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Article de revue

La fabrique moléculaire du genre : hormones sexuelles, industrie et médecine avant la pilule

Pages 57 à 80

Notes

  • [1]
    Voir son article « Le sexe des hormones » dans ce numéro.
  • [2]
    Gaudillière, « Adolf Butenandt and Schering AG : Making Sex Steroids into Drugs », à paraître.
  • [3]
    Butenandt (1937) ; KWG-Archiv, III/84, Vorträge 1933-37.
  • [4]
    Adolf Butenandt, « Chemische Untersuchungen zur Physiologischen Spezifität in der Gruppe der Keimdrüsenhormone ». KWG-Archiv, III/84, Vorträge 1933-37, p.12.
  • [5]
    Butenandt, op.cit., p. 19.
  • [6]
    Bundes-Archiv Berlin, R 8/VIII, Reichstelle Chemie, 330, Organpräparate.
  • [7]
    Schering AG, Progynon und Proluton, Reine Ovarialhormonpräparat. Brochure non datée, sans doute 1940.
  • [8]
    Gesetzentwurfe über den Verkehr mit Mitteln zur Verhinderung von Geburten, zur Schwangerschaftunterbrechung und Unfruchtbarmachung, 1940-41, Reichgesundheitsamt, BAB, R18.
  • [9]
    Schering-Archiv, Notiz des Vorstandsekretariats, 9 Oktober 1945.

1Une façon d’introduire la notion de genre consiste à parler de construction sociale ou culturelle du féminin et du masculin pour distinguer celle-ci de la nature biologique des corps. Comme on le dit souvent : le genre est le sexe social. L’opposition entre genre et sexe a des avantages évidents lorsqu’il s’agit de préciser tout ce que les identités doivent à l’histoire. Elle a toutefois un inconvénient, qui est de faire l’impasse sur le fait que les identités de genre ont été au cœur des processus matériels, cognitifs et sociaux qui ont « fait » les savoirs du sexe. Comme l’a si bien rappelé Thomas Laqueur, l’anatomie n’a pas toujours été duale et pendant longtemps les deux genres n’ont eu qu’un sexe, plus ou moins fort (Laqueur 1992).

2Rien n’éclaire mieux cette intrication du social et du biologique que les transformations qui ont amené à compléter la définition anatomique des sexes par d’autres attributs biologiques dont les plus importants sont le sexe génétique et le sexe hormonal. Cette reconfiguration n’a pas seulement ajouté de nouveaux niveaux d’appréhension des organismes. Elle les a aussi organisés en une hiérarchie du naturel, encore dominante aujourd’hui, et qui veut que les gènes contrôlent les cellules, qui déterminent la physiologie, qui détermine l’anatomie. La découverte des hormones sexuelles a joué un rôle essentiel dans ce processus. Elle a rendu possible un ensemble de pratiques expérimentales qui ont amené à voir dans les attributs du féminin et du masculin le résultat des interactions entre les différentes molécules qui contrôlent la reproduction et les caractères sexuels.

3Le XXe siècle a été la grande époque de cette fabrique moléculaire du sexe et du genre. La mise à disposition des praticiens — des hommes et des femmes — d’extraits préparés à partir des glandes sexuelles, a, dès avant la première guerre mondiale, ouvert la voie à l’expérimentation. Les pratiques de manipulation biologique des corps sont toutefois restées d’ampleur modeste jusqu’à ce que, dans les années trente, biochimistes et ingénieurs de l’industrie pharmaceutique transforment les préparations organiques en molécules pures, pour partie synthétisées à l’usine. Cette production élargie de stéroïdes sexuels a favorisé le processus de médicalisation et de contrôle des pratiques reproductives, et du même coup modifié la perception du féminin et du masculin. L’histoire de la fabrique moléculaire du genre est donc celle d’une reconfiguration des identités corporelles qui précède de plusieurs dizaines d’années l’invention de la pilule et qui a pour substrat une conjonction de sciences, d’industrie et de pratiques médicales.

4Les redéfinitions de l’entre-deux-guerres ne sont pas passées inaperçues des historiens et sociologues (Clarke 1998). Nelly Oudshoorn a, par exemple, analysé en détail la façon dont les chercheurs des universités hollandaises et la firme Organon ont participé à l’identification et à la sexualisation des hormones stéroïdes (Oudshoorn 1994). L’objectif de l’article qui suit est de revenir sur les dynamiques de cette molécularisation du féminin et du masculin en partant de la configuration allemande. L’intérêt de cette dernière est qu’elle a mis aux prises une recherche biomédicale de haut niveau, une industrie pharmaceutique puissante, et la biopolitique du régime nazi. De ce fait, l’histoire allemande des stéroïdes sexuels est à la fois particulièrement riche et problématique. Elle offre un terrain privilégié pour discuter la construction scientifique du genre.

Les stéroïdes sexuels : une création bio-industrielle

5Les hormones sexuelles sont apparues à la périphérie des mondes de la médecine, à la croisée du laboratoire et de la fabrique. Comme Christiane Sinding l’a montré, les recherches physiologiques de la fin du XIXe siècle sont à l’origine de cette idée selon laquelle certains organes impliqués dans la reproduction agiraient sur le reste du corps par le biais de substances chimiques [1]. Circulant entre les glandes endocrines et les tissus qui sont leurs cibles, les hormones sexuelles ont été mises en relation aussi bien avec la maturation des cellules reproductrices qu’avec l’apparition des caractères sexuels secondaires.

6La première biologie de la reproduction était cependant assez loin de ce que l’imagerie d’un Claude Bernard, opérant lapins et chiens devant une demi-douzaine d’élèves dans cette pure arène académique qu’était le Collège de France, pourrait laisser imaginer. La physiologie des glandes était en prise directe sur le travail de préparation d’extraits à valeur commerciale. Que ce soit en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, le tournant du siècle a vu la mise en vente de dizaines de spécialités à usage thérapeutique (Borell 1985 ; Oudshoorn 1994). Celles-ci consistaient en préparations d’organes obtenus à partir des tissus d’abattoirs, broyés, séchés, et parfois lyophilisés. Des extraits de foie à ceux d’ovaires en passant par les poudres de pancréas, l’organothérapie était alors une pratique globale, une question de savoir-faire dans l’extraction et l’emballage. Pour les petites firmes impliquées dans cette production, les toniques sexuels (comme on parlait des vins toniques) étaient un bon produit d’appel (Ruffat 1996). Ovaires et testicules étaient toutefois d’accès difficile et de nature extrêmement variable quant à leurs teneurs en hormones. Les préparations d’organes étaient par conséquent disponibles en quantités restreintes et dotées d’effets parfois inattendus. Écho de la division traditionnelle des corps biologiques plutôt qu’outil de recomposition des identités, l’organothérapie sexuelle eut en conséquence un impact limité tant sur les pratiques médicales que sur l’équation liant le genre au sexe biologique.

7Les choses commencèrent à changer dans les années vingt, avec l’implication croissante des grandes entreprises de la chimie et l’apparition d’un nouveau type de biologiste. Travaillant à une autre échelle, les biochimistes abordaient les hormones moins pour explorer les interactions entre organes que pour analyser les compositions des tissus producteurs. Leur horizon était la purification de principes moléculaires dont on pourrait décrire la structure chimique et avec lesquels on pourrait reproduire la totalité des effets attribués aux hormones. En Allemagne, où la pharmacie d’officine a moins longtemps résisté à la concurrence de la grande industrie chimique, le marché des extraits d’organes fut ainsi, dès les années vingt, dominé par les grandes compagnies de ce secteur : IG Farben (Bayer), Boehringer, Merck-Darmstadt, Schering. Cette dernière est la plus intéressante à suivre à cause du rôle qu’ont joué ses chercheurs dans l’isolement et la caractérisation des principaux stéroïdes sexuels : estrogènes, progestérone, androstérone et testostérone (Gaudillière 2003).

8Entre 1925 et 1935, Schering remplaça les extraits de tissus par des spécialités supposées ne contenir que les stéroïdes tenus pour caractéristiques des sécrétions des ovaires, du corps jaune et des testicules. Les marques déposées Progynon, Proluton, Proviron et Testoviron devinrent ainsi respectivement synonymes d’estrogènes, de progestérone, d’androstérone et de testostérone. Les sources d’approvisionnement changèrent aussi. Même si la manipulation et le découpage des ovaires de truies — une opération délicate nécessitant un doigté typiquement féminin — persistèrent jusque dans l’après-guerre, une bonne partie de ces produits étaient désormais préparés par le traitement chimique de quantités massives d’urine de jument et d’urine humaine. La petite histoire veut ainsi que l’isolement d’un des premiers stéroïdes « mâles », l’androstérone, ait eu pour point de départ le traitement de plusieurs centaines de milliers de litres d’urine collectés par la firme dans les commissariats de Berlin. L’introduction de ces spécialités purifiées aurait été impossible sans la constitution d’un dispositif de recherche original, organisé par les industriels et susceptible de donner les moyens de la purification moléculaire.

9La place prise par Schering dans l’histoire des stéroïdes sexuels s’explique dans une large mesure par l’association entre les pharmacologues travaillant directement pour la compagnie et les biologistes d’une institution académique, le Kaiser Wilhelm Institut für Biochemie, dirigé, après « l’aryanisation » du milieu des années trente, par le biochimiste Adolf Butenandt (Karlson 1990 ; Kaufmann D. 2000). Initiée au milieu des années vingt alors que ce dernier n’était encore qu’un jeune chercheur, cette collaboration dura deux décennies [2]. Les relations entre spécialistes des molécules biologiques et professionnels de l’ingénierie et de la chimie organique relevaient d’un système complexe d’échanges. Ceux-ci montrent à quel point la découverte des stéroïdes sexuels fut, avant la lettre, une affaire de biotechnologie.

10De leur côté, les chimistes et administrateurs de Schering recevaient des molécules purifiées, des indications sur leur structure, et surtout des protocoles de préparation éventuellement brevetables. Plus rarement, la circulation concernait des demandes de conseils sur telle ou telle direction de recherche. Butenandt fut de plus à plusieurs reprises appelé à témoigner que les produits de Schering n’étaient pas cancérigènes. Dans ce système, l’institut de Dahlem profitait de l’argent de quelques contrats de recherche. Financièrement, le plus important était toutefois que Butenandt et ses collègues bénéficiaient d’une participation aux ventes réalisées grâce à l’exploitation des brevets « Schering » concernant les techniques de purification des estrogènes, de la progestérone puis des androgènes que l’institut avait aidé à mettre au point. Parallèlement à ces fonds, la firme envoyait aux biochimistes des composés synthétisés dans son laboratoire de recherche, des informations sur les demandes de brevets, ainsi que de multiples indications concernant les techniques de synthèse et d’isolement des stéroïdes commerciaux. Cet ensemble de données et de savoir-faire était considéré avec le plus grand intérêt par les biologistes de Dahlem. Raisonnant en termes de structures moléculaires plutôt que de fonctions biologiques et d’effets cellulaires des hormones, ceux-ci pensaient en effet que les voies de synthèse naturelle des stéroïdes devaient être proches, si ce n’est identiques, à ce qu’il était possible de faire au laboratoire, qu’il soit universitaire ou industriel. L’économie naturelle des hormones et son économie industrielle étaient, pour les participants de ce réseau bio-industriel, une seule et même chose.

11Exemplaire de l’ancienneté des pratiques de valorisation des connaissances et de commercialisation du vivant, la collaboration entre Schering et l’institut de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft fut non seulement à l’origine des formes purifiées des trois principaux stéroïdes sexuels, mais aussi d’un grand nombre de molécules dérivées que les chimistes obtinrent par addition ou soustraction de petits radicaux sur le socle fourni par la progestérone ou la testostérone. La palette d’expérimentations réalisées au laboratoire et en usine-pilote permit à Schering de disposer, dès 1937, de protocoles permettant d’aller vers une synthèse partielle des stéroïdes sexuels à partir du cholestérol, un produit a priori beaucoup plus abondant et plus aisé à manipuler que les glandes ou l’urine. Un saut radical dans l’échelle de la production devenait possible.

12En quoi cette alliance du biologique et de l’industriel changea-t-elle le statut des hormones ? Le travail des chercheurs de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft avait pour principal enjeu l’élucidation des structures des substances contenues dans les extraits biologiques et dotées (par les pharmacologues de Schering) de propriétés « mâles » ou « femelles ». En termes opérationnels, ce jugement reposait sur des tests biologiques développés à la frontière entre étude physiologique et contrôle de qualité (Oudshoorn 1994). Ces tests reposaient tous sur le choix d’un phénomène biologique considéré comme exemplaire de la différenciation en un sexe ou l’autre. Un des tests d’activité « mâle » consistait, par exemple, en la mesure de la croissance de la crête chez des poulets castrés avant et après injection de préparation hormonale. Dans le cas d’une activité « femelle », on suivait comment les inoculations influaient sur la différenciation des cellules utérines de lapine. La culture industrielle de standardisation joua un rôle important dans la sélection et la stabilisation des protocoles définissant les conditions dans lesquelles chacun de ces essais devait être conduit, et donc dans la définition de ce qu’était une substance caractérisée comme une hormone mâle ou une hormone femelle (Butenandt 1931).

13La « molécularisation » des extraits d’organes sexuels signifiait en premier lieu ramener les effets plus ou moins variables de ces entités à la présence d’une seule catégorie de molécules biologiques. L’opération était loin d’être facile. Elle réussit toutefois. Du moins lorsqu’on la juge à l’aune des essais biologiques standards. Moléculariser la différenciation sexuelle ouvrait aussi la voie à la fabrication, par un petit nombre d’étapes chimiques, de dizaines de molécules dérivées des stéroïdes naturels, susceptibles d’être plus ou moins actives que les composés tirés des organes. De la fin des années vingt à la seconde guerre mondiale, ce sont ces composés, à la fois naturels et synthétiques, industriels et intermédiaires du métabolisme cellulaire, qui furent à l’origine d’une période d’incertitude durant laquelle la théorie glandulaire des sexes et sa dualité fondamentale furent mises à mal par la biochimie.

14La transformation des stéroïdes en produits chimiques industriels changea l’échelle de leur utilisation. Non que Schering et les autres firmes n’aient pas produit des quantités significatives d’hormones avant les années trente. Mais le marché restait limité par la rareté des matières premières, la variabilité des teneurs et les incertitudes de la préparation. Les protocoles de synthèse partielle furent donc considérés comme un moyen privilégié pour augmenter les quantités, homogénéiser les lots et diversifier les sources d’approvisionnement. Logique industrielle et logique médicale étaient liées, au sens où l’augmentation des quantités offertes poussait à élargir les usages, tandis que la demande croissante tirait la production.

15La transformation des hormones sexuelles en molécules intervint, en Europe comme aux États-Unis, durant la période 1930-1945. Pour en évaluer l’impact sur la constitution des identités de genre, la suite de cet article en aborde trois aspects différents : les discussions de l’idée de continuum des sexes biologiques, la médicalisation de la stérilité féminine et de la ménopause, et les usages de la testostérone.

Le continuum biochimique et ses limites : que faire des hormones bisexuelles ?

16Dominante durant tout le début du XXe siècle, la conception bipolaire des hormones sexuelles reposait sur la mise en équation de chaque sécrétion interne avec les ovaires ou les testicules. Conformément à la dualité anatomique, le paradigme hormonal impliquait l’existence de deux groupes de substances aux propriétés opposées, respectivement élaborées par les glandes reproductrices mâles et femelles (Hausman 1995). Cette mise en ordre n’était pas qu’une pratique discursive, elle reposait sur un ensemble d’opérations matérielles dont la plus importante était certainement le recours aux tests biologiques d’activité. C’est sans doute à cette inscription dans les dispositifs d’essais qu’il faut attribuer le fait que des résultats biochimiques ésotériques aient pu, pendant un temps, fragiliser la définition biologique des genres, laissant même brièvement entrevoir la possibilité d’un « troisième sexe » ou plus précisément l’idée d’un continuum biologique faisant des organismes supérieurs des hermaphrodites potentiels. Cependant, parce que le genre est aussi affaire de pratiques, médicales en particulier, cette parenthèse des hormones « bisexuelles » fut rapidement refermée. Malgré sa brève existence, elle a l’intérêt de révéler la multiplicité d’interprétations qu’autorisent les travaux des biologistes.

17Comme on l’a souligné plus haut, les années trente ont vu, au sein du réseau de recherche Schering comme dans de nombreux laboratoires de biochimie, une multiplication rapide du nombre de stéroïdes connus. Forts de leur confiance dans l’unité structurale de la nature et de leur compétence en matière de chimie organique, les biochimistes, en particulier ceux de la sphère culturelle allemande, étaient persuadés que toute molécule fabriquée au laboratoire par légère modification des stéroïdes naturels pouvait avoir une signification physiologique (Karlson 1990) [3]. Concrètement, le travail du chimiste consistait alors à imaginer des voies possibles pour la synthèse naturelle des estrogènes, de la progestérone ou des androgènes. Il s’agissait, à partir de là, de fabriquer certains des intermédiaires correspondants à ces étapes postulées, de tester les effets de ces composés dans les essais biologiques standards pour les comparer avec ceux des hormones naturelles, et pour finir de rechercher la présence de ces molécules artificielles dans les tissus animaux et humains. La mise en œuvre de ce programme multiplia les molécules — si ce n’est les hormones — à activité mâle ou femelle. La chasse aux nouveaux stéroïdes brouilla aussi les frontières entre sexes biologiques, et ce de deux façons différentes.

18La première a pour point de départ la reconnaissance de la présence, chez des organismes non pathologiques et anatomiquement mâles, d’estrogènes et de progestérone ainsi que, inversement, celle d’hormones mâles dans les sécrétions biologiques de corps tenus pour biologiquement femelles. Un bon exemple des difficultés créées par ces résultats fut la découverte de quantités importantes d’estrogènes à la fois dans les testicules et dans les urines de chevaux mâles. Le physiologiste Bernhard Zondek évoquait à ce propos le fait que si l’ordre des découvertes avait été inverse, si l’on avait pour la première fois isolé ces composés à partir de l’urine d’étalons plutôt que dans des extraits d’ovaires — une chronologie directement liée à l’exploitation commerciale de ces derniers —, on aurait certainement étiqueté les estrogènes comme hormones mâles (Zondek 1941). Zondek n’en déduisait pas que les estrogènes auraient alors eu les mêmes effets que la testostérone, mais simplement qu’il y avait une part d’arbitraire dans nos dénominations.

19La seconde source d’interrogations tenait au chevauchement des effets de ces composés. Disposant de quantités accrues, les chercheurs multiplièrent les investigations sur l’action des estrogènes, de la progestérone, de la testostérone et des molécules dans leurs systèmes d’essai. Les premières hormones se virent ainsi dotées d’effets « mâles » tandis que les dernières y gagnèrent des effets « féminins » (Lillie 1939).

20Durant la seconde moitié des années trente, les chercheurs tentèrent de sauver la bipolarité moléculaire des sexes en introduisant, en amont de la production des stéroïdes typiquement mâles et femelles, un vaste ensemble de métabolites et de précurseurs révélateurs d’un gradient de différenciation, par lequel on passait de composés typiquement non sexués comme le cholestérol aux formes finales dotées d’une action spécifique. À la place du modèle bipolaire des deux physiologies et des deux univers chimiques distincts, il fallait adopter l’idée selon laquelle la séparation moléculaire des sexes était un problème d’équilibre entre de nombreux composés relevant d’une seule mécanique réactionnelle, d’un métabolisme unique des stéroïdes. Au lieu de parler d’hormones simplement mâles — respectivement femelles — on commença à parler d’hormones sexuelles mâles — ou femelles. La différence peut sembler minime, mais le qualificatif renvoyait à cette nouvelle unicité du métabolisme des stéroïdes.

21On pourrait a priori imaginer que ces résultats pouvaient conduire les chercheurs à discuter ou même à remettre en cause les spécificités attribuées aux essais biologiques (par exemple, le caractère intrinsèquement mâle de la croissance de la crête de poulet), ou encore — plus radicalement — la stricte polarité des fonctions reproductrices. La théorie des glandes et ses incarnations expérimentales résistèrent toutefois à l’épreuve. Quoique la différenciation sexuelle ait désormais été considérée comme un processus progressivement inscrit dans les structures anatomiques et faisant fond sur un métabolisme commun, elle n’en restait pas moins un système d’opposition binaire.

22Les tensions entre le continuum biochimique et la polarité des genres sont particulièrement illustrées par la discussion allemande sur les hormones « hermaphrodites ». Pendant près de dix ans, Butenandt et ses collaborateurs, convaincus que l’ensemble des hormones sexuelles étaient des dérivés du cholestérol, poursuivirent un programme d’exploration systématique des propriétés des stéroïdes présentant une structure comparable à ce dernier. Choisis pour être des précurseurs potentiels de la progestérone ou de la testostérone, ceux-ci étaient testés dans toute la palette des essais physiologiques disponibles. Illustration du brouillage des frontières, tous les intermédiaires androgènes se révélèrent ainsi présenter des effets progestatifs. Ceux-ci étaient plus ou moins prononcés. Butenandt entreprit d’ordonner ce foisonnement de molécules en liant structure moléculaire, place potentielle dans la chaîne des réactions cellulaires et variations du pouvoir « masculinisant » ou « féminisant ». L’un des premiers androgènes préparés au laboratoire, la déhydroandrostérone, était ainsi conçu comme le substrat métabolique conduisant aussi bien à la testostérone qu’à la progestérone. Butenandt le considérait comme ayant une structure à mi-chemin entre celle de l’androstérone et de celle des estrogènes, un composé intermédiaire entre les substances à activité mâle et à activité femelle [4]. Pour les chercheurs de l’institut de biochimie de Berlin, les substances à double activité n’étaient pas que des curiosités de laboratoire. Non seulement ils pensaient avoir la possibilité de produire des molécules présentant tous les degrés d’activité mâle, femelle ou bisexuelle, mais les modifications de structure à l’origine de ces effets devaient aussi jouer un rôle dans les organismes vivants [5].

23L’androstènediol, un de ces produits « bisexuels » synthétisés en laboratoire, avait des propriétés remarquables en ce qu’il était, chez le poulet, capable d’induire à la fois une croissance de la crête « mâle » et l’apparition d’un plumage « femelle ». Cette molécule, structurellement proche de la testostérone, se comportait de surcroît comme un bon progestatif. Intermédiaire de synthèse, l’androstènediol était aussi intermédiaire physiologique. Il devint l’exemple parfait de l’hormone « hermaphrodite », une zwitterhormone (Butenandt 1936). De telles substances étaient susceptibles de donner une explication chimique aux configurations sexuelles intermédiaires. On se mit donc à les chercher dans les urines de patients jugés peu virils ou souffrant d’intersexualité.

24De là à en faire la base d’un « troisième sexe » ou d’une bisexualité généralisée, il y avait toutefois un pas que personne ne franchit. Attribuées aux hommes insuffisamment virils et aux femmes trop masculines, les hormones « hermaphrodites » ne perdirent jamais leur ambiguïté. Normaux lorsqu’ils étaient des intermédiaires métaboliques invisibles, les composés conduisant à la fois à l’apparition de caractères mâles et de caractères femelles devenaient l’indice d’un fonctionnement pathologique lorsqu’ils étaient présents en quantité notable dans les tissus biologiques (Friedrich-Freksa, Butenandt 1942). Quoique visible, l’hermaphrodisme moléculaire restait une variation aux limites, la manifestation d’un fonctionnement amoindri des glandes, une anomalie éventuellement à corriger par l’administration d’autres hormones. Comme la majorité de ses confrères, Butenandt juxtaposa de cette façon le continuum biochimique et la polarité des sexes.

Moléculariser au féminin : du traitement de la stérilité à celui de la ménopause

25Conformément aux préceptes de la théorie glandulaire, le développement de l’organothérapie fut, au début du siècle, profondément marqué par l’opposition des genres. Les extraits d’ovaires furent d’abord utilisés dans le traitement des troubles de la menstruation et des stérilités, tandis que les extraits de testicules furent administrés pour contrôler l’impuissance. Avec l’industrialisation des préparations, la période suivant la première guerre mondiale vit un déplacement significatif des indications au profit de la prise en charge des maux « féminins ». Les recherches de Nelly Oudshoorn ont mis en rapport ce phénomène avec l’existence d’une spécialité médicale s’occupant exclusivement des femmes et du contrôle de la reproduction (Oudshoorn 1994 ; Hausman 1995). Gynécologues et obstétriciens étant ceux qui définissaient les essais thérapeutiques et les indications pertinentes, ce furent les stérilités féminines qui devinrent les principales cibles d’usage des stéroïdes sexuels. Pertinent au niveau de la littérature médicale et des pratiques de la clinique hospitalière, ce schéma rend moins bien compte des usages des hormones sexuelles reflétés par les sources administratives et industrielles.

26Ainsi, en Allemagne, les stéroïdes sont restés des préparations accessibles en dehors des prescriptions de spécialistes jusqu’à la seconde guerre mondiale [6]. Comme les vitamines et les extraits de plantes, les hormones étaient en vente libre chez les pharmaciens. Leur emploi était limité en premier lieu par le jeu entre les quantités disponibles sur le marché, les demandes des personnes et les pratiques de vente des propriétaires d’officine. La molécularisation de la médecine du genre renvoie donc aussi bien à des pratiques « d’en haut » (celles des professionnels de la reproduction) qu’à des pratiques « d’en bas » (celles des femmes et des hommes « consommateurs »). Les usages des estrogènes et de la progestérone correspondaient au moins autant aux indications privilégiées par les gynécologues et obstétriciens qu’à des utilisations considérées comme sauvages par les spécialistes. Parmi ces pratiques d’en bas, on trouvait les thérapies hormonales de la ménopause, aujourd’hui largement médicalisées et regardées avec précaution, si ce n’est suspicion, par de nombreuses femmes.

27Cette juxtaposition entre usages professionnels et usages profanes est aisément repérable dans les recherches, publications et publicités d’industriels comme Schering. Parallèlement à son réseau de biologistes et de chimistes, la firme gérait un ensemble de collaborations avec des cliniciens. Comparativement aux pratiques contemporaines de l’industrie pharmaceutique, celles-ci étaient d’ampleur modeste, impliquant une demi-douzaine de services de gynécologie bénéficiant d’apports de molécules, d’information et de fonds. À ceux-ci venaient s’ajouter quelques centaines de médecins recevant Medizinische Mitteilungen, le journal scientifique de la compagnie. Ce dispositif joua un rôle essentiel dans la définition des indications médicales des stéroïdes sexuels féminins.

28Lorsque furent mises sur le marché les préparations purifiées Progynon et Proluton, la firme privilégia les indications médicalement les plus légitimes. Les collaborations avec les Frauenklinik portèrent alors sur le traitement de stérilités attribuées à un défaut de fonctionnement des ovaires et sur les troubles du cycle sexuel. La première annonce « choc » fut, en 1933, celle du traitement d’une jeune patiente souffrant d’une absence complète de menstruation pour laquelle Carl Kaufmann et ses collègues de la clinique de gynécologie de l’hôpital de La Charité à Berlin avaient inventé un cycle artificiel, induit par injection de Progynon et Proluton (Kaufmann 1933). Basée sur les études des variations de concentrations en stéroïdes sanguins au cours du cycle menstruel, un type de recherches alors en plein essor, l’expérimentation associait quatorze jours de traitement aux estrogènes suivis de quatorze jours d’administration de progestérone. L’opération fut un succès au sens où, après quelques mois de ce régime, des règles apparurent. Par la suite, le protocole « Kaufmann » devint un standard, reproduit et commenté dans des dizaines d’articles et de manuels discutant la prise en charge médicale des femmes suspectes de stérilité « ovarienne » (Kaufmann C. 1935 ; Stoeckel 1947 ; Martius 1946). Non seulement le cycle physiologique féminin fut redéfini à partir des courbes de changement des relations de concentration des stéroïdes sanguins, mais la médecine de la reproduction se convertit au médicament chimique.

29Le marché potentiel était toutefois beaucoup plus large que celui des stérilités. En 1935, réfléchissant aux indications possibles des estrogènes, les chercheurs de Schering dressaient une liste incluant non seulement le traitement de désordres « de la fonction sexuelle » (c’est-à-dire l’ensemble des anomalies du cycle prises comme indices de l’incapacité reproductive), des pathologies « polyhormonales » (impliquant les stéroïdes sexuels et d’autres hormones comme celles de la thyroïde), mais aussi des indications dites générales. Celles-ci comprenaient des maladies de la croissance, de la peau, les rhumatismes, l’athérosclérose, certaines anémies, et les troubles de la ménopause.

30Ce sont ces derniers qui firent l’objet des investissements de recherche les plus significatifs. Durant la seconde moitié des années trente, les contributions publiées par les associés de Schering plaidèrent pour la mise en œuvre de thérapies hormonales du vieillissement [7]. Identifiant la ménopause à une phase particulièrement problématique de la vie biologique des femmes, Carl Kaufmann mettait ainsi en rapport la réduction de la sécrétion de stéroïdes (due à l’arrêt des fonctions ovariennes) et l’apparition de symptômes incluant les troubles de la circulation, les maux de tête, les douleurs articulaires, les bouffées de chaleur, les troubles de l’humeur et la dépression. Pour les soulager, l’administration de Progynon n’était pas la seule solution, mais elle pouvait s’avérer d’un grand secours (Kaufmann C. 1938).

31Multipliant les essais, les conseillers médicaux de Schering devinrent de fervents partisans de ce que les cliniciens commencèrent à appeler des « thérapies hormonales de remplacement ». Carl Kaufmann, par exemple, jugeait cette forme d’intervention particulièrement recommandée car elle pouvait être considérée comme « causale », c’est-à-dire fondée sur la connaissance des mécanismes moléculaires de la ménopause. Le fait que la relation entre arrêt des menstruations, changements hormonaux et symptômes resta tout aussi mystérieuse que le mécanisme d’action des stéroïdes/médicaments ne changeait rien à un raisonnement qui était avant tout pragmatique.

32Cette extension des indications officialisa certains des usages profanes des stéroïdes. Elle faisait aussi l’affaire de l’industrie. Mais elle était loin de recevoir l’assentiment de tous les professionnels. L’élite des gynécologues était plus que réservée. Leurs inquiétudes rencontrèrent un large écho lorsque l’administration sanitaire nazie s’engagea, au début de la guerre, dans la préparation de nouvelles lois natalistes destinées à renforcer la répression contre l’avortement et la contraception. Se saisissant de cette opportunité, la Société de gynécologie et les médecins de la reproduction arguèrent alors du possible usage des estrogènes comme substance abortive, et demandèrent un strict contrôle du marché [8]. En 1941, les hormones sexuelles devinrent des médicaments à prescription obligatoire. Facilité par une économie de guerre dans laquelle la production pharmaceutique était strictement contrôlée, cet encadrement n’empêcha pas le conflit entre usages recommandés par l’administration de santé et usages « sauvages » de persister.

33En dépit de la complexité du métabolisme des hormones, la mise à disposition des stéroïdes industriels a, en fin de compte, considérablement renforcé l’équation liant les fonctions reproductives à la définition du féminin. Deux processus différents ont pesé dans cette direction. D’une part, les usages des estrogènes et de la progestérone ont été orientés dans le sens du traitement des stérilités et d’une politique nataliste alors dominante dans tous les pays d’Europe, mais particulièrement prononcée en Allemagne. D’autre part, si la médicalisation de la ménopause a officialisé des pratiques initiées par les femmes et le tout-venant des praticiens, elle en a aussi renforcé la dimension pathologique. Ce qui n’était qu’une phase, parfois difficile mais normale, de la vie d’une femme, est devenue une perte de fonction biochimique ayant pour conséquence un effacement de l’identité hormonale fondamentale. Redéfinie à partir des stéroïdes, la ménopause devint à la limite comparable à ces anomalies moléculaires considérées comme responsables d’une masculinité trop prononcée. À cette différence près qu’il s’agissait potentiellement d’un vaste champ de pratiques, exemplaire du fait que la théorie « moléculaire » du genre n’était pas qu’une représentation ou une interprétation de la nature mais un système d’action susceptible de former le réel.

Moléculariser au masculin : traiter les défauts de puissance

34L’examen des publicités des années trente et quarante consacrées aux stéroïdes par Schering, Ciba-Geigy ou IG Farben réserve une seconde surprise, parallèlement à l’émergence précoce du traitement de la ménopause. Celle-ci tient à l’importance accordée aux usages de la testostérone et des hormones mâles. Les rares chiffres livrés par les archives industrielles suggèrent qu’il ne s’agit pas que d’un effet de marketing. Chez Schering, l’ordre de grandeur de la production de testostérone était, dans les années trente et quarante, le même que celui de la production d’estrogènes : une dizaine de kilos par an (Gaudillière 2003). De plus, si l’on s’en tient aux plaquettes d’information réservées aux médecins, la liste des indications justiciables d’un traitement par les stéroïdes mâles n’était pas moins large que celle des estrogènes. On y trouvait quelques syndromes spécifiques comme l’hermaphrodisme anatomique, mais surtout un ensemble de symptômes généraux incluant les phénomènes de fatigue chronique, de perte d’attention, de dépression, d’impuissance. Entre ces deux extrêmes, les producteurs recommandaient leur emploi contre l’équivalent masculin des troubles de la menstruation : les hommes identifiés comme stériles à cause de la quantité insuffisante ou de la mauvaise qualité de leur sperme.

35L’absence d’une spécialité médicale masculine jouant le même rôle que la gynécologie n’a donc pas empêché les usages des hormones mâles de constituer, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale et dans une partie importante de l’Europe continentale, un marché équivalent à celui des hormones femelles. On peut rapprocher cette situation du fait que la figure de l’homme stérile avait une visibilité particulière dans l’Allemagne des années vingt et trente (Vienne 2000). Les inquiétudes, suscitées aussi bien par la défaite de 1918 que par l’essor, durant la République de Weimar, de nouvelles pratiques sexuelles et sociales qui remettaient en cause les attributs traditionnels de la masculinité et de la féminité, s’exprimèrent notamment par le biais d’un discours sur la perte de puissance des hommes, sur leur féminisation excessive et sur ses possibles causes biologiques. Le spectre de la dégénérescence biologique associé de longue date au discours eugéniste fut de la sorte rajeuni (Weindling 1989). Une des causes de la crise permanente que traversait le pays était, dans cette perspective, une maladie des glandes ayant pour origine l’affaiblissement des mécanismes de sélection garants du progrès évolutif : l’amollissement des comportements fut de la sorte traduit en crise hormonale. Non limitées aux spécialistes de « l’hygiène de la race », les considérations sur la perte de puissance masculine étaient relayées par une partie des médecins et psychologues revendiquant un regard plus scientifique sur les problèmes de la sexualité.

36Cette conjonction n’était pas qu’un phénomène d’écriture, la crainte du développement de l’impuissance masculine prit une signification pratique avec l’organisation d’une forme de dépistage centré sur l’examen microscopique du sperme. Initié dans les consultations pour stérilité qui étaient le plus souvent conduites par des gynécologues, celui-ci devint plus répandu dans les années trente. Deux tendances s’y développèrent. La première était interne à la profession médicale et tenait au fait que les spécialistes de la reproduction se mirent à préconiser de façon insistante un examen du partenaire masculin du couple avant de procéder à un traitement — hormonal ou autre — du conjoint féminin (Martius 1946). Cette systématisation eut des effets en chaîne : une fois que l’on se mit à chercher les stérilités masculines, on en trouva, ce qui en retour renforça l’idée de la catastrophe spermatique. La seconde tendance était politique et avait pour point de départ la politique nataliste du régime nazi (Bock 1986). En systématisant les examens médicaux préalables au mariage, les lois raciales du milieu des années trente créèrent un espace dans lequel le contrôle des capacités reproductives pouvait prendre un caractère de masse, ouvrant ainsi la porte au traitement des hommes suspects de virilité défaillante.

37Élargir l’usage de la testostérone supposait d’identifier un problème, mais aussi de montrer que les hormones pouvaient le résoudre. Pour l’industrie pharmaceutique, cette démonstration passait par la recherche d’une légitimité clinique. En pratique, les essais de la seconde moitié des années trente furent réalisés par une grande variété de spécialistes incluant des urologues, des psychiatres, des praticiens de médecine interne, des dermatologues. Plutôt qu’une communauté circonscrite, les prescripteurs de la testostérone appartenaient à un réseau lâche. Dans le cas de Schering, la plupart des publications émanaient de services associés à une étude ponctuelle et non de collaborateurs au long cours, comme cela était le cas pour les responsables des cliniques des femmes. Cela n’empêchait pas les innovations. En 1937, un numéro spécial des Medizinische Mitteilungen offrait ainsi à la réflexion un ensemble de contributions touchant au traitement de l’hypogénitalisme, des cas d’insuffisance spermatique, mais aussi de syndromes plus diffus incluant altérations de la peau, incapacité à se concentrer, troubles du sommeil, fatigue chronique et troubles de l’humeur.

38Une des conséquences de cette introduction des stéroïdes comme adjuvant de masculinité fut de conférer une existence médicale à la « ménopause mâle ». Le terme surgit à l’occasion (Monetti 1938). On parlait plus souvent de syndrome de vieillissement, d’impuissance progressive de l’homme âgé, ou encore d’andropause. L’idée selon laquelle les hommes présentaient à partir d’un certain âge un ensemble de symptômes comparables à ceux qui accompagnent l’arrêt des menstruations féminines était toutefois répandue. D’apparition plus progressive que la ménopause, cette phase du cycle de vie était aussi considérée comme moins intense. Comme la première, elle reçut, à partir des années trente, une explication moléculaire. La ménopause des hommes avait pour cause une réduction progressive des quantités de testostérone produite par les glandes sexuelles mâles. En conséquence, une thérapie de remplacement pouvait, là aussi, alléger les symptômes : améliorer l’humeur, l’aptitude au travail, le sommeil et l’appétence sexuelle (Schmidt 1938).

39La mobilisation technologique et scientifique de la période de guerre changea considérablement les usages des stéroïdes industriels. Entre 1939 et 1943, la production allemande tripla [9]. Cette croissance était d’abord le résultat d’une extension des usages « non spécifiques » dans le cadre de la médecine militaire. Les estrogènes, par exemple, furent largement utilisés comme agents de cicatrisation des plaies et de lutte contre les engelures. La multiplication par trois des quantités de testostérone livrées — et sans doute utilisées — ne s’explique pas seulement par ses propriétés de stimulant de croissance. Dans le contexte de la médecine nazie, le contrôle des corps masculins devint, comme celui des corps féminins, la cible de mesures administratives et médicales contraignantes. Les hormones mâles étaient un moyen pour « booster » les forces physiques et morales de la nation. On tenta, par exemple, d’optimiser les capacités reproductives des soldats de certaines unités d’élite en coordonnant les dates de leur permission avec le cycle menstruel de leurs épouses et en les faisant bénéficier d’injections de testostérone (Klee 2001). De même, quoique cela soit resté de peu d’incidence par rapport à la politique d’internement et de stérilisation, les tentatives de « normalisation » des homosexuels s’appuyèrent sur la théorie moléculaire du sexe et inclurent des programmes expérimentaux de traitement au long cours par les stéroïdes mâles (Grau 1994).

40Compte tenu de cette association à la biopolitique du régime nazi, on ne s’étonnera pas que la molécularisation du masculin, appuyée sur la production et la manipulation des stéroïdes, soit entrée en crise après 1945. Dans les années d’après-guerre, la médecine de la reproduction allemande se recentra sur les stérilités précoces plutôt que sur le vieillissement, sur les corps féminins plutôt que sur ceux des hommes. Le phénomène fut d’autant plus rapide que le contexte ne se prêtait plus à un usage aussi massif des stéroïdes sexuels. Avec les destructions de la guerre, la production de ces derniers fut considérée par les autorités sanitaires et par les dirigeants de l’industrie pharmaceutique comme secondaire par rapport à celle d’autres médicaments, en particulier les antibiotiques (Gaudillière 2002). De plus, dès la fin des années quarante, la discussion sur le baby-boom relativisa l’importance de la lutte contre la dénatalité.

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43L’histoire des hormones sexuelles est le plus souvent discutée en référence à l’invention de la pilule. Elle apparaît ainsi comme une saga en deux temps : d’abord une phase de découverte en laboratoire avec une recherche sur les bases moléculaires de la physiologie des glandes sexuelles ; ensuite une phase d’application durant laquelle les demandes des femmes poussèrent à l’extension de ce qu’étaient les utilisations spontanément développées par les praticiens de la médecine de la reproduction. La molécularisation des sexes a toutefois été beaucoup plus précoce, plus complexe et plus contradictoire que cette vision ne le laisse penser.

44La configuration allemande, parce qu’elle a fait intervenir tout à la fois une recherche biomédicale de haut niveau, une industrie pharmaceutique puissante, et la biopolitique nazie, offre un terrain privilégié pour interroger les dynamiques de cette fabrique moléculaire du genre. Trois remarques peuvent de ce point de vue être faites.

45La première — et sans doute la plus importante — concerne la place prise par l’industrie et ses réseaux de recherche. Elle a été fondamentale. Sans Schering, Ciba-Geigy et autres IG Farben, il n’y aurait tout simplement pas eu de stéroïdes sexuels. Cette intervention ne s’est pas limitée à organiser et à fournir les moyens d’investigations biologiques et chimiques. La création active de nouveaux marchés, associée à l’usage de molécules de plus en plus variées et produites en quantité croissante, a été un moteur essentiel de diversification des pratiques médicales et de reconfiguration des identités de genre. La médicalisation du genre, caractéristique de la période de l’entre-deux-guerres, apparaît comme étant, dans une large mesure, une question de production, une conséquence de la mise à disposition de nouveaux objets techniques qui ont rendu les sexes manipulables.

46La seconde remarque concerne la transformation des équations de la théorie glandulaire. Il est incontestable que l’introduction des stéroïdes et les travaux qui l’ont permise et accompagnée ont considérablement modifié le paysage scientifique et les théories biologiques du sexe. La bipolarité entre corps mâle et corps femelle, la mise en correspondance univoque entre typologie anatomique des glandes, fonction physiologique et caractères sexuels a été rendue plus complexe par les explorations de la fabrique naturelle des hormones. Les arguments et résultats en faveur de l’existence d’un continuum biochimique ont engendré un trouble d’autant plus grand qu’il s’agissait, pour de nombreux biologistes, du niveau le plus fondamental de l’analyse expérimentale. Pourtant, même sous leurs formes les plus développées, ces réflexions sur le continuum moléculaire n’ont que peu modifié la polarité du masculin et du féminin telle qu’elle existait aussi bien en médecine que dans la culture scientifique publique. Les stéroïdes « hermaphrodites » ont ainsi fait une brève apparition avant de devenir une curiosité marginale, assimilable aux phénomènes de changement systématique de sexe de certaines espèces animales. En ce sens, le genre a continué à ordonner les différents sexes biologiques.

47La troisième et dernière remarque porte sur la médicalisation du genre. Celle-ci a été considérablement renforcée par la mise à disposition des stéroïdes. Elle a évidemment porté sur le contrôle de la reproduction, c’est-à-dire avant tout le traitement des stérilités. Mais elle a aussi reposé sur l’apparition, beaucoup plus tôt qu’on ne l’imagine, du traitement moléculaire des ménopauses et d’usages généraux des stéroïdes sexuels. Un des traits particuliers de la médicalisation du vieillissement est qu’elle a eu pour point de départ une conjonction d’intérêts entre consommateurs et industriels, ensuite relayée par la profession. Le dernier paradoxe tient à la diversité des configurations locales. Dans le contexte de l’Allemagne de Weimar puis de la dictature nazie, la molécularisation du féminin a été beaucoup moins dominante qu’ailleurs. Estrogènes et testostérone ont été utilisés de manière comparable, non seulement en quantité mais en qualité. Ce n’est donc que dans l’après-guerre que la dissymétrie ou le biais féminin caractéristique de l’histoire de la pilule est apparu.

Références

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Date de mise en ligne : 01/02/2012

https://doi.org/10.3917/cdge.034.0057

Notes

  • [1]
    Voir son article « Le sexe des hormones » dans ce numéro.
  • [2]
    Gaudillière, « Adolf Butenandt and Schering AG : Making Sex Steroids into Drugs », à paraître.
  • [3]
    Butenandt (1937) ; KWG-Archiv, III/84, Vorträge 1933-37.
  • [4]
    Adolf Butenandt, « Chemische Untersuchungen zur Physiologischen Spezifität in der Gruppe der Keimdrüsenhormone ». KWG-Archiv, III/84, Vorträge 1933-37, p.12.
  • [5]
    Butenandt, op.cit., p. 19.
  • [6]
    Bundes-Archiv Berlin, R 8/VIII, Reichstelle Chemie, 330, Organpräparate.
  • [7]
    Schering AG, Progynon und Proluton, Reine Ovarialhormonpräparat. Brochure non datée, sans doute 1940.
  • [8]
    Gesetzentwurfe über den Verkehr mit Mitteln zur Verhinderung von Geburten, zur Schwangerschaftunterbrechung und Unfruchtbarmachung, 1940-41, Reichgesundheitsamt, BAB, R18.
  • [9]
    Schering-Archiv, Notiz des Vorstandsekretariats, 9 Oktober 1945.

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