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Article de revue

Division du travail d'accueil et gratifications dans les chambres d'hôtes à la ferme

Pages 71 à 91

Notes

  • [1]
    Le rôle des acteurs mineurs sur la scène d’accueil ne sera pas négligé : le mari peut participer de bien des manières et à titre gratuit à l’activité professionnelle de son épouse (Singly (de) 1996).
  • [2]
    Dans certaines exploitations cependant, notamment celles où l’épouse a une activité professionnelle indépendante et extérieure à l’exploitation, les maris sont les responsables de l’accueil et sont parfois amenés à endosser le premier rôle.
  • [3]
    La sociologie des registres à partir desquels les acteurs non protagonistes construisent leurs rôles sociaux (Chaland, Singly (de) 2002) est tout à fait complémentaire de l’analyse des bénéfices symboliques tirés de ces rôles.
  • [4]
    Dans l’enquête, en chambres d’hôtes, il s’agit souvent de jeunes filles en maisons familiales rurales, engagées pour venir quelques heures tous les matins pendant l’été et non pas de salariées engagées à temps plein ou en contrat à durée indéterminée. Les aides salariées sont généralement cantonnées à des tâches de coulisse en raison de l’interdiction de la délégation du travail de représentation.
  • [5]
    Le gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) est l’une des formes juridiques des sociétés en agriculture. Ici le gaec Baricot est une société entre deux frères.

1L’agriculture, et plus largement le monde des indépendants, constitue un espace social où l’oppression masculine à l’égard des femmes apparaît de la manière la moins masquée car l’apport féminin aux activités productives — et pas seulement ménagères — y reste invisible socialement, approprié par le chef d’exploitation et mari (Delphy 1983). En raison de leur statut d’épouse, les femmes fournissent un travail généralement gratuit à leur mari qui se l’approprie professionnellement. Ces mêmes tâches effectuées par des femmes sont en revanche considérées par le droit comme productives lorsque ces femmes sont célibataires ou veuves (Barthez 1982).

2Ce schéma théorique a tendance à sous-estimer les bénéfices secondaires associés à ces activités d’auxiliaire et qui permettent d’expliquer le maintien d’une telle situation dans un contexte idéologique où l’absence de statut professionnel propre est de moins en moins légitime (Chaland, Singly (de) 2002). Au sein du monde agricole, les groupes de femmes ont longtemps plaidé pour le développement d’ateliers de production autonomes (Barthez 1982), où les femmes pourraient obtenir une certaine latitude dans leur travail en même temps qu’une certaine forme de reconnaissance. C’est cette reconnaissance que nous allons étudier à partir du cas d’une activité de service prise généralement en charge par les femmes : l’accueil en chambres d’hôtes à la ferme.

3Le tourisme à la ferme, qui se développe depuis le milieu des années cinquante, permet à l’épouse, qui en est bien souvent la responsable, de valoriser dans un cadre marchand des compétences ou habiletés utilisées généralement au sein de la famille à titre gratuit. En revanche cette activité lui donne rarement un statut professionnel individuel dans la mesure où elle reste juridiquement associée à l’exploitation agricole — ou au ménage — et n’a pas le statut d’une activité commerciale indépendante. Elle ne lui donne donc pas non plus de droit à une retraite ou à une protection sociale individuelle.

4À partir d’une enquête réalisée auprès d’un corpus d’une trentaine d’exploitations agricoles — ou d’anciennes exploitations — ayant une activité de chambres d’hôtes et éventuellement de tables d’hôtes, en Charente-Maritime à la fin des années quatre-vingt-dix (Giraud 2001), nous souhaitons analyser la division sexuelle du travail d’accueil marchand, considérée ici comme la production d’un spectacle à destination des touristes [1]. La répartition des rôles sur scène et en coulisse est mise en relation avec les diverses gratifications ou bénéfices symboliques retirés de l’activité d’accueil.

La définition des rôles et leur attribution

5L’accueil marchand consiste, en quelque sorte, en la mise en scène d’un accueil familial. Hommes et femmes, au sein de la famille, sont liés pour produire un spectacle à l’égard du ou des touristes présents dans la maison. L’équipe de représentation, c’est-à-dire le groupe mobilisé pour la réalisation du spectacle (Goffman 1973a) est composée de plusieurs acteurs qui ont une visibilité et une présence différente sur la scène. Comment, dans cette équipe, les rôles sont-ils définis et distribués ? Quel est le rapport de ces rôles avec les rôles habituellement joués au sein de la maison ou de l’exploitation ? Quelles sont les gratifications associées à ces rôles ?

Une hiérarchie des rôles

6La prise en charge de l’interaction, la disponibilité nécessaire pour l’accueil, la réalisation des tâches de coulisse, le spectacle familial, font l’objet d’une forte division sexuelle qui doit être mise en relation avec la division du travail au sein de la famille.

Le personnage, premier et second rôle

7L’accueil à la ferme est « l’occasion d’être reçus en amis chez des particuliers qui ouvrent leur maison » expliquent les brochures du plus important label, Gîtes de France. Ce même label interdit de déléguer à une personne salariée l’accueil des touristes qui doit être réalisé par les propriétaires eux-mêmes. Les membres de l’équipe accueillent donc à titre personnel, sur le modèle de l’accueil familial ou amical — à titre gratuit.

8Tous les personnages joués sont ceux de la maisonnée, mais certains sont plus présents que d’autres sur scène. On peut distinguer des rôles de premier plan ou premier rôle ou protagoniste, ceux des acteurs qui sont toujours au centre de l’attention et deviennent les interlocuteurs principaux du public en raison de leur disponibilité ; et des rôles de second plan ou seconds rôles, ceux des acteurs qui n’ont que peu de répliques à donner sur scène, peu de tâches à y effectuer, mais qui n’en restent pas moins des acteurs que les touristes voient et reconnaissent.

Le protagoniste et son rôle

9Il s’agit pour le protagoniste de préserver la continuité du spectacle, toujours menacée par un élément imprévisible. Il prend ainsi la responsabilité de veiller à tout, de parer à toute éventualité, situation qui le met dans une grande vulnérabilité et dans une situation de disponibilité permanente (Chabaud-Rychter et al. 1985 ; Cattanéo 1996) par rapport à ses clients.

10L’attribution du premier rôle sur la scène de l’accueil est liée à la division sexuelle du travail qui assigne aux femmes l’espace de la maison et des abords (Perrot 1987) et aux hommes celui des machines et des champs. Or, l’enquête montre une proximité formelle de cette activité avec les tâches et les territoires féminins sur l’exploitation. Préparer un petit déjeuner payant s’appuie sur des gestes, des schèmes cognitifs, que les épouses ont intériorisés au cours de leur socialisation et qu’elles mettent en œuvre d’abord dans un cadre gratuit. Les femmes sont ainsi souvent et de manière évidente des protagonistes comme l’explique Mme Lenoir (à la retraite avec son mari).

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— Comment ça s’est passé la décision pour savoir qui allait faire quoi ?
— C’était moi qui faisait tout, enfin…

12Habituée à une division sexuelle du travail assez stricte, la question paraît même absurde, tant il lui paraît « naturel » qu’elle s’occupe de l’espace de la maison. Les rôles sur la scène de l’accueil sont la continuité des rôles domestiques. Mme Lenoir reconnaît cependant une aide ponctuelle de son mari :

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— Est-ce que votre mari ne vous aide pas parfois ?
— Si, ça lui arrive à la rigueur de m’aider à faire les lits… Mais enfin ce n’est pas souvent quand même…
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas un homme de maison non, non quand même, il me plie les draps des fois le soir, on fait ça avant de se coucher, on plie les draps, des fois douze, treize, quatorze, ce n’est pas rare… Et souvent je les repasse après, avant de me coucher. Je suis toujours partout.

14Le travail d’accueil se fait dans la continuité de la division du travail en agriculture, en accord avec la vision naturalisée des places et des caractères supposés de chacun mais n’exclut pas l’aide autour de certaines tâches.

Les gratifications du protagoniste

15Les protagonistes féminins défendent ainsi directement leur image personnelle, en situation, en même temps que celle du couple dont elles sont des représentantes officielles. À la différence des tâches féminines domestiques, leur travail d’accueil est visible. Elles sont explicitement et personnellement valorisées. Toute remarque positive des touristes sur le soin apporté à la maison, sur la réussite du repas, ou sur la gentillesse de l’accueil constitue pour les protagonistes une rétribution symbolique directe, une gratification d’autant plus personnelle qu’elles sont souvent seules en scène.

16Pour les « auxiliaires », ceux qui contribuent au travail professionnel de leur conjoint dans le cadre du mariage ou de la famille, il convient donc de distinguer deux situations. La première est celle où les aides familiaux, avec ou sans statut professionnel individuel, apportent au collectif familial un travail gratuit qui reste globalement invisible et non valorisé professionnellement. C’est le cas des épouses aides familiales en agriculture qui, dépourvues de statut professionnel, travaillent donc sans reconnaissance individuelle de la profession (Caniou, Lagrave 1987). Leur travail est invisible, capté par le mari (Barthez 1982 ; Delphy 1983). L’autre situation est celle où le conjoint, sans statut professionnel individualisé, réalise un travail reconnu parce qu’effectué en public. C’est par exemple le cas des boulangères (Bertaux-Wiame 1982, p. 12) au contact des clients alors que le mari travaille plutôt en coulisse. Ce sont aussi les jardiniers des jardins ouvriers qui ouvrent leurs jardins aux visiteurs, rendant ainsi visible leur travail domestique pour le foyer (Weber 1998). Dans ces deux cas, épouses ou maris reçoivent des gratifications de la part du public et peuvent, même sans reconnaissance professionnelle individuelle, trouver dans l’activité une source importante de valorisation directe, interpersonnelle. Les chambres d’hôtes entrent dans cette deuxième catégorie des « travaux domestiques visibles ». Les épouses vont ainsi jouer dans l’interaction avec les touristes leur image de « bonne maîtresse de maison ».

17Seconde grande différence avec le travail domestique, le travail du protagoniste ne renvoie pas aux caractéristiques traditionnelles des travaux agricoles féminins, entrecoupés, sans cesse parcellisés, dénués de sens car s’intégrant dans une cohérence qui échappe à leur contrôle (Chabaud-Rychter, Sonthonnax, Fougeyrollas-Schwebel 1985). L’épouse est souvent réduite à un rôle de bouche-trou, de supplétif, de « gestionnaire des aléas » selon l’expression de Martine Berlan (1985). Son travail agricole est toujours second par rapport aux tâches prises en charge par le mari. Sur la scène de l’accueil marchand en revanche, l’activité de l’épouse retrouve unité et sens, puisque sa présence quasi permanente dans la maison, ses efforts pour assurer la continuité de l’accueil, donnent une forte cohérence à son travail quotidien de représentation. Cette stabilité est une des conditions de la reconnaissance et de la valorisation directe du protagoniste par un public.

Le travail du second rôle : la figuration du couple et de la profession

18Le second rôle est souvent dévolu au mari [2]. En contact avec les touristes moins longtemps que l’épouse, parce que souvent à l’extérieur — que ce soit sur la ferme ou bien dans une activité salariée —, il est un personnage mineur du spectacle. Il témoigne cependant symboliquement d’une part de la dimension familiale de l’accueil en même temps que de la dimension professionnelle de son personnage.

Le second rôle et la figuration de l’accueil familial

19La participation du second rôle à l’accueil reste généralement très limitée. Cette répartition des rôles fait l’objet d’un consensus entre époux. Le mari qui aide est présent surtout à certains moments-clés du séjour des touristes : le premier accueil, éventuellement le partage d’un apéritif ou d’une tisane avec les touristes le soir, parfois le moment du départ. Dans les tables d’hôtes, le mari doit en principe être là pendant toute la soirée (une nécessité imposée par les labels comme Gîtes de France). Dans le cas des chambres d’hôtes, le mari peut parfois ne jamais voir les touristes si l’occasion ne se présente pas.

20Le petit déjeuner est pourtant le moment privilégié où le mari peut interrompre son travail agricole du matin pour venir saluer les touristes qui déjeunent et échanger quelques menus propos avant de repartir, comme l’explique M. Vallée :

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Et on discute… j’ai ma profession à côté qui est mon revenu, mais rien ne m’empêche de discuter un quart d’heure, vingt minutes et je m’excuse et je pars. Mais bon pendant un quart d’heure, vingt minutes j’ai discuté avec eux et ça a fait plaisir.

22Cette incursion sur la scène touristique peut s’analyser comme un rituel confirmatif (Goffman 1973b, chap. 3) : elle sert à honorer les hôtes payants en les reconnaissant comme des personnes, des invités, et constitue une marque de l’accueil familial qui leur est fait. Le texte du rôle semble n’avoir aucune importance, pourvu qu’il préserve l’illusion du naturel des échanges et le respect des personnes.

Le second rôle et la figuration du métier

23Le conjoint masculin joue également un second rôle moins ponctuel avec un texte spécifique à déclamer relatif à la présentation de son activité professionnelle. M. Vallée, qui dirige une grosse exploitation céréalière d’une centaine d’hectares, peut ainsi à certains moments se retrouver seul à assurer le spectacle : quand il fait visiter l’exploitation agricole, quand il montre ses machines et ses installations et explique son travail aux touristes.

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C’est les enfants : « Avez-vous un tracteur ? Avez-vous… ? » Et les enfants veulent voir. On a des photos où je suis sur le tracteur, au volant de mon tracteur, où j’ai deux enfants dans la cabine, un sur mes genoux… Les enfants veulent revoir, essayer de se tremper dans ce milieu. Ils ont entendu parler d’un tracteur, mais ils ne sont jamais montés dedans.

25Le mari rend ainsi accessible physiquement et intellectuellement la partie agricole qu’il est censé gérer. Ce rôle est alors indispensable pour que la représentation soit crédible et réussie. Il est ici d’autant plus associé au mari que l’épouse participe de manière limitée au travail agricole (soit qu’elle n’y travaille pas du tout, soit qu’elle en diminue sa participation pendant la saison touristique), et préfère s’attribuer d’autres domaines de compétences :

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Avec moi les gens se livrent, ils me racontent leur vie, leurs soucis, leurs plaisirs, leur joies, comment ils voient les choses, ils… j’ai des messieurs très intellectuels qui, qui me font partager des lectures, des poèmes, des choses, quoi. On discute plutôt culturel entre nous. Ou artistique. Alors qu’avec Lucien, c’est plutôt… c’est tout ce qui est exploitation vraiment.

27Chacun a un registre spécifique ; celui de Mme Vallée est codé par elle-même comme plus humain ou culturel et celui du mari comme professionnel. Mari et femme jouent leur rôle dans deux registres différents [3]. La participation importante de l’épouse au travail de la ferme peut en revanche amener à restreindre le second rôle du conjoint, à le réduire à la portion congrue.

Les gratifications du second rôle

28Le contact avec les touristes occasionne pour le second rôle une évaluation de son activité professionnelle. Les touristes peuvent en effet reconnaître l’ampleur du travail réalisé en agriculture, montrer leur étonnement devant la modernité et la puissance des machines, parfois leur désappointement, voire leur suspicion, à l’égard de pratiques agricoles peu compatibles avec la protection de l’environnement. Aux agriculteurs en perte de vitesse technologique, ou proches des préoccupations écologiques des touristes, l’accueil peut apporter la reconnaissance que la profession leur refuse. Les gratifications du second rôle sont donc elles aussi directes. Elles s’ajoutent aux valorisations et à la reconnaissance professionnelle que le mari reçoit par ailleurs de ses collègues et des organisations professionnelles agricoles ou les compensent. Son engagement sur la scène touristique peut être plus ou moins important selon l’intérêt que les touristes lui portent et selon celui qu’il accorde à la reconnaissance de son métier par les touristes.

La gestion des aléas : doublures et exécutants

Les autres rôles : aide et aléas

29Quel que soit son engagement dans l’accueil, le mari se considère d’abord comme l’aide de son épouse, comme le précise M. Vallée :

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C’est elle, c’est mon épouse qui s’occupe de ça […], c’était bien convenu que je l’aide. C’est bien normal hein. Parce que… quand vous recevez des gens, ils aiment bien aussi connaître l’exploitation, connaître les personnes, aussi bien l’homme et la femme hein.

31D’une certaine manière, le mari accepte une position subordonnée par rapport à son épouse qu’il considère comme la responsable de l’accueil. Les maris peuvent ainsi aider les épouses dans des situations où la représentation est en péril.

32La nécessaire disponibilité pour les touristes est en effet parfois peu compatible avec certaines tâches de coulisse ou de préparation technique de l’interaction dont se charge également l’épouse : il faut parfois changer les lits de touristes qui viennent juste de partir alors que les touristes suivants sont déjà arrivés. Il existe donc des situations de tensions importantes entre l’attention à porter aux touristes et la nécessité de réaliser les tâches en retard. Ces moments d’urgence imposent au mari une participation à l’accueil. Il peut ainsi, pendant le temps nécessaire, remplacer l’épouse dans l’interaction avec les touristes. Le mari prend alors un rôle de doublure dans la mesure où il n’est pas responsable habituellement de cette tâche de premier accueil. Ces situations sont fréquentes et le second rôle ou une tierce personne peut ainsi intervenir ponctuellement en tant que remplaçant ou délégué de l’épouse.

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Elle sort par exemple dans l’après-midi, elle a son fils… ses choses à faire, si vous voulez, elle est obligée de sortir pour deux heures, elle me dit : « Bon, cette chambre est libre, ce numéro de chambre, c’est tel prix, à telle condition, tel jour à telle heure ».

34Le mari, ici M. Vallée, sert donc parfois de bouche-trou et gère les aléas inévitables qui pourraient mettre en danger le service. Il demeure alors subjectivement un remplaçant de son épouse, encadré cependant car l’épouse a donné ses consignes (« Elle me dit »).

35Les tâches d’accueil peuvent être déléguées, de même que certaines tâches de coulisse. M. Baricot est le responsable des trois chambres d’hôtes qu’il gère en même temps que son exploitation agricole. Son épouse, employée dans une administration, enchaîne après sa journée de travail sur la réception des touristes directement ou au téléphone et l’aide aux tâches de coulisse pendant que son mari est à l’étable et s’occupe de ses vaches laitières. Elle est ici, en marge de son travail salarié, la doublure de son mari.

36Les conjoints ne sont pas les seuls à être des doublures du responsable de l’accueil. Les personnes à qui l’on délègue peuvent être nombreuses et variées. Toute la maisonnée est susceptible de participer à l’accueil marchand et d’être mobilisée pour une aide ponctuelle ou régulière. Les grands-parents ou les enfants adolescents peuvent accueillir les touristes pendant que les parents travaillent sur la ferme ou finissent les lits par exemple. Des voisins ou amis viennent quelquefois donner un coup de main. Enfin, des aides salariées sont sollicitées pour s’occuper parfois des tâches de coulisse comme changer les draps, faire le ménage des chambres ou préparer les petits déjeuners [4]. Dans la majorité des cas, les personnes, en dehors du conjoint à qui des tâches sont déléguées, sont des femmes (travaillant à titre d’aide familiale).

Les gratifications de la doublure

37Aider le protagoniste, de manière visible (par un accueil téléphonique ou de face à face ponctuel) ou de manière invisible (faire le ménage des chambres), en ayant un rôle de bouche-trou, de gestionnaire des aléas touristiques, constitue une aide limitée mais indispensable à l’accueil. Les gratifications directes sont peu nombreuses. En raison du contact aléatoire avec les touristes, la doublure ne peut véritablement faire reconnaître son travail régulier et son attention à leur égard, comme l’explique Mme Baricot (employée, son mari est chef d’exploitation d’un gaec[5] d’une centaine d’hectares en polyculture élevage et lait).

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Quand je travaille [professionnellement], non, je ne peux pas dire que ça m’apporte. Parce que le travail que je fournis pour l’activité de chambres d’hôtes quand moi je travaille, ça ne se voit pas quoi.

39Sa valorisation directe reste limitée ; l’attention et les gratifications se concentrent donc surtout sur le protagoniste (ici le mari).

40Pour autant, la doublure bénéficie (comme le protagoniste et le second rôle) de gratifications particulières : la reconnaissance du coéquipier. Le travail en commun suppose effectivement une loyauté et une coordination des coéquipiers évaluée au sein de l’équipe. Le protagoniste ou le responsable du spectacle (généralement l’épouse) peuvent manifester leur satisfaction devant l’aide apportée par la doublure ou le second rôle (le mari). Si l’homme, en accueillant les touristes ponctuellement pour remplacer l’épouse, fait son métier de mari, ces tâches lui apportent des satisfactions qui viennent d’abord de son coéquipier. Il peut éventuellement aussi récolter les foudres de celui-ci lorsque le travail est mal fait et met en péril la représentation. Le protagoniste, lui, peut cumuler l’ensemble des gratifications : gratifications directes du public qui a trouvé le repas délicieux ou l’accueil sympathique et gratifications, directes également, du coéquipier qui a trouvé que le jeu du protagoniste a été particulièrement efficace ce jour-là.

41Ces gratifications délivrées par le public ou par le coéquipier peuvent être mises en relation pour expliquer la participation des deux conjoints sur les scènes de l’accueil ou celles de l’exploitation agricole et pour expliquer aussi les refus de participation à l’une ou l’autre des deux scènes.

La participation au travail agricole et au travail d’accueil

42Dans un contexte de production familiale, chaque membre de la famille constitue une ressource de travail et de temps. Parce que l’accueil marchand est une activité familiale, qu’elle est avant tout une activité collective, même si elle est appropriée par un responsable, il est possible de demander à un de ses membres d’aider ponctuellement ou régulièrement ce responsable à réussir l’activité. Dans le cadre de l’activité agricole où le mari est généralement chef d’exploitation, le travail de l’épouse a tendance à être capté pour des activités régulières ou pour des coups de main ponctuels (Barthez 1982). Dans le cadre de l’activité touristique en revanche, c’est la participation (gratuite) du mari qui est demandée par l’épouse responsable le plus souvent de l’activité. Au sein de l’exploitation, tous les individus sont donc vulnérables aux demandes d’aide des uns et des autres. La définition de la situation dans laquelle est engagé un individu peut être brisée par une demande d’aide de la part d’un autre membre du groupe. Il y a dans cette vulnérabilité des situations, tout d’abord un manque de légitimité par rapport à d’autres situations jugées plus importantes. L’accueil est une de ces situations importantes puisqu’il est une activité marchande et qu’il oblige les agriculteurs (surtout les femmes) à une présence permanente avec les touristes.

43Quelles sont les implications de l’activité d’accueil pour ses acteurs ? Nous nous centrerons sur la participation des seconds rôles aux deux espaces de travail : la scène agricole et la scène de l’accueil touristique.

La résistance à la disponibilité et la recomposition du travail agricole

44Par sa dimension marchande et collective, l’accueil est un argument qui permet à l’épouse de refuser les risques que l’activité agricole fait constamment peser sur le spectacle. Mme Vallée évoque les fortes tensions conjugales provoquées par les nouvelles priorités que suppose l’accueil, la remise en question de certaines habitudes :

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On apprend à dire non. Ce n’est pas facile. […] C’est vrai que c’est un homme qui a des principes, qui avait une règle de vie. Et c’est vrai que d’un seul coup quelqu’un qui lui dit :
« — Non, je suis désolée, ça ne se passera pas comme ça. Je ne peux pas le faire comme ça. Donc je pense qu’il va falloir dialoguer, et puis faire que les choses se passent autrement.
— Mais non, j’ai décidé que ça sera comme ça ! ».
Et vous insistez en disant :
« — Mais non non. Je suis désolée, [rire], il faut que tu entendes ce que je suis en train de te dire : je ne peux pas. Donc il va falloir que tu fasses autrement parce que moi je n’ai pas la possibilité ».
Et pour lui, au départ c’était :
« — De toute façon tu la trouveras la possibilité ! »
Donc maintenant c’est :
« — Non. Je ne trouverai pas forcément cette possibilité, il va falloir qu’on trouve un accord ».

46La fonction de gestionnaire des aléas ne peut plus être remplie par l’épouse lors de l’accueil touristique. La nécessité d’être disponible pour les touristes empêche de l’être pour l’activité agricole et les demandes du mari. La division du travail sur l’exploitation se modifie : l’accueil fonctionne donc ici aussi comme une barrière protectrice face aux demandes impromptues du mari.

47Mme Mingaud — aide familiale dans une exploitation de soixante hectares en polyculture et lait — s’organise quant à elle pour ne plus intervenir sur l’exploitation et se consacre complètement à son rôle d’accueillante :

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De toute façon, le matin, je ne commence jamais la traite, c’est toujours mon mari qui commence la traite… moi, quand j’y vais il y a les… les six dernières, puisque nous avons une installation de deux fois trois, je branche les deux dernières rangées et je fais mon lavage. Et mes volailles. Mais… quand j’ai des touristes, je ne peux pas. Ou alors il faut que mon mari commence plus tôt, pour que moi je sois libérée pour le petit déjeuner. Donc, je n’y vais pas… je n’y vais pas le soir non plus. Si j’ai tables d’hôtes, je n’y vais pas. Je finis de préparer mon repas, il faut que mon couvert soit mis, il faut quand même que ce soit… il faut que je me détende aussi, parce que si je sors de la salle de traite en courant parce que je vais être en retard pour le dîner, moi je ne suis pas bien ! Ce n’est pas ça ! Je ne peux pas ! Moi je ne peux pas !

49La capacité de définir ce qui doit être fait pour le service permet aussi de définir a contrario ce qu’il est possible de faire sur l’exploitation. L’accueil marchand permet de se donner un rôle cohérent et suffisamment légitime pour s’opposer aux demandes impromptues ou régulières du chef d’exploitation. La division du travail agricole habituelle peut alors être mise entre parenthèses pendant la saison touristique.

50Du point de vue des bénéfices symboliques cette fois-ci, les épouses qui se consacrent à l’accueil délaissent une situation qui peut paraître peu gratifiante (reconnaissance uniquement de leur mari et coéquipier agricole) pour une activité où elles sont valorisées directement. On passe d’un mode de reconnaissance à un autre.

Les tensions conjugales autour de la participation du second rôle à l’accueil

51Plusieurs stratégies peuvent être repérées pour obtenir un engagement du conjoint comme coéquipier sur la scène touristique, même dans des tâches de coulisse peu valorisantes.

Le rappel à la solidarité d’équipe

52La situation du mari dans l’équipe de représentation est souvent inconfortable en raison de « l’inversion des positions » que génère l’accueil marchand. L’aide du mari peut alors être acquise par la création d’une situation d’urgence et le rappel à la solidarité d’équipe. Mme Brun (elle et son mari sont retraités agricoles) évoque l’aide que son mari lui apporte dans des situations qu’elle estime critiques.

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Alors ça… pour la cuisine il pèlera les pommes de terre. Si je suis pressée, je lui dis : « Bon ben écoute, il y a des pommes de terre à peler ! »

54Le ton pour montrer cette situation d’urgence à son mari est assez sec. Elle ne s’embarrasse pas de détours et de politesses, pour marquer la pression des événements.

55Dans ces circonstances jugées urgentes, les tensions peuvent se multiplier si le mari conserve une attitude distante à l’égard de l’accueil marchand. Il se fait donc parfois reprendre sur son manque d’engagement qui peut mettre en péril la représentation, comme l’explique M. Mingaud :

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Elle me pousse. Elle me secoue oui ! [rires]. C’est moi qui tire un peu en arrière. Parce que je ne sais pas, quoi, parce que c’est toujours du travail supplémentaire. Il faut que je prenne sur moi et des moments ça me pèse beaucoup. Il y a des moments où je voudrais souffler et je ne peux pas.

57Les demandes répétées de l’épouse pour forcer le mari à s’engager, les colères nécessaires pour imposer une définition de la situation comme urgente permettent de créer une pression sur le mari pour qu’il n’oublie pas son rôle de coéquipier, même s’il le considère comme un « travail supplémentaire », dont l’épouse récolte les plus beaux fruits. Ici c’est la « valorisation d’équipe » qui joue.

La culpabilisation

58Une autre attitude de l’épouse peut consister à culpabiliser le mari par rapport à sa participation à certaines tâches domestiques. Puisque certaines d’entre elles sont codées comme masculines (principalement les tâches de bricolage), la femme peut décider de commencer à effectuer ces tâches masculines qu’elle juge nécessaires, afin que son mari, alors pris en défaut, prenne le relais. C’est l’expérience vécue par M. Mingaud :

— Concrètement, la manière dont vous avez participé à cette transformation ?
— Je n’ai pas toujours été motivé. À un moment donné j’étais obligé d’y aller. Il n’y avait pas de problème. Pour faire les volets, ma femme ne pouvait pas le faire toute seule. Parce que les volets coûtaient trop chers. Elle a été chercher carrément le bois. Elle m’a dit : « Maintenant on fait des volets ». J’ai été obligé de m’y mettre… Comme ça. Ça s’est fait comme ça. Pas contraint et forcé mais presque, quoi [sourire]. […] Mais je ne regrette pas. Maintenant cette année on a fait la façade, j’y allais de bon cœur. J’étais décidé. Parce que les Gîtes nous avaient mis en deux épis à condition que la façade soit refaite, mais il ne fallait pas attendre trop longtemps, parce qu’on n’a pas eu de contrôles mais, ça faisait deux ans. Bon elle est faite, on n’en parle plus. […] C’est moi là qui ai participé, elle pas beaucoup. Elle avait crépi un petit peu quand même, mais bon. Le travail extérieur pas trop quand même. Ce n’est pas trop le rôle de la femme.
L’engagement masculin dans l’activité répond moins à la notion de bon coéquipier (M. Mingaud se fait tirer l’oreille) qu’à la dimension sexuée qu’il prête aux services qui lui sont demandés et qui supposent un certain investissement de sa part. Le manque d’engagement du mari est plus difficilement justifiable quand il s’agit de tâches masculines que son épouse prend en charge. C’est son image masculine qu’il doit alors protéger des initiatives de l’épouse. Là encore la solidarité de l’équipe d’accueil, la reconnaissance du coéquipier par le protagoniste et responsable de l’activité, jouent à plein. Le mari doit accepter à certains moments un rôle d’auxiliaire de son épouse qui s’appuie sur une division sexuelle du travail assez classique.

Le partage des bénéfices

59Il existe enfin une dernière stratégie du responsable pour obtenir la participation effective du coéquipier au travail d’accueil. L’épouse peut veiller à faire participer son mari à l’activité, en l’associant aux bénéfices symboliques distribués directement par le public. Le mari peut en retirer sa part et peut prendre à certains moments le premier rôle. Cette stratégie pour laisser une place au mari doit cependant correspondre à une volonté de s’impliquer dans l’interaction avec les touristes.

Principalement les vacanciers ont le souci de connaître le métier que l’on fait, en tant qu’agriculteur ; de connaître tous ses problèmes, qui sont liés à cette pac, cette politique agricole qui date de 92. Ils veulent savoir pourquoi il y a eu des manifs, pourquoi il y a tant de problèmes, pourquoi il y a des jachères, pourquoi on parle de primes. Et ça ils veulent être éclairés. Ils veulent connaître le matériel, ils veulent connaître la façon de cultiver, et, parfois, mon mari les emmène se promener dans les champs, ou les emmène voir le matériel. Ça, ils aiment beaucoup ! Si vous voulez pour moi c’est une façon aussi de… de faire place à mon mari aussi, je veux dire que… d’accord, mon activité c’est mon activité, c’est vrai, mais il en fait partie. On est une exploitation agricole. Donc c’est une façon pour moi de me décharger en fin de journée aussi, un peu, de dire : « Bon ben après tout c’est ton volet, prends la suite ! »
Cette attitude permet aussi à l’épouse de déléguer une partie du travail d’accueil à son mari, de relâcher l’attention qu’elle porte aux touristes. Pour que le mari s’engage, il faut qu’il dispose de capitaux culturels suffisants pour valoriser son expérience. M. Vallée est habitué au contact avec le public. Responsable d’un grand syndicat national, il assiste à de nombreuses réunions professionnelles, et a un contact aisé avec les touristes. D’autres maris sont cependant moins bien armés.

Les attitudes du second rôle face aux demandes du conjoint

60Plusieurs attitudes sont utilisées par le second rôle ou les doublures conjugales pour faire face aux demandes de soutien de l’épouse et peuvent être utilisées successivement.

Prendre sur soi

61Le rôle de coéquipier qui défend les impressions produites par le couple, le réduit dans une certaine mesure au silence. M. Mingaud évoque les moments difficiles des débuts, dus à la pression psychologique relative au contact avec les touristes et à l’impossibilité d’exprimer ses difficultés :

Je suis peut-être un peu moins timide qu’au départ. Parce que je vous dis, quand j’ai dit oui à ma femme, je prenais sur moi. Parce que… ce n’est pas que je suis méfiant, mais je ne suis pas la personne qui va faire des grandes manières et… l’humain, l’humain c’est une chose… un individu, une personne qui ne se manipule pas comme ça.
La solidarité de l’équipe de représentation joue dans le sens du silence du coéquipier sur ses insatisfactions. Ici, en raison de son manque d’assurance face aux attentes supposées des touristes, le mari peut difficilement faire jouer une valorisation directe. Il s’ensuit un certain malaise qui se traduit finalement par un effort pour supporter seul et en silence la situation.

Faire la sourde oreille, temporiser, relativiser l’urgence

62Le refus de prendre des décisions peut renvoyer à une tendance plus générale qui est celle d’un rapport distant à l’accueil marchand. Le mari peut jouer son rôle de coéquipier en s’engageant peu dans l’interaction. Les appels à l’aide féminins ne sont entendus que distraitement par le mari. Selon son épouse, aide familiale, M. Drouin, exploitant d’un gaec laitier de trente-cinq hectares, se comporte ainsi. La situation peut donc se dégrader et le ton monter pour obtenir la solidarité du coéquipier :

Quand je lui commande quelque chose, ce n’est jamais fait : « Oh, mais attends, je vais te le faire tout à l’heure ! » Quand vous êtes parti à 11 heures et demi, à midi moins le quart hein, je lui ai dit : « Va me sortir les canards — j’ai quelques canards — Va me les sortir ! » Eh bien une heure après ! Il a toujours, toujours le temps de ne pas aller faire ce que je lui commande… alors ça me fiche en colère et puis ça barde. Il y va après. Mais ça barde. Quand j’ai bien rouspété, ça, c’est parti.
La mauvaise volonté masculine se lit dans cette résistance passive faite de promesses non tenues, de réalisations toujours retardées. Ces attitudes du mari visent à freiner la délégation d’un travail dont l’épouse est la responsable, à modérer son implication tout en faisant semblant d’être d’accord sur le principe. Ce faisant le mari montre qu’il n’a pas besoin de la reconnaissance féminine. Peu importent les gratifications reçues de son coéquipier, la valorisation directe, institutionnelle, en tant que professionnel du lait lui suffit.

Freiner la production et se protéger

63Mme Baricot essaie également de se protéger contre les nécessités du service et les demandes d’aides de son mari, responsable de l’accueil, car elle estime que sa bonne volonté n’est pas suffisamment valorisée par son coéquipier :

64

Je relâche un peu ma participation pour qu’il s’aperçoive de ce que je fais. Je me dis : « Si je ne le fais pas il va être obligé de le faire » […]. Si j’arrive et qu’il y a du linge à plier, c’est pareil. Je me dis : « Eh bien je fais mon travail », comme si je n’avais pas les chambres d’hôtes et si après, au lieu de m’asseoir, je ferai le linge par exemple. Mais bon je prépare mon repas, je m’occupe des petits, je fais tout et… Alors que souvent, je n’aime pas avoir du linge, d’ailleurs là, il n’a pas été plié [rires], je n’aime pas voir ça donc je le fais. Mais quand il abuse, s’il me dit qu’il n’y a pas beaucoup de travail, je me dis, bon allez, il exagère un peu, donc je vais le laisser quoi.

65Cantonnée aux tâches de coulisse, peu visibles aux yeux du public, Mme Baricot souhaite une meilleure reconnaissance de son aide par son mari. Pour qu’il prenne conscience du poids de sa participation, elle la freine en privilégiant son travail domestique. Elle relativise fortement l’urgence généralement associée aux tâches liées aux touristes. L’absence de gratification pour l’épouse-doublure peut ainsi conduire à ce qu’elle se désinvestisse de l’accueil.

66Le conjoint ne veut pas assumer de manière permanente un rôle de doublure car il signifie une dépendance forte à l’égard du responsable de l’activité. Le moyen le plus courant pour lutter contre ces demandes est de faire valoir la responsabilité d’une autre activité. L’épouse, nous l’avons déjà vu, réduit sa participation aux activités agricoles pour s’occuper de l’accueil. Il en est de même pour le mari second rôle :

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Mais ma femme sait que je ne laisserai pas la ferme pour recevoir des gens… Si vous voulez, pour les recevoir, oui je vais le faire, je vais les recevoir cinq minutes, mais si j’ai quelque chose de mon travail dont dépend mon revenu de l’année, on est obligé de le faire passer avant.
(M. Vallée)

68La participation réduite du mari est d’autant mieux assumée qu’il en maîtrise les contours, définissant lui-même quand sa participation est possible, et quand elle ne l’est pas. L’activité agricole sert de protection au mari par rapport aux imprévus de l’activité d’accueil marchand. Ce faisant, il peut mieux faire sentir à son conjoint le prix de sa participation occasionnelle.

69* * *

70La distribution des rôles et des tâches au sein du couple renvoie donc, en définitive, à la fois à la division sexuelle du travail et à la manière dont les bénéfices symboliques tirés de l’activité sont distribués. Ces gratifications sont de deux ordres : des gratifications données par le public et des gratifications données par le partenaire. Si l’accueil marchand ne confère pas de statut professionnel individuel lié au tourisme et encore moins de protection sociale associée à cette activité, en revanche, il permet généralement aux épouses sans statut professionnel individuel au sein de l’exploitation d’avoir une activité personnelle gratifiante grâce au regard du public qui s’ajoute à celui du seul partenaire. Cette activité permet aussi de lutter contre la vulnérabilité et l’émiettement de son travail au sein de l’exploitation agricole, c’est-à-dire contre son invisibilité. Enfin, elle permet souvent de donner à l’épouse une certaine autonomie en matière économique dans la mesure où les revenus, qu’ils transitent ou non par le compte de l’exploitation, sont généralement identifiés comme venant du travail d’accueil. Les femmes recherchent moins dans cette activité une égalité professionnelle avec le mari qu’une certaine marge d’autonomie sur l’exploitation et dans le ménage, ainsi qu’une reconnaissance de leur travail et de leurs compétences. Elles desserrent les liens de dépendance qui les lient à leur mari.

71Pour le mari (ou le second rôle), l’accueil peut être aussi une source de valorisation qui peut venir compenser une relative dévalorisation du côté professionnel, mais il est aussi source de perturbation dans la mesure où l’épouse est moins disponible sur l’exploitation et où il faut qu’il se rende lui-même plus disponible sur la scène de l’accueil ou sur la scène domestique. Il peut également faire fi de la reconnaissance des touristes comme du partenaire en étant absent de la scène de l’accueil et en se concentrant sur les bénéfices tirés de l’exploitation. Hormis le cas où le mari est le responsable de l’accueil marchand, cette activité n’aide pas directement au développement de l’exploitation agricole. L’investissement du mari y est modéré mais pourtant réel.

72La métaphore théâtrale de Goffman insiste sur la solidarité de l’équipe de représentation face au public. Mais la constitution même de cette équipe, la distribution des rôles en son sein, son lien avec d’autres scènes (celle du travail agricole, celle de la vie familiale) et la répartition des bénéfices symboliques entre les acteurs, laissent voir des enjeux de pouvoir importants au sein du couple en milieu agricole. La participation des femmes et des hommes aux différentes activités de la vie quotidienne dépend ainsi fortement de la manière dont chacun valorise la reconnaissance de son travail à la fois par le coéquipier et par un public extérieur à l’équipe conjugale.

Bibliographie

Références

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  • Bertaux-Wiame Isabelle (1982). « L’installation dans la boulangerie artisanale ». Sociologie du travail, n° 1.
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  • Weber Florence (1998). L’honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du xxe siècle. Paris, Belin « Socio-histoires ».

Notes

  • [1]
    Le rôle des acteurs mineurs sur la scène d’accueil ne sera pas négligé : le mari peut participer de bien des manières et à titre gratuit à l’activité professionnelle de son épouse (Singly (de) 1996).
  • [2]
    Dans certaines exploitations cependant, notamment celles où l’épouse a une activité professionnelle indépendante et extérieure à l’exploitation, les maris sont les responsables de l’accueil et sont parfois amenés à endosser le premier rôle.
  • [3]
    La sociologie des registres à partir desquels les acteurs non protagonistes construisent leurs rôles sociaux (Chaland, Singly (de) 2002) est tout à fait complémentaire de l’analyse des bénéfices symboliques tirés de ces rôles.
  • [4]
    Dans l’enquête, en chambres d’hôtes, il s’agit souvent de jeunes filles en maisons familiales rurales, engagées pour venir quelques heures tous les matins pendant l’été et non pas de salariées engagées à temps plein ou en contrat à durée indéterminée. Les aides salariées sont généralement cantonnées à des tâches de coulisse en raison de l’interdiction de la délégation du travail de représentation.
  • [5]
    Le gaec (Groupement agricole d’exploitation en commun) est l’une des formes juridiques des sociétés en agriculture. Ici le gaec Baricot est une société entre deux frères.
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