Notes
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[1]
Cet article est extrait d’une étude plus large publiée dans Gendered Citizenship in Western Europe: New challenges for Citizenship Research in a Cross-National Context (Lister et al. 2007), un ouvrage qui doit beaucoup à l’apport des autres co-auteures, nommément Anneli Anttonen, Jet Bussemaker, Ute Gerhard, Jacqueline Heinen, Stina Johansson, Arnlaug Leira, Ruth Lister et Birte Siim. La comparaison que nous y établissons entre mouvements migratoires et care se fonde sur une analyse de la situation en Grande-Bretagne, en Espagne et en Suède.
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[2]
Ce travail de terrain a été mené par Anna Gavanas (Leeds University, titulaire d’une bourse intra-européenne Marie Curie) entre juillet et septembre 2004. Réf. meif-ct-2003-5023569.
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[3]
Le premier groupe d’employeuses comprenait neuf mères âgées de 33 à 42 ans travaillant pour un salaire moyen ; le second, huit mères de 34 à 45 ans occupant un emploi de cadre ou équivalent. Le groupe des Latino-Américaines se composait de huit immigrées, toutes âgées de plus de 37 ans et dont la durée de séjour en Espagne allait de trois mois à neuf ans ; celui des Nord-Africaines, de neuf Marocaines et d’une Algérienne âgées de 25 à 35 ans, avec des durées de séjour très disparates, de quelques mois à quinze ans ; celui d’Europe de l’Est réunissait dix participantes originaires de Bulgarie, de Pologne et de Roumanie, âgées de 22 à 39 ans, dont la durée de séjour en Espagne allait de deux mois à sept ans. Toutes les séances ont été intégralement enregistrées et transcrites, puis analysées à l’aide du logiciel nvivo. Pour plus d’informations sur l’enquête espagnole, voir Tobío, Díaz Gorfinkiel (2003).
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[4]
Ce n’était pas le cas en 2004, quand la recherche de terrain a été effectuée à Londres.
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[5]
Gregson et Lowe (1994, p. 41) estiment qu’au début des années 1990, plus d’un tiers des ménages à double revenu des classes moyennes faisaient appel à une tierce personne pour tout ou partie du travail domestique, souvent sans la déclarer et en la payant ‘de la main à la main’.
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[6]
Les recommandations fixent leur salaire à 55 livres par semaine pour cinq heures de travail par jour, nourries et logées.
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[7]
Toutes les employeuses que nous avons rencontrées étaient probablement de ‘bonnes patronnes’, compte tenu du processus de sélection de l’échantillon ; les représentants des agences de placement et les employées composent, pour leur part, un échantillon plus représentatif.
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[8]
En 2005, avec un taux brut d’immigration de 16,6 ‰, l’Espagne se classait au quatrième rang européen après l’Irlande (16,8 ‰), le Luxembourg (29,6 ‰) et Chypre (32,2 ‰) : cf. Eurostat 2006.
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[9]
Rappelons que le modèle de régime migratoire de Bohning (1984), distingue quatre phases, la première caractérisée par le départ pour l’étranger de jeunes célibataires masculins, la dernière par l’émigration des épouses et des enfants.
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[10]
Le quart des ménages espagnols à double revenu emploient quelqu’un à domicile, mais ils ne sont que 6 % à le faire sur la base d’un temps plein (Tobío 2005, p. 178-191). Le nombre de permis de travail délivrés à des immigrés déclarés comme domestiques a triplé entre 1993 et 2000. Cette année-là, ils représentaient 26 % du total des permis de travail (Instituto Nacional de Estadística 2004).
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[11]
R.D. 1424/1985 sur les relations de travail dans le secteur des emplois domestiques.
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[12]
Les entretiens ont été réalisés avant les attentats à la bombe dans Madrid (11 mars 2004), qui ont très probablement intensifié les préjugés à l’égard des employées de maison marocaines.
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[13]
En espagnol, ser de la familia et estar en la familia.
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[14]
Le terme de ‘bonne’ reste d’un usage fréquent en Espagne. Beaucoup moins utilisé en Grande-Bretagne, il désigne les domestiques affectées au ménage et à la cuisine dans les familles très aisées.
1Cet article examine la distribution du travail de care dans une optique transnationale, et plus précisément l’impact des politiques migratoires et des politiques publiques de la petite enfance pour les femmes immigrées qui travaillent comme employées de maison ou comme assistantes maternelles dans des familles européennes. Qualifié de ‘chaîne mondiale du care’ (Ehrenreich, Hochschild 2003), ce phénomène conduit des femmes originaires des régions les plus pauvres du monde à émigrer pour s’occuper des enfants et du ménage de femmes actives à l’Ouest, dans le but de subvenir aux besoins de leurs propres enfants qu’elles ont dû laisser à la garde d’autres femmes de leur famille dans leur pays d’origine. Les recherches effectuées sur la chaîne du care en Europe révèlent, outre le caractère éminemment oppressif de ce travail, en quoi les dispositifs juridiques et migratoires fragilisent ces femmes sans statut de citoyenneté, dont le seul débouché est le secteur informel, sous-payé et dévalorisé, du travail domestique (Anderson 2000 ; Kofman et al. 2000 ; Lutz 2002 ; Cox 2006). Nous nous intéresserons surtout ici à la demande de services de garde d’enfants dans un contexte défini par les politiques migratoires et de la petite enfance, en tenant compte de la dimension sexuée de la citoyenneté. Nous nous référons ce faisant à une enquête qualitative menée en Grande-Bretagne et en Espagne auprès de personnes employant des immigrées comme aides ménagères ou gardes d’enfants et auprès de femmes immigrées rétribuées pour ces services.
Politiques migratoires et régimes de care
2Phénomène ancien, le travail domestique rémunéré apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau. Très répandu dans les familles de la bourgeoisie européenne jusque dans les années 1960, il a ensuite sensiblement diminué du fait de la banalisation de l’électroménager et de nouvelles opportunités d’emploi dans les secteurs secondaire et tertiaire. Au cours des années 1990, toutefois, on a assisté dans les pays de l’Ouest et du Sud de l’Europe à une augmentation de la demande pour ce type d’emplois (sur la Grande-Bretagne, voir Gregson et Lowe 1994). Dans les grandes villes, cette demande fut en partie satisfaite par des migrantes en provenance des régions les plus pauvres du monde (Anderson 1997).
3La migration liée à la sphère privée du travail domestique et au soin des personnes, tout comme l’usage qui en est fait, est un bon révélateur des corrélations entre politiques sociales et changements sociaux survenus au niveau local, national, international et mondial (Williams 2004). Trois dimensions essentielles doivent être prises en compte à ce propos : les modifications apportées, selon les pays, aux trois régimes de la protection sociale, du care et de l’immigration. Ils renvoient chacun à des histoires, des politiques, des cultures et des pratiques différentes mais tous sont affectés par la restructuration internationale de l’économie et du marché du travail. Or l’une et l’autre conditionnent non seulement l’accès aux droits formels de la citoyenneté, mais aussi l’expérience vécue de cette dernière et la citoyenneté et la manière dont elle se différencie en fonction du genre, tant pour les migrantes que pour leurs employeuses. En Europe, suite à l’évolution des régimes d’aide sociale, le modèle de ‘l’homme pourvoyeur de revenu’ s’est vu progressivement remplacé par celui du ‘travailleur adulte autonome’ (ou autres variations du même type), assorti de mesures tenant compte de l’implication des femmes sur le marché de l’emploi. L’augmentation du nombre de femmes exerçant une activité professionnelle a créé en retour de fortes tensions entre travail salarié et responsabilités familiales. L’une des stratégies dont usent une partie des femmes dans certains pays consiste à rémunérer les services de tierces personnes chargées des tâches d’entretien et de soin — ce qui inclut non seulement le ménage et la garde des enfants, mais les soins aux personnes âgées, les travaux courants, le jardinage, les courses et la cuisine (Cancedda 2001 ; Ungerson, Yeandle 2007).
4La possibilité pour les ressortissantes des pays occidentaux de recourir à ces services dépend également de la nature des régimes d’aide sociale, autrement dit, des mesures adoptées par les États pour faciliter la garde des enfants. Les limites de la typologie des régimes de welfare proposée par Gøsta Esping-Andersen ont été mises en exergue par Jane Lewis (1992, 1997) et d’autres chercheuses qui ont proposé une analyse des États-providence en fonction de la prégnance du modèle de soutien de famille masculin, lequel détermine le rapport entre travail rémunéré et responsabilités de care au sein de la famille. Dans cette optique, un développement crucial a été le remplacement progressif de ce modèle dans certains pays par un autre modèle, de plus en plus individualisé et universel, où tous les adultes en mesure d’être rémunérés pour leur travail sont désormais considérés comme des actifs, au moins potentiellement (même s’ils ne travaillent qu’à temps partiel, comme c’est le cas de nombreuses femmes).
5Une autre source des critiques adressées à l’analyse initiale des régimes de welfare vient de ce qu’elle méconnaît largement les dispositifs d’aide publique et ne rend donc pas compte de façon adéquate des différences d’organisation dans le soin des enfants et des adultes, critère essentiel de toute analyse sexuée. D’où les efforts de plusieurs chercheuses féministes pour élaborer une autre typologie, axée sur les régimes sociaux de care (Anttonen, Sipilä 1996 ; Daly 2001 ; Bettio, Plantenga 2004). Ceux-ci se distinguent les uns des autres selon l’importance et la nature du rôle de l’État dans la prise en charge des enfants et des personnes âgées, et selon le degré de responsabilité laissée au secteur familial informel en matière de care. On peut enfin reprocher aux régimes d’État-providence de méconnaître la place occupée par la ‘race’, l’ethnicité et la migration dans l’élaboration et dans la répartition des aides publiques (Williams 1995).
6Une récente évaluation des tendances à l’œuvre dans neuf pays européens (Lister et al. 2007, chap. 4) conclut à un effritement des différences jusqu’alors observées entre régimes de care, qui conduisaient à distinguer trois ensembles : les pays scandinaves, avec un engagement appuyé de l’État vis-à-vis d’un système financé sur fonds publics ; à l’autre extrême, l’Espagne et l’Italie, avec la prédominance de systèmes d’entraide familiale ; et entre les deux, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et l’Allemagne, où le modèle de l’homme pourvoyeur de revenu coexistait avec des allocations de niveau variable accordées aux mères. Aujourd’hui, du fait de la participation croissante des femmes à l’activité salariée, tous les pays ont élargi la palette des mesures en faveur de la petite enfance. De nouvelles distinctions apparaissent, à propos notamment de l’implication plus ou moins forte de l’État, du secteur associatif ou des entreprises privées dans la garde des enfants. Parmi les modifications apportées, signalons le versement d’allocations, les dégrèvements d’impôts ou les incitations fiscales visant à rémunérer les services d’assistantes maternelles, de parents, de connaissances ou de domestiques. Tant la Grande-Bretagne que la Finlande, la France, l’Italie et l’Espagne ont introduit des allocations couvrant une partie de ces dépenses. Ailleurs, et en particulier dans le Sud de l’Europe, une autre évolution a été le recours à des migrantes, parfois rémunérées grâce à ces aides financières. Ces régimes coexistent avec différentes ‘cultures du care’. Autrement dit, les pratiques et valeurs quant aux meilleures façons de combiner travail salarié et soin des enfants : maternité à plein temps ou assistante maternelle, recours aux grands-parents, répartition du travail entre les deux parents, crèche ou halte-garderie (cf. Duncan, Edwards 1999 ; Kremer 2002). En dernier ressort, toutefois, la combinaison entre responsabilités professionnelles et familiales dépend de l’ampleur des politiques d’aide aux familles et des efforts pour modifier la répartition sexuée des tâches familiales et domestiques.
7Dans les pays d’origine des migrantes, en revanche, de telles aides n’existent pas. La destruction des économies locales, le chômage et la pauvreté qui sévissent dans tant de pays d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique, obligent un nombre croissant de femmes à assumer le rôle de soutien de famille. Compte tenu de l’augmentation, en Occident, de la demande de main-d’œuvre féminine dans les secteurs de la santé et du soin aux personnes — qu’ils soient informels ou non —, ce sont elles qui prennent de plus en plus souvent l’initiative de migrer pour subvenir aux besoins de leur famille restée au pays. Au sein même de l’Europe, l’élargissement de l’Union européenne (ue), la guerre, les conséquences des changements en Europe centrale et orientale sur les conditions d’emploi des femmes ont également intensifié la migration de ces dernières vers l’Europe occidentale.
8Jusqu’à quel point le travail domestique et de care peut-il être assuré par des migrantes selon les pays ? Cela dépend des politiques migratoires — troisième partie de cette étude — dont les mesures de réglementation de l’emploi des étrangers font partie. Plus précisément, comme on le verra en détail avec les exemples britannique et espagnol présentés ci-dessous, cela concerne les quotas visant les employé·e·s de maison, les visas spéciaux pour les contrats au pair, pour les touristes ou les étudiant·e·s autorisé·e·s à travailler. Sans oublier bien sûr que les liens commerciaux traditionnels, le colonialisme, les mouvements religieux et la fuite des réfugiés contribuent aussi à forger les valeurs et les pratiques liées à la migration.
Le croisement des politiques d’aide sociale, de care et d’immigration, avec les pratiques culturelles auxquelles elles sont associées, délimite les diverses facettes de la citoyenneté tributaires de ce processus. Soulignons que le problème de la dichotomie public/privé, au cœur de la critique genrée de la citoyenneté (cf. Lister 2003) se manifeste de quatre façons, au moins. À commencer par la stratégie consistant à employer à domicile une main-d’œuvre chargée des tâches domestiques ou du soin aux personnes (enfants et adultes dépendants) dans le but d’alléger les contraintes inhérentes à l’exercice à plein temps d’une activité salariée. Or cette stratégie revient dans les faits à superposer le public et le privé, puisque le domicile devient lieu de travail et vice versa. Il en résulte une série de difficultés, notamment parce que les mesures de protection du travail ne s’appliquent pas dans les mêmes conditions aux emplois à domicile. Ensuite, il est d’autant plus difficile de déterminer si ce type de travail relève d’une obligation informelle ou de droits contractuels que, de par sa nature même, il implique des relations affectives généralement associées aux rapports entre proches. Troisièmement, cette situation est exacerbée pour les employé·e·s car leur statut de migrant·e·s (en attente d’un visa, par exemple, ou dans l’incapacité de bénéficier d’aides de l’État) les rend dépendant·e·s d’un employeur privé au lieu de pouvoir vendre librement leur force de travail. Enfin, l’emploi à domicile isole la personne concernée, rend le travail invisible, et complique notablement les formes de mobilisation collective pour la défense des droits.
L’équilibre à trouver entre responsabilités professionnelles et familiales est bien sûr un problème que rencontrent toutes les femmes ayant des enfants — employées et employeuses. En exerçant leur droit à la mobilité, les premières renoncent à leur droit à la vie de famille, pour elles comme pour leurs enfants, et se privent de la chance de voir grandir ces derniers. De façon plus générale, les politiques de l’immigration font également apparaître de nouveaux schémas d’inclusion et d’exclusion. La modification des frontières de l’ue ne départage pas seulement ceux qui sont reconnus comme citoyens européens et ceux qui ne le sont pas, elle s’accompagne aussi d’une réglementation qui reconnaît des droits plus substantiels aux travailleurs qualifiés. Les différences relatives à la nature de l’emploi compliquent un peu plus ces schémas : selon les cas, les employées de maison doivent s’occuper des travaux ménagers, des enfants ou des deux ; elles sont logées, ou non ; leur temps de travail est réduit, ou très long ; elles peuvent avoir une formation professionnelle tout en étant considérées comme ‘non qualifiées’ ; elles peuvent travailler comme garde d’enfant, aide ménagère ou assistante personnelle d’une personne âgée, malade ou handicapée ; elles peuvent être à leur compte ou non déclarées, ou dépendre d’agences de placement privées ou d’administrations locales. En tant qu’immigrées, elles peuvent disposer d’un permis de travail spécial ou être sans papiers. Autant de particularités étroitement imbriquées, comme le montrent les études de cas présentées ci-dessous, avec des stéréotypes raciaux, ethniques ou nationaux — lesquels influent largement sur les conditions d’emploi de ces femmes et leurs possibilités de choisir, ou non, entre différents types de travail et de rémunération.
L’analyse des enquêtes réalisées en Grande-Bretagne et en Espagne fait apparaître des similitudes et des divergences dans le traitement des immigrées s’occupant d’enfants. Selon les chiffres de l’ocde (Organisation de coopération et de développement économique) concernant l’emploi des ‘étrangers’ dans ce secteur en 2001-2002, 14,8 % des foyers espagnols étaient concernés, contre 1,3 % des foyers britanniques (ocde 2003). Cet écart reflète la normalisation de l’emploi d’immigrées par les mères espagnoles travaillant à l’extérieur et la limitation de ce processus aux ménages britanniques à double revenu — lesquels, il est vrai, y ont de plus en plus fréquemment recours.
Les études de cas sont tirées de deux projets menés séparément, à Madrid et à Londres, sur la base d’entretiens avec des immigrées retenues en raison de leur insertion dans les principaux groupes d’emploi et les principaux groupes de migrants, et, uniquement pour l’enquête britannique, avec des représentant·e·s du secteur de l’emploi à domicile, des associations ou des agences de placement d’employées domestiques et de nourrices. Dans le cas anglais, le matériau s’appuie sur un travail de terrain ethnographique mené à Londres, incluant une observation participante et des entretiens [2]. Ont été interviewé·e·s : seize immigrées (six employées de maison, sept assistantes maternelles, trois employées au pair) venues d’Australie, d’Europe centrale et orientale, d’Afrique de l’Est et du Sud, de Nouvelle-Zélande et d’Asie du Sud-Est ainsi que dix employeurs et huit responsables d’agences de placement. Trois des employées de maison ont des enfants restés au pays ; une a des enfants qui vivent en Grande-Bretagne (voir aussi Williams, Gavanas 2008). L’étude concernant l’Espagne s’appuie, d’une part, sur deux groupes de discussion organisés à Madrid en juin 2002 avec dix-sept mères de famille actives qui emploient des immigrées pour s’occuper de leurs enfants ; et, d’autre part, sur trois groupes de discussion avec vingt-sept employées de maison immigrées originaires d’Amérique latine, d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est [3]. Pour les études de cas, nous avons replacé les données empiriques dans le contexte des politiques d’immigration et des régimes de care propres à chaque pays, en retenant quatre axes principaux : la manière dont les employées vivent l’immigration ; les raisons avancées par les employeuses pour utiliser ce type de service à domicile ; la relation employeuse-employée ; enfin, le cas échéant, le rapport des employées à leurs propres enfants.
Immigration et marchandisation des systèmes de garde des enfants : le cas de la Grande-Bretagne
9L’État-providence britannique s’est historiquement constitué durant l’après-guerre autour d’une version étroite du modèle de ‘l’homme pourvoyeur de revenu’. Or, en 2002, 69,6 % des femmes britanniques âgées de 15 à 64 ans exerçaient une activité salariée, même si 60 % de celles ayant des enfants à charge travaillaient à temps partiel (Duffield 2002). Le gouvernement du New Labour a bousculé le modèle traditionnel en encourageant les femmes à entrer sur le marché du travail, en améliorant la couverture sociale de la maternité, en instituant le congé paternel et l’aménagement des horaires, et en reconnaissant l’importance du soutien étatique à la petite enfance. Il s’est essentiellement appuyé pour ce faire sur le secteur privé et associatif. Les familles dont les deux parents travaillent peuvent bénéficier d’un crédit d’impôts sur le revenu couvrant jusqu’à 80 % des dépenses engagées pour la garde des enfants ; en 2005, cette disposition a été étendue à la rémunération des assistantes maternelles à domicile agréées [4]. Elle ne concerne toutefois pas les membres de la famille, et cette restriction a son importance : conformément aux valeurs et aux usages qui entourent la petite enfance, beaucoup de femmes, surtout dans les milieux modestes, travaillent à temps partiel en s’appuyant sur un système de garde informel souvent assuré par une grand-mère ou par leur compagnon. Une étude réalisée à la fin des années 1990 révèle que, parmi les diverses solutions proposées, près de 20 % des mères opteraient, dans l’idéal, pour une assistante maternelle à la journée ou vivant à domicile (Bryson et al. 2000, p. 90-94). Le travail de garde des enfants est mal rémunéré, en règle générale, et l’offre excède la demande dans ce domaine. Au vu des données de 2003, 1,5 % seulement des ménages à double revenu emploieraient des assistantes maternelles ou des travailleuses au pair déclarées (Brewer, Shaw 2004), mais ce pourcentage masque l’embauche d’immigrées pour la plupart non déclarées. Le marché qui s’est développé autour des systèmes de garde place les parents en position de consommateurs. Combinée à la préférence traditionnelle pour une personne qui remplace la mère, à l’utilisation croissante de services ménagers payés au noir [5], au recours au marché privé (onéreux) et aux secteurs associatif ou informel, cette évolution a créé en Grande-Bretagne des conditions culturelles et matérielles favorables à l’acceptation morale de l’emploi de gardes d’enfants à domicile. L’histoire de l’Empire britannique et l’élargissement de l’ue ont eu une incidence indéniable sur la politique d’immigration et sur les itinéraires migratoires. La préférence accordée à l’immigration dite ‘choisie’ revient à différencier les migrants en fonction de leurs compétences, les plus qualifiés se voyant accorder des droits plus étendus (Kofman et al. 2005). Pour l’année 2000, Crawley (2002) chiffrait à 14 300 le nombre d’employés de maison étrangers en Grande-Bretagne, pour la plupart non logés par leurs employeurs. Aucun quota n’a été fixé pour cette catégorie de travailleurs, mais les ressortissants des États membres de l’ue peuvent entrer librement au Royaume-Uni avec des contrats au pair ; de plus, des accords conclus avec les pays candidats à l’ue ainsi qu’avec l’Andorre, la Bosnie-Herzégovine, les îles Féroé, le Groenland, la Macédoine, Monaco et San Marin, autorisent les femmes de 17 à 27 ans — pour autant qu’elles ne perçoivent rien des fonds publics — à travailler deux ans au pair dans des familles participant à un programme de parrainage [6], et cela vaut aussi pour celles qui entrent en Grande-Bretagne avec un ressortissant de l’un de ces États. Enfin les citoyennes de l’actuel Commonwealth âgées de 17 à 30 ans n’ont pas besoin de titre de séjour pour venir travailler en Grande-Bretagne pendant leurs vacances. Les propositions récemment avancées par le gouvernement britannique pour encadrer le renouvellement des permis de travail des employé·e·s de maison visent semble-t-il à restreindre les droits de cette catégorie de salarié·e·s, car il leur sera plus difficile de changer d’employeur ou d’essayer d’obtenir un titre de séjour permanent.
Itinéraires migratoires et conditions d’emploi
10À l’image de cette politique d’immigration, la recherche réalisée à Londres a permis d’établir que : les employées de maison au pair s’occupant d’enfants sont majoritairement issues de pays d’Europe centrale et orientale ; les travailleuses domestiques, pour l’essentiel non européennes, viennent de pays comme l’Inde, les Philippines ou le Sri Lanka ; et les assistantes maternelles viennent d’Australie, de Nouvelle-Zélande ou d’Afrique du Sud. Dans la plupart des cas, les travailleuses domestiques sont arrivées en Grande-Bretagne avec la famille qui les emploie et elles travaillent pour subvenir aux besoins de leurs proches restés au pays, car leur capacité de revenus est souvent supérieure à celle de leurs compagnons. Celles qui sont engagées au pair envisagent ce travail comme un tremplin, une opportunité d’apprendre l’anglais et de trouver un poste plus intéressant qui leur permettra de payer un loyer. Certaines ont changé de statut (elles sont entrées avec un visa de travail pour les vacances et sont devenues employées au pair). La migration est souvent synonyme de déclassement social, comme l’illustre le cas d’Ivana, d’abord domestique au pair et maintenant assistante maternelle :
En Roumanie, j’étais professeur de français et d’allemand. Je recommence à zéro, maintenant que je suis domestique. Je suis venue ici parce que j’espérais pouvoir trouver autre chose au bout de deux ans. Même avec un contrat au pair, je gagne plus d’argent qu’un prof en Roumanie. Je veux suivre des cours pour pouvoir enseigner au Royaume-Uni.
12Les nourrices se considèrent généralement comme des spécialistes de la petite enfance, capables en conséquence d’exercer un métier dans ce domaine ou de monter une agence de placement pour gardes d’enfants ou employées au pair.
13La précarité de leur statut d’étrangers, le manque de familiarité avec le pays d’accueil, l’absence de réglementation et leurs difficultés à s’exprimer placent toutes les catégories d’immigrés dans une position très insécurisante, qu’ils viennent d’arriver ou cherchent à renouveler leur visa. Toutes les femmes que nous avons rencontrées disent avoir été exploitées au travail, et celles qui ont pu trouver une place satisfaisante estiment qu’elles ont eu de la chance. Des travailleuses domestiques ont eu affaire à des employeurs qui, au mépris de la loi, leur avaient confisqué leur passeport pour les empêcher de partir. Jeunes filles au pair et employées de maison dénoncent par ailleurs la ‘flexibilité’ des conditions de travail, qui leur impose d’être quasiment tout le temps ‘de service’ pour le ménage, la cuisine ou les enfants. En dépit de l’existence d’agences de placement censées fixer le cadre de l’embauche, elles sont nombreuses à n’avoir jamais signé ni même vu un contrat officiel, ce qui explique que les horaires ou le salaire convenus au départ soient rarement respectés. Une grande partie des textes organisant la protection des travailleurs ne s’applique pas à l’espace domestique, y compris le Race Relations Act (loi contre la discrimination raciale) de 1976. Selon une des agences contactées pour l’enquête, plus de 90 % des travaux ménagers et des soins aux enfants sont payés au noir.
14L’élargissement de l’ue à plusieurs pays d’Europe centrale et orientale en mai 2004 risque paradoxalement d’accroître la vulnérabilité des nouveaux migrants qui entrent comme indépendants et fixent eux-mêmes leurs conditions d’emploi. Comme l’explique le responsable d’une agence de placement d’assistantes maternelles :
Ce métier n’est plus le même depuis qu’elles acceptent de cumuler les travaux domestiques avec les soins aux enfants. Avant, le mot ‘nounou’ était réservé à des personnes qualifiées pour s’occuper des tout-petits, mais maintenant il ne veut plus rien dire. Des filles venues pour travailler au pair restent là. Aujourd’hui, les employeurs peuvent payer moins de 9 livres de l’heure pour la garde des enfants et le ménage. Ils se frottent les mains !
16Ces propos sont confirmés par Carrie, une nourrice venue d’Australie qui a perdu son travail, en même temps que la femme de ménage, quand la famille qui les employait les a remplacées par une seule personne :
Elle faisait tout, le ménage, les enfants, et en plus, comme elle était logée sur place, elle travaillait de sept heures du matin jusqu’à sept heures du soir, et tout ça — je l’ai su plus tard — pour seulement 200 livres par semaine alors que moi je touchais 375 livres par semaine et la femme de ménage, 240.
18Une autre nouveauté est l’apparition des ‘hommes au pair’ recrutés par des mères qui n’ont que des garçons ou aucune figure masculine dans leur entourage. Plusieurs des employées et des employeuses que nous avons rencontrées ont connu ou engagé des hommes qui, la plupart du temps, exigent des salaires plus élevés que les femmes. Globalement, les écarts de salaire sont encore aggravés par des hiérarchies nationales ou ethniques, souvent fondées sur des stéréotypes raciaux. Jennie, une Slovaque au pair, déclare ainsi :
Mon amie travaillait dans une famille, elle aussi venait de Slovaquie et elle se faisait pas mal de fric, dans les soixante livres par semaine. Elle travaillait trente heures, à quelque chose près, avec du baby-sitting deux fois par semaine. Elle m’a demandé si je ne connaissais pas quelqu’un que ça intéresserait et je venais justement de rencontrer une fille qui cherchait du boulot, une fille super, mais elle était thaïlandaise. Je l’ai accompagnée là-bas pour l’entretien d’embauche, et la patronne lui a demandé de travailler quarante heures par semaine avec quatre soirs de baby-sitting, pour quarante-cinq livres. J’ai dit vous rigolez ou quoi ? Tout ça parce que cette femme vient de Thaïlande alors que l’autre venait de Slovaquie ?
20Une agence de placement londonienne nous a confirmé que les employeurs mentionnent explicitement ce type de préférences, selon un classement qui place les Philippines en haut de l’échelle (« Les gens s’imaginent que les Philippines viennent d’une autre planète où les enfants sont le centre du monde »), et les Africaines en bas. Les Latino-Américaines ont la réputation d’être aimantes et ouvertes, les Européennes de l’Est seraient des travailleuses acharnées, les Australiennes, gaies et arrangeantes.
Il existe en Grande-Bretagne une association importante, Kalayaan, qui assure la représentation collective des employés de maison et défend leurs droits. Elle a notamment fait pression pour qu’ils aient le droit de changer d’employeur, de renouveler leurs titres de séjour, de déposer, au bout de quatre ans de présence sur le territoire britannique, une demande d’autorisation de séjour permanente et une demande de regroupement familial (possibilité aujourd’hui menacée, comme on l’a vu plus haut). Les nourrices peuvent adhérer à la pann (Professional Association of Nursery Nurses), qui s’est récemment alliée à l’Association des agences de placement de nourrices pour exiger une révision de la réglementation et du contrôle applicables à ces agences.
Pourquoi confier les enfants à des immigrées ?
21Lorsqu’un couple a besoin de faire garder ses enfants à la maison, c’est d’ordinaire la mère qui gère les rapports au jour le jour avec la nourrice ou la femme de ménage. La majorité des Britanniques que nous avons interrogées exercent une activité professionnelle, généralement à plein temps et dans un métier à dominante masculine (comptabilité, droit, médecine, affaires), et leurs compagnons travaillent le plus souvent dans le même type de secteurs. Dans leurs réseaux sociaux et dans les quartiers où elles habitent, il est courant d’avoir des employées de maison ; elles recommandent leurs filles au pair à des familles dont les enfants fréquentent la même école que les leurs, par exemple. Bien qu’elles aient un niveau de vie relativement élevé, les raisons qu’elles avancent ont moins à voir avec leur position sociale ou les loisirs qu’avec la nécessité de gérer au mieux leur temps et le stress que leur imposent des contraintes difficilement compatibles.
22Quand elles engagent une nourrice, c’est le plus souvent qu’elles ont des enfants de moins de deux ans et elles les confient à une jeune fille au pair dès leur entrée à l’école ou à la maternelle. Les mères que nous avons rencontrées à Londres ne peuvent généralement pas compter sur une aide de leur famille et préfèrent un système de garde d’enfants privé pour des raisons d’ordre à la fois pratique et affectif. Surtout celles qui ont plus d’un enfant, l’un étant à la crèche et l’autre à la maison, avec tout ce que cela implique d’allées et venues pour aller les déposer ou les chercher à des heures où elles-mêmes sont généralement au travail. Pour la plupart d’entre elles, faire garder les enfants par une employée ne représente qu’un moyen, certes essentiel, parmi tous ceux qui sont à leur disposition.
23Elles ont également envie de vivre des ‘moments privilégiés’ avec leurs enfants (et leurs maris), afin, dit l’une d’elles, « d’accorder aux enfants un peu plus d’attention personnelle, au lieu de simplement surveiller trois moutards en permanence tout en nourrissant le petit dernier » (Celine). Elles argumentent aussi en fonction d’une certaine idée d’elles-mêmes et en comparant la qualité de la relation qu’elles-mêmes et leurs employées peuvent offrir à leurs enfants :
Elles [les mères] peuvent être de très bonnes avocates et se débrouiller très bien pour passer des moments privilégiés en famille le week-end, mais elles savent qu’en semaine, les enfants auront sans doute beaucoup plus d’activités avec la nounou que si elles s’en occupaient elles-mêmes.
25Vivre avec une assistante maternelle ou une jeune fille au pair rendrait par ailleurs les enfants moins ‘pots de colle’ et les préparerait à l’entrée à l’école.
26Certaines trouvent qu’il est instructif pour les enfants d’avoir une nourrice ou une fille au pair d’une autre culture qu’eux. Cette appréciation de la diversité culturelle coexiste, dans les récits des employeuses, avec l’évocation des stéréotypes nationaux dont il a été question plus haut, mais elles sont plusieurs à rejeter l’idée que la nationalité ait pu orienter leur choix et mettent plutôt en avant l’âge, les compétences et le caractère, même si la question des origines de classe ou de l’éducation transparaît parfois implicitement dans leurs propos. Une partie des femmes, elles-mêmes issues de minorités ethniques, engagent de préférence des femmes de même langue et de même culture qu’elles, et la mère d’un petit métis nous a fait part de son angoisse à propos du racisme en vigueur dans les institutions d’accueil et d’enseignement. Quant au prix du mode de garde, celles qui employaient des nourrices à domicile jugeaient que la différence de coût par rapport à une crèche privée était assez faible. En revanche, celles qui avaient recours à des jeunes filles au pair ou à des employées de maison étaient conscientes des avantages financiers d’un tel choix :
La relation employeuse-employée
27Un des principaux points de tension dans la relation entre employeuse et employée tient à l’intrication du privé et du public, dans la mesure où le domicile est le lieu de travail, où les soins dispensés ont une nature informelle et intime tout en étant rémunérés, et où l’employée vit dans le même espace que ses employeurs. Ces ambivalences dans le rapport famille/travail créent des problèmes de démarcations, tant pour les employées que pour les employeuses.
Là où ça se complique, c’est qu’elles devraient faire partie de la famille, alors que ce n’est pas le cas, mais qu’on ne peut pas les traiter comme de simples employées puisqu’elles sont là même quand elles ne travaillent pas, alors pour ma part je les traitais gentiment, je crois.
29Avoir chez soi quelqu’un au pair revient moins cher, mais cela se paye d’une certaine invasion de la vie privée et exige des efforts incessants pour que tout le monde se sente bien. Dans le souci de préserver leur vie privée, certaines employeuses maintiennent avec leurs employées des rapports un peu distants, de type professionnel, qu’elles comparent à ceux qu’elles ont au travail avec leurs subordonnés. En même temps, elles sont conscientes de la nécessité de sortir de la relation ancillaire classique. Alors que les employées définissent leur rôle en termes professionnels (‘nourrice’, etc.), en public les employeuses évitent cette connotation en parlant plutôt de leur ‘aide’ ou de leur ‘assistante’, et en précisant qu’elles l’appellent par son prénom.
Ça l’embarrasse que je dise aux gens que je suis la nounou. Elle me présente comme une amie qui lui donne une espèce de coup de main, si on veut.
31Selon les cas, les employées vivent les choses de façon différenciée. Les unes tiennent à garder des distances ‘professionnelles’ car elles estiment que la familiarité les met en position de faiblesse. D’autres, en particulier celles qui sont le plus dépendantes de leurs employeuses, trouvent humiliant d’êtres tenues à distance. Toutes disent néanmoins clairement leur besoin qu’on ait confiance en elles et qu’on les respecte, ce qui, à les entendre, n’a pas souvent été le cas dans les postes qu’elles ont occupés. Au bout du compte, toutefois, l’équilibre tient aux soins qu’elles dispensent aux enfants :
Si tu ne traites pas bien les enfants, la famille ne te traitera pas bien non plus, ce qui est source d’égalité, en quelque sorte.
33Elles arrivent parfois à inverser ce rapport de force à leur avantage en manifestant aux enfants plus de compréhension que leurs mères. En privé, elles donnent volontiers des leçons de morale et trouvent qu’une mère ne devrait pas confier son enfant à une tierce personne :
Moi, je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre nettoie derrière mon gamin. Je suis une nounou, c’est entendu, mais je ne suis pas favorable au principe.
Représentations quant au ‘devoir’ de mère
34Aucune des nourrices ou des femmes engagées au pair que nous avons rencontrées n’avait d’enfant, mais un certain nombre des employées de maison avaient laissé les leurs dans leur pays d’origine et n’allaient les voir qu’une fois par an, voire tous les deux ans. Il est toutefois intéressant de noter que le modèle de la mère ‘parfaite’ diffère selon le point de vue — celui des employées ou celui des employeuses. Pour les travailleuses domestiques, une bonne mère subvient aux besoins de sa famille : elle travaille pour envoyer de l’argent aux siens et faire en sorte que ses enfants aient une bonne éducation. Beaucoup des employeuses se félicitent pour leur part d’arriver à concilier vie familiale et vie professionnelle, tout en se ménageant des ‘moments privilégiés’ avec leurs enfants ; quelques-unes désapprouvent pourtant les mères immigrées ayant laissé les leurs au pays. Ceci étant, nombre de nourrices et de jeunes filles au pair ont des conceptions traditionnelles sur le besoin qu’ont les enfants de leur mère et, on l’a vu, elles désapprouvent en privé leurs patronnes de se décharger du soin de ces derniers sur quelqu’un d’autre. Ces femmes qui toutes, employées comme employeuses, doivent travailler et veulent assumer leurs responsabilités maternelles ne se départagent donc pas simplement en fonction de leur statut social, ni de leurs opinions sur la ‘race’, la nationalité et le sort qui en découle, mais en fonction de ce qu’elles jugent bon pour les enfants, dans leur situation respective.
L’immigration, une ressource clé pour les salariées espagnoles
35L’Espagne fut pendant des siècles un pays d’émigration, et le fait qu’elle attire aujourd’hui des immigrés est un phénomène nouveau, dont l’ampleur s’affirme de façon spectaculaire depuis 1995. Selon des statistiques récentes, le taux d’immigration et le nombre de migrants placent ce pays parmi les tout premiers d’Europe [8]. Les étrangers (non européens pour la plupart) y représentent 10 % de la population totale, un pourcentage proche de ceux de l’Allemagne ou de la France (El País 2008).
36Cette immigration est directement liée aux perspectives d’emploi qui, dans le cas de l’Espagne, se concentrent dans quelques secteurs bien précis, en particulier ceux du bâtiment et de l’agriculture, ainsi que celui des emplois à domicile. Les femmes ne migrent plus pour des raisons de regroupement familial, mais, comme les hommes, pour exercer une activité rémunérée (Izquierdo Escribano 2000) [9]. Les données de la Sécurité sociale pour 2006 montrent que les femmes représentent 40 % des travailleurs étrangers et que, dans neuf cas sur dix, elles sont employées domestiques.
37L’entrée des Espagnoles sur le marché du travail constitue elle aussi un phénomène récent, en nette augmentation depuis le début des années 1980. Les deux tendances sont d’ailleurs liées, d’une part en raison du taux d’activité élevé des femmes immigrées (Instituto Nacional de Estadística 2003, p. 249), et d’autre part parce que les services qu’elles assurent sont souvent une nécessité pour les ménages espagnols à double revenu.
38Dans un contexte où peu de politiques sociales facilitent la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, les ressources pour faire garder les enfants dépendent largement de substituts maternels — grands-mères ou employées rémunérées. Si les premières restent la principale ressource de la première génération des mères travaillant à l’extérieur, le recours à une aide familiale payante représente lui aussi une forme de ‘substitution’ de la vraie mère par une autre femme qui, elle, donne lieu à une compensation économique. Les petites bonnes et autres domestiques ont contribué au mode de vie bourgeois jusque dans les années 1960, époque où l’exode rural des jeunes paysannes vers les villes s’est tari. À la fin du siècle, le service domestique a fait un retour en force dans le domaine des soins à la personne (enfants et personnes âgées) [10], les Espagnoles étant de moins en moins disponibles pour ces tâches. Près d’un tiers (28 %) des mères exerçant une activité professionnelle emploient quelqu’un à domicile, à temps plein pour 6 % d’entre elles et en logeant cette personne dans 2 % des cas (Tobío, Díaz Gorfinkiel 2007).
39On note une coïncidence évidente entre l’engagement des Espagnoles dans le salariat, l’apparition d’aides à domicile immigrées, et la prise en compte des questions familiales comme un problème de société dépassant la seule sphère privée. Bien que l’immigration ne soit pas explicitement présentée comme l’une des mesures facilitant la conciliation famille/travail, plusieurs facteurs laissent supposer que l’État soutient indirectement ce moyen de remédier aux problèmes de garde d’enfants. En témoignent l’importance du quota attribué aux travailleurs à domicile, qui représente plus de la moitié du total des quotas d’immigration, tous secteurs d’emploi confondus (Secretaría de Estado de Inmigración y Emigración 2003) ; et l’allocation mensuelle de cent euros versée depuis 2003 à toute femme active, mère d’un enfant de moins de trois ans.
L’analyse des entretiens réalisés avec les employeuses et les employées révèle que leurs expériences se recoupent sur bien des points. Les unes et les autres ont des enfants, elles sont bien décidées à gagner leur vie, et sont des pionnières au sein de leur génération : ce sont souvent les premières à continuer d’exercer un emploi après la naissance de leurs enfants. Dans le cas des Espagnoles, cette volonté de travailler tient à un ensemble de facteurs dont beaucoup ont à voir avec le désir d’être reconnues comme citoyennes à part entière — en assurant leur indépendance financière, en s’épanouissant sur le plan professionnel ou personnel —, même si leur principale motivation demeure un besoin économique d’ordre familial (Tobío 2001). Pour ce qui est des immigrées, leur décision de s’exiler est généralement dictée par des difficultés économiques, mais le fait d’avoir un emploi salarié élargit souvent les droits à la citoyenneté, quand bien même il s’agit d’une citoyenneté de seconde zone. En dépit de similitudes et de besoins complémentaires, la spécificité de la situation ayant motivé leur rencontre place patronnes et employées dans des positions opposées, non dénuées de tensions et de conflits.
Le projet migratoire : les itinéraires, les espoirs
40Ce n’est généralement pas une question de survie qui pousse à la migration, même si les pays d’origine font partie de zones géographiques (Amérique latine, Afrique du Nord et Europe de l’Est en l’occurrence) souvent touchées par la misère, la faim ou l’insécurité. Les personnes qui décident de partir sont rarement dans une situation désespérée. Bâtir un avenir pour soi-même et ses enfants est un thème récurrent dans leurs propos, tout comme la certitude que migrer est la seule solution. Avoir des enfants est parfois repoussé à plus tard, le temps de se faire une vie stable dans le nouveau pays. Certaines des femmes interviewées avaient prévu de ne partir que peu de temps et elles sont ensuite restées pour des raisons personnelles ou familiales, ou parce qu’elles se sont habituées à la vie en Espagne. Parfois, c’est parce qu’elles n’ont pas encore mis suffisamment d’argent de côté pour le réinvestir au pays.
41Les réseaux familiaux et sociaux jouent un rôle essentiel dans l’émigration féminine en informant sur les possibilités d’emploi et les formalités d’entrée dans le pays — généralement avec un statut de touriste, bien que depuis quelque temps ce soit devenu plus difficile pour les ressortissantes de pays non européens. Les femmes viennent souvent en raison des meilleures chances d’emploi, surtout dans le secteur du travail domestique : elles sont informées par des contacts qui leur ont parfois déjà trouvé une place à leur arrivée. Hors du secteur domestique, les nouvelles venues ont peu de chances de trouver du travail dans un pays où le taux de chômage féminin atteint 14 % (Instituto Nacional de Estadística 2005). En revanche, la demande pour ce type d’emplois a augmenté en même temps que les ressources en main-d’œuvre nationale diminuaient. Il s’agit en outre d’un secteur dont l’opacité offre une plus grande sécurité à des travailleuses sans papiers, qui n’ont ni carte de séjour ni permis de travail. Le fait d’être logée par l’employeur permet à celles qui viennent d’arriver de s’adapter progressivement, d’apprendre la langue si nécessaire, et d’économiser tout ou partie de leur paye dans la mesure où leurs frais de logement, de nourriture et de transport sont réduits au minimum. Une fois installées, certaines décident de prendre un logement, surtout si d’autres membres de leur famille ont aussi émigré.
42Les salaires et les conditions de travail varient grandement, selon la négociation avec l’employeur. La définition des normes de travail est beaucoup plus floue que dans d’autres secteurs d’emploi [11] : un contrat écrit n’est pas obligatoire et il n’existe pas d’allocations de chômage. Et pourtant, la loi est rarement respectée, notamment en ce qui concerne l’affiliation à la Sécurité sociale et le nombre d’heures de travail. La plupart des immigrées ne connaissent pas leurs droits, ni les démarches à entreprendre ou les portes auxquelles frapper pour les faire respecter. Et peu d’associations se mobilisent sur cette question et se proposent de les défendre.
Les cas de Raquel et d’Olga illustrent l’extrême diversité de situations. Raquel travaille six jours par semaine de 12 heures à 20 heures pour un salaire de 360 euros. D’origine espagnole (son grand-père venait des Asturies), elle a quitté Cuba où elle était professeure de langue après des études de philologie anglaise. Tout en préparant le dossier qui doit lui permettre d’obtenir la nationalité espagnole (à laquelle elle a droit), elle vit chez des parents dont elle fait le ménage et la cuisine, outre qu’elle s’occupe de deux enfants en bas âge. Son salaire est ridiculement bas, elle le sait, mais elle considère qu’il s’agit d’un travail provisoire lui laissant le temps, le matin, de se consacrer aux longues et complexes procédures administratives, indispensables pour obtenir un passeport espagnol. Olga, elle, vient de Roumanie et elle vit en Espagne depuis cinq ans. Les deux premières années, elle a travaillé comme bonne à tout faire dans une famille qui la logeait. Elle a ensuite trouvé un autre emploi à plein temps, dix heures par jour avec le week-end libre. Depuis deux ans, elle s’occupe du ménage, de la cuisine et du repassage à raison de quinze heures par semaine (trois heures par jour du lundi au vendredi) dans une famille comptant deux pré-adolescents. Elle touche 350 euros net par mois, et elle est déclarée à la Sécurité sociale (110 euros supplémentaires). Cet emploi lui permet de travailler vingt-cinq heures de plus par semaine pour trois autres employeurs qui la payent dix euros de l’heure.
Choix ou nécessité ? Les arguments des employeuses
43Les mères actives de milieu très aisé choisissent de préférence d’engager une employée de maison à temps plein, ce qui n’exclut pas le recours à d’autres systèmes de garde, tels que les grands-parents ou la crèche quelques heures par jour afin de socialiser les enfants de bonne heure. Engager quelqu’un à demeure leur permet de se consacrer pleinement à leur travail professionnel, tout comme les hommes. La flexibilité est pour elles une exigence. En outre, le fait de se décharger sur une autre femme de la quasi-totalité du travail domestique et d’une grande partie du soin des enfants coupe court aux querelles conjugales sur le partage des tâches. Les pères de ces familles aisées ne rechignent pas à payer les services d’une domestique, mais ils estiment que leur responsabilité s’arrête là. Ainsi que l’explique Pilar, avocate et mère de trois enfants en bas âge :
Les choses sont toutes différentes pour les mères actives des classes moyennes et inférieures. Leur demande se limite à un petit nombre d’heures, histoire de ‘faire la soudure’ entre le moment où elles partent travailler et celui où l’école ouvre, par exemple, ou encore pendant les grandes vacances, ou lorsque les enfants sont malades ou que personne dans leur entourage ne peut s’en occuper. La décision d’engager quelqu’un s’accompagne de calculs et de raisonnements profondément sexués sur le rapport coût/bénéfices de leur propre salaire et l’intérêt pour elles de continuer à travailler au cours de ces années très prenantes où les enfants sont petits. Pour elles, c’est un pis-aller destiné à pallier le manque de structures d’accueil pour la petite enfance, une forme de substitut maternel généralement payé par le salaire de la mère plutôt que par celui du père.À mon avis, la plupart des hommes ne s’aperçoivent même pas que la bonne a changé. L’important, c’est qu’il y en ait une. Ils n’ont aucune envie de superviser son travail ou de chercher à la connaître. C’est moi qui m’occupe de la trouver, de la choisir, qui décide combien il faut la payer, qui lui dis ce qu’elle a à faire et comment. Mon mari s’en fiche.
La relation employeuse-employée
44Les employées sont ‘autres’ à bien des égards. Pas seulement parce qu’elles viennent de loin, parlent une langue étrangère ou se comportent différemment, mais aussi en raison de leur identité brouillée : ce sont des doubles, des répliques aussi ressemblantes que possible de la vraie mère qu’elles remplacent. C’est un compliment que de dire à leur propos, comme cette employeuse :
Elle a tout l’air d’une Espagnole, elle est ici depuis longtemps, elle connaît nos usages. Elle fait ce que je lui demande, comme je le lui demande, et elle s’est très bien adaptée. On la prendrait pour une Espagnole.
46En ce qui concerne les femmes venues d’Amérique latine et d’Europe de l’Est, la manière dont elles se perçoivent elles-mêmes, ce qu’elles pensent de la façon dont leurs patronnes les voient et le regard que ces dernières portent effectivement sur elles présentent un certain nombre de similitudes, qui toutes renvoient à des stéréotypes nationaux ou ethniques. En revanche, les Marocaines suscitent davantage de malentendus et de contradictions : alors que dans l’ensemble, celles que nous avons rencontrées estiment que leur éthique de femmes musulmanes les rend particulièrement aptes à s’occuper d’autrui et que ce travail repose sur la confiance, une majorité des employeuses déclarent explicitement se méfier des musulmanes et elles mettent en avant les différences culturelles, surtout quant aux rôles de sexe, pour expliquer leurs réticences à leur confier leurs enfants [12].
47Au-delà du simple rapport marchand, du salaire versé en échange de services, on attend quelque chose de plus de cette catégorie de domestiques, un ‘plus’ imprégné de mystique féminine. On attend des auxiliaires maternelles qu’elles témoignent de l’amour aux enfants dont elles ont la garde pour compenser l’ ‘abandon’ de la mère réelle — un sentiment latent souvent teinté de culpabilité. Il arrive d’ailleurs que ces travailleuses rémunérées s’avèrent meilleures mères que la vraie, ce qui ne va pas sans susciter des tensions. Elles n’hésitent pas à s’auto-féliciter de leurs compétences et des résultats obtenus dans l’éducation des enfants, comparativement à leurs employeuses :
L’idée qu’elles font ‘partie de la famille’ est répandue mais c’est une idée ambiguë. Certes, l’employée partage le temps et l’espace de la famille pour qui elle travaille, surtout lorsqu’elle est logée sur place. L’une d’elles a néanmoins souligné la différence entre être de la famille ou dans la famille [13] : la relation n’est pas symétrique. Logée ou non, l’employée vit dans la famille, mais les choses peuvent aller plus loin dans la mesure où l’on attend souvent d’elle qu’elle s’implique personnellement dans les problèmes ou les besoins des personnes pour qui elle travaille. Puisqu’elle s’en occupe, elle doit s’y intéresser. En revanche, la réciproque n’est pas vraie : on n’attend pas des employeuses qu’elles se soucient des problèmes personnels de leurs employées. Sans méconnaître leurs conditions de vie difficiles, voire dramatiques, elles préfèrent généralement en savoir le moins possible.Je suis avec eux depuis leur naissance et ils sont habitués à moi. Ils se tiennent très bien. Madame [la mère] me dit : « Norma, je ne sais pas comment vous vous y prenez pour qu’ils mangent », parce qu’avec elle, ils ne veulent rien avaler. Quand elle est là, ils se conduisent mal, mais pas avec moi. Leur mère arrive et ils font des caprices, mais pas avec moi.
Qui s’occupe des enfants de la ‘bonne’ [14] ?
49Les migrantes emmènent parfois leurs enfants avec elles ou elles les confient à des membres de leur famille, voire les laissent seuls quand elles n’ont pas d’autre solution (cf. aussi l’étude de Mary Romero sur les États-Unis, parue en 1997). En Espagne, leur faible niveau de revenus leur ouvre parfois droit à des allocations soumises à condition de ressources, ce qui est souvent assez mal perçu dans les classes populaires espagnoles. Il est cependant plus fréquent que les enfants restent dans le pays d’origine pour y être élevés par les grands-parents, le mari ou d’autres personnes proches. En effet, même lorsqu’ils ont l’âge d’être scolarisés (trois ans, en Espagne), leurs mères ont le plus grand mal à concilier leur emploi du temps avec les horaires scolaires ; exactement comme les Espagnoles actives à l’extérieur qui résolvent le problème en engageant quelqu’un à domicile quand elles en ont les moyens. Mais laisser ses enfants derrière soi est une décision difficile, prise en dernier recours, quand il n’y a pas d’autre issue.
Mon fils est resté deux ans en Équateur, chez ma mère. J’ai trop souffert, jamais je ne m’étais séparée de lui auparavant, et le premier mois j’ai dépensé tout ce que j’avais gagné en téléphone.
Il m’est arrivé la même chose.
Je pleurais tous les jours.
J’ai dû quitter mes trois enfants. C’était horrible. Leur vie a changé. Ma fille m’appelait, elle me disait, « Maman, s’il te plaît, reviens » et mon fils… Ils [son ancien mari et la nouvelle femme de ce dernier] s’en occupaient mal. Au téléphone il me disait : « Je n’ai pas assez à manger, je ne peux pas aller à l’école parce qu’ils ne me donnent pas d’argent pour le bus, mes chaussures sont trouées ».
51Comme les matières premières et les produits de l’artisanat, le travail du care fait désormais partie des échanges mondiaux de biens et de services qui perpétuent les inégalités entre le centre et la périphérie. Alors qu’au centre du monde certains enfants accumulent les ressources en mères et en assistantes maternelles (Ehrenreich, Hochschild 2003), ailleurs, d’autres enfants sont destinés à partager les leurs dans l’espoir d’un avenir meilleur.
52* * *
53Les études de cas révèlent que les femmes actives des diverses régions du monde affrontent des problèmes similaires : des problèmes liés au droit, à l’aspiration et au besoin de gagner leur vie et, parallèlement, aux difficultés d’articuler responsabilités professionnelles et familiales vu l’organisation du travail, l’insuffisance des ressources étatiques quant à la garde des jeunes enfants et la non-remise en cause des rapports de genre dans la sphère privée. Les us et coutumes voulant qu’il soit préférable de confier l’enfant à une femme remplaçant la mère, les régimes de care qui poussent à la marchandisation du soin des personnes dépendantes et du travail domestique, les politiques d’immigration qui attirent les femmes des pays pauvres pour effectuer ces tâches sont autant de facteurs qui prédisposent des pays tels que l’Espagne, et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne, à voir là des solutions, au moins partielles, pour combler le déficit en matière de care. L’Espagne offre la meilleure illustration de la notion de ‘chaîne mondiale du care’, en vertu de laquelle une majorité de femmes immigrées sont conduites à se séparer de leurs enfants pour aller s’occuper à domicile de ceux d’autrui.
54On note toutefois des différences entre les deux pays. L’offre de services domestiques apparaît décisive pour les mères espagnoles exerçant une activité professionnelle, notamment celles dont le travail est très prenant ou qui ne peuvent pas compter sur l’aide de réseaux familiaux. Au Royaume-Uni, ce n’est qu’une solution parmi d’autres, pour les ménages à double revenu avant tout.
55En outre, les formes sexuées de la citoyenneté changent avec la transformation des relations géopolitiques, au niveau régional (Europe centrale et orientale, Europe du Sud et de l’Ouest) comme au niveau mondial (pays riches et pays pauvres). Les travailleurs migrants traversent des continents dans l’espoir de gagner de l’argent, mais ils pénètrent dans un monde où les règles encadrant l’immigration leur donnent des droits à la citoyenneté beaucoup plus limités que ceux de leurs employeurs, tant sur le plan social qu’économique, politique ou personnel. Ces restrictions expliquent en outre la forte présence des femmes dans l’espace non réglementé du foyer, où leurs conditions de travail perpétuent la dévaluation et l’invisibilité du privé, ainsi que sa subordination au public. Les deux enquêtes réalisées montrent en outre que cette situation où le domicile se confond avec le lieu de travail et où les employées font ‘partie de la famille’ est génératrice de tensions et de rapports de pouvoir qui trouvent leur expression dans des stéréotypes et des hiérarchisations de ‘race’, assorties de jugements moraux antagoniques quant à l’intérêt de l’enfant. C’est alors que les rapports d’inégalité induits par l’interdépendance au niveau mondial se traduisent dans des rapports d’inégalité induits par l’interdépendance des individus.
56Il en découle des dilemmes de taille quant à l’avenir du modèle du ‘travailleur adulte autonome’ en Europe. D’une part, il est urgent de réglementer le travail domestique et le travail du care, et d’étendre les droits à la citoyenneté des immigrés (notamment en matière de regroupement familial, de liberté contractuelle, de formation, etc.). Ces mesures doivent s’accompagner de politiques volontaristes pour que les immigrés soient traités avec respect, en tant que citoyens, et non comme des unités de quota de main-d’œuvre ou des étrangers au statut inférieur. Mais d’autre part, il faut aussi définir des stratégies s’efforçant de modifier la subordination de l’espace privé du care à l’espace public du travail salarié, sans pour autant renforcer la subordination des pays pauvres aux pays riches.
Traduit de l’anglais par Oristelle Bonis
Bibliographie
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Notes
-
[1]
Cet article est extrait d’une étude plus large publiée dans Gendered Citizenship in Western Europe: New challenges for Citizenship Research in a Cross-National Context (Lister et al. 2007), un ouvrage qui doit beaucoup à l’apport des autres co-auteures, nommément Anneli Anttonen, Jet Bussemaker, Ute Gerhard, Jacqueline Heinen, Stina Johansson, Arnlaug Leira, Ruth Lister et Birte Siim. La comparaison que nous y établissons entre mouvements migratoires et care se fonde sur une analyse de la situation en Grande-Bretagne, en Espagne et en Suède.
-
[2]
Ce travail de terrain a été mené par Anna Gavanas (Leeds University, titulaire d’une bourse intra-européenne Marie Curie) entre juillet et septembre 2004. Réf. meif-ct-2003-5023569.
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[3]
Le premier groupe d’employeuses comprenait neuf mères âgées de 33 à 42 ans travaillant pour un salaire moyen ; le second, huit mères de 34 à 45 ans occupant un emploi de cadre ou équivalent. Le groupe des Latino-Américaines se composait de huit immigrées, toutes âgées de plus de 37 ans et dont la durée de séjour en Espagne allait de trois mois à neuf ans ; celui des Nord-Africaines, de neuf Marocaines et d’une Algérienne âgées de 25 à 35 ans, avec des durées de séjour très disparates, de quelques mois à quinze ans ; celui d’Europe de l’Est réunissait dix participantes originaires de Bulgarie, de Pologne et de Roumanie, âgées de 22 à 39 ans, dont la durée de séjour en Espagne allait de deux mois à sept ans. Toutes les séances ont été intégralement enregistrées et transcrites, puis analysées à l’aide du logiciel nvivo. Pour plus d’informations sur l’enquête espagnole, voir Tobío, Díaz Gorfinkiel (2003).
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[4]
Ce n’était pas le cas en 2004, quand la recherche de terrain a été effectuée à Londres.
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[5]
Gregson et Lowe (1994, p. 41) estiment qu’au début des années 1990, plus d’un tiers des ménages à double revenu des classes moyennes faisaient appel à une tierce personne pour tout ou partie du travail domestique, souvent sans la déclarer et en la payant ‘de la main à la main’.
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[6]
Les recommandations fixent leur salaire à 55 livres par semaine pour cinq heures de travail par jour, nourries et logées.
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[7]
Toutes les employeuses que nous avons rencontrées étaient probablement de ‘bonnes patronnes’, compte tenu du processus de sélection de l’échantillon ; les représentants des agences de placement et les employées composent, pour leur part, un échantillon plus représentatif.
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[8]
En 2005, avec un taux brut d’immigration de 16,6 ‰, l’Espagne se classait au quatrième rang européen après l’Irlande (16,8 ‰), le Luxembourg (29,6 ‰) et Chypre (32,2 ‰) : cf. Eurostat 2006.
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[9]
Rappelons que le modèle de régime migratoire de Bohning (1984), distingue quatre phases, la première caractérisée par le départ pour l’étranger de jeunes célibataires masculins, la dernière par l’émigration des épouses et des enfants.
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[10]
Le quart des ménages espagnols à double revenu emploient quelqu’un à domicile, mais ils ne sont que 6 % à le faire sur la base d’un temps plein (Tobío 2005, p. 178-191). Le nombre de permis de travail délivrés à des immigrés déclarés comme domestiques a triplé entre 1993 et 2000. Cette année-là, ils représentaient 26 % du total des permis de travail (Instituto Nacional de Estadística 2004).
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[11]
R.D. 1424/1985 sur les relations de travail dans le secteur des emplois domestiques.
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[12]
Les entretiens ont été réalisés avant les attentats à la bombe dans Madrid (11 mars 2004), qui ont très probablement intensifié les préjugés à l’égard des employées de maison marocaines.
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[13]
En espagnol, ser de la familia et estar en la familia.
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[14]
Le terme de ‘bonne’ reste d’un usage fréquent en Espagne. Beaucoup moins utilisé en Grande-Bretagne, il désigne les domestiques affectées au ménage et à la cuisine dans les familles très aisées.