Couverture de CDGE_032

Article de revue

Les politiques publiques et la question de l'égalité hommes-femmes

Le cas de la France

Pages 87 à 109

Notes

  • [*]
    Ce texte a été présenté dans des versions antérieures au colloque international Igualdad de oportunidades, no discriminacion social : experiencias comparadas organisé les 31 juillet et 1er août 2001 à Santiago (Chili), par le Centro Interdisciplinario de Estudios de Género, The British Council et le Gouvernement du Chili ; et au séminaire : L’égalité des chances entre hommes et femmes en Europe : un vœu pieux, organisé à Trèves, les 10 et 11 septembre 2001 par l’Europäische Rechtsakademie Trier (Académie de droit européen de Trèves).
  • [1]
    Michelle Perrot fait la même observation : « Les politiques publiques ont principalement visé le maintien des femmes à la maison et dans leur statut de mère » (2000, p. 106-107).
  • [2]
    Citations reprises d’une plaquette de présentation d’un colloque organisé à Strasbourg le 28 juin 2001 par la préfecture de région (délégation régionale aux Droits des femmes et à l’égalité ; et direction régionale du Travail, de l’emploi et de la formation professionnelle) et la région Alsace : Les femmes dans l’économie alsacienne.
  • [3]
    L’article de Jacqueline Heinen « Politiques sociales et familiales », dans le Dictionnaire critique du féminisme, introduit à une telle présentation (Hirata et al. 2000).
  • [4]
    Organisée à Strasbourg le 28 juin 2001 (cf. note 2).
  • [5]
    Idem.
  • [6]
    Le contrat mixité des emplois dans les PME-PMI, créé en 1987, est une mesure individuelle qui permet d’accorder une aide financière de l’État à une entreprise favorisant l’insertion d’une femme dans un métier traditionnellement masculin.
  • [7]
    Les principales dispositions, issues de la loi quinquennale sur l’emploi du 20 décembre 1993 et des différentes aides proposées aux entreprises, sont présentées dans une publication conjointe de l’INSEE, Liaisons sociales et de la DARES (1995, p. 93 et suivantes).
  • [8]
    Le Monde, 10 juillet 1993.

1Les discours officiels et un certain nombre de directives ou de lignes directrices nationales et européennes mettent désormais l’accent sur l’égalité entre hommes et femmes. En fait, le plus souvent, l’objectif affiché n’est pas l’égalité, mais plutôt l’égalité des chances, ce qui n’est déjà pas tout à fait la même chose (Bihr, Pfefferkorn 2000 ; Poirmeur 2000 ; Pfefferkorn 2002). Mais surtout, comme certains sociologues ont pu le montrer pour ce qui concerne l’espace privé (Kaufmann 1992), cette inflexion égalitaire de la rhétorique ne va pas sans un certain nombre de contradictions, dès lors qu’on étudie les pratiques étatiques et qu’on ne s’arrête pas aux apparences. Ces contradictions s’expriment déjà dans les législations d’égalité adoptées, à tel point que certaines juristes ont pu parler à juste titre « d’inaboutissement programmé » (Vogel-Polski 1995). Elles sont plus flagrantes encore quand on examine la mise en œuvre des politiques de l’emploi, des politiques sociales ou des politiques familiales. C’est ce que nous tenterons de faire brièvement ici en appuyant nos réflexions sur l’exemple français.

2L’examen des politiques publiques montre clairement que l’État n’est pas neutre de ce point de vue, même si les bases sur lesquelles ces politiques sont construites ont fortement changé depuis la fin du XIXe siècle (Auslander, Zancarini-Fournel 1995). Jusqu’à ces dernières décennies, c’est l’esprit de la loi de 1892 qui a prévalu : quand l’État est intervenu, c’était pour protéger le statut maternel des femmes, c’est-à-dire leur fonction reproductive [1]. L’interdiction du travail de nuit des femmes est de ce point de vue symptomatique. Il est vrai que l’on peut se poser à juste titre la question de la pertinence sociale du travail de nuit. Mais s’il n’est pas souhaitable, il faut l’interdire pour tous, avec des exceptions en fonction des métiers et non du sexe ; par ailleurs dans les hôpitaux, les femmes ont toujours travaillé la nuit et on ne s’est jamais posé la question de l’interdire.

3Même si elles se construisent désormais pour l’essentiel sur d’autres bases, différents auteurs ont montré que les politiques publiques ont toujours un sexe (Delphy 1984 ; Gautier, Heinen 1993). Depuis les années 1970, celles qui concernent l’égalité des chances visent officiellement à « promouvoir la place des femmes dans la société française ». Suivant les périodes et les gouvernements, elles chercheront « à améliorer la condition de la femme », à lui permettre de « mieux concilier vie professionnelle et vie familiale », c’est-à-dire désormais à encourager l’activité professionnelle des mères tout en préservant leur capacité de reproduction, voire depuis 1983 à « favoriser l’égalité professionnelle des hommes et des femmes » ou encore, récemment et dans un autre domaine, à « favorise(r) l’égal accès des hommes et des femmes aux fonctions électives ». Les pouvoirs publics soulignent volontiers que « l’activité des femmes constitue un facteur de croissance économique » et, de manière plus ambiguë, que l’emploi des femmes représente une « opportunité à saisir » [2].

4Les politiques de l’emploi semblent cependant hésiter, selon les gouvernements en place, entre deux grands types de politiques, une « politique féministe » ou une « politique familialiste », suivant les catégories proposées par Jacques Commaille (1993), c’est-à-dire entre une politique a priori plutôt favorable à l’égalité entre hommes et femmes sur le marché du travail et, à l’opposé, une politique renforçant la sexuation des emplois et assignant prioritairement les femmes à l’espace domestique. Par ailleurs, on a assisté à une banalisation relative des politiques familiales dans les politiques sociales qui transcende largement les conjonctures politiques en raison de la transformation du statut sociopolitique de la famille. C’est ce phénomène que le même auteur nomme la « socialisation » de la politique familiale (Commaille 1996, 1998). Mais les orientations effectivement développées ne contribuent pas toujours, et pour cause, à aller dans le sens de l’égalité entre hommes et femmes. Les recherches portant sur l’articulation entre le domestique et le professionnel se multiplient dans la période récente, notamment au sein de la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère de l’Emploi) et du Centre d’études de l’emploi. Pourtant les politiques de l’emploi ne prennent que rarement en compte la sphère domestique et ses caractéristiques ainsi que son articulation avec la sphère professionnelle.

5L’analyse des emplois du temps des ménages met clairement en évidence le fait qu’en 1998-1999, les femmes continuent à assurer plus des deux tiers de l’activité domestique globale en France : 70 % pour les femmes contre 30 % pour les hommes ; ces chiffres étant respectivement de 60 % et 40 % pour les Suédoises (DARES 2001). Or, l’inégale répartition des tâches dans la sphère domestique et l’articulation de cette dernière avec la sphère professionnelle ne sont pas sans conséquences sur la plus ou moins grande entrée des femmes sur le marché du travail et sur la place spécifique qu’elles y occupent. C’est ce que montrent notamment les comparaisons internationales (Hantrais, Letablier 1996).

6Il ne s’agit pas ici de dresser un panorama exhaustif des politiques publiques françaises de l’emploi et de la famille [3]. Nous nous proposons plutôt de présenter quelques-unes de leurs composantes en mettant précisément l’accent sur leurs contradictions. Nous reviendrons dans un premier temps sur les hésitations de l’intervention publique en matière d’emploi, notamment en ce qui concerne la mixité et l’égalité professionnelle. Nous analyserons ensuite une expérience de féminisation d’emplois traditionnellement masculins menée en Alsace à l’initiative des pouvoirs publics et d’un certain nombre d’entreprises du secteur industriel. Nous verrons que les préoccupations égalitaires exprimées par tel ou tel secteur de l’État ou des institutions européennes sont loin d’être partagées par les entreprises qui ne voient dans la féminisation de certains emplois qu’une opportunité permettant de limiter les coûts salariaux. Dans une troisième partie, nous focaliserons notre attention sur des mesures adoptées au début des années 1990. Nous examinerons le développement du travail à temps partiel, massivement contraint, au cours de la dernière décennie du XXe siècle. Il s’explique en grande partie par les politiques publiques existantes dans ce domaine. En effet, davantage que les facteurs économiques, les facteurs politiques ont joué un rôle décisif dans la construction de cette forme sexuée de « travail atypique ». Nous nous pencherons également sur les mesures de « conciliation travail/famille » élaborées au même moment sous le gouvernement Balladur. Les « lacunes, contradictions et incohérences » de ces dernières ont été clairement démontrées par de nombreuses recherches (Fagnani 1998, 1999, 2000a, 2001 ; Letablier, Rieucau 2001). Nous rappellerons pour conclure un critère simple permettant d’apprécier l’orientation des politiques publiques au regard de l’égalité entre hommes et femmes.

Les politiques de l’emploi et les femmes

7Pendant la période de plein emploi (correspondant environ aux années 1950-1975) les femmes restaient éloignées de la « norme d’emploi » qui s’est alors construite à partir de la position de l’ouvrier de la grande industrie. Durant les années 1950, le taux d’activité professionnelle des femmes mesuré par les statistiques publiques a atteint son minimum historique avant de remonter à partir des années 1960. Annie Fouquet a montré en outre qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, la moitié des femmes actives travaillaient en fait dans l’entreprise familiale avec une forte interpénétration du travail domestique et du travail professionnel. Les femmes salariées, quant à elles, étaient plus fréquemment employées dans les services marchands et non marchands ou dans des activités de communication. Elles étaient par conséquent, dans la plupart des cas, éloignées des activités de production de masse qui ont contribué à la construction de la « norme d’emploi » contemporaine, caractéristique du mode de régulation fordiste (Fouquet, Charraud 1989 ; Fouquet 1998). Elles n’ont accédé que progressivement à des garanties sociales individuelles, leurs droits étant avant tout des droits dérivés :

8

Plus souvent non qualifiées, dans les services, à temps partiel, à durée déterminée, elles tirent leurs garanties sociales de leur double rôle de travailleuses salariées et d’épouses.
(Fouquet, Rack 1999, p. 51)

9Avec la montée du chômage, à partir des années 1973-1974, des politiques spécifiques de l’emploi ont progressivement été adoptées. Le taux de chômage des femmes est systématiquement supérieur à celui des hommes, mais il y a moins de femmes que d’hommes dans les différents dispositifs indifférenciés d’aide à l’emploi qui se mettent en place durant ces années (Bihr, Pfefferkorn 1999 ; Fouquet, Rack 1999, p. 52-56 ; DARES 1996). La préoccupation de l’égalité entre hommes et femmes en est pour l’essentiel absente. Quelques dispositifs spécifiques destinés aux femmes sont prévus. Ils s’adressent, d’une part, aux femmes isolées ou chargées de famille, d’autre part, à l’ensemble des femmes, y compris donc aux femmes mariées, dans une visée égalitaire. Mais l’importance de ces dispositifs reste symbolique.

10À partir du début des années 1970, les pouvoirs publics en France se sont engagés formellement dans la voie de politiques favorables à une plus grande égalité entre hommes et femmes sur le plan du travail et de l’emploi. Ainsi le principe de l’égalité de rémunération pour un même travail a été posé par la loi du 22 décembre 1972. Cependant, cette loi n’a pas été suivie d’effets pratiques. Le constat de son échec a conduit, dix ans plus tard, à l’adoption de la loi Roudy du 13 juillet 1983 qui modifie le Code du travail et le Code pénal et cherche à dépasser la simple affirmation du principe de l’égalité de la rémunération. Cette nouvelle loi s’inscrit pour la première fois dans une logique de promotion effective de l’égalité. Elle était a priori plutôt bien conçue et aurait pu avoir des effets positifs. Mais elle n’avait prévu aucune sanction pénale en cas de non-application, pas même des amendes comme dans le cas de la loi sur la formation professionnelle. Elle permettait notamment l’établissement de « plans pour l’égalité professionnelle » bénéficiant d’une aide financière de l’État. Mais, à son tour, cette loi s’est traduite par peu d’effets concrets puisque treize entreprises seulement dans toute la France ont signé un tel plan au cours des années suivantes. De plus, dans les rares entreprises concernées, comme l’a montré une recherche de terrain :

11

Toutes les femmes désireuses d’en profiter (sic) n’ont pas toujours été servies ; les formations n’ont pas toujours été de nature à permettre une réelle promotion professionnelle ; et malheureusement, là où la formation a permis d’acquérir une réelle qualification, toutes les femmes n’ont pas forcément pu [obtenir] une promotion, un gain de responsabilité ou de salaire.
(Duret, Fries Guggenheim, Rebeuh 1990, p. 11)

12Ces plans pour l’égalité professionnelle sont restés pour l’essentiel lettre morte (Doniol-Shaw, Junter-Loiseau et al. 1989). Par la suite, des « contrats pour la mixité des emplois », destinés aux entreprises de moins de deux cents salariés et signés individuellement par les salariées concernées, ont pris le relais et ont été instituées par le ministère des Affaires sociales, en juillet 1987. Sans davantage de succès.

13La prise de conscience des années 1983-1985 est liée, selon certains auteurs, à l’émergence d’un féminisme d’État influencé par les analyses critiques féministes (Guéraiche 1999). En tout cas, elle ne dure pas et ne se traduit pas vraiment dans les faits. Les dispositifs spécifiques destinés aux femmes restent marginaux tant du point de vue du nombre de bénéficiaires que des montants budgétaires qui y sont consacrés. Ces derniers n’ont jamais dépassé un pour cent de la politique active de l’emploi. Il s’agit essentiellement de mesures symboliques ou de mesures ponctuelles, au coup par coup. Seuls le programme de lutte contre le chômage des femmes, la mise en place des « Bureaux d’accompagnement individualisé vers l’emploi » créés en 1985 dans les Centres d’information sur les droits des femmes (CIDF) et les mesures NOW (New Opportunities for Women) initiées par la Communauté européenne en 1990, s’inscrivent dans une perspective à moyen terme en faveur de l’emploi des femmes. Suivant l’interprétation proposée par Annie Fouquet et Claude Rack (1999, p. 60-65), l’héritage « universaliste » qui imprègne en France le droit et les pratiques des acteurs empêcherait de penser « l’action positive » en faveur de l’égalité entre hommes et femmes. À la fin des années 1980, le 23 novembre 1989, un accord national interprofessionnel sur « l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes » est signé. Cet accord réaffirme le principe « à travail égal, salaire égal » et vise à diversifier les professions féminisées habituellement occupées par les femmes, notamment en favorisant l’orientation des jeunes filles vers les « formations industrielles ». Mais cet accord, comme on le verra plus tard, vise en fait d’abord d’autres objectifs. Au même moment, à la fin des années 1980, l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) menait une campagne de promotion nationale sur le thème : « Les femmes et la mécanique ». Le recours à l’emploi de femmes était envisagé par l’organisation patronale de ce secteur, en raison des avantages spécifiques que les entreprises comptaient en retirer : d’une part répondre à une pénurie de main-d’œuvre, qualifiée et non qualifiée et, d’autre part, abaisser le niveau des salaires. C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics ont, par exemple, soutenu, dès la fin des années 1980, les initiatives des entreprises alsaciennes du secteur de la mécanique qui cherchaient à recruter des femmes sur des emplois qualifiés. C’est cet exemple que nous présentons ci-après.

Une politique de féminisation d’emplois « traditionnellement masculins »

14Au début de l’été 2001, quelques semaines après l’adoption d’une nouvelle loi sur l’égalité professionnelle, le 9 mai 2001, en raison de l’amélioration de la situation économique régionale et des difficultés à trouver de la main-d’œuvre dans certains secteurs économiques, en Alsace, les pouvoirs publics décident à nouveau de lancer une initiative en faveur de la mixité professionnelle dans l’industrie et le bâtiment. Dans la plaquette de présentation d’une journée intitulée « Les femmes dans l’économie alsacienne » [4] on peut lire les observations suivantes :

15

L’amélioration de la conjoncture a été moins profitable aux femmes. En même temps, certaines entreprises sont confrontées à de réelles difficultés de recrutement alors que les réserves de main-d’œuvre ne sont pas épuisées […]. À partir de ces constats, les réflexions sur la mixité dans les entreprises, entamées il y a une dizaine d’années, sont remises à l’ordre du jour.

16À l’occasion de cette journée animée par un conseiller en communication, quatre ateliers, de 45 minutes chacun, présentent « deux fois dans l’après-midi », différentes actions locales : une « opération Femmes de chantier » (sic) destinée à la découverte des métiers du bâtiment par des femmes demandeuses d’emploi ; une expérience menée à l’usine automobile Peugeot de Mulhouse permettant à des femmes d’accéder à des postes « traditionnellement masculins » ; un exemple de politique de qualification de femmes dans le textile ; et enfin une action de formation interne destinée à « accroître la polyvalence des femmes ».

17Afin de pouvoir évaluer ce type d’initiative présentée sous le mot d’ordre : « L’égalité en marche » [5], nous proposons de revenir brièvement sur les actions similaires, évoquées dans le texte officiel de présentation de cette journée, menées à la fin des années 1980. Les entreprises alsaciennes connaissaient alors une importante pénurie de main-d’œuvre, déterminée fortement par la concurrence transfrontalière exercée par les entreprises allemandes et suisses, plus particulièrement dans les secteurs de la mécanique et du travail des métaux. Les entreprises françaises étaient par conséquent particulièrement intéressées par les actions de formation financées par les pouvoirs publics et proposées aux chômeuses disposées à s’orienter vers de nouveaux travaux industriels. Ces expériences de formation se sont déroulées avec l’appui de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), de l’Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), de la Direction du travail et de l’emploi, et de la Délégation aux droits des femmes. Dans ce cadre, des mesures spécifiques de soutien (contrats de retour à l’emploi, contrats de qualification) et des aides financières (Fonds national de l’emploi, contrats mixité [6]) ont été créées. Le cas d’une entreprise qui a effectivement embauché un certain nombre de soudeuses après leur formation a été largement médiatisé par la presse régionale. Cette entreprise sous-traitante de l’industrie automobile avait en effet un besoin notable de personnel sur des postes de soudeurs, traditionnellement occupés par des hommes. Mais la proximité de son bassin d’emploi (Wissembourg) avec un important centre industriel allemand (Karlsruhe) amenait les ouvriers qualifiés masculins, et notamment les soudeurs, à occuper des emplois nettement mieux rémunérés dans le pays voisin, quitte à augmenter le temps de déplacement quotidien domicile-travail.

18Dès 1990, les chercheurs qui ont suivi ces expériences et mené un travail d’enquête auprès d’une dizaine d’entreprises alsaciennes notaient, au terme de leur investigation, que les résistances des milieux professionnels masculins, qu’il s’agisse des collègues de travail ou des supérieurs hiérarchiques, pouvaient être vaincues, dès lors que les entreprises voulaient se donner les moyens d’une véritable politique de mixité des emplois. La seule crainte des chercheurs résidait alors dans le caractère conjoncturel et par conséquent fragile du besoin de main-d’œuvre des entreprises de ce secteur (Duret, Fries-Guggenheim, Rebeuh 1990, p. 119-121). Les mêmes interrogations peuvent au demeurant être formulées à propos de l’initiative lancée à l’été 2001, en raison du retournement conjoncturel spectaculaire frappant les économies allemande et alsacienne — davantage que l’économie française prise dans son ensemble — dans la seconde moitié de cette année et au début de l’année 2002. En 1994, une autre étude, réalisée dans la même région frontalière pour la Direction régionale du travail et de l’emploi et la Délégation régionale des droits des femmes, s’est penchée sur la situation des femmes dans trois secteurs de l’artisanat (alimentation, bâtiment et bois). Cette étude, portant sur de petites entreprises connaissant aussi des difficultés relatives de recrutement, aboutissait à des conclusions opposées et soulignait les obstacles auxquels les filles risquaient de se heurter dans ces branches. Elle émettait un certain nombre de doutes quant à la pertinence des nouvelles politiques de formation destinées aux filles. Face aux difficultés rencontrées par les femmes, les auteurs se posaient les questions suivantes en conclusion de leur travail :

19

Est-il opportun de pousser les filles à se lancer, vaille que vaille, dans des voies qui leur demandent beaucoup de volontarisme et qui les confrontent à des obstacles presque insurmontables ? […] Est-il raisonnable de prendre la responsabilité d’inciter d’autres jeunes filles sans s’assurer des débouchés professionnels qu’elles trouveront au bout de leur formation ?
(Rebeuh, Niss 1994)

20Les réserves des chercheurs s’expliquent par le fait que les entreprises de ces trois secteurs sont caractérisées par leur faible dimension et leur caractère plus ou moins familial. Les valeurs traditionnelles, notamment les valeurs machistes, étaient a priori plus difficiles à bousculer dans ce contexte.

21Quelques années plus tard, à l’occasion d’une nouvelle étude (Crézé et al. 1997), les chercheurs qui se sont penchés sur les politiques de mixité menées dans les entreprises industrielles alsaciennes notent que leurs interrogations sur la mixité professionnelle étaient désormais devenues étrangères aux préoccupations des employeurs. Dorénavant, le changement de conjoncture aidant, le recrutement des femmes est explicitement envisagé en raison des « opportunités d’économies salariales à exploiter » (Carlier, Crézé et al. 1997). Ces chercheurs ajoutent que la mixité n’intéresse les entreprises que dans la mesure où elle permet « d’exprimer une concurrence entre hommes et femmes dont une diminution du coût du travail est attendue » (Forté et al. 1998, p. 61). Ils signalent notamment « des cas où une féminisation d’emplois antérieurement masculins a permis de ne pas relever les salaires, comme il aurait été nécessaire de le faire pour attirer de la main-d’œuvre masculine ». Ils notent cependant que la sexuation des emplois et des postes de travail au sein des entreprises n’est pas pour autant abolie : « La raison majeure qui la justifie est l’application du principe ‘à travail égal, salaire égal’ dont on peut déduire qu’‘à travail inégal, salaire inégal’… ».

22Nous retiendrons d’abord de ces expériences de mixité professionnelle, menées dans certaines entreprises industrielles alsaciennes et soutenues par les pouvoirs publics, que les préoccupations des employeurs ne visent pas la mixité du travail en soi ou l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. À moins qu’il ne s’agisse d’égalité par le bas… Leur objectif est en premier lieu de trouver du personnel qualifié (et non qualifié) au moindre coût. C’est dans cette perspective que les politiques publiques en faveur de la mixité professionnelle ont été mobilisées par ces entreprises. Elles peuvent en effet contribuer à l’augmentation de la concurrence entre salariés afin de faire baisser le coût du travail. Rappelons cependant que cet objectif n’est pas forcément contradictoire avec celui qui consiste à se doter d’une organisation du travail, et notamment d’une classification professionnelle sexuée, permettant de justifier l’écart de salaire entre hommes et femmes au détriment de ces dernières.

23Enfin, il convient de s’interroger aussi sur un élément fondamental qui continue à opposer massivement les hommes et les femmes sur le marché du travail, du moins les hommes et les femmes vivant en couple et plus particulièrement ceux et celles ayant des enfants. Cet élément n’apparaît jamais clairement dans les études des chercheurs en sciences du travail que nous avons consultées (sauf une fois de manière implicite) : c’est la disponibilité des unes et des autres en termes de temps consacré à l’activité professionnelle. Cette disponibilité en temps est en étroite relation (inverse !) avec le temps consacré au travail domestique dans son ensemble. Nous retrouvons ici la réalité fortement différenciée selon les sexes de l’appréhension sociale du temps : les femmes et les hommes entretiennent en effet des rapports très inégaux aux temps de travail professionnel, de travail domestique et au temps libre. De plus, le temps du travail domestique structure l’ensemble des temps des femmes (Hirata, Senotier 1996). En effet, contrairement aux femmes, quelle que soit leur qualification professionnelle, qui ont, traditionnellement, à faire face à des charges domestiques nettement plus lourdes, les hommes qualifiés, par exemple les soudeurs, peuvent accepter plus facilement l’augmentation du temps de déplacement domicile-travail qui découle de l’emploi frontalier dans l’industrie allemande ou suisse en raison, précisément, de leur faible implication dans l’espace domestique. Cette augmentation du temps total consacré à l’activité professionnelle (et au déplacement domicile-travail) est la contrepartie à payer, par les hommes, pour obtenir des salaires plus élevés dont ils peuvent bénéficier. La contrepartie à payer par leurs compagnes étant leur assignation prioritaire, voire exclusive, au travail domestique. C’est par ce biais aussi que se construisent différemment et inégalement les places respectives des hommes et des femmes dans les emplois, de même que leurs possibilités inégales de négocier leur niveau de rémunération.

24Les entreprises alsaciennes ont été amenées à remplacer les soudeurs hommes par une main-d’œuvre féminine disponible, parfois à la recherche d’un emploi, en cassant au besoin les représentations sexistes par rapport au type de travail, considéré jusqu’ici comme masculin, en participant à une politique de formation et en bénéficiant de surcroît de l’appui des pouvoirs publics. Ces femmes, une fois formées et qualifiées, risquent moins d’échapper au marché du travail local parce qu’elles sont, comme le signale incidemment l’un des articles, « à la recherche d’emplois de proximité » (Forté et al. 1998, p. 54). Cette moindre disponibilité des femmes par rapport aux emplois frontaliers nettement mieux rémunérés (mais qui prennent davantage de temps en raison de l’augmentation du temps de transport), tient d’abord aux contraintes qui pèsent sur elles dans la sphère domestique en raison d’un partage largement inégalitaire du travail réalisé dans cette dernière. Leur disponibilité permanente pour la famille les place ainsi dans un rapport de force plus défavorable que les hommes.

Un tournant « familialiste » dans les années 1990 ?

25Les années 1990 vont se traduire en France par une inversion de tendance significative en ce qui concerne les politiques publiques. Ce tournant intervient dans un contexte d’instabilité des rapports de force et de changement de la conjoncture politique. Les recherches montrent que, dans le domaine de l’emploi, « la neutralité des politiques entraîne un recul des femmes dans tous les dispositifs » (Fouquet, Rack 1999, p. 63). De plus, au même moment, deux catégories de mesures étatiques vont contribuer à accentuer les inégalités entre les sexes : d’une part celles qui vont abaisser le coût du travail à temps partiel et par conséquent se traduire par son imposition à un nombre croissant de femmes et, d’autre part, suivant la terminologie courante en vigueur, un ensemble de dispositions visant à « concilier travail et famille ». Ces dernières mesures sont plus particulièrement centrées sur la question, cruciale pour l’emploi des femmes, de la garde des enfants. Alors que la volonté des femmes de poursuivre leurs études et d’exercer une activité professionnelle ne faiblit pas, bien au contraire, on assiste au début de cette décennie à une inflexion « familialiste » des politiques publiques.

26En France, le développement du travail à temps partiel résulte certes aussi d’autres facteurs, parmi lesquels il faut notamment mentionner les politiques de gestion de la main-d’œuvre des entreprises, le travail à temps partiel étant une des modalités mises en œuvre pour à la fois intensifier le travail et précariser les conditions de travail. Mais les incitations gouvernementales ont représenté le facteur essentiel du développement du travail à temps partiel au début des années 1990 (Kergoat 1984 ; Maruani, Nicole 1989 ; Angeloff 2000). En effet, contrairement à d’autres pays de la Communauté européenne comme les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne où le travail à temps partiel fut le cadre historiquement et socialement construit donné en modèle aux femmes, on a assisté en France, tout au long des années 1980 et 1990, à des tentatives, plus ou moins abouties selon la conjoncture politique et les rapports de force, de reconstruire des rapports sociaux sexués par la délégitimation différenciée du travail des femmes. C’est ainsi que, suite à l’échec des politiques incitatives visant à favoriser l’expression de la soi-disant « demande sociale des femmes » d’un emploi à temps partiel, le coût du travail à temps partiel a été abaissé pour les entreprises. La loi du 31 décembre 1992 a prévu une série de dispositions qui permettent aux employeurs de bénéficier d’une baisse d’environ 7 % de ce coût (cette baisse correspond à un abattement de 30 % sur les cotisations patronales de sécurité sociale) [7]. En juillet 1993, le gouvernement va jusqu’à envisager une prise en charge par l’État, pendant un an, de la diminution des salaires des travailleurs à temps partiel quand il s’agit, soi-disant, d’éviter des licenciements [8]. Ces mesures d’allégement des charges patronales, développées en 1993 et 1994, expliquent, d’après l’INSEE, que l’augmentation du travail à temps partiel ait été la plus forte en 1994 dans les entreprises et non dans les administrations (INSEE 1995, p. 132). Le résultat est spectaculaire : alors que l’emploi à temps partiel ne se développait plus guère de 1986 à 1991, il a augmenté de 20 % entre mars 1992 et mars 1994. Les contrats à temps partiel, avec réduction des charges sociales pour les employeurs, signés en 1994, se chiffrent à 215 000 dont 64 % de femmes et 33 % de personnes de moins de 25 ans. Plus de la moitié des femmes concernées étaient précédemment au chômage ou sortaient du système scolaire (DARES 1995). En mars 2001, près de 3,9 millions de personnes sont employées à temps partiel, soit près de 17 % des actifs occupés, mais ce pourcentage atteint 30,4 % des femmes contre 5 % des hommes (INSEE Première 2001). Ces chiffres sont en léger recul par rapport aux maxima atteints en 1998-1999, mais ils restent à un niveau très élevé. La relative amélioration de la conjoncture économique n’explique cependant que très marginalement ce tassement. C’est plutôt la suppression de ces mesures incitatives par le gouvernement Jospin, face aux protestations croissantes, qui explique l’arrêt de la croissance du travail à temps partiel.

27Comme indiqué plus haut, c’est au nom d’une soi-disant « demande sociale des femmes » que les incitations gouvernementales ont été prises et que les directions des entreprises ont infléchi leur politique d’emploi. Sans vouloir dénier toute réalité à cette fameuse « demande », il convient de souligner combien elle est contrainte dans le cas des femmes. D’une part, compte tenu de l’hypocrite « conciliation vie professionnelle et vie familiale », ce sont les femmes qui prennent en charge l’essentiel du travail domestique, ce qui les conduit dès qu’elles sont actives à la trop fameuse « double journée de travail ». La conciliation procède en effet moins d’une nouvelle façon de rendre compatibles les temps sociaux que d’une nouvelle manière de nommer les inégalités temporelles entre les femmes et les hommes dans la famille et le travail (Junter-Loiseau 1999). D’autre part, la « demande sociale des femmes » est contrainte du fait des évolutions du marché du travail.

28La récente entrée en vigueur des 35 heures s’est traduite par des disparités significatives entre hommes et femmes. Une enquête réalisée dans différentes entreprises portant sur les effets de la réduction du temps de travail consécutifs à la loi Aubry I a été réalisée par le Centre d’études de l’emploi. La première phase de la réduction du temps de travail s’est déroulée sans que ne soit conférée d’attention particulière à la dimension du sexe. L’enquête montre que les conséquences de cette réduction sont loin d’être homogènes pour les salariés des deux sexes. Les chercheurs remarquent en conclusion de leur étude :

29

Comme dans la plupart des interventions publiques où la question de l’égalité des genres n’est pas explicite, on est enclin à faire l’hypothèse que la politique menée accompagne, voire renforce les inégalités déjà existantes.
(Lurol, Pélisse 2001)

30Durant les années 1990, l’activité professionnelle des femmes a pourtant globalement continué de progresser, mais la progression s’est faite dans des catégories d’emploi précarisées à un titre ou un autre. L’entrée massive des mères sur le marché du travail, au cours de toutes ces années, a conféré une importance cruciale à la question des modes de garde et de l’accueil des enfants d’âge préscolaire (Fagnani 1998, 1999, 2000a, 2001 ; Jenson, Sineau 1998). En France, l’action de l’État dans ce domaine jouit d’une grande légitimité. Elle est importante non seulement sous forme de crèches, garderies ou écoles maternelles (quoique non obligatoires, 99 % des enfants de trois à cinq ans sont scolarisés dans ces dernières), mais aussi, et de plus en plus, sous forme de prestations, d’allégements fiscaux ou de congés parentaux assortis ou non d’allocations. Par ailleurs, l’enfant tend à devenir la figure centrale de l’action publique au détriment de celle de l’adulte. L’objectif affiché des politiques publiques est de préserver ce qui est qualifié de « libre choix » des mères entre poursuivre l’activité professionnelle ou la suspendre pour élever les enfants. L’État vise en principe par ce biais un double objectif : maintenir l’insertion des femmes sur le marché du travail, mais aussi leur rôle dans la famille. Mais, quel que soit leur choix effectif, théoriquement les mères ne doivent pas être pénalisées. Marie-Thérèse Letablier et Géraldine Rieucau soulignent cependant que :

31

La faiblesse de la justification égalitaire entre hommes et femmes explique sans doute que les pères aient été si peu incités à partager les responsabilités parentales […]. La sous-traitance des tâches est davantage encouragée que leur partage au sein du ménage.
(Letablier, Rieucau 2001, p. 8)

32Cette sous-traitance est là encore assurée par des femmes, mais cette fois en tant que salariées.

33À partir des années 1990, l’État met davantage l’accent sur la garde des enfants à domicile au détriment des crèches et des autres modes de garde collectifs, en même temps que sur les services domestiques et les soins aux personnes âgées. Ces activités sont considérées comme des gisements potentiels d’emplois. La politique familiale, notamment celle qui prévaut dans le domaine de la garde des enfants, se transforme alors en instrument de la politique de l’emploi (Fagnani 2000b). Les diverses mesures de « conciliation travail/famille », instaurées depuis la loi Famille de 1994, vont dans ce sens. Elles illustrent aussi à leur manière le mouvement d’individualisation et de privatisation en cours. En même temps, ces mesures s’inscrivent dans un tournant qui est donc à la fois « familialiste » et marchand.

34Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Les inégalités sociales dans l’accès aux modes de garde se sont renforcées. Le manque de crèches collectives, dont le coût varie suivant les ressources des familles, défavorise de fait les familles les plus pauvres. Le financement public est désormais massivement consacré aux prestations, allégements fiscaux ou congés parentaux assortis d’allocations (Allocation parentale d’éducation — APE ; Allocation de garde d’enfant à domicile — AGED ; Aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle — AFEAMA). Résultat : à partir de 1994, une partie importante des efforts financiers consacrés par la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) à la garde des enfants va aux familles privilégiées qui peuvent employer une assistante maternelle ou une femme assurant la garde à domicile et qui peuvent de surcroît bénéficier d’importantes déductions fiscales. Les protestations qui n’ont pas manqué de se développer en raison de cette redistribution à l’envers (des plus modestes vers les plus riches) ont conduit le gouvernement Jospin à en limiter quelque peu les effets en mettant certaines allocations sous conditions de ressources et en plafonnant les déductions fiscales. Mais le manque de crèches et les horaires chaotiques auxquels de plus en plus de salarié(e)s sont soumis, phénomène renforcé récemment en raison des conditions de passage aux 35 heures (Fagnani 2000b), expliquent que les femmes les moins nanties se retrouvent en fait de plus en plus souvent dans une situation d’absence de choix. Le manque de places dans les structures de garde collectives et l’impossibilité pour ces femmes de recourir à du personnel salarié, amènent nombre d’entre elles à « se débrouiller » ou à compter sur l’aide de leur famille, en premier lieu de leurs mère ou belle-mère (Fagnani 2000a, p. 57-88).

35Par ailleurs, l’utilisation des congés parentaux et de l’Allocation parentale d’éducation (APE) ne va pas sans risques pour celles qui y ont recours, surtout dans un contexte de chômage et de précarité important (Recherches et prévisions, 2000). Ces congés ou allocations étaient d’abord « définis comme maternels avant d’être déclarés parentaux » (Heinen 2000, p. 150). Jeanne Fagnani (1998, p. 601) remarque à juste titre : « Au regard de l’objectif visant à promouvoir l’égalité des chances entre les sexes sur le marché du travail, force est de constater de multiples effets pervers ». Elle repère cinq grands risques induits par l’APE : le renforcement de l’asymétrie des trajectoires professionnelles au sein du couple ; le retour à la traditionnelle division du travail au sein de celui-ci ; le maintien de l’éducation des jeunes enfants dans l’univers féminin ; les risques de renforcement des discriminations sexuelles à l’embauche ; le développement de l’emploi à temps partiel (qui peut être cumulé avec l’APE).

36* *

37*

38Malgré la rhétorique officielle et les directives européennes, les politiques publiques mises en œuvre en France ces dernières années sont finalement bien éloignées d’une réelle prise en compte de la question de l’égalité hommes-femmes. Certaines mesures s’opposent même frontalement à une telle préoccupation. L’évolution récente conjugue par ailleurs une flexibilité accrue sur le marché du travail et une absence de politique cohérente d’égalité. Ces facteurs contribuent ainsi à accentuer les inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail, que la montée de l’activité professionnelle féminine et la place des filles à l’école ne doivent pas masquer. Ces inégalités dans l’emploi sont justifiées par des arguments qui, la plupart du temps, mettent l’accent sur la « différence » entre hommes et femmes, mais elles se maintiennent très largement, voire se développent « dans l’indifférence » (Alonzo 2000). Les mesures que nous avons évoquées accentuent les clivages entre le groupe des hommes et celui des femmes. Elles renforcent dans le même mouvement les inégalités entre femmes qualifiées et non qualifiées, entre femmes ayant les moyens de s’offrir une employée à domicile et celles, de plus en plus nombreuses, occupant des emplois dont elles tirent des revenus particulièrement faibles et qui glissent dans la pauvreté. Bref ces mesures renforcent les inégalités de sexe, et dans le même mouvement, elles contribuent à la dualisation croissante du groupe des femmes (Kergoat 1998).

39L’analyse des politiques publiques montre que la question de l’égalité entre les femmes et les hommes n’est toujours pas reconnue et construite comme une question politique centrale. L’adoption de la loi dite « de la parité » et sa concrétisation lors des municipales du printemps 2001 semblent avoir mis entre parenthèses le débat politique à ce propos. L’ambivalence des mesures étatiques apparaît aussi dans la nouvelle stratégie européenne pour l’emploi qui mêle des lignes directrices dont les formulations sont pour le moins ambiguës (« concilier vie professionnelle et vie familiale ») avec d’autres qui semblent remettre en cause plus clairement les inégalités entre hommes et femmes (« s’attaquer aux discriminations entre hommes et femmes ») (Barbier, Gautié 1998). Ces directives sont traduites en France dans le Plan national d’action pour l’emploi (PNAE 1999). Elles prévoient notamment de produire et de prendre en compte des indicateurs chiffrés concernant l’égalité entre hommes et femmes. La question de l’égalité n’est donc pas absente des objectifs politiques affichés. Reste à savoir si la plus grande visibilité des inégalités découlant de la production systématique de « données » chiffrées entraînera un infléchissement dans les pratiques étatiques françaises qui restent fondamentalement contradictoires.

40Faut-il rappeler que toute politique contribuant à favoriser la présence des femmes dans l’espace public, au sens large du terme, dans le monde du travail, dans la vie intellectuelle, dans la vie associative et syndicale, dans la sphère politique, etc. est a priori une mesure allant dans le sens d’une plus grande égalité entre les sexes ? À l’inverse, toute mesure contribuant à favoriser ou à renforcer le maintien — voire le retour — des femmes dans l’espace domestique est, au contraire, une mesure rétrograde allant dans le sens de la perpétuation de la domination masculine (Bihr, Pfefferkorn 1996, 2002).

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Ce texte a été présenté dans des versions antérieures au colloque international Igualdad de oportunidades, no discriminacion social : experiencias comparadas organisé les 31 juillet et 1er août 2001 à Santiago (Chili), par le Centro Interdisciplinario de Estudios de Género, The British Council et le Gouvernement du Chili ; et au séminaire : L’égalité des chances entre hommes et femmes en Europe : un vœu pieux, organisé à Trèves, les 10 et 11 septembre 2001 par l’Europäische Rechtsakademie Trier (Académie de droit européen de Trèves).
  • [1]
    Michelle Perrot fait la même observation : « Les politiques publiques ont principalement visé le maintien des femmes à la maison et dans leur statut de mère » (2000, p. 106-107).
  • [2]
    Citations reprises d’une plaquette de présentation d’un colloque organisé à Strasbourg le 28 juin 2001 par la préfecture de région (délégation régionale aux Droits des femmes et à l’égalité ; et direction régionale du Travail, de l’emploi et de la formation professionnelle) et la région Alsace : Les femmes dans l’économie alsacienne.
  • [3]
    L’article de Jacqueline Heinen « Politiques sociales et familiales », dans le Dictionnaire critique du féminisme, introduit à une telle présentation (Hirata et al. 2000).
  • [4]
    Organisée à Strasbourg le 28 juin 2001 (cf. note 2).
  • [5]
    Idem.
  • [6]
    Le contrat mixité des emplois dans les PME-PMI, créé en 1987, est une mesure individuelle qui permet d’accorder une aide financière de l’État à une entreprise favorisant l’insertion d’une femme dans un métier traditionnellement masculin.
  • [7]
    Les principales dispositions, issues de la loi quinquennale sur l’emploi du 20 décembre 1993 et des différentes aides proposées aux entreprises, sont présentées dans une publication conjointe de l’INSEE, Liaisons sociales et de la DARES (1995, p. 93 et suivantes).
  • [8]
    Le Monde, 10 juillet 1993.
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