Notes
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[1]
Cf. lasmas (2003), mime (2004), Burgi (2002).
1Le projet d’une étude action sur les difficultés de réinsertion socioprofessionnelle des femmes est né du constat d’un psychiatre de la souffrance vécue par les femmes au chômage sur le territoire de la communauté urbaine du Creusot Montceau-les-Mines (cucm). Mobilisant une centaine de femmes, l’étude a permis d’aborder la diversité des situations vécues et d’intervenir au plus près des besoins du territoire. Le projet a fait l’objet de plusieurs mois de négociation et a permis une acculturation progressive des acteurs à la problématique du genre. Les résistances diverses et variées provoquées par la question du travail des femmes génère au fil du temps une appétence, une envie d’aller voir, de comprendre les blocages. Ces remises en question mettent en lumière les résistances culturelles, sociales et politiques à cette thématique et une résonance étrange se dessine entre les freins à la reprise d’emploi des femmes et les freins au démarrage de l’étude.
2Comme dans de nombreux sites en reconversion, la situation des femmes face à l’emploi sur cet ancien bassin industriel est préoccupante. Le territoire fonde principalement sa richesse sur une activité de type monoindustrielle : la sidérurgie avec Creusot-Loire, dirigé par la famille Schneider au Creusot, et l’extraction du charbon à Montceau-les-Mines. Ces deux activités sont les employeurs quasi exclusifs de la population et génèrent une bicéphalité du territoire. Les femmes obtiennent une réelle place sur le marché du travail local dans les années 1960 avec l’implantation des usines textiles (Gerbe, Dim, Jacquard) qui emploient majoritairement des ouvrières et du personnel féminin. La crise du secteur textile qui commence dans les années 1980, avec le début des délocalisations, est d’autant plus sévèrement vécue par cette population féminine que celle-ci est très majoritairement représentée, sinon cantonnée dans ce secteur. Nous avons rencontré beaucoup de femmes qui ont vécu les vagues de licenciements successives dans les usines implantées sur le territoire. Leurs parcours se terminent pour nombre d’entre elles chez tsa qui s’installe à Montceau-les-Mines en 1990 avec des méthodes de travail rudes, notamment des cadences très rapides. Depuis plus de vingt ans, le territoire est très touché par les conséquences des restructurations : dépôt de bilan de Creusot-Loire en 1984, le plus gros dépôt de bilan jamais enregistré en France, fermeture de l’extraction minière effective à la fin de l’année 2000 et celle progressive des usines textiles. Le taux de chômage de longue durée est très élevé et celui des femmes particulièrement important : en 2001, elles représentent 59,11 % des demandeurs d’emploi et elles sont près de 55 % parmi les chômeurs de longue durée.
La question de l’emploi des femmes sur le territoire est restée longtemps non traitée et le demeure encore. L’invisibilité et l’illégitimité du travail des femmes dans les bassins industriels et miniers nous paraissent les causes majeures de ce silence. Il existe, en effet, peu de traces de mémoire dans les journaux, les bibliothèques, les textes syndicaux sur la question du travail des femmes. Le bassin est marqué par une tradition ouvrière masculine où l’activité féminine a longtemps été considérée comme un travail d’appoint. Les femmes sont plus nombreuses d’une année sur l’autre sur le marché du travail, mais elles rencontrent des difficultés pour y trouver une place et accéder à l’emploi. Elles sont surreprésentées parmi les demandeurs d’emploi et le public des structures locales d’insertion. Le secteur tertiaire est le principal secteur d’emploi de la population active féminine, mais celui-ci est faiblement développé sur le territoire de la cucm en raison de son passé monoindustriel.
Les freins historiques et culturels
3Les territoires sont fortement marqués par l’histoire qui les a structurés. Celle du bassin du Creusot Montceau-les-Mines semble construite, comme beaucoup de territoires industriels du nord ou de l’est de la France, par un système social paternaliste qui a peu favorisé sinon empêché le travail des femmes hors de la sphère familiale. Le poids historique et culturel est très fort car tout ce système social est centré sur l’entreprise. La sidérurgie comme la mine ne sont pas seulement des employeurs, elles organisent, gèrent et régulent tout un système social selon une logique paternaliste. L’emploi, le logement, la santé, la protection sociale, l’éducation ou les loisirs dépendent directement de l’entreprise. Les conséquences des fermetures ne sont donc pas seulement économiques, elles retentissent sur l’ensemble de la vie sociale. De nombreux auteurs ont déjà relevé le rôle central des femmes dans le système paternaliste, elles sont dans une certaine mesure un des pivots du système. Elles doivent apprendre à être des femmes au foyer sachant gérer le budget, faire la cuisine, repriser et garantir la paix sociale. La multiplication des écoles ménagères illustre cet investissement patronal en direction des femmes. Le système Schneider a d’ailleurs institué une pratique de licenciement systématique des femmes, contraintes de démissionner lorsqu’elles deviennent des épouses. Cette pratique reçoit un accord tacite de tous, y compris des organisations syndicales et ce sont des motivations d’ordre économique et productiviste qui y mettront fin dans les années 1970. Lassés de renouveler les formations des jeunes femmes dans des secteurs comme l’informatique, les employeurs demandent une exception pour ce secteur. Cette requête provoque une réaction des syndicats qui obtiennent l’abandon de cette mesure de licenciement systématique. L’emprise forte du patronat social a ainsi marqué culturellement le territoire et n’a pas facilité une prise en compte du travail des femmes. Aujourd’hui, tout le monde en parle comme d’une priorité mais cette affirmation n’est pas suivie de propositions concrètes.
La faiblesse du tissu associatif et des initiatives citoyennes, individuelles ou collectives
4Le système social paternaliste est un système complexe aux enjeux multiples, notamment celui qui consiste à maintenir la main-d’œuvre qualifiée sur le territoire tout en limitant la capacité d’initiative publique ou privée. Ainsi, les aspects récréatifs de la vie sociale sont pris en charge par l’usine. La ville du Creusot foisonne de clubs et d’associations. À l’instar du bout de jardin qui leur est alloué, il s’agit d’occuper les ouvriers, de les détourner d’éventuelles idées de rébellion, de leur donner le sentiment qu’ils sont privilégiés et qu’ils ne trouveront ces avantages nulle part ailleurs. Il existe encore aujourd’hui de nombreuses associations au Creusot, mais ce sont principalement des associations de loisirs, d’activités sportives ou culturelles. Nous avons constaté qu’il y a peu d’initiatives collectives citoyennes, de regroupements, ou de mobilisations émergeant pour répondre aux besoins non couverts, notamment d’associations de femmes.
5Le déclin de la monoindustrie métallurgique au Creusot et minière à Montceau-les-Mines a nécessité la mise en place de plans de conversion économique et industrielle de l’ensemble du bassin. De nombreuses études montrent que les femmes se reconvertissent plus difficilement que les hommes [1]. Localement, celles-ci ne sont que 16 % à avoir bénéficié de stages de réinsertion alors qu’elles représentent le quart de la population de référence. De récents travaux relèvent la difficulté pour les femmes licenciées du textile de retrouver un emploi. Le rapport de la Mission interministérielle aux mutations économiques (mime), publié en mai 2004, souligne des problèmes généraux liés à l’emploi des femmes dans les zones en reconversion et plus particulièrement les qualifications moins élevées, la concentration du public féminin dans un nombre réduit de métiers mais aussi les stéréotypes des entreprises et des services d’aide au reclassement vis-à-vis de la main-d’œuvre féminine. Il met également l’accent sur des obstacles à la mobilité liés à la prise en charge collective insuffisante des services aux familles et de l’organisation des temps sociaux.
Aujourd’hui, la question du travail des femmes se pose de manière accrue. Elles ont de plus en plus besoin de travailler dans une situation socioéconomique dégradée. Nombre d’entre elles se retrouvent seules avec des enfants à charge, elles sont veuves ou divorcées et ont impérativement besoin de revenus ; d’autres veulent reprendre une activité soit parce qu’il faut deux salaires dans la famille, soit parce que le mari est au chômage. Les femmes sont confrontées à différents obstacles qui se cumulent. Les difficultés économiques ont des conséquences en termes de gestion quotidienne et d’image de soi. Tout s’imbrique et limite les possibilités d’une reprise d’activité.
Les freins périphériques
6L’un des premiers freins évoqués par les femmes lors de nos entretiens est celui de l’âge, pour les jeunes par manque d’expérience comme pour les moins jeunes par souci de rendement. Les femmes insistent également sur la question de la mobilité comme un frein majeur à leur réinsertion professionnelle. Beaucoup de femmes n’ont pas leur permis de conduire ou n’ont pas d’argent pour acheter et entretenir un véhicule :
Si on n’a pas de voiture, ce n’est pas la peine. Pas de boulot pas d’argent pour acheter une voiture, pas de voiture pas de moyen de trouver du boulot.
8Elles relèvent aussi un autre paradoxe : elles ont besoin de passer leur permis de conduire pour être autonomes, elles ont du temps à y consacrer, mais elles n’ont pas les moyens pour le financer :
Je marche, je marche, je marche, je prends le bus, oh je me débrouille ! Et puis là j’aurais le temps de passer le permis, mais c’est les moyens… je m’en contente parfaitement, mais bon si j’avais de l’argent, j’aimerais bien passer le permis. Maintenant que j’ai le temps, je n’ai pas les sous.
10L’étendue du bassin accentue cette difficulté et certaines femmes sont contraintes de refuser un emploi en raison de l’éloignement de leur lieu de résidence :
J’avais trouvé au Creusot, mais c’était trop loin.
12Les distances qui apparaissent proches, compte tenu de la proximité administrative qui unit les lieux, sont en fait distantes géographiquement et vite très éloignées pour une personne qui circule sans véhicule, avec des horaires atypiques. Les contraintes de mobilité imposées par l’employeur renforcent l’inégalité d’accès au travail. Les aires de recrutement se sont considérablement élargies :
L’aire de recrutement moyenne des employeurs est aujourd’hui de quatorze kilomètres […]. Ce parcours, quand il n’est pas desservi par les transports publics, est hors de portée des possibilités de déplacement de ceux qui n’ont pas l’usage personnel d’une automobile.
14Les femmes insistent sur le cercle vicieux de la mobilité. Les difficultés financières freinent l’investissement dans un véhicule et son entretien, et l’absence de véhicule les freine dans leur recherche d’emploi. Les conséquences de l’absence de mobilité sont aussi bien économiques, comme freins à la recherche d’emploi, que psychologiques, sources de stress, sentiments de dépendance et de manque d’autonomie. Cette relation entre la mobilité et l’exclusion trouve son explication par la conjoncture d’une double fragmentation des territoires de la vie quotidienne d’une part, et de l’emploi d’autre part. Jean-Pierre Orfeuil souligne les relations entre absence de mobilité et précarité :
Des poches significatives de non-motorisation sont souvent associées à des poches de pauvreté et de dépendance aux minima sociaux.
16La distance croissante entre les lieux de vie, de résidence et de travail ou de formation, se conjugue en effet avec des impératifs économiques de flexibilité et de réduction des coûts de production, qui entraînent une réorganisation des entreprises et une multiplication des emplois atypiques.
17La question de la garde des enfants se pose plus fortement pour les femmes seules chefs de famille. Les femmes insistent toutes sur les difficultés de garde des enfants : elles doivent conjuguer les horaires de travail avec celles-ci, mais surtout avec de faibles revenus :
Il faudrait payer quelqu’un pour s’occuper des enfants après l’école et je n’ai pas les moyens.
19Il est difficile pour celles qui recherchent un travail d’envisager une organisation avec une nouvelle activité. Nous avons pu relever la mise en place d’une forte solidarité de voisinage :
Les enfants, on s’arrange avec les voisins, la famille.
21Les femmes originaires du bassin sont, sur ce point, privilégiées :
Heureusement, la famille est proche pour garder les enfants.
23Le nombre d’assistantes maternelles municipales est limité. La Caisse d’allocations familiales (caf) reconnaît « n’avoir pas su prévoir les évolutions ». Les femmes préfèrent les gardes chez les ‘nounous’. Le tarif des crèches est invoqué comme étant l’une des motivations de ce choix. Près de la moitié du budget de certaines personnes est consacrée à la garde des enfants :
Je touche sept cents euros par mois et je dépense trois cents euros pour une nounou agréée par la crèche familiale.
25Pour minimiser les dépenses, certaines mères de famille doivent faire appel à des nourrices non déclarées et, bien entendu non agréées. L’absence d’équipements collectifs destinés aux classes sociales les plus pauvres constitue un frein majeur à la réinsertion des femmes et engendre des conséquences sociales préoccupantes pour l’avenir.
26La conciliation des temps professionnels et des temps familiaux reste une préoccupation forte. Du point de vue de la garde des enfants, la prise en charge collective des services aux familles paraît insuffisante, notamment pour les horaires atypiques. Cumulées aux difficultés de mobilité, ces contraintes rendent la gestion du temps complexe surtout pour les personnes les plus fragiles et les plus isolées :
La gestion des différents temps se heurte aux nouvelles exigences du marché du travail :Le problème qui subsiste est celui de la conjugaison des temps au sein des familles et notamment pour les femmes à la tête de familles monoparentales, familles qui représentent 7 % des ménages aujourd’hui contre 4 % il y a vingt ans. Plus que pour d’autres ménages, il leur faut arbitrer entre des temps professionnels et des temps consacrés à leurs enfants, dans un contexte où la disposition d’automobiles est assez rare.
Comment organiser les temps professionnels, familiaux et personnels au sein d’un contexte aux exigences sans cesse croissantes de disponibilité envers le travail marchand ?
Les freins psychosociaux
27Les compétences acquises par les femmes dans leurs trajectoires en entreprise sont peu, voire pas du tout reconnues. Par exemple, les notions d’efficacité, de rapidité d’exécution, de précision dans les tâches à réaliser, de ponctualité, d’attachement au travail sont actuellement insuffisamment valorisées et utilisées dans la recherche de métiers ultérieurs. De nombreuses femmes ont commencé à travailler sans qualification particulière et leurs acquis fondés sur l’expérience professionnelle ne sont pas reconnus. Cette situation se retrouve sur l’ensemble des bassins en reconversion. Certaines femmes nous relatent les paroles décourageantes, pour ne pas dire humiliantes, entendues lors de leur recherche d’emploi après leur licenciement : elles ne seraient « bonnes que pour des petits boulots », des sous-emplois. Leur première réaction est la révolte, elles refusent cette fatalité et finalement elles l’acceptent quand elles n’ont plus d’autres solutions, mais elles le vivent comme une disqualification. Une jeune femme formée en secrétariat nous dit :
Il y a des offres d’emploi, mais dans les usines ou les rayonnages commerciaux ça ne m’intéresse pas, mais si je n’ai pas le choix, j’irai.
29Cette situation est renforcée par le fait que certaines jeunes femmes n’ont pas poursuivi leurs études en raison d’une maternité ou d’un besoin urgent de travailler pour aider leurs parents. Le manque de qualification est un fort handicap :
Sans diplôme on n’a que du travail au bas de l’échelle, il faut ravaler sa fierté.
31La réintégration du monde du travail est alors plus difficile.
32Bon nombre de femmes se sentent en perte de vitesse et méprisées par l’environnement. Elles parlent souvent de dévalorisation avec des mots forts :
Beaucoup de gens nous découragent, ils prennent les points négatifs.
34Elles se plaignent d’un manque d’écoute, notamment sur les problèmes de harcèlement souvent évoqués dans les entretiens mais peu pris en compte, d’autant que la charge de la preuve doit être essentiellement apportée par la victime. Elles ont l’impression qu’en temps de pénurie de travail, il faut se débrouiller seules pour des questions qui touchent le droit du travail. Souvent, elles insistent sur le manque d’humanité de certaines administrations :
Ils sont là pour aider mais ils ne nous écoutent pas.
36Les femmes intériorisent une forme de sentiment de révolte face à ces situations :
Pour ne pas manquer de respect aux gens je m’en vais, quand on me sort ça, je pars en claquant un bon coup la porte, en priant pour qu’elle soit en verre, comme ça elle casse !
38Lorsqu’elles n’ont plus rien, on leur propose des solutions qu’elles vivent très mal :
40Parfois même, devant le manque de solution, on leur dit d’attendre d’être au rmi (Revenu minimum d’insertion) pour pouvoir bénéficier du financement :
J’aimerais faire une formation mais je n’y ai pas droit, alors on me demande d’attendre, de rester plus longtemps au chômage pour pouvoir avoir une aide.
42De plus, les propositions et les solutions de reclassement sont rares. Contrairement aux idées véhiculées, les femmes ne sont « ni passives ni soumises ». Leur résistance désespérée aux emplois inacceptables, prise comme une marque de désintérêt pour le travail salarié, reflète en réalité leur rapport au travail. L’expérience de la disqualification sociale, la dégradation de l’image de soi, l’écart négatif entre l’emploi espéré et l’emploi trouvé, l’expérience de la précarité sont des thèmes récurrents dans les entretiens. La dévalorisation et la perte d’estime de soi sont des freins majeurs en termes de recherche d’emploi. L’idéologie prédominante est celle du gagneur et demande de la confiance en soi et de l’énergie, en un mot d’être battant(e). Les refus successifs attaquent cet état d’esprit et fragilisent les personnes qui, petit à petit, perdent pied et sont contraintes d’accepter des boulots déqualifiés, leur permettant à peine de survivre. « On n’existe pas, on n’est rien, seules tout le temps. » Une chose frappante est l’absence de lieux ou d’espaces de rencontres où les femmes pourraient confronter leurs expériences, retrouver du souffle, s’organiser pour des actions collectives.
43Le thème de la santé revient beaucoup dans les entretiens, en particulier les maladies professionnelles, l’angoisse, le stress, la dépression qui peut aller jusqu’à la tentative de suicide. Nous avons été particulièrement frappées par le rapport douloureux au corps, avec des prises ou pertes de poids spectaculaires. Plusieurs femmes nous ont parlé des dépressions à la suite du licenciement, de la rupture avec le travail. Elles évoquent aussi la dépression qui s’installe avec l’inactivité :
45Dans son essai, Daewoo, François Bon (2004) insiste sur le désespoir des femmes qui ne retrouvent pas de sens à leur vie :
Le corps d’une femme a une histoire et cette histoire passe par d’autres caps que le travail, seulement le travail et surtout s’il s’agit de visser des portes de four à micro-ondes, toute la journée, toute l’année. On veut être soi dans le maintenant, nous les virages on les accepte avant, on les attend. Seulement, quand ça ferme une usine, c’est cela qu’on vous dit : risque pas d’y en avoir de prochain virage.
47Les intervenants de la mission locale constatent eux aussi une dégradation de la santé chez les jeunes filles. Ils observent davantage de passages à l’acte, notamment des tentatives de suicide, de conduites à risque et de mises en danger et plus de recours à des produits déconseillés. Ils relèvent un rapport complexe au corps qu’on embellit mais qu’on n’entretient pas. Les conduites alimentaires sont préoccupantes. De plus en plus de jeunes filles font des régimes et frisent l’anorexie. Elles se surveillent moins, elles ont de moins en moins recours à la contraception, s’exposant à des conséquences en termes de grossesses non désirées et d’interruption volontaire de grossesse.
48Plusieurs femmes insistent sur la difficulté de sortir des clivages métiers masculins/métiers féminins. Certains secteurs d’activité emploient traditionnellement une main-d’œuvre masculine pour des raisons techniques (manipulation de charges lourdes, manutention). Ces pratiques perdurent pour certains métiers alors que les outils de travail ont évolué et ne demandent plus d’effort physique. Les femmes voulant s’insérer dans la chaudronnerie ou la mécanique rencontrent des difficultés d’intégration :
Les entreprises où il n’y a que des hommes acceptent mal les femmes.
50Certains secteurs, comme l’électronique, commencent à reconnaître la place des femmes, à apprécier la rigueur et la minutie de cette main-d’œuvre. Mais les résistances persistent : « Ils ne veulent pas de femmes », nous dit une dame qui a obtenu un cap (certificat d’aptitude professionnelle) et n’a pu exercer son métier. Plusieurs femmes déplorent aussi le manque d’information :
Il n’y a pas assez d’information sur les métiers qui sont considérés comme des métiers d’hommes, que les femmes pourraient faire aussi.
52De plus, elles se heurtent à des résistances de la part de leurs collègues de travail :
Au début c’était les personnes de l’entreprise. Un jour on se lavait les mains dans les vestiaires et un collègue lance : « Vous devriez laisser tomber, c’est trop dur ! »
54Les paroles deviennent vite méprisantes. Surtout en cette période de chômage chronique dans le bassin, les femmes sont accusées de prendre la place des hommes. Les stéréotypes traditionnels reprennent alors le dessus :
Une fille, ça n’a rien à foutre dans un atelier, une fille ça reste à la maison à faire des gamins et la bouffe.
56Mais les femmes restent déterminées :
Il faut avoir du caractère pour s’imposer.
58Et elles ont conscience qu’elles vont devoir lutter pour faire évoluer les mentalités.
Les hommes ne veulent pas travailler avec les femmes, il faut changer leurs mentalités, leur montrer qu’on est capable. Et pour leur montrer, il faut y aller. On fonce dans le tas.
60Les représentations dévalorisées des femmes dans le monde du travail restent vivaces. Le fait même d’être une femme, et plus encore d’être une femme seule, constitue un facteur discriminant de la part des employeurs :
On n’a pas voulu m’embaucher à cause du petit : avec un petit garçon, c’est compliqué. Un homme, on ne lui demande pas : vous avez un enfant de quel âge ?
62En effet, pour les femmes, dans le monde du travail, la question de la maternité est encore pénalisante :
J’ai dû cacher que j’avais un enfant car le patron craignait les absences.
64Bien entendu le refus n’est jamais justifié ainsi, les employeurs n’enfreignent pas la loi. Les femmes élevant seules leurs enfants sont confrontées à des difficultés d’organisation, mais elles doivent également faire face au poids des représentations. Les femmes divorcées sont reléguées en dehors de la vie sociale :
On dit que le divorce est bien considéré, mais une femme seule !!! Il y en a plein qui me parlaient [avant le divorce] et puis qui me tournent le dos maintenant, qui ne me parlent plus du tout, qui changent même de trottoir.
66Elles usent de stratégies de contournement :
En effet, élever seule ses enfants est considéré comme un frein à l’efficacité professionnelle :Je disais que j’avais quelqu’un pour avoir la paix.
On est considérée comme instable, dans l’entreprise les femmes nous regardent d’un mauvais œil.
Les freins économiques
67Les femmes que nous avons interviewées témoignent des emplois précaires et sous-qualifiés qui leur sont proposés. Elles soulignent surtout les problèmes insolubles de gestion du temps. Les conditions de travail morcelé se retrouvent en particulier dans la grande distribution mais aussi dans des emplois de service pourtant gérés majoritairement par des associations. De nombreuses femmes doivent gérer des horaires atypiques et une grande flexibilité :
En stage ou en entreprise, c’est toujours du temporaire. On a des contrats courts de quinze jours, trois semaines. Il faut s’adapter, reprendre le rythme. On se déconnecte. On prend le rythme, la vitesse, il faut se refaire aux références, aux commandes. Du travail en dents de scie. On ne trouve pas de travail à temps complet.
69Cette situation se retrouve également dans le secteur public :
J’ai passé un concours de la fonction publique. J’ai fait cinq mille kilomètres en trois mois et maintenant j’ai un boulot de quinze heures par semaine et je n’ai pas le droit de cumuler dans le privé. Heureusement on m’a laissé dans le dispositif rmi.
71Par ailleurs, les rémunérations sont très faibles dans le secteur de l’emploi des services aux personnes, où le bénévolat reste encore souvent le modèle :
La directrice d’une maison de retraite m’a dit : pour s’occuper des personnes âgées, il faut des bénévoles.
73Les conséquences liées à cette forme d’emploi sont désastreuses pour la réinsertion socioprofessionnelle des femmes et constituent un frein supplémentaire dans leur parcours de réinsertion. Le caractère atypique de ces emplois favorise la marginalisation économique et sociale (Angeloff 1999). Même si on observe une diversité de situation, les emplois à temps partiel restent ‘naturellement’ assignés aux femmes sans prendre en compte les risques de précarisation (Maruani 2002).
74Actuellement, beaucoup de femmes se maintiennent juste la tête au-dessus de l’eau, de stages en contrat aidé après plusieurs licenciements. Les curriculum vitae sont bien présentés en termes de compétences acquises et d’atouts, mais ne changent malheureusement pas grand-chose à la réalité d’un recours quasi systématique aux stages. Les contraintes du milieu du travail sont reproduites dans la manière de gérer les contrats aidés, de trier les demandes comme pour un vrai travail. On sélectionne et fait jouer la concurrence pour s’assurer un volant de main-d’œuvre. Cette situation maintient une population en survie économique, mais ne permet pas de relancer de véritables trajectoires professionnelles. Les actions en faveur de l’insertion sur le territoire, notamment dans le cadre de la politique de la ville, prévoient une action « d’insertion par les contrats aidés ». Ces emplois sont prévus comme une « étape privilégiée dans les parcours d’insertion ». Pourtant, force est de constater que les femmes que nous avons rencontrées ne perçoivent pas la suite de leur parcours et restent cantonnées à cette étape.
75Bon nombre de personnes ont l’habitude de vivre avec de faibles revenus mais la précarisation est très préoccupante sur le territoire. De nombreuses femmes insistent sur la baisse de leurs ressources et surtout sur le climat d’incertitude permanente où elles vivent. En plus des obstacles matériels directs que les difficultés financières entraînent dans leur recherche d’emploi, ces situations engendrent beaucoup d’angoisse :
77Nous avons pu constater de forts états de stress lors des entretiens, mais surtout de véritables situations de détresse :
Je suis en plein dossier de surendettement à la Banque de France, je n’ai pas de boulot, je vis en hlm, je ne vais jamais en vacances, alors qu’est-ce que vous voulez qu’il m’arrive de plus ?
79De nombreuses femmes se retrouvent en situation de surendettement, à la suite d’une baisse brutale de leur revenu :
Bon quand on a un salaire plus les allocs, on arrive à payer les crédits qu’on a contractés. Mais une fois qu’on n’a plus de salaire, plus d’allocs, parce que les gamins ils ont dix-huit ans… Eh ben on n’a plus rien ! Donc on se met en surendettement.
81Il nous est difficile d’obtenir des données chiffrées concernant l’évolution du nombre de dossiers de surendettement dans le bassin, mais nous avons relevé une proportion importante de femmes dans cette situation.
82Elles sont nombreuses à vivre dans une situation de pauvreté préoccupante, tout comme un certain nombre de femmes au niveau national :
Au sein de la population de plus de dix-sept ans, les femmes ont, un peu plus fréquemment que les hommes (6,4 % contre 5,6 %), un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté monétaire.
84Dans son rapport 2003-2004, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale constate que « les contraintes financières et matérielles pèsent sur la recherche d’emplois et entraînent des privations ». Le même rapport note que les bénéficiaires des minima sociaux cherchent à participer au monde du travail mais :
Pour près des deux tiers des allocataires, la recherche d’emploi se heurte à des contraintes financières et matérielles […].
86Ces différentes analyses renvoient à la réalité des travailleurs pauvres qui commence à être reconnue et acceptée en France après beaucoup de réticences (Maruani 2002). Le transport, le logement, l’emploi sont leurs préoccupations récurrentes.
87L’ensemble de nos observations converge vers un accroissement de la paupérisation d’une partie de la population qui vit dans des conditions de grande pauvreté et risque de basculer dans l’exclusion. Nous avons rencontré des femmes qui continuent à travailler au-delà de la date possible de la retraite, malgré une réelle fatigue physique, pour ne pas perdre trop de leur niveau de vie. On peut d’ailleurs s’inquiéter sur les revenus dont disposeront les femmes à l’âge de la retraite étant donné le peu de moyens dont elles disposent actuellement. Beaucoup de femmes n’ont pas travaillé de manière continue durant leur vie active et le niveau de vie socioéconomique des femmes âgées est déjà plus bas que celui des hommes. Il est clair que de nombreuses femmes ne bénéficieront que du minimum vieillesse et connaîtront des difficultés financières graves. Les mesures actuellement en débat à l’Assemblée nationale sur les pensions de conversion risquent de dégrader encore cette situation. Il serait important de mettre en place un dispositif d’intervention pour anticiper une situation préoccupante pour le territoire. Les problèmes financiers, notamment le cumul des dettes, constituent un obstacle supplémentaire dans la réinsertion socioprofessionnelle. Il est souvent difficile de payer les frais annexes (de transport et de garde des enfants) nécessaires pour retravailler. Tout changement dans les revenus (arrêt de contrat à durée déterminée – cdd, reprise d’un travail temporaire) entraîne une révision des aides, notamment de l’allocation logement, qui se répercute avec un certain temps de retard et déstabilise des équilibres économiques très fragiles. Comme les situations des personnes précaires évoluent régulièrement, leur équilibre économique est perturbé en permanence. Plusieurs études menées actuellement, comme celle de l’Institut de recherches économiques et sociales, montrent que « la pauvreté joue comme trappe à immobilité mais pas à inactivité ». Le moment où les femmes commencent à travailler et voient leurs allocations baisser de manière significative pose des problèmes importants de gestion à des personnes dont les équilibres budgétaires sont très fragiles. Elles peuvent basculer facilement dans des situations d’endettement, voire de surendettement.
88Concernant les variations des ressources, la caf relève les difficiles sorties de l’Allocation de parent isolé. En effet, lorsque l’enfant atteint l’âge de trois ans, ou un an après s’être séparées de leur conjoint, cette allocation s’arrête et les femmes seules se retrouvent brusquement avec une forte baisse de revenus rarement anticipée. Beaucoup ne s’inscrivent pas au rmi. Pour éviter ces variations brutales de revenus, la caf envisage d’organiser une information systématique six mois avant l’arrêt de l’allocation. La directrice de la mission locale soulève également cet aspect :
* * *Les jeunes mamans disparaissent pendant trois ans et n’ont plus de moyens pour s’insérer.
Nous avons pu constater, au fil de ce travail, le besoin de parole et d’écoute ainsi que la force d’expression des femmes. Pour répondre à ces demandes, la création d’un lieu de ressourcement où les femmes peuvent se réunir, échanger, mutualiser leurs connaissances et leurs compétences, être informées de leurs droits, briser l’isolement et la solitude est apparue comme une nécessité. Nous avons envisagé un dispositif singulier dont les femmes pourraient s’emparer pour développer leur capacité d’action et de transformation sociale. Mais le projet de création d’une Maison des droits et des savoirs a provoqué de nombreux remous.
La restitution publique à l’ensemble des acteurs et surtout aux femmes que nous avons rencontrées a donné lieu à des négociations tumultueuses et à de nombreux rendus institutionnels préalables. Un rendu public est un véritable enjeu démocratique de prise de parole et de confrontation où les bénéficiaires des politiques peuvent échanger avec ceux qui les mettent en œuvre. Les femmes sont venues nombreuses et ont témoigné de leur vécu et de leurs attentes qui ont été largement relayés par la presse. Mais les édiles sont peu habitués à prendre en compte les propositions des femmes longtemps demeurées invisibles. Des témoignages à l’action le chemin reste long et nécessite de fortes mobilisations pour provoquer des changements significatifs.
Références
- Angeloff Tania (1999). « Des miettes d’emploi : temps partiel et pauvreté ». Travail, genre et sociétés, n° 1.
- Bon François (2004). Daewoo. Paris, Fayard.
- Burgi Noëlle (2002). « Exiler, désœuvrer les femmes licenciées ». Travail, genre et sociétés, n° 8.
- insee (2004). Femmes et hommes. Regards sur la parité. Paris, insee « Références ».
- lasmas (2003). Le devenir professionnel des ex-salariés de Moulinex. Paris, Rapport intermédiaire du lasmas, juin.
- Maruani Margaret (2002). Les mécomptes du chômage. Paris, Bayard.
- mime (2004). Accompagnement des mutations économiques : différenciation selon le sexe et orientation pour l’action.
- Orfeuil Jean-Pierre (2004). Transports, pauvretés, exclusions : pouvoir bouger pour s’en sortir. Paris, L’Aube « Bibliothèque des territoires ».
- Supiot Alain (ed) (1999). Au-delà de l’emploi : transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe. Paris, Flammarion. Rapport pour la Commission des communautés européennes.
Mots-clés éditeurs : précarité, pauvreté, chômage des femmes, mines, sidérurgie, travaiil des femmes, réinsertion
Date de mise en ligne : 01/12/2011
https://doi.org/10.3917/cdge.042.0183Notes
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Cf. lasmas (2003), mime (2004), Burgi (2002).