriquement, à programmer cette cellule pour qu’elle commence à se diviser. Il est aussi possible d’utiliser les ovocytes pour fabriquer des embryons spécialement destinés à la recherche, même si cet aspect n’était pas mentionné dans le texte. Les difficultés que l’on aurait immanquablement pour se procurer des ovocytes et des embryons étaient toutefois évoquées par la Proposition, dans un passage du texte où il est question de la mise en place d’un groupe de travail chargé de veiller au respect des normes éthiques en matière de science et de médecine : ce groupe de travail est ainsi supposé faire des recommandations quant aux « procédures en matière de sécurité et d’éthique dans l’obtention de matières premières et de cellules pour la recherche et les tests cliniques ».

16Ce n’est qu’après le vote de la Proposition que les implications de tous ces problèmes liés à l’obtention des ovocytes ont commencé à être claires, et une bataille s’est alors déclarée autour des bonnes pratiques en matière de don d’ovocytes. Le débat sur la question des moyens à mettre en œuvre pour se procurer des ovocytes, et, en particulier, sur la question de savoir si les contribuables californien?ne?s devaient payer pour dédommager les donneuses d’ovocytes, s’est poursuivi pendant plusieurs années (voir par exemple Magnus, Cho 2005 ; Beeson, Lippman 2006 ; Pearson 2006 ; Rao 2006 ; Steinbrook 2006 ; Bayliss, McLeod 2007 ; Lomax, Hall, Lo 2007 ; Thompson 2007a ; Waldby 2008). Or, en 2013, le gouverneur de Californie a posé son véto sur la proposition de loi Assembly Bill 926 (2013) qui visait à amender le Code californien sur la santé et la prévention pour autoriser a) qu’une compensation soit versée aux donneuses par les comités chargés de la protection de leurs droits ; b) que les ovocytes et les embryons produits en excédent dans les traitements contre l’infertilité soient donnés pour la recherche, sous réserve du consentement des personnes concernées, et ce même si les donneuses pour ces traitements avaient été rémunérées. Cette proposition de loi rejetée, le California Institute for Regenerative Medicine [cirm] [15] maintint donc son interdiction de payer les donneuses d’ovocytes.

17Le programme californien de recherches sur les cellules souches, toutefois, avait besoin des femmes menstruées et de ce que pouvait produire leur corps. On eut donc désormais recours à elles en mettant en avant leur nature biologique et leur appartenance de genre, et non plus avec les arguments rhétoriques autour de leurs intérêts en tant qu’électrices et que responsables du soin d’autrui, comme cela avait été le cas au moment du vote de la Proposition. La première conséquence du besoin en dons d’ovocytes est de faire des femmes une catégorie distincte, une classe biologique. Pourtant, de fait, toutes les femmes n’étaient pas concernées — plus exactement : les femmes n’étaient pas toutes également impliquées dans cette chaîne de l’innovation. Bien des femmes, en effet, ne sont pas productrices régulières d’ovocytes (à l’instar de toutes celles qui ne sont pas menstruées) et certaines d’entre elles sont plus directement concernées que d’autres par ces recherches (celles qui suivaient un traitement contre l’infertilité, notamment). On réalise donc, à travers cet exemple, qu’il est fallacieux de considérer comme essentialiste la répartition biologique de la population entre deux sexes, puisque la catégorie des femmes est diverse, à cet égard. Par conséquent, le deuxième recours aux femmes (c’est-à-dire, en fait, aux seules femmes menstruées) dans l’économie des cellules souches était fondé, à cette étape, sur ce qu’on pourrait appeler leur genre biologique [biological gender].

Troisième recours aux femmes

18Pour espérer des retours sur investissement avec la recherche sur les cellules souches subventionnée par l’argent du contribuable, il lui fallait régénérer l’économie. Pour que la promesse portée par la Proposition 71 soit tenue, il fallait produire des traitements médicaux susceptibles d’être mis sur le marché. On avait beaucoup insisté sur le fait que la dépense des fonds publics devait aller de pair avec le développement d’une recherche appliquée, issue de la recherche fondamentale, afin que les premiers résultats soient transformés en essais cliniques. En juillet 2013, le cirm a fait preuve d’une grande ambition en autorisant la dépense de 70 millions de dollars pour établir un réseau de ce qu’on a appelé des ‘cliniques alpha’ sur tout le territoire de l’état ; le but était de procéder à des tests cliniques à partir des futures thérapies élaborées à base de cellules souches (DeWitt et al. 2013). Cette subvention, toutefois, ne finança pas que des essais cliniques. Le réseau ainsi conçu, en effet, a permis de collecter des données de manière transparente afin de mettre aussi rapidement que possible, grâce à de substantielles économies d’échelle, les traitements médicaux à disposition des patients, une fois testée l’efficacité de ces nouvelles thérapies dans les plus rigoureuses conditions de sécurité. C’est la nature publique de la subvention du cirm qui a rendu possible cette organisation, vu que les essais cliniques sont habituellement financés et menés sur fonds privés.

19Avec le programme de recherche sur les cellules souches en Californie, on commençait à voir ce qu’il était possible d’accomplir lorsque l’on planifie et subventionne en partie sur fonds publics (les nouveaux montages financiers étant hybrides, publics-privés) l’intégralité du processus, depuis les premières étapes de la recherche fondamentale jusqu’à la mise en place des thérapies cliniques. Tout au long de ce processus, néanmoins, les entreprises créées pour l’occasion ont continué à fonctionner et avaient donc besoin soit de créer, soit de trouver des marchés pour les produits issus de la recherche. Les cosmétiques sont depuis longtemps associés à la recherche biochimique, et leur marché est relativement facile d’accès, en particulier si on le compare à celui des médicaments. Contrairement aux traitements thérapeutiques, en effet, les cosmétiques n’ont pas à se soumettre à des essais cliniques destinés à évaluer leur innocuité et leur efficacité. Si les contrôles de la fda[16] concernent bien à la fois les médicaments et les cosmétiques, ils se limitent toutefois, pour ces derniers, à une vérification de l’honnêteté de l’étiquetage et du respect des restrictions d’usage en matière de colorants (sauf pour ce qui concerne les teintures pour cheveux) ; ils s’assurent, enfin, que les produits ne sont pas toxiques et ne contiennent aucune matière putride [17]. Or, les propriétés régénératrices probables des cellules souches pluripotentes humaines ont vite suscité l’intérêt de l’industrie cosmétique.

20Une société basée en Floride, l’Aristocrat Group Corp (ascc) a rapidement mis à profit l’opportunité que représentaient les cellules souches pour le marché des cosmétiques anti-âge. Elle annonçait ainsi, en septembre 2012, les résultats des tests qu’elle venait de mener sur des panels de consommatrices :

21

Les produits à base de cellules souches ont un potentiel régénérateur totalement naturel qui ne peut être égalé par aucun produit chimique ou à base de plantes, conçu en laboratoire […]. Le marché pour des traitements anti-âge qui sont vraiment efficaces est en train d’exploser partout dans le monde et, par la création de partenariats avec les entreprises innovantes dans le domaine de la cosmétique et des cellules souches, nous comptons bien capitaliser sur cette tendance irrésistible[18].

22En rapportant cette histoire, Enhanced Online News remarquait que :

23

La demande américaine en cosmétiques et en produits d’hygiène devrait augmenter, selon certaines analyses, de 5 % par an pour atteindre une valeur totale de 9,9 milliards de dollars en 2016, grâce aux ‘produits anti-âge’, […] dont le marché est parti pour croître rapidement, en particulier avec l’arrivée de plus en plus de baby-boomers dans la tranche d’âge des 50 ans et plus[19].

24Et même si le marché des cosmétiques et des produits de soin pour la peau destinés aux hommes connaît, lui aussi, un essor rapide [20], on peut lire sur la page du site de l’ascc, sous le titre « Les femmes ont une influence incomparable en matière financière », que le pouvoir d’achat des femmes est estimé à sept trilliards de dollars par an. La société note ainsi que « l’industrie du style de vie s’est développée, pour les femmes, et constitue un secteur de marché où les profits ont atteint plusieurs milliards de dollars ». Le plan d’investissement d’ascc fait partie d’un « programme destiné à favoriser les échanges (soit par le biais d’acquisitions, soit par le biais d’associations) avec des entreprises qui partagent notre vision et notre volonté de proposer une offre qui soit à l’avant-garde pour aider les femmes à faire face à ce que la société exige d’elles aujourd’hui » [21].

25Que les cosmétiques soient l’un des premiers produits issus de la recherche sur les cellules souches n’est donc guère surprenant, si l’on considère les moyens que l’industrie cosmétique est susceptible d’investir dans la recherche, et ce en dépit de la promesse qui avait été faite, contre le versement de subventions publiques, de produire des traitements médicaux, et non des crèmes pour le visage. Cependant, ce qui m’intéresse ici, c’est le fait que les cosmétiques aient été utilisés comme un produit intermédiaire, dans le seul but de permettre à des entreprises de se maintenir à flot le temps qu’elles aient élaboré des produits directement rentabilisables sur le marché de la recherche et du développement dans lequel il était prévu qu’elles s’inscrivent. Ainsi, sur le site web de Proteonomix, une société du New Jersey qui travaille à partir des cellules souches (rappelons que le New Jersey subventionne la recherche sur les cellules souches, comme la Californie), on peut lire que sa « mission est de se concentrer sur le développement de thérapies basées sur l’usage de cellules souches humaines et de leurs dérivées, en particulier dans le domaine du diabète et des maladies cardiaques » [22]. Pourtant, dans la section qui propose des informations destinées aux investisseurs potentiels, il est expliqué que tandis que cette société « développe des agents thérapeutiques à une étape qui précède les essais cliniques, ainsi que des traitements contre le diabète, les maladies du cœur et des poumons », elle se concentre toutefois, pour l’instant, sur « les traitements cosmétiques […] qui seront, nous en sommes convaincus, notre première source de revenus sur le marché » [23].

26Ce phénomène du passage par l’industrie cosmétique, qui me semble être une manière d’accéder au marché, pour les recherches sur les cellules souches, n’est pas spécifique à ce domaine, même si chaque cas de figure est différent. Fin 2011, Amyris, une start-up californienne particulièrement célèbre dans le domaine des biotechnologies et de la biologie synthétique, a obtenu 11,6 millions de dollars de la Banque brésilienne pour le développement afin de mettre en œuvre la production industrielle à grande échelle de son produit cosmétique : le Biofene. Cette nouvelle fut largement diffusée, tandis qu’était mis en avant le fait que cette société était surtout spécialisée dans les recherches en biologie synthétique, et qu’elle travaillait à la synthèse de l’acide artémisinique, utile dans le traitement du paludisme [24]. Or, grâce à cette promesse de médicaments susceptibles d’éradiquer le paludisme, Amyris avait touché des sommes d’argent significatives issues soit de la ‘Billanthropie’ [25] soit des fonds publics, via le financement de postes de chercheurs à l’université ; pourtant, en dépit de ces investissements, l’artémisinine synthétique ne permettait pas encore à l’entreprise de gagner de l’argent. La plateforme cosmétique d’Amyris était donc une branche rentable pour cette société. De même, les créateurs du graphène, considéré comme une ‘molécule miracle’, ont eu beaucoup de mal à commercialiser les produits qui en étaient dérivés, malgré des investissements substantiels à la fois publics et privés ; c’est là encore dans le domaine des cosmétiques pour femmes que le graphène a fini par trouver une application, récemment, avec une ligne de mascara dont la campagne publicitaire met en scène des noms célèbres [26].

27Dans au moins l’une de ces entreprises du secteur des cellules souches pluripotentes humaines, j’ai pu voir comment les cosmétiques avaient fini par constituer une véritable ligne de produits dérivés, parce qu’ils étaient plus facilement et rapidement commercialisables, et représentaient désormais une source de revenus complémentaire, indispensable aux jeunes entreprises pour qu’elles poursuivent leur travail de recherche et développement. À la fin de l’été 2012, en effet, j’ai obtenu un entretien avec l’un des cadres dirigeants d’une entreprise californienne dans le domaine des cellules souches, qui avait, dans cette logique, développé une ligne de produits cosmétiques.

Précision méthodologique

J’ai l’habitude d’anonymiser le nom des entreprises où j’ai enquêté ou celui des individu?e?s auprès desquel?le?s j’ai obtenu des entretiens, lorsque je me sers explicitement des informations obtenues par ce biais (même si l’entretien était davantage de nature journalistique, ou bien avec une figure plus ou moins publique). En revanche, lorsque je me sers d’informations provenant de sources publiques, et ce même si j’ai obtenu celles-ci à travers une interaction personnelle, je nomme généralement l’entreprise ou l’individu?e qui m’a fourni ces informations. Cette méthode a pour but de mettre en évidence l’idée générale que je poursuis, et non les individu?e?s ou les entreprises elles-mêmes. Je ne veux faire ni une hagiographie ni une critique de la science : je le précise ici, car cela peut être, au contraire, l’objectif d’autres auteur?e?s.

28J’appris, au cours de cet entretien, que l’intention de cette entreprise était, à long terme, d’utiliser leur manière spécifique de générer des lignées de cellules souches pluripotentes humaines pour élaborer des produits standardisés pour la recherche, tels les milieux de culture susceptibles de trouver des applications dans le domaine de la médecine régénératrice. Ils étaient convaincus que la méthode parthénogénétique qu’ils utilisaient pour la dérivation d’une lignée de cellules souches pluripotentes humaines, aurait l’avantage d’être à la fois plus sûre et plus acceptable sur le plan éthique que les autres méthodes qui impliquaient de détruire des embryons. Ils se procuraient la matière première pour ces travaux — les ovocytes de femmes — auprès des patientes de fiv dans un centre de procréation médicalement assistée tout proche. En fonction de la demande, ils sollicitaient un petit nombre de donneuses qui avaient un intérêt personnel au développement de traitements médicaux à base de cellules souches. Pour le cadre dirigeant que j’interrogeais, ces femmes étaient des ‘héroïnes’. Parce que la fertilisation n’était pas requise, ils pouvaient ainsi produire des lignées de cellules souches homozygotes, ce qui constituait une véritable aubaine pour le développement thérapeutique et la découverte de médicaments. Une personne travaillant pour eux avait obtenu une bourse postdoctorale du cirm, et l’entreprise elle-même avait répondu aux appels à projets de cet institut — sans résultat, toutefois, au moment de mon entretien. Pour le cadre, il fallait y voir une conséquence du fait que leur méthode n’avait « pas encore été éprouvée » et que « Trounson n’aimait pas ça » [27].

29Ce que m’a dit ce cadre dirigeant à propos de son entreprise présentait plusieurs points intéressants. J’ai ainsi appris qu’ils essayaient, pour des besoins thérapeutiques, d’établir par parthénogenèse de nouvelles lignées compatibles hla [antigènes des leucocytes humains] à la fois homozygotes et hétérozygotes. Ils menaient également des recherches sur les traitements pour la maladie de Parkinson, qui impliquaient le remplacement cellulaire grâce aux cellules souches. Dans cette perspective, leur ligne de produits cosmétiques apparaissait donc comme un produit dérivé, presque un accident [28]. C’est d’ailleurs ce qu’ils affirment dans la publicité pour leur ligne de cosmétiques :

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C’est au cours de leurs recherches sur les traitements pour le diabète et la maladie de Parkinson, qu’une équipe de chercheurs en biotechnologie a découvert un composé particulièrement efficace pour régénérer les cellules de la peau. Cette découverte a inauguré une nouvelle ère dans les produits de soin anti-âge […]. Contrairement aux autres sociétés spécialisées dans les soins pour la peau, nos locaux ne sont pas encombrés de commerciaux et d’experts en marketing : ils sont d’abord occupés par des neuroscientifiques et des embryologistes qui travaillent à élaborer des médicaments innovants pour traiter les maladies.

31L’entreprise « a établi un nouveau standard, plus élevé, pour les produits cosmétiques […] nous venons des sciences de la vie ». Mon entretien avec le cadre dirigeant s’est tenu dans une salle au sein des nouveaux locaux de la direction, dans une pièce où étaient exposés bien en évidence des échantillons des produits cosmétiques commercialisés par cette entreprise. Mon interlocuteur n’avait pas grand-chose à dire sur les cosmétiques, à part qu’ils leur fournissaient un produit qu’ils pouvaient continuer à vendre pendant qu’ils travaillaient à leurs véritables objectifs dans le domaine biologique, thérapeutique et éthique. Les échantillons exposés dans la pièce étaient destinés aux investisseurs potentiels. Je n’avais aucune raison de ne pas le croire lorsqu’il disait que l’élaboration d’outils biologiques et de traitements médicaux était, pour son entreprise, le but principal et l’objet de leur motivation, et que les cosmétiques n’étaient qu’un produit dérivé. J’ai quitté le lieu de l’entretien avec deux échantillons d’une crème (hors de prix) pour le visage à base de cellules souches humaines pluripotentes, dont les propriétés anti-âge étaient, paraît-il, particulièrement efficaces.

32Dans mon livre Good Science (Thompson 2013), j’ai décrit l’influence majeure de certains pays d’Asie dans l’orientation des discours autour de la recherche sur les cellules souches à la suite du passage de la Proposition 71, en particulier lorsqu’il s’agit de communiquer autour des questions de concurrence, de validation clinique et scientifique, d’efficacité et de sécurité. On retrouve l’influence de ces mêmes pays dans l’essor des cosmétiques à base de cellules souches. Ainsi, la société, évoquée plus haut, qui trouva par hasard des propriétés et des produits anti-âge au cours de ses recherches autour de traitements médicaux, a signé et renouvelé les accords de distribution de ses produits de soin pour la peau en Chine, au Vietnam, en Thaïlande, à Singapour, en Corée et à Hong Kong. En effet, il n’y a pas que le genre qui rentre en compte dans l’élaboration de lignes de produits cosmétiques : il faut aussi prendre en compte les stéréotypes culturels nationaux. Voilà comment ils résumaient cela :

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La Corée, Singapour, la Chine et le Vietnam font tous des avancées extraordinaires dans le domaine de la recherche sur les cellules souches, en partie en raison de réglementations moins contraignantes pour ce qui concerne les recherches et les financements. Ce que ces pays n’ont pas, en revanche, c’est l’accès aux produits à base de cellules souches humaines conçus grâce à la technologie américaine. En raison (1) de la plus grande visibilité de ces recherches sur les cellules souches et de la plus grande acceptation dont elles bénéficient, (2) du goût prononcé des Asiatiques pour une peau sans défaut et (3) du respect des Asiatiques pour la biotechnologie américaine, les marchés asiatiques réclament aujourd’hui les produits de soin pour la peau à base de cellules souches de la marque xxx.

34La population essentiellement ciblée par cette publicité en ligne pour les produits cosmétiques de cette société, est majoritairement composée de femmes d’âge mûr — en particulier de celles qui jouissent de situations professionnelles solides, de revenus confortables, et dont on peut supposer qu’elles se sentent concernées par les produits anti-âge. Ces crèmes, dont le prix commence à 160 dollars les 30 grammes, sont extrêmement chères. L’entreprise elle-même prend bien garde d’utiliser un langage neutre du point de vue du genre : malgré cela, le marché des soins pour la peau ne cesse de croître, et les consommatrices de ces produits sont quasiment toutes, semble-t-il, des femmes blanches, âgées de plus de quarante ans.

35Toutefois, les femmes ciblées par les publicités pour les produits anti-âge ne sont pas exactement les mêmes que celles que l’on incite à faire des donations d’ovocytes ou à voter en faveur des traitements et des soins. Même si les publicités pour les cosmétiques anti-âge construisent le vieillissement comme une forme sexuée du biologique, il est hors de question que les femmes concernées par ces publicités cèdent des parties de leurs corps ou assurent des services mettant en jeu leurs corps, à l’instar des donneuses d’ovocytes, comme un devoir qui leur incomberait à cette étape de la chaîne de l’innovation. À l’inverse, même si une donneuse d’ovocyte pourrait aussi être une consommatrice de crèmes anti-âge, la plupart des femmes ciblées par le marché des cosmétiques de rajeunissement sont ménopausées, et ne produisent plus d’ovocytes. Les femmes susceptibles d’acheter ces cosmétiques pourraient aussi souvent être des électrices, concernées par le bien-être d’un proche, à l’instar de celles qui ont soutenu la proposition de loi sur les cellules souches, en raison des découvertes de traitements nouveaux et de l’élargissement de l’accès aux soins médicaux qu’elle promettait. Mais, pour ainsi dire, aucune de ces femmes n’est convoquée sous le même drapeau. Ce sont les femmes adultes autonomes ayant la charge d’un proche qui ont exercé leur devoir de citoyenne en s’appuyant sur leur propre expérience et leurs espoirs en matière politique et scientifique, et qui ont, à une écrasante majorité, approuvé la recherche sur les cellules souches humaines pluripotentes. En revanche, il n’y a (apparemment, du moins) rien de citoyen dans l’achat d’une crème anti-âge : on peut davantage voir dans ce type d’action l’influence de la société de consommation et du secteur privé ; c’est moins une question de solidarité que de normes sociales ; c’est moins une conséquence directe de l’expérience quotidienne des femmes, qu’un résultat du poids de l’apparence à laquelle, lorsqu’elles atteignent un certain niveau de vie, elles sont supposées aspirer (Sandikci 1996). Avec ce troisième jalon dans la chaîne de l’innovation, dès lors, les femmes ont été intégrées, cette fois, en tant que consommatrices : c’est grâce à elles que les cosmétiques sont devenus une ligne de produits dérivés rentables, susceptibles de compenser, pour les sociétés développant les programmes de recherche, l’absence temporaire de traitements médicaux commercialisables ; ce sont elles, en somme, qui permettent d’achever les programmes scientifiques pour lesquels certaines avaient fourni des ovocytes et en faveur duquel d’autres encore avaient voté.

Conclusions

36La période actuelle dans le domaine biomédical a été qualifiée de ‘posthumaine’, en partie à cause des manières dont les techniques in silico et in vitro[29] en biologie ont transformé le corps dans sa relation à l’identité individuelle, car le corps est désormais multiple, contingent, capitalisable et susceptible d’être augmenté et recombiné d’une infinité de manières, y compris dans le domaine de la lutte contre le vieillissement (Halberstam, Livingston 1995 ; Hayles 1999 ; Katz, Marshall 2003). Face à cela, néanmoins, il faut toujours garder en tête les formes de résistance du corps, telles qu’elles ont été mises en lumière par les études sur le handicap ou par la géographie critique notamment (Castree, Nash 2006 ; Karpin, Mykitiuk 2008). Toutefois, les sciences et technologies contemporaines dans le domaine biomédical (à travers la fusion de la biologie, de l’informatique et de l’ingénierie) n’ont pas eu pour seules conséquences de rendre désuètes les catégorisations humaines modernes, telles que le genre. Comme les études féministes sur les sciences et les technologies, ou les études trans- l’ont montré : lorsque les termes de la biologie humaine évoluent, les façons dont biologie et genre s’articulent et se co-construisent sont elles aussi vouées à évoluer (Wajcman 2000 ; Pugliese, Stryker 2009).

37Dans cet article, j’ai décrit comment tout un processus d’innovation biomédicale s’est construit sur le principe d’un triple recours aux identités de genre, en suivant la logique ‘du laboratoire à la clinique’. Il ne s’agit cependant pas vraiment ici d’une manière de ‘faire le genre’ comme cela a pu être le cas, ailleurs. Faire le genre signifie :

38

Créer des différences entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes, des différences qui ne sont pas naturelles, essentielles ou biologiques. Une fois produites, cependant, ces différences sont justement utilisées pour essentialiser le genre.
(West, Zimmerman 1987)

39Avec cette recherche, je montre que le genre n’a pas été créé puis essentialisé, mais que, dans le processus d’innovation dont il est question, on a eu recours à une identité de genre spécifique à un moment, puis à une autre identité de genre à un autre moment, en puisant dans le réservoir des multiples identités de genre qui étaient disponibles à ce moment-là en Californie, toutes construites à l’intersection de différents rapports sociaux et toutes associées à des comportements et des revendications spécifiques.

40Dans cet exemple de la bio-innovation, les identités de genre peuvent donc être considérées comme performatives. On peut dire, par opposition aux « modèles qui voient le ‘soi genré’ comme antérieur à sa mise en actes », que « ce qui est appelé identité de genre est un accomplissement performatif » (Butler 1988). Bien que le genre ait été, en un sens, considéré comme allant de soi à un stade « antérieur à sa mise en actes » dans la formulation de la Proposition 71, ou dans la recherche d’ovocytes par les chercheurs, ou dans les publicités pour les cosmétiques à base de cellules souches, ces identités de genre ont été actualisées à travers un accomplissement performatif. En outre, cette notion de performativité a impliqué aussi de s’intéresser aux sciences de la vie et à leurs corollaires dans le domaine bioéconomique sous l’angle des idées et des compétences nouvelles qui s’y développent aujourd’hui.

41Les identités de genre ont été mobilisées dans la logique d’innovation à travers des situations qui sont toujours intersectionnelles ou relationnelles (Crenshaw 1991 ; Glenn 2004). C’est-à-dire que les identités de genre n’étaient pas mobilisées isolément des autres dimensions qui constituent chaque personne, telles que la race, la classe, le fait d’être handicapé ou non, la sexualité, et le fait d’être immigré ou non, même si ces différentes catégories articulées les unes aux autres deviennent extrêmement différentes d’un individu à l’autre. Lorsque les femmes en tant qu’électrices et en tant que personnes chargées d’un travail de care, ont été sensibles aux arguments pro-curatifs qui proposaient de consacrer une grande partie de l’argent des contribuables à la recherche sur les cellules souches, on peut dire qu’on a eu recours à elles en tant que femmes mais aussi, d’après les données du recensement du moins, en tant qu’adultes ethno-racialisées et en âge de voter. On a fait appel à elles comme si elles étaient toutes potentiellement des mères, ou des personnes ayant expérimenté le handicap et la maladie chronique d’un proche, c’est-à-dire des femmes confrontées au travail émotionnel et de care, qu’il soit bénévole ou non. Dans un deuxième temps, lorsque les femmes ont été incitées à faire don à la recherche de leurs ovocytes et de leurs embryons résiduels, elles furent intégrées dans la recherche en tant que corps jeunes et fertiles, pourvoyeuses de matière première biologique ; leur nature biologique et sexuée était alors supposée s’aligner avec leur désir féminin d’aider les autres (Thompson 2008). Dans un troisième temps, les femmes furent impliquées en tant que consommatrices de produits cosmétiques, ces derniers représentant des sources de revenus potentielles pour les jeunes entreprises en biotechnologie qui cherchaient à attirer des investisseurs, à susciter des partenariats avec l’industrie pharmaceutique, à obtenir des contrats avec le gouvernement ou à développer d’autres marchés pour leurs produits biomédicaux. On attendait de ces femmes qu’elles se comportent en individus sexués, c’est-à-dire en se conformant à l’image qu’avait élaborée pour elles la société néolibérale de consommation. Pris tous ensemble, ces phénomènes, qui mettent en évidence la construction sociale des différences entre les sexes, participent à un processus en cours qui, par un phénomène de co-production (Jasanoff 2004), contribue à ‘genrer’ la biologie tout en re-biologisant le genre (Thompson 2006).

42Si je soutiens donc ici l’idée que les identités de genre, en particulier pour ce qui concerne les femmes, sont intégrées dans la bio-innovation, et que cela a des conséquences sur le genre au niveau théorique, je n’oublie pas pour autant qu’il y a aussi potentiellement des questions politiques en jeu. À partir du moment où le secteur public investit de l’argent dans des traitements médicaux, il peut être important de réfléchir aux bénéfices que tire le secteur biomédical de ces subventions lorsqu’il mène parallèlement des stratégies agressives pour maximiser ses profits privés, en recourant d’ailleurs souvent une deuxième fois aux contribuables à travers la signature de contrats gouvernementaux pour des produits pharmaceutiques, puis en recourant, une troisième fois, aux particuliers, via leurs achats privés. On doit aussi réfléchir à ce que signifie le fait que les subventions publiques pour les médicaments n’aboutissent pas toujours à l’élaboration de produits biomédicaux. Enfin, il est assurément préoccupant de voir la part disproportionnée des contributions assumées par les femmes dans certaines bio-innovations.

Bibliographie

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  • Zelizer Viviana A. (2005). The Purchase of Intimacy. Princeton, Princeton University Press.

Notes

  • [1]
    Article traduit avec le soutien de l’Institut Émilie du Châtelet.
  • [2]
    NdlT : La référence à la chanson de Lionel Ritchie You’re once, twice, three times a lady, and I love you [Tu es une fois, deux fois, trois fois une dame, et je t’aime] est plus évidente dans le titre original de l’article : « Three Times a Woman: Voting, Egg Donation, Cosmetics, and the Punctuated Gendering of Stem Cell Innovation in California ».
  • [3]
    Dans mon précédent travail, j’ai étudié la « biomédicalisation de la reproduction » [biomedical mode of reproduction] qui s’articule de plus en plus aux modes de production capitalistes. Même si l’innovation biomédicale partage de nombreuses caractéristiques avec le capitalisme (on peut même dire, en fait, que celui-ci lui offre un environnement particulièrement favorable), on peut la considérer comme un mode de (re)production spécifique. En effet, l’innovation biomédicale est de nature promissoire, elle dépend de substances corporelles et du travail d’une tierce personne, elle se caractérise par une fongibilité toujours très limitée de personne à produit ou de valeur économique à valeur humaine, et elle peut difficilement désigner ses produits résiduaires bruts comme des déchets.
  • [4]
    Cette idée résonne avec l’exploration que fait Sarah Gibbon de la notion de « pluripotence » de genre à propos des gènes brca [NdlT : les mutations des gènes brca induisent une susceptibilité au cancer du sein et de l’ovaire] (Gibbon 2013).
  • [5]
    E-mail de masse envoyé par info@baybio.org, pour annoncer une rencontre organisée par CalBio 2013 au Convention Center de San Diego du 12 au 14 juin 2013. [NdlT : le speed-dating consiste à organiser des rencontres à la chaîne entre célibataires.]
  • [6]
    Ayant publié deux articles dans des revues en sciences de la vie (Thompson 2007a, 2007b), je reçois de nombreux e-mails publicitaires de ce type, envoyés par le secteur local des sciences de la vie.
  • [7]
    Le groupe qui m’a envoyé l’e-mail mentionné plus haut a, par exemple, organisé un dîner thématique « Les femmes dans les biotechnologies » [women in biotech] en mai 2013, et un « Petit-déjeuner des fiertés » [pride breakfast] en juin 2013.
  • [8]
    NdlT : Dans certains états (dont la Californie) aux États-Unis, des propositions de loi peuvent être directement présentées aux électeurs et électrices sous la forme de référendums dits d’initiative populaire (on parle d’‘initiatives’). Quand ces référendums ont lieu, plusieurs propositions de loi sont généralement regroupées sur un même scrutin, afin de limiter les coûts de la procédure. Dans ce cas, chacune des Propositions est identifiée par un numéro et un intitulé spécifique, et les électeurs et électrices cochent, au stylo, sur un bulletin unique où elles sont toutes listées, celles qu’ils/elles approuvent.
  • [9]
    NdlT : Disabled World (« Un monde de handicaps ») est un réseau social américain et un portail d’informations très connu, destiné aux personnes souffrant de toutes sortes de handicaps et de syndromes invalidants.
  • [10]
    NdlT : Les disability cultures ont émergé à la fin des années 1980 aux États-Unis pour désigner les styles de vie et les mouvements culturels ou artistiques nés du handicap et promus par des militant?e?s des droits des personnes handicapées.
  • [11]
    NdlT : même s’il ne peut être correctement rendu en français, le jeu de mots autour de « cure/pro-cure » se poursuit avec la mention de ces bases de données biologiques, car celles-ci relèvent d’une procédure appelée bio-curation en anglais (curation se rapportant ici à l’idée d’enregistrement et de conservation de ces données).
  • [12]
    Ces données proviennent des sites web suivants qui présentent et analysent les résultats des élections. Pour les groupes ayant voté oui à la Proposition 71 :
    http://digital.library.ucla.edu/websites/2004_996_027/index.htm
    Pour les résultats des élections nationales :
    http://www.cnn.com/ELECTION/2004/pages/results/states/US/P/00/epolls.0.html
    Pour les résultats des élections en Californie :
    http://www.ppic.org/content/pubs/jtf/JTF_2004ElectionJTF.pdf
    http://field.com/fieldpollonline/subscribers/COI-05-Jan-Demography.pdf
  • [13]
    Ces catégories sont malheureusement rarement isolées les unes des autres dans les analyses des résultats électoraux : on peut ainsi facilement savoir où les suffrages des femmes ou des membres de chaque groupe ethno-racial recensé ont pu aller, mais il reste impossible de savoir ce qu’ont voté les personnes à l’intersection de ces deux catégories.
  • [14]
    Dès 2002, l’état de Californie avait passé un projet de loi (la Bill sb 253) autorisant la recherche scientifique sur les cellules souches.
  • [15]
    NdlT : Le California Institute for Regenerative Medicine (Institut californien en médecine régénératrice) est l’institut créé à la suite du vote de la Proposition 71 en 2004, afin d’assurer le financement des recherches sur les cellules souches en Californie.
  • [16]
    NdlT : La Food and Drug Administration est chargée de contrôler, avant leur commercialisation sur le territoire des États-Unis, tous les produits chimiques, les médicaments et les produits alimentaires.
  • [17]
  • [18]
  • [19]
  • [20]
    Voir, par exemple, l’article d’Andrew Newman de la section « Fashion and Style » du New York Times, daté du 1er septembre 2010 : « Men’s Cosmetics Becoming a Bull Market » (« Les cosmétiques pour hommes : un nouveau marché florissant »). La Corée du Sud est réputée pour être à l’avant-garde dans le domaine des cosmétiques pour homme. D’ailleurs, malgré le scandale Hwang Woo Suk qui avait jeté le soupçon sur la fiabilité des résultats des recherches sur les cellules souches, ce pays demeure en tête à la fois en matière de recherche sur les cellules souches et en matière de développement de produits à l’intersection de la recherche et de l’industrie cosmétique, grâce à des fonds d’investissement associés à de nombreuses entreprises produisant des cosmétiques à base de cellules souches, telles que Jeil Trading et Metro Korea Co. Ltd.
  • [21]
  • [22]
  • [23]
  • [24]
    Pendant que j’enseignais à Berkeley, j’ai été membre du Berkeley Stem Cell Center et du Berkeley Synthetic Biology Institute, en charge d’examiner les questions éthiques et sociales soulevées par la recherche sur les cellules souches et la biologie synthétique. Dans la même perspective, j’ai également été membre du Stem Cell Research Oversight Committee (Comité de surveillance de la recherche sur les cellules souches).
  • [25]
    La ‘Billanthropie’ désigne les subventions versées à la recherche biomédicale par la fondation de Bill Gates et d’autres fondations équivalentes ; cette pratique de la charité privée à grande échelle permet de transformer des revenus imposables en dépenses philanthropiques, ce qui les dispense d’impôts.
  • [26]
    Voir, par exemple, l’article « Cara Delevingne fronts Yves Saint Laurent mascara campaign boasting power of miracle graphene » (« Cara Delevingne en première ligne dans la campagne pour le mascara Yves Saint Laurent qui vante le pouvoir miraculeux du graphène ») paru sur :
    http://mancunianmatters.co.uk/ (10 mai 2013).
  • [27]
    Alan Trounson est le président du cirm. Ce biologiste australien a longtemps été un médecin et un chercheur réputé en matière de fécondation in vitro. Quoique cette hypothèse n’ait jamais été officiellement confirmée, nombreux sont ceux qui estiment que Trounson aurait été choisi pour succéder à Zach Hall à la présidence du cirm en raison, notamment, de son expertise dans le domaine des gamètes humaines, des ovocytes et du transfert nucléaire de cellules somatiques.
  • [28]
    Voir Jabr (2012) sur l’absence de tests et de preuves quant à l’efficacité des procédures et des produits cosmétiques à base de cellules souches adultes. Jabr met ainsi en évidence la ‘zone grise’ en matière juridique qui entoure ces produits, qui sont à la fois des cosmétiques (impliquant un contrôle minimal de la part de la fda) et des médicaments ou des produits biologiques (qui devraient donc être rigoureusement testés).
  • [29]
    NdlT : La formule in silico, construite sur le modèle de in vitro (littéralement : dans le verre, c’est-à-dire dans un tube à essai) et in vivo (sur/dans les organismes vivants), désigne les recherches ou les expérimentations conduites par ordinateur et fondées sur l’utilisation de bases de données et de programmes informatiques susceptibles de recréer des processus vitaux, par exemple.
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