Notes
-
[1]
G. Zilboorg, A History of Medical Psychology, New York, Norton, 1941, p. 435.
-
[2]
E. Jones, La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, t. I, Paris, Puf, 2006, p. 72.
-
[3]
A. Hirschmüller, Freuds Begegnung mit der Psychiatrie. Von der Hirnmythologie zur Neurosenlehre, Tübingen, Diskord, 1991.
-
[4]
S. Freud, « Autoprésentation », in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 58.
-
[5]
E. Jones, La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, t. I, op. cit., p. 72.
-
[6]
S. Bernfeld, « Sigmund Freud, M.D., 1882-1885 », The International Journal of Psychoanalysis, 32 (3), 1951, p. 204-217.
-
[7]
T. Meynert, Psychiatrie. Klinik der Erkrankungen des Vorderhirns begründet auf Dessen bau, Leistungen und Ernährung, Wien, Braumüller, 1884, p. iv ; Psychiatrie. Clinique des maladies du cerveau antérieur basée sur sa structure, ses fonctions et sa nutrition, Bruxelles, Manceaux, 1888, p. iv. Cette traduction pouvant légitimement être tenue pour exécrable, nous retraduisons les passages concernés.
-
[8]
T. Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie, auf wissenschaftlichen Grundlagen für Studierende und Ärzte, Juristen und Psychologen, Vienne, Braumüller, 1890, p. iii.
-
[9]
T. Meynert, Psychiatrie. Klinik der Erkrankungen des Vorderhirns, op. cit., p. iv. Trad. fr. p. iii-iv.
-
[10]
S. Freud, M. Bernays, Die Brautbriefe, t. I, Francfort, S. Fischer, 2011, p. 503.
-
[11]
Ibid, p. 504.
-
[12]
C. Lévy-Friesacher, Meynert-Freud. L'Amentia, Paris, Puf, coll. « Psychiatrie ouverte », 1983.
-
[13]
On sait que, pour nommer les implications de la psychophysiologie du réflexe sur la subjectivité, Canguilhem n'hésitera à parler d'un « Contre-cogito ». Voir G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe, Paris, Puf, 1955, p. 153.
-
[14]
M. Gauchet. L'Inconscient cérébral, Paris, Seuil, 1992.
-
[15]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 182.
-
[16]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen über den Bau und die Leistungen des Gehirns, Vienne, Braumüller, 1892, p. 67.
-
[17]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. iv.
-
[18]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, Paris, Puf, 2007, p. 42.
-
[19]
S. E. Jelliffe, « Sigmund Freud as Neurologist. Some Notes on his Earlier Neurological and Clinical Studies », Journal of Nervous and Mental Diseases, 86 (6), 1937, p. 702.
-
[20]
S. Freud, « Autoprésentation » (1925), in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 59.
-
[21]
S. Freud « Un inédit de Freud : article sur le “cerveau”, dans le dictionnaire Villaret » (1888), Annales médico-psychologiques, 167, Paris, Masson, 2009, p. 338.
-
[22]
Ibid., p. 337.
-
[23]
S. Freud, Contribution à la conception des aphasie (1891), trad. C. Van Reeth, Paris, Puf, 2009.
-
[24]
S. P. Fullinwider « Sigmund Freud, John Hughlings Jackson, and Speech », Journal of the History of Ideas, 1983, 44 (1) p. 151-158.
-
[25]
S. Freud « Résumés des travaux scientifiques du Dr Sigm. Freud, Privatdocent 1877-1897 » [1897], in OCF.P, t. III, Paris, Puf, 2005, p. 194.
-
[26]
S. Freud, Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 95-112.
-
[27]
Ibid., p. 105.
-
[28]
Ibid., p. 106.
-
[29]
S. Freud, L'Interprétation du rêve (1899), in OCF.P, t. IV, Paris, Puf, 2003, p. 589.
-
[30]
Ibid., p. 589.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Ibid., p. 590.
-
[33]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 228.
-
[34]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 591.
-
[35]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 140 ; trad. fr. p. 159.
-
[36]
Ibid., p. 141 ; trad. fr., p. 160-161.
-
[37]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 12.
-
[38]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 589.
-
[39]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 85.
-
[40]
S. Freud, « Note sur le “Bloc magique” » (1925), in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 143.
-
[41]
S. Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), in OCF.P, t. XV, Paris, Puf, 2002, p. 45-46.
-
[42]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 141 ; trad. fr. p. 146.
-
[43]
Ibid., p. 144 : « Une seule énergie fonctionnelle simple, bien qu'inconnue dans son principe ou plutôt aussi peu connue que les autres forces physiologiques, appartient à la cellule nerveuse, c'est la faculté de sentir, la sensibilité, l'excitabilité. »
-
[44]
S. Freud « Projet d'une psychologie » (1894), in Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 612.
-
[45]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 167.
-
[46]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 43.
-
[47]
S. Freud, « Projet d'une psychologie » (1894), op. cit., p. 608.
-
[48]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 163, je souligne.
-
[49]
Ibid., p. 162.
-
[50]
S. Freud, « Projet d'une psychologie », op. cit., p. 627.
-
[51]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 264.
-
[52]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 592.
-
[53]
G. Schott, « Freud's Project and Its Diagram : Anticipating the Hebbian Synapse », Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, 82 (2), 2011, p. 122-125. À la suite de Freud, Donald Hebb a en effet relancé l'hypothèse d'un renforcement durable des liens entre les neurones qui sont activés simultanément. Aujourd'hui connue sous le nom de « règle de Hebb », elle s'énonce comme suit : « When an axon of cell A is near enough to excite B and repeatedly or persistently takes part in firing it, some growth process or metabolic change takes place in one or both cells such that A's efficiency, as one of the cells firing B, is increased » (D. Hebb, The Organization Of Behavior : A Neuropsychological Theory, New York, Willey, 1949, p. 62). Il se trouve que l'on sait, depuis 1973, qu'un tel renforcement synaptique par simultanéité intervient bel et bien, comme « potentialisation à long terme », dans la plasticité neuronale, et joue un grand rôle dans les théories neurobiologiques contemporaines de la mémoire – qu'avait donc anticipé Freud, et avant lui Meynert !
-
[54]
F. Ansermet, P. Magistretti Les Énigmes du plaisir, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 161-162.
-
[55]
R. Holt, « A Review of Some of Freud's Biological Assumptions and Their Influence on His Theories », in N. S. Greenfield et W. S. Lewis (dir.), Psychoanalysis and Current Biological Thought, Madison, Universitary of Wisconsin Press, 1965, p. 108-109.
-
[56]
S. Freud, « Les névropsychoses-de-défense » (1894), in OCF.P, t. III, Paris, Puf, 2002, p. 17-18.
-
[57]
T. Kuhn La Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 2008. Sur les rapports de Kuhn et de la psychanalyse, on pourra se reporter à l'excellent article de John Forrester, « On Kuhn's Case : Psychoanalysis and the Paradigm », Critical Inquiry, 33 (4), 2007, p. 782-818.
-
[58]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 589.
-
[59]
J. Panksepp, M. Solms, « What is Neuropsychoanalysis ? Clinically Relevant Studies of the Minded Brain », Trends in Cognitive Sciences, 16 (1), 2012, p. 6-8.
-
[60]
E. Kandel, « Biology and the Future of Psychoanalysis : A New Intellectual Framework for Psychiatry Revisited », American Journal of Psychiatry, 156 (4), 1999, p. 505-524.
-
[61]
M. Mancia, « Archaeology of Freudian Thought and the History of Neurophysiology », The International Review of Psycho-Analysis, 10, 1983, p. 185-192.
-
[62]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 486.
-
[63]
S. Freud et C. G. Jung, Correspondance, 1906-1914, Paris, Gallimard, 1975, p. 590.
1 Le xix e siècle psychiatrique est globalement marqué par un gigantesque enthousiasme neuro-anatomique. La citation apocryphe de Griesinger, « les maladies mentales sont des maladies du cerveau » lui fournit en effet le paradigme central, à l'horizon duquel c'est d'abord le projet d'affiliation aux Naturwissenschaften qui meut la psychiatrie.
2 Dans la psychiatrie allemande en général et la psychiatrie viennoise en particulier, on trouve alors, gravitant autour de Meynert, de Carl Westphal (1833-1890), Eduard Hitzig (1838-1907), Wilhelm Erb (1840-1921), Paul Flechsig (1848-1929) et Carl Wernicke (1848-1905), une constellation de psychiatres matérialistes avalisant définitivement « la suprématie du cerveau sur toutes les autres structures [1] ».
3 Or c'est au sein de cette « foi neurologique » communément partagée qu'émerge, comme un savoir dissident, la psychanalyse. Tel est en effet le « climat épistémique » dans lequel est élevé le futur fondateur de la psychanalyse, et le « Zeitgeist psychiatrique » auquel Freud s'est virtuellement nourri avant d'y produire la formidable rupture qui porte son nom. C'est ce qui explique que, tout en exhumant une réalité psychique souterraine jusque-là perpétuellement menacée d'effacement, Freud aurait par ailleurs été fatalement conduit à construire une « métapsychologie » fortement enracinée dans les enjeux neurologiques de son temps, plaçant du même coup d'emblée la « psychanalyse » sous le signe d'une obsolescence spontanément ressentie, en la fondant sur une base biologique radicalement périmée.
4 De cette contradiction interne à l'œuvre freudienne, à la fois éminemment novatrice et cependant conforme à quelque chose du moment qui l'a fait naître, témoignent par excellence le caractère fondamentalement inédit de la mise au jour des enjeux inconscients découverts sur le terrain du symptôme hystérique, sur un plan clinique, et la codification parallèle et nécessaire d'une « mythologie cérébrale » supposée rendre compte du mode de fonctionnement de l'appareil psychique, sur un plan théorique. D'un côté, c'est la publication des fameuses Études sur l'hystérie qui constitue le texte-seuil, en ce qu'elles marquent la pleine reconnaissance des effets de cet inconscient subitement découvert sur le terrain clinique ; de l'autre, c'est le travail clandestin sur l'« Esquisse d'une psychologie scientifique à l'usage des neurologues » qui montre que cet inconscient ne peut être pensé et formalisé qu'à partir du déjà-là scientifique et des ressources fournies par les modèles de l'époque.
5 Double mouvement de rupture inédite et de continuité profonde : c'est que la découverte de l'inconscient est essentiellement clinique – d'où l'effet de discontinuité –, mais sa formalisation métapsychologique est d'inspiration neurologique – d'où la continuité secrète.
6 Or il semble que cela tient à ce que Freud ne rencontre pas n'importe quelle psychiatrie à l'origine : il se « fascine » d'abord pour une psychiatrie qui prolonge en droite ligne l'épistémè de Brücke – moyennant quoi Freud se forme, presque paradoxalement, à une école plus organiciste encore qu'aucune aujourd'hui.
7 Cette formation initiale, pour ne pas dire cette séduction originaire, a lieu au moment où Freud s'engage dans la carrière médicale, à travers une figure absolument maîtresse, et cependant méconnue, de la psychiatrie germanophone de la fin du xix e siècle, Theodor Meynert (1833-1892) – par lequel Freud s'est dit instantanément « captivé » et dont il parlera toujours comme « du génie le plus brillant qu'il eût jamais rencontré » [2].
8 Éloge dont il convient de se souvenir : Meynert prend en effet spontanément place, dans les années d'apprentissage du jeune Freud où il est son « professeur de psychiatrie » avant d'être son chef de service pendant un semestre (d'avril à octobre 1883) à la clinique psychiatrique de l'Allgemeine Krankenhaus de Vienne [3], parmi les maîtres déclarés ayant joué un rôle clé dans sa formation de « neuropathologue ». Or il se trouve qu'au-delà de la rencontre marquante mais datée, c'est ensuite surtout la trace formative de cette influence de départ que l'on retrouve par la suite massivement exprimée dans le texte freudien.
9 En rouvrant en effet le dossier de la psychiatrie neurologique telle que la formalise et l'incarne Meynert, on découvre bien un espace où des pans entiers de la théorie psychanalytique se trouvent, sinon anticipés, du moins préparés de façon vertigineuse. Cela suppose donc de réinterroger « Freud avant Freud », pour situer précisément jusqu'où Freud appartient au savoir de son temps, et à partir d'où il devient lui-même – quitte à conserver une « trace neurologique » au cœur de sa propre découverte.
Freud chez Meynert
10 C'est au cours de ses études médicales, accomplies sans grand intérêt, que Freud rencontre la première fois ce discours programmatique. Or il y a un fait d'emblée significatif à noter : alors que Freud nous fait part de son peu d'entrain pour la médecine, la psychiatrie fait exception : « Les disciplines proprement médicales ne m'attiraient pas – à l'exception de la psychiatrie [4]. » Jones nous le confirme : « Les seules conférences auxquelles il s'intéressât vraiment étaient celles de Meynert sur la psychiatrie, discipline qui devait lui sembler toute nouvelle, à lui fervent de laboratoire [5]. »
11 Quel est le sens de cette exception et de cette nouveauté, pour le jeune étudiant en médecine d'alors ? Surtout, qu'est-ce qui est ainsi enseigné à l'origine, de la psychiatrie, à Freud ?
12 Pour y répondre, on peut convoquer les travaux de Siegfried Bernfeld, ayant minutieusement reconstitué le cursus freudien des années d'études : il nous apprend que c'est en fait essentiellement par Meynert que Freud reçoit sa formation substantielle en psychiatrie, de cinq heures par semaine durant le semestre d'hiver 1877-1878 [6].
13 Tel est donc le premier visage de la psychiatrie pour Freud : or Meynert est un psychiatre bien particulier, puisqu'il est alors unanimement reconnu en Europe comme le plus grand spécialiste de l'anatomie du cerveau. Pour se donner une idée précise des cours que Freud a suivis lors de son semestre de formation, on peut se reporter au traité de Meynert, paru en 1884 mais commencé l'année même où Freud est son étudiant [7], ainsi qu'à ses Leçons cliniques, qui consignent rigoureusement les leçons données lors du semestre d'été de 1889 [8], soit près d'une dizaine d'années après le passage de Freud : les deux textes confirment invariablement l'esprit qui les anime. Le fait textuel le plus marquant tient dans la définition même de l'objet psychiatrique – l'assignation à un objet anatomique va de pair avec la restriction décisive à une explication de type mécaniciste : « Le lecteur ne trouvera pas, dans ce livre, d'autre définition de la psychiatrie que celle renfermée dans la dénomination positive qui lui sert de titre, clinique des maladies du cerveau antérieur. […] Mon intention est de chercher l'interprétation des maladies du cerveau antérieur dans l'anatomie, la physiologie et la nutrition de l'organe, sources de tout le développement de la science clinique. Bien des données qui dans la psychiatrie, jusqu'à aujourd'hui trop subjective, ne découlent pas de ces sources, doivent disparaître [9]. »
14 Telle est donc la « psychiatrie » pour laquelle Freud se passionne à l'origine : une psychiatrie qui condamne la dimension trop subjective (!), frappe purement et simplement de vacuité tout ce qui ne provient pas d'une enquête naturaliste, et ne reconnaît finalement sa tâche qu'en son enracinement méthodologique dans l'anatomie et la physiologie.
15 Indéniablement, cela fixe chez Freud une imago originaire du visage psychiatrique : Freud en retire en effet durablement l'intuition que le psychiatre veut s'effacer indéfiniment derrière le neurologue – ce qui nourrira le divorce profond entre la clinique telle qu'il la concevra dans son champ, et la clinique psychiatrique telle qu'il se la représentera, avec plus ou moins de lucidité. C'est d'ailleurs ce dont il témoigne à sa fiancée Martha, en évoquant ses propres « travaux scientifiques » : « Dans une certaine mesure, le travail avec le matériel issu de la clinique psychiatrique n'a que peu de rapport, et c'est plus par le fait d'un cumul des mandats que Meynert, qui n'est qu'un psychiatre médiocre, représente le plus grand anatomiste du cerveau de notre temps [10]. »
16 Division intuitive entre la clinique (psychiatrique), au fond tragiquement incompétente, et la recherche (anatomique), avantageusement parée du prestige de la science : l'étonnant est que cette division du travail spontanément ressentie par Freud n'existe pas dans la psychiatrie meynertienne. La psychiatrie qu'incarne Meynert n'éloigne pas du laboratoire, elle y conduit naturellement : mais c'est justement cette attache constitutionnelle et cette articulation que Freud récuse. Il aurait plutôt tendance à éloigner l'un de l'autre les deux « mandats » de la tâche psychiatrique – et singulièrement pas pour sauvegarder l'autonomie de la clinique comme on aurait tendance à le croire, mais pour isoler la pureté du travail anatomique. Ce n'est justement pas qu'il tient, en regard de la clinique, le travail de laboratoire pour superflu : c'est au contraire le seul fait anoblissant pour Freud, et là où il entend produire ses réalisations. On connaît la célèbre formule à Martha, en 1885 : « Tu n'as pas d'autres rivales que l'anatomie pathologique. »
17 Corrélativement, on le voit, c'est plutôt l'indigence de la pratique et la vacuité du savoir dans le champ qui se trouvent lourdement condamnées dans cette appréciation d'origine, et qui justifient que Freud ait le sentiment d'avoir, presque en un instant, « déjà compris le gros de la psychiatrie [das Grobe der Psychiatrie] [11] ». En fait, la clinique psychiatrique, Freud a le sentiment d'en avoir pour ainsi dire « fait le tour » en quelques mois, ce qui suggère qu'il n'y a là pas grand-chose à voir pour le futur fondateur de la psychanalyse – sauf à insister sur la référence freudienne durable à l'amentia isolée par Meynert, appelée à conserver un statut à part dans la nosologie freudienne [12]. Freud éprouve simplement le sentiment d'avoir compris ce qu'il y avait à comprendre, ce qui lui permet de mieux se tourner vers ce qu'il lui reste à pénétrer : c'est par la Hirnforschung qu'il entend se réaliser.
18 Mais justement, on s'avise que cette formation initiale – c'est un fait dont on ne saurait surévaluer la portée – nourrit beaucoup plus profondément et durablement Freud en sa foi neurologique. Et c'est à ce point que la doctrine de Meynert, avec ce qu'elle rend concevable pour Freud et ce qu'elle anticipe, contribue en profondeur à la métapsychologie freudienne.
19 En quoi donc est-ce que la neurologie meynertienne fournit l'impulsion de départ ? D'abord, en ce qu'elle enregistre et enseigne à Freud le prodigieux déplacement qu'impose à la subjectivité l'ensemble des connaissances acquises sur le fonctionnement de l'appareil cérébro-spinal, intégralement conçu sur le modèle de l'action réflexe [13].
20 D'une part, parce que l'unification fonctionnelle du système nerveux, pleinement soumis au principe du réflexe, produit une irrémédiable érosion de la disposition de soi [14], en ce qu'elle soumet intégralement le psychique à l'action d'une « excitation » qui le dépasse, dont il ne sait rien et sur laquelle il ne peut rien. D'autre part, parce qu'elle renforce ce décentrement absolument majeur à la subjectivité en désignant le monde extérieur comme la seule source réelle de l'excitation œuvrant dans l'appareil neuronal, via les voies afférentes : dès lors, plus aucune initiative ne peut plus être tenue comme venant tout à fait du sujet lui-même.
21 Ces deux caractères mettent ainsi directement en jeu la marginalisation du système de la conscience dans l'espace cérébral. En assumant un déterminisme neurologique strict, qui aboutit à faire de la liberté une manifestation illusoire et de la conscience une conséquence, sinon un effet contingent, la conception anatomique du psychique conduit donc de facto à dénoncer le « mirage » [15] de l'individualité. C'est à cet égard d'abord un formidable pouvoir de démythification de la « toute-conscience » que recèle ainsi « l'appareil cérébral » de Meynert : le « Moi » comme la « conscience » n'y sont déjà plus que des « états » et des « effets » de la vie cérébrale. « Même la liberté que nous sentons en nous n'est qu'une manifestation [16]. »
22 Aussi est-ce dans la mise en forme anatomique et la complexification des données soulevées par une telle révolution qu'entre véritablement en jeu l'originalité du système de Meynert. Il importe de bien en fixer la structure – dont il faut connaître les grandes lignes pour la suite.
23 Meynert divise en effet l'espace cérébral en deux grands systèmes anatomiques faisant support à l'opposition des fonctions inférieures (inconscientes) et des fonctions supérieures (conscientes) du « mécanisme cérébral » – celles-ci restant conçues comme également gouvernées par le réflexe. Toute la psychiatrie meynertienne gravite en effet autour de cette opposition anatomique centrale : les « centres sous-corticaux » d'une part, structures anciennes d'un point de vue phylogénétique au principe des décharges réflexes, inconscientes, et recevant d'abord les excitations ; et les « centres corticaux » d'autre part, acquisitions plus récentes ayant une double fonction d'association et d'inhibition de l'excitation, et siège de la conscience. Dans le fonctionnement global de l'« appareil », les réflexes tendant à la décharge immédiate, automatiques et innés, supportés par les centres sous-corticaux, sont opposés, contrôlés et inhibés par le jeu des associations – conçues comme des réflexes acquis qui « lient » l'énergie – ayant lieu dans les régions supérieures du cortex. L'opposition topique constitue donc le support d'une dualité fonctionnelle : c'est là la « clé » qui organise l'ensemble du fonctionnement cérébral, pour Meynert. C'est du reste ainsi qu'il ouvre sa Psychiatrie : « Les portions de l'encéphale qui reçoivent les impressions des sens et ménagent des mouvements réflexes, dans le sens le plus large, forment vis-à-vis de l'écorce [autrement dit le système cortical] un opposé, les centres sous-corticaux. Or cette opposition se manifestera également dans toute une série d'excitations et, dans les maladies de l'esprit, on trouvera là, une clef pour l'interprétation du jeu anormal du mécanisme cérébral [17]. »
24 C'est cette logique interne du modèle, même saisie dans sa plus grande généralité abstraite, qu'il suffit d'exposer pour faire apercevoir sa fécondité virtuelle pour le jeune Freud. L'« appareil cérébral » de Meynert en effet, en situant ainsi topiquement les uns par rapport aux autres une série de « systèmes » anatomiques différenciés, ne remet pas simplement en cause le pouvoir de la conscience en exhibant la masse des excitations qui la conteste, ou passe outre ses commandements (c'est bien le réflexe qui constitue ici l'image forte) ; il la pose aussi comme un pouvoir structurellement lié et économiquement alimenté par le jeu des excitations sous-corticales auxquelles elle s'oppose tout en en étant issue – ce qui revient à inscrire au cœur même du psychique le schème dynamique d'une division subjective où la conscience non seulement s'élève au-dessus d'un mécanisme physiologique primitif, mais en même temps en procède.
25 Or à partir de cette construction, le discours de la neurologie n'a pas qu'une valeur préparatrice ou incitative pour la découverte freudienne, il a aussi une valeur contraignante sur sa formalisation. À partir de là, on peut en effet montrer que l'influence de Meynert se laisse déchiffrer dans plus d'un détail de la construction proprement freudienne – non pas que Freud trouve simplement chez Meynert une vague anticipation, mais parce qu'il choisit d'hériter positivement de catégories issues de sa neurologie. Un bref inventaire suffit d'ailleurs à annoncer la portée de cet héritage – il suffit pour ce faire de survoler les catégories opérantes du système meynertien : « chaîne associative », « représentations », « images mnésiques », « conscient » et « inconscient », « appareil de perception », « refoulement », « plaisir » et « déplaisir », « fonctionnement primaire » et « fonctionnement secondaire » des processus, « représentation-but », « représentation d'attaque », « mouvement de défense »…
26 L'analyste peut à bon droit être comme frappé de paramnésie, sinon même d'inquiétante étrangeté, tant le texte meynertien semble par endroits se projeter sur le texte freudien. Il y a là une indéniable familiarité : il importe donc d'en authentifier la généalogie.
Freud contre Meynert
27 Aussi est‑il révélateur qu'au moment de ramasser précisément le trajet qui va de « l'appareil cérébral » de Meynert à « l'appareil psychique » de Freud – de l'anatomie meynertienne à la topique freudienne, donc –, on constate que c'est justement sur le terrain de l'anatomie même que Freud entend historiquement révérer puis « égratigner Meynert, l'idole sur son trône [18] ». Les grandes étapes « archéologiques » méritent d'en être rappelées brièvement, afin d'en évaluer l'effet d'après-coup sur la maturité freudienne.
28 1) On sait d'abord qu'en 1886, à la suite de son passage dans la clinique psychiatrique et à l'Institut d'anatomie du cerveau, où il produit ses premiers travaux neurologiques – des « modèles de bonne formation en neurologie [19] » –, Freud s'est montré suffisamment assidu dans ce champ pour que Meynert lui propose sa charge de cours d'anatomie – qu'il refuse [20], pressentant leurs divergences appelées à devenir de plus en plus violentes, après son passage chez Charcot.
29 2) En 1888, dans son article sur le « Cerveau » paru dans l'encyclopédie de Villaret, il énonce sommairement qu'« à ce jour, aucun autre système ne peut remplacer le système de la construction du cerveau tel que Meynert l'a conçu [21] ». Mais déjà pointe une critique anatomiquement fondée, discrète mais frappant à la racine, qui annonce la ruine du système meynertien [22]. C'est donc en étant en un sens plus rigoureusement anatomiste que Meynert que Freud motive sa condamnation et inaugure son émancipation ! Fait d'importance, car il suggère déjà, négativement, que c'est plus par sa portée spéculative et ce qu'elle permet de penser que par sa justesse descriptive que la construction meynertienne de « l'appareil cérébral » sollicite l'admiration de Freud.
30 3) En 1891, c'est la clinique aphasiologique [23] qui permet à Freud de renouveler sa critique, en promouvant contre le point de vue localisationniste de Meynert et de Wernicke un fonctionnalisme explicitement inspiré de la neurologie jacksonienne [24]. On connaît l'évaluation globale qui peut être faite de cette attaque – c'est Freud lui-même qui la résume ainsi : « essayer de faire appel à des facteurs fonctionnels au lieu de facteurs topiques » [25] – ce qui revient à faire jouer la fonction, d'un point de vue dynamique, contre l'anatomie, entendue comme statique. C'est la « conception plus générale de l'activité cérébrale » de Meynert qui s'en trouve visée au premier chef [26] : le travail sur l'aphasie doit donc être lu comme sa notification de divorce, signifiée sur le terrain de l'anatomie et via une discussion interne à la neurologie, à l'adresse du maître. C'est ainsi la « confusion » perpétuelle du psychique et du physiologique qui est pointée – et l'attaque freudienne est plus grave et plus profonde qu'il n'y paraît au premier abord. Elle énonce sobrement que c'est parce qu'« en psychologie, la représentation simple est quelque chose pour nous d'élémentaire [que] nous arrivons à supposer que son corrélat physiologique, à savoir la modification qui provient de l'excitation de la fibre nerveuse se terminant dans le centre, est également quelque chose de simple qui peut être localisé en un point. » [27] Façon de relever que l'objet psychologique dicte implicitement ses propriétés à l'objet physiologique. Autrement dit, que c'est une contrainte de la rationalité psychologique qui force à supposer, d'un point de vue physiologique, la simplicité et la « localisation », au moins possible, du « processus ». Sauf que le « processus » est alors au fond plus modelé sur une psychologie intuitive que construit scientifiquement : cela dénonce l'effet de contamination, sur la physiologie « savante » et de la part d'une psychologie qui s'ignore, d'un imaginaire n'ayant à proprement parler rien à voir avec un processus physiologique. Or c'est ce qui exige, pour Freud, de remettre les tenants de l'anatomie littéralement à leur place… d'anatomistes : en soulignant « qu'ils en savent bien plus long sur la représentation que sur les modifications physiologiques » – ce qui les pousse « elliptiquement » à « localiser » un peu vite une représentation « dans la cellule nerveuse » ! – Freud suggère, en clair, que la physiologie ne « sait »… que ce que la psychologie lui commande de croire à son insu ! D'où une physiologie nerveuse plus orientée par le fantasme que par la science… à quoi seul peut remédier un « parallélisme » qui investigue séparément « la chaîne des processus physiologiques » de celle « des processus psychiques ».
31 4) À la suite de cette prise de position limpide, qui consiste à défendre que les propriétés de l'anatomie « doivent être définies pour elles-mêmes et indépendamment de son corrélat psychologique [28] » (véritable petite leçon épistémologique à l'adresse des anatomistes, sans laquelle ils sont voués à être… psychologues), vient l'Esquisse de 1895. On sait que Freud y déchiffre intégralement dans le langage de la neurophysiologie de l'origine les données de la clinique, et codifie sous les traits d'un appareil neuronique la mécanique des représentations et les circuits énergétiques qu'elles parcourent. Mais déjà, l'enjeu semble s'être déplacé : Freud ayant pointé la logique « fantasmatique » de la neurologie meynertienne, il peut passer outre son propre avertissement, et codifier, sous une image physicaliste, la vérité de sa propre expérience : la neurologie y est de métaphore. Du reste, c'est à ce point du parcours freudien que l'on mesure le mieux que, s'il faut bien sûr dénier l'homologie de « l'appareil cérébral » de Meynert et « l'appareil psychique » de Freud, il faut en même temps ne pas se laisser impressionner par la fausse distance de l'un à l'autre : l'Esquisse marque en effet le point d'intersection précis entre les impératifs épistémiques physicalistes et la « mythologie cérébrale » sur laquelle se réfracte déjà une vérité du « psychique ». Et c'est pourquoi il faut lire l'Esquisse d'une psychologie scientifique à l'usage des neurologues comme l'Esquisse d'une neurologie mythologique à l'usage des psychologues.
32 5) C'est, enfin, dans le passage bien connu de l'Esquisse au chapitre VII de la Traumdeutung, que s'opère officiellement la « coupure » d'avec le référent anatomique, la « localisation » de l'appareil psychique ayant perdu son aspect réaliste au profit de sa position « idéelle » – ce qui revient ipso facto à cesser de « prendre l'échafaudage pour la construction [29] ».
33 Tel est donc le mouvement de distanciation objective d'avec la réalité anatomique que déchiffre à l'origine Freud avec Meynert – duquel on conclut habituellement qu'il ne subsiste, dans l'œuvre aboutie, qu'une récusation. Aussi aimerait‑on soutenir, au moment d'enregistrer cette condamnation d'ensemble, qu'il faut rechercher ce qu'il en reste après-coup avant d'accréditer l'idée qu'il n'en reste qu'un déni. Car en réalité, si le mouvement freudien volatilise la référence proprement cérébrale et désavoue l'ambition localisationniste, c'est pour mieux s'approprier un certain nombre de schèmes libérés de l'anatomie et ainsi offerts à un réinvestissement métapsychologique.
Freud avec Meynert
34 Il est à cet égard assez singulier de constater que c'est justement dans la Traumdeutung – soit le texte qui en apparence clôt ce mouvement d'affranchissement –, que se manifeste le plus clairement la dépendance de Freud envers la théorie meynertienne. Celle-ci se fait spécialement ressentir dans la construction de « l'appareil psychique », consignée au célèbre chapitre VII, dont la topique s'appuie encore entièrement sur le modèle physiologique de l'arc réflexe, comme l'attestent ses deux extrémités correspondant aux deux pôles de la sensibilité et de la motilité [30].
35 Assurément, Freud y réitère sa mise à distance de l'anatomie – comme condamnation autant que comme tentation à exorciser : « Nous allons complètement laisser de côté le fait que l'appareil animique dont il s'agit ici nous est connu aussi comme préparation anatomique et allons éviter soigneusement la tentation de déterminer la localité psychique de quelque façon anatomique que ce soit [31]. » Dénonciation de l'ambition localisationniste, qui s'assortit d'un rappel obligé du modèle « connu » (fût-ce pour s'en distancer et démarquer l'originalité). Mais puisque Freud l'a à l'esprit au moment où il forge son propre « instrument animique », il faut donc interroger ce qui est ainsi déjà établi par ailleurs – et nommément chez Meynert – pour évaluer leurs concordances.
Schéma de l'appareil psychique formalisé par Freud dans la Traumdeutung
Schéma de l'appareil psychique formalisé par Freud dans la Traumdeutung
36 1) C'est d'abord dans la vectorisation de l'appareil que se marque la parenté entre les deux conceptions. La première caractéristique du schéma freudien tient en effet dans sa « direction », chargée d'exhiber que « toute activité psychique part de stimuli et finit dans des innervations [32] ». Chez Meynert, c'est toujours le monde extérieur qui est désigné comme point d'entrée de l'excitation dans « l'appareil cérébral », qu'elle parcourt, via des « fibres de projection », jusqu'à l'innervation motrice. Dans les deux cas, c'est le trajet de l'excitation qui donne l'ordre de lecture du schéma, qui est celui d'un « transfert de force depuis l'extérieur ». C'est que l'ensemble des excitations à l'œuvre dans l'appareil s'origine nécessairement dans la périphérie : d'où ce privilège étonnant donné au système perceptif, qui répond en fait à la nécessité d'ouverture du système sur l'excitation extérieure. La conséquence immédiate et commune à ces deux conceptions qui « appareillent » ainsi l'innervation sensitive est évidente : c'est l'effet d'impersonnalité qui volatilise la référence au moi, qui n'est plus pensé comme une « intériorité » qui commande, mais comme un effet surajouté, et volontiers contingent, de l'excitation. Ce décentrement majeur bien connu chez Freud, Meynert en donne lui-même une image sensationnelle ayant nécessairement frappé l'imaginaire freudien : « Le monde entier, et nous-mêmes, nous ne sommes parvenus à l'écorce cérébrale que depuis l'extérieur par les portes des sens, par le tronc cérébral ; le “Moi” n'est plus la perception, mais uniquement une succession de celle-ci sans son image [33]. »
37 2) C'est ensuite le découpage topique en systèmes distincts qui caractérise la construction de l'appareil freudien – découpage chargé de répartir les fonctions perception et mémoire dans des lieux différents. Cela permet de poser un système avancé qui « accueille les stimuli de perception, mais ne garde rien d'eux, donc n'a pas de mémoire », et derrière celui-ci, « un deuxième système qui transpose l'excitation momentanée du premier en traces permanentes » [34]. Or c'est rigoureusement la division topique et fonctionnelle proposée par Meynert, qui entendait « faire valoir que l'écorce renferme plus d'un milliard de corpuscules nerveux, que les impressions successives trouvent dans ces cellules des substratums fonctionnels suffisants pour leur conservation permanente ; dans la rétine au contraire, où la durée d'action de l'excitant se manifeste par des images consécutives, les images ne trouvent pas place pour une conservation, chaque nouvelle série d'images en occupe toute l'étendue et anéantit tout l'effet ultérieur des images précédentes [35] ». À l'ouverture du diaphragme perceptif chargé de capter l'excitation correspond donc nécessairement une inscription en un autre lieu de la mémoire : les « images mnésiques » [Erinnerungsbild] – c'est un mot de Meynert ! – n'en sont que mieux inscrites d'une façon « permanente », dans les deux conceptions, ailleurs. Proposer un système des éléments S, système mnésique homologue à celui des « cellules de l'écorce corticale », et un système Pc, homologue en sa fonction de la « rétine », c'est produire, de la part de Freud, le même type d'analyse, mais sans localisation dans l'espace cérébral ; c'est importer la même contrainte, mais sans s'appuyer sur l'anatomie.
38 3) Il y a ensuite leur cadre associationniste commun. En notant que, chez Freud, l'ordonnancement des associations n'a lieu que dans les systèmes mnésiques, alors que le système Pc, lui, ne peut « conserver les traces relatives à l'association ». Chez Meynert, c'est la même dualité qui est codifiée, et anatomiquement fondée sur l'opposition entre les « fibres d'association », qui parcourent la surface corticale où s'écrit la mémoire (homologue au système S S'), et les « fibres de projection », qui ne sont que « l'expression de la diversité des organes et des surfaces du corps auxquelles elles se distribuent par les voies nerveuses », et qui ne font que transitoirement « amener à l'écorce les excitations du monde extérieur » [36] (homologue au système Pc). Dans les deux cas, l'ordonnancement des associations, leur remaniement, leur réinvestissement, où se détermineront réellement les effets de conscience, tiennent déjà plus à la mémoire qu'à la perception, où prévaut la pure éconduction de l'excitation.
39 4) C'est par ailleurs le relatif jeu dynamique des éléments parcourant les différents « systèmes », leur aptitude économique à être investis et désinvestis, qui méritent d'être relevés dans les deux conceptions. Cela est suffisamment connu chez Freud ; chez Meynert, « la force transférée depuis les mouvements du monde extérieur est conservée durablement par une source de force permanente, par le flux sans cesse renouvelé de la nutrition, sous forme d'images mnésiques, comme des balles que le jet constamment ascensionnel d'une fontaine contrebalance. Chaque image mnésique, comme l'ensemble du contenu psychique, est caractérisée pendant le sommeil et la veille par un mouvement d'investissement et de désinvestissement, par lequel elle se tient au-dessus ou au-dessous du seuil de la conscience ; dans la phase de flux, elle est une représentation ; l'image mnésique est alors vigile [37] ».
40 5) Enfin, on le sait, la position idéelle de la « localité psychique » requiert chez Freud le recours à une image optique : c'est successivement le microscope, l'appareil photographique, la longue-vue, qui sont alors recrutés pour métaphoriser « le lieu à l'intérieur d'un appareil où l'un des stades préliminaires de l'image se produit [38] ». Or chez Meynert c'est aussi le même paradigme qui est nécessairement évoqué. « Pour autant que les fibres de projection projettent dans l'écorce cérébrale les sensations sensorielles, elles font pour ainsi dire rayonner dans les ventricules de l'écorce l'image du monde, comme dans une caméra [39]. »
41 Ces caractéristiques essentielles rappelées, on vérifie déjà que l'influence « neurologisante » de Meynert non seulement ne cesse pas d'œuvrer sur la construction freudienne, mais la surdétermine en son fond même : elle lui impose les contraintes épistémiques et l'imaginaire du mode de penser neurologique, qu'elle incorpore. Mais par ailleurs, Freud y trouve bien plus qu'une série contraignante de principes qui définissent alors, en neurologie, le champ du vraisemblable, et auxquels il est bien obligé de faire droit : il y trouve aussi une source extraordinairement suggestive à laquelle s'alimenter dans la maturité.
42 La preuve la plus nette en est trouvée, à distance, dans la topique présentée dans la « Note sur le bloc magique ». Le modèle de l'appareil perceptif y est réexposé mais en tenant compte des développements les plus aboutis de la métapsychologie, qui réévaluent notamment l'incidence décisive des « excitations internes ». Là où, en effet, le premier schéma de l'appareil psychique reproduisait explicitement un impératif de la neurologie meynertienne (nommément que l'excitation parcourant l'appareil ne peut lui parvenir que de l'extérieur par la voie de l'innervation), Freud entend alors revaloriser les investissements parvenant de l'intérieur au système de la perception. Ce second modèle en inverse donc, d'une certaine façon, l'ordre de lecture pour rendre l'initiative à l'inconscient, ce qui est plus conforme à l'expérience analytique.
43 Freud propose en effet que « ce serait comme si l'inconscient, par le moyen du système Pc-Cs, tendait en direction du monde extérieur des antennes qui, après qu'elles ont dégusté des excitations, sont rapidement retirées [40] ». On y devine une dérivation de la comparaison fréquemment mobilisée pour qualifier le jeu de l'investissement proprement libidinal du monde extérieur – celle de « l'animalcule protoplasmique dont la substance colloïdale émet des pseudopodes, des excroissances dans lesquelles la substance corporelle se prolonge, mais qui peuvent être rentrées à tout moment, si bien que la forme de la petite boule protoplasmique est réinstaurée [41] ».
44 Or voici l'étonnant : cette réévaluation d'un réquisit résiduel du modèle meynertien se formule naturellement à travers une métaphore textuellement exploitée… par Meynert lui-même ! Puisque Freud décalque ainsi la métaphore jusqu'à la littéralité, il importe de la citer en son long :
Lorsque les cellules corticales assimilent les excitations, les chocs physiques tout à fait inconnus, l'écorce ressemble à l'amibe simple qui, se transformant en une cavité, embrasse le corpuscule dont elle veut s'assimiler les éléments. De même que l'amibe étend vers le monde extérieur ses pseudopodes sensibles et s'empare de sa proie par ses prolongements moteurs, de même l'écorce cérébrale, essence protoplasmique composée, est munie d'expansions sensibles par ses prolongements centripètes, qui constituent dans la structure du système nerveux les nerfs sensibles, et par les nerfs moteurs, d'expansions motrices, de prolongements de capture. Le corps tout entier […] n'est qu'un appareil d'expansions sensibles et de prolongements moteurs qui fournit à l'activité du cerveau antérieur les conditions qui lui permettent de s'approprier l'image du monde et de réagir sur elle [42].
46 On ne saurait voir là qu'une métaphore qui coïncide fortuitement : il y va bien plutôt d'une représentation d'origine qui surdétermine durablement la position de l'appareil psychique dans le regard freudien. Et c'est pourquoi la topique freudienne s'exprime si spontanément en une image qui pastiche anonymement la métaphore meynertienne.
47 L'étonnant est que le « dépassement » passe par le recours à l'image formatrice : on vérifie là exemplairement en quoi la métapsychologie paraît comme condamnée, sinon à véhiculer sans cesse un implicite neurologique, du moins à être hantée par l'exigence meynertienne de l'origine. Non que le système décrit par Freud y soit purement et simplement assujetti – comme s'il ne faisait que transposer en un nouveau langage la « mythologie cérébrale » du premier maître. L'appareil psychique freudien n'est pas juste un nouveau nom pour d'anciennes manières de penser. C'est plutôt parce que c'est avec cette séduction originaire qu'il s'agit de rompre et dont il faut sans cesse exorciser la significativité en quelque sorte « infantile » sur le modèle de la maturité.
48 Aussi la « stimulation » originaire de la part de Meynert ne se limite pas à cet effet de suggestion anatomique sur l'imaginaire topique de Freud : elle se laisse aussi déchiffrer dans la formalisation de l'« économique » freudienne.
49 On pressent du reste spontanément que par la place que la neurologie meynertienne fait à l'excitation (qui constitue en quelque sorte son « concept fondamental [43] ») et à la bonne forme que constitue le « réflexe » (autour duquel elle gravite implicitement), elle se donne aussi à lire comme une « énergétique » cérébrale : on peut donc légitimement interroger sa possible contribution à la construction de la pulsion freudienne.
50 C'est d'abord la dépendance du système à l'égard de sa source énergétique, qui marque les modèles économiques respectifs. Parce que « c'est du monde extérieur que proviennent les quantités d'énergie [44] », comme le réitère Freud, la théorie de l'appareil neuronal a pour première conséquence majeure, déjà chez Meynert, de promouvoir une mécanique en rupture absolue avec le primat classique de la toute-conscience : « L'acte moteur conscient ne se produit pas en vertu d'une puissance interne, immédiate, directe. Le cerveau ne rayonne pas par sa chaleur propre comme un astre, il puise dans le monde extérieur la force qui est la base de ses manifestations. Le mode secondaire moteur jusqu'ici étudié, n'est que l'imitation des formes de mouvements préformés par les réflexes [45]. » Cette subordination du système de la conscience à l'égard de l'excitation extérieure et des mouvements réflexes inconscients qui l'accueillent primitivement, se retrouvera évidemment de façon éclatante dans le texte freudien. Elle décentre radicalement l'initiative de la vieille « puissance interne », et relativise le rayonnement de la conscience qui ne peut plus être pensé, comme le propose Meynert, que comme un rayonnement « emprunté » : « Toute la clarté de la conscience provient de ces cellules de l'écorce cérébrale, mais comparée aux étoiles, la lumière qu'elles fournissent est empruntée. Elles n'égalent pas les étoiles fixes. Le monde de l'écorce cérébrale se comporte par rapport à la lumière étrangère qu'elle reçoit comme la Terre dans la nuit par rapport à la lune [46]. »
51 S'agissant de l'accueil de l'excitation à l'intérieur du système, on retrouve ensuite corrélativement, aussi bien dans la théorie économique de Meynert que dans celle de Freud, une place centrale invariablement accordée à l'idée de frayage. On sait que la notion est chargée de rendre compte du jeu de préférence, dans l'éconduction de l'énergie, pour telle ou telle voie vers les différentes liaisons associatives – et l'on connaît la portée suggestive de cette notion pour la postérité analytique. Or la modélisation initiale qu'en donne Freud est directement prélevée sur le texte meynertien, où l'on reconnaît littéralement ce que Freud désignera comme « degré de frayage [47] » : « dans les fibres d'association, les obstacles pour le passage de l'état de repos à l'état d'activité diminue par la première excitation qui engendre entre deux parties corticales une connexion, une liaison et ces obstacles s'amoindrissent encore par la répétition d'irritations analogues tandis que, au contraire, le long de fibres propres de centres corticaux non encore associés, la transmission est parfois difficile et même impossible [48] ». C'est rigoureusement ce phénomène qu'Exner, également élève de Meynert, appellera Banhung après la découverte de la structure du neurone, et chez lequel Freud puisera son idée.
52 Mais voici le plus important : c'est le rôle ainsi accordé nommément à la « première excitation » et à la « répétition » dans les frayages organisant l'économie cérébrale de Meynert. C'est en effet la première frappe de l'excitation sur le circuit neuronal, les voies ainsi imprimées, l'empreinte définitivement laissée, qui sont au cœur de la mythologie meynertienne : or l'impact primitif de l'excitation, en ce qu'il est décisif pour l'ouverture de toute « voie corticale » (ou associative), tend déjà nécessairement à attirer l'attention sur « les premières fois » et à évaluer leur effet de traces pour le fonctionnement psychique.
53 Une caractéristique de la logique associative tend d'ailleurs déjà à accroître considérablement la « significativité » du « premier événement » dans le système de Meynert. Elle tient dans la dépendance des complexes associatifs à l'égard de l'excitation qui les forme. Telle que Meynert la conçoit, en effet, une association se forme toujours aveuglément du fait d'une excitation qui frappe synchroniquement et de façon ubiquitaire plusieurs cellules (représentations) a priori disjointes. C'est leur atteinte simultanée, en un moment précis et dans le cadre d'une scène définie, qui explique le frayage d'un groupement associatif. Aussi Meynert propose-t‑il cette loi, indiquée en italique : « Au milieu des associations multiples, chaque image mnésique forme un groupement spécial des impressions reçues simultanément [49]. »
54 Or cette règle sera littéralement reprise par Freud dans son premier modèle théorique – « il y a une loi fondamentale, l'association par simultanéité […] qui est le fondement de toutes les liaisons entre les neurones [50] » ; elle sera confirmée dans la lettre dite « 52 », qui évoque « la première inscription des perceptions, tout à fait incapable de conscience, disposée selon les associations par simultanéité [51] » ; et définitivement promulguée dans la Traumdeutung, dans laquelle « la fixation de l'association » s'opérera « par simultanéité » [52]. C'est là un emprunt d'autant plus notable, qu'on extrait souvent de cette proposition freudienne une préfiguration saisissante des travaux fondateurs pour les neurosciences cognitives de Donald Hebb [53], et qu'on en fait encore aujourd'hui le pivot d'un dialogue entre la psychanalyse et les neurosciences [54] !
Conclusion
55 Aussi cet enracinement de la psychanalyse dans les enjeux « historiques » des savoirs psychiatrique et neurologique du xix e siècle, même restitué aussi partiellement à travers la figure de Meynert, invite alors à une interrogation légitime. En regard de cet héritage beaucoup plus profondément contraignant qu'il n'y paraît habituellement, quel peut être, à l'avenir, le sens positif et adjuvant, ou négatif et opposant, des « contributions » respectives de la psychiatrie et de la neurologie sur la psychanalyse ?
56 Une réponse spontanée interprète volontiers cette « contribution » virtuelle avant tout dans le registre de l'insuffisance, voire de l'agression : les découvertes positives des neurosciences auraient de facto pour effet de dénoncer comme une série d'illusions pratiquement toutes les caractéristiques propres à « l'appareil psychique » tel que Freud se le représentait à l'origine.
57 On peut en effet récapituler ainsi les principaux acquis des neurosciences immédiatement polémiques pour la formalisation freudienne [55], rendant le « divorce » entre les « constructions » meynertienne puis freudienne et la « réalité » neurophysiologique du système nerveux beaucoup plus profond qu'on ne le pense habituellement.
58 1) L'appareil cérébral est perpétuellement actif et ceci indépendamment des stimulations d'excitations lui parvenant des voies afférentes, contrairement à ce que Freud pensait de l'appareil psychique, placé sous le signe de l'arc-réflexe. La première caractéristique de tous les schémas freudiens de « l'appareil psychique » tient en effet dans leur « direction » générale, chargée d'exhiber que l'ensemble des excitations à l'œuvre dans l'appareil s'origine nécessairement dans la périphérie. Or il se trouve que cette dépendance de l'« appareil » à l'endroit des stimuli extérieurs ne peut exister que pour la métapsychologie freudienne ; mais dans la réalité du système neuronal, on enregistre une activité électrique qui signe le déclenchement périodique d'un nombre considérable de potentiels d'action absolument indépendants de toute excitation externe : cela désavoue définitivement l'idée que ce sont les sensations venues du dehors qui alimentent l'appareil psychique et lui donnent sa raison de fonctionner.
59 2) La découverte des interfaces synaptiques (Sherrington) et des potentiels d'action (Bernstein) ont par ailleurs montré que les neurones ne transfèrent pas une énergie ; dans le système nerveux, l'influx nerveux est bien plutôt propagé et modulé. La différence est de taille : c'est la même qui existe, pour reprendre une analogie physique pertinente, entre la course d'une charge électrique le long d'un circuit électrique fermé, et la progression d'une étincelle le long d'une ligne de poudre à canon. On conçoit que cela périme absolument l'hypothèse freudienne fondatrice d'une « quantité, de quelque chose qui est capable d'agrandissement, d'amoindrissement, de déplacement et d'éconduction, et qui s'étend sur les traces mémorielles des représentations, un peu comme une charge électrique sur la surface des corps [56] ».
60 3) L'effet des stimulations extérieures consiste en fait essentiellement à moduler, mais non créer, l'activité du système nerveux. Une stimulation peut augmenter la fréquence des décharges, mais impose surtout à l'activité cérébrale un ordre et une structuration. C'est dire que le système neuronal encode une information, plus qu'il ne décharge une excitation.
61 4) Les forces parcourant le système nerveux, qu'elles soient ou non déclenchées à partir de l'appareil perceptif, sont d'une nature différente des excitations des stimuli externes. L'appareil perceptif n'est pas un conducteur, mais un transducteur : cela problématise considérablement l'ensemble des développements freudiens relatifs à l'hypothèse d'un « pare-excitation » – sauf à lui restituer sa valeur de métaphore.
62 5) Enfin, les minuscules quantités d'énergie qui circulent et servent à encoder l'information dans les neurones sont toujours quantitativement négligeables. Parce que c'est la périodicité des potentiels d'action et non la quantité d'énergie qui les constitue, le rythme qu'ils suivent dans leurs émissions et non leur profil d'amplitude qui permettent la propagation d'une information, les phénomènes électriques neuronaux ne légitiment en rien un « point de vue économique », et il n'y a aucun sens à parler de « volume d'excitation » pour les neurones. À la charge énergétique se substitue le code de l'information : c'est la ligne télégraphique qui en fournit la meilleure image.
63 On voit que l'ensemble de ces déplacements majeurs vis-à-vis des croyances qui organisent les constructions de Meynert et de Freud les frappe simultanément à la racine, en leurs fondements même. Par rapport à celles-ci, la modernité requiert au sens le plus fort un changement de paradigme, une nouvelle « matrice disciplinaire [57] » : pour penser le système nerveux, on postule schématiquement que ce n'est plus une science de l'énergie mais plus une « science de l'information » qui s'avère pertinente. Mais justement, a contrario, cela ne fait qu'alourdir l'avertissement de Freud, qui consiste à ne pas « prendre l'échafaudage pour la construction [58] » pour penser l'appareil psychique.
64 Tirer les conséquences de cette « révolution neuronale », même a minima – en enregistrant simplement que les neurones ne transfèrent pas une excitation mais propagent une information –, montre en fait la probable vanité qu'il y a à vouloir programmer une « réconciliation [59] » à l'avenir – sauf à solliciter toute une « réécriture de la métapsychologie sur un fondement scientifique [60] ». C'est, on le sait, la place virtuelle d'une « neuro-psychanalyse ».
65 Il se trouve que sur ce point, une enquête historique dégage une perspective précise : elle énonce que la belle rencontre promise a en fait déjà eu lieu. Elle n'est pas à venir, elle est déjà passée. Dès lors, de nombreux débats à l'interface de la psychanalyse et des neurosciences ne peuvent pas nous apparaître comme de l'ordre d'une actualisation nécessaire, sous l'effet du progrès de la science, mais plutôt de l'ordre du vestige.
66 C'est que Freud renonce intégralement à sa pratique de la neurologie que pour mieux continuer d'investir secrètement la neurologie comme modèle épistémique. D'où les connivences inattendues qui se tendent entre Meynert et Freud : c'est qu'il y a bel et bien une forme d'hérédité meynertienne dans l'œuvre freudienne, qui tient à ce que Freud demeure profondément attaché à sa formation neurologique d'origine – mais celle-ci est entièrement mythologique.
67 Pour saisir la significativité de cette « mythologie », il faut en fait s'aviser que la neurologie meynertienne est affectée de la même duplicité qui parcourt les premiers textes freudiens, et spécialement le texte de l'« Esquisse [61] » : elle est tournée simultanément vers l'image physicaliste et vers l'image psychologique – si bien qu'elle nomme « neurologiquement » un fait psychologique. Le cerveau abrite toutes les spéculations psychopathologiques ; mais le texte meynertien, comme le texte « pré-analytique », n'est qu'ostensiblement neurologique : en réalité, ce n'est qu'une interprétation psychologique articulée dans des termes de la neurologie. La caducité de la démonstration neurologique ne discrédite donc en rien la vérité « projective » du fait psychologique qui s'y reflète.
68 On comprend alors pleinement pourquoi c'est entre l'analogie insistante et la discontinuité théorique profonde que se dessine la position complexe du précédent meynertien vis-à-vis de l'œuvre freudienne – ce que traduit du reste la profonde ambivalence de Freud envers le maître trahi, après l'avoir suivi « avec une si grande vénération [62] ». Et c'est pourquoi coexisteront dès lors une « dette » inestimable de la fondation métapsychologique envers la neurologie, et une revendication d'indépendance irrévocable, par laquelle Freud refusera de « subordonner le matériel psychologique à des points de vue biologiques ; cette dépendance est autant à rejeter que la dépendance philosophique, physiologique ou de l'anatomie du cerveau. ΨA farà da sè [63] ».
Notes
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[1]
G. Zilboorg, A History of Medical Psychology, New York, Norton, 1941, p. 435.
-
[2]
E. Jones, La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, t. I, Paris, Puf, 2006, p. 72.
-
[3]
A. Hirschmüller, Freuds Begegnung mit der Psychiatrie. Von der Hirnmythologie zur Neurosenlehre, Tübingen, Diskord, 1991.
-
[4]
S. Freud, « Autoprésentation », in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 58.
-
[5]
E. Jones, La Vie et l'Œuvre de Sigmund Freud, t. I, op. cit., p. 72.
-
[6]
S. Bernfeld, « Sigmund Freud, M.D., 1882-1885 », The International Journal of Psychoanalysis, 32 (3), 1951, p. 204-217.
-
[7]
T. Meynert, Psychiatrie. Klinik der Erkrankungen des Vorderhirns begründet auf Dessen bau, Leistungen und Ernährung, Wien, Braumüller, 1884, p. iv ; Psychiatrie. Clinique des maladies du cerveau antérieur basée sur sa structure, ses fonctions et sa nutrition, Bruxelles, Manceaux, 1888, p. iv. Cette traduction pouvant légitimement être tenue pour exécrable, nous retraduisons les passages concernés.
-
[8]
T. Meynert, Klinische Vorlesungen über Psychiatrie, auf wissenschaftlichen Grundlagen für Studierende und Ärzte, Juristen und Psychologen, Vienne, Braumüller, 1890, p. iii.
-
[9]
T. Meynert, Psychiatrie. Klinik der Erkrankungen des Vorderhirns, op. cit., p. iv. Trad. fr. p. iii-iv.
-
[10]
S. Freud, M. Bernays, Die Brautbriefe, t. I, Francfort, S. Fischer, 2011, p. 503.
-
[11]
Ibid, p. 504.
-
[12]
C. Lévy-Friesacher, Meynert-Freud. L'Amentia, Paris, Puf, coll. « Psychiatrie ouverte », 1983.
-
[13]
On sait que, pour nommer les implications de la psychophysiologie du réflexe sur la subjectivité, Canguilhem n'hésitera à parler d'un « Contre-cogito ». Voir G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe, Paris, Puf, 1955, p. 153.
-
[14]
M. Gauchet. L'Inconscient cérébral, Paris, Seuil, 1992.
-
[15]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 182.
-
[16]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen über den Bau und die Leistungen des Gehirns, Vienne, Braumüller, 1892, p. 67.
-
[17]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. iv.
-
[18]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, Paris, Puf, 2007, p. 42.
-
[19]
S. E. Jelliffe, « Sigmund Freud as Neurologist. Some Notes on his Earlier Neurological and Clinical Studies », Journal of Nervous and Mental Diseases, 86 (6), 1937, p. 702.
-
[20]
S. Freud, « Autoprésentation » (1925), in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 59.
-
[21]
S. Freud « Un inédit de Freud : article sur le “cerveau”, dans le dictionnaire Villaret » (1888), Annales médico-psychologiques, 167, Paris, Masson, 2009, p. 338.
-
[22]
Ibid., p. 337.
-
[23]
S. Freud, Contribution à la conception des aphasie (1891), trad. C. Van Reeth, Paris, Puf, 2009.
-
[24]
S. P. Fullinwider « Sigmund Freud, John Hughlings Jackson, and Speech », Journal of the History of Ideas, 1983, 44 (1) p. 151-158.
-
[25]
S. Freud « Résumés des travaux scientifiques du Dr Sigm. Freud, Privatdocent 1877-1897 » [1897], in OCF.P, t. III, Paris, Puf, 2005, p. 194.
-
[26]
S. Freud, Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 95-112.
-
[27]
Ibid., p. 105.
-
[28]
Ibid., p. 106.
-
[29]
S. Freud, L'Interprétation du rêve (1899), in OCF.P, t. IV, Paris, Puf, 2003, p. 589.
-
[30]
Ibid., p. 589.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Ibid., p. 590.
-
[33]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 228.
-
[34]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 591.
-
[35]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 140 ; trad. fr. p. 159.
-
[36]
Ibid., p. 141 ; trad. fr., p. 160-161.
-
[37]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 12.
-
[38]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 589.
-
[39]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 85.
-
[40]
S. Freud, « Note sur le “Bloc magique” » (1925), in OCF.P, t. XVII, Paris, Puf, 2006, p. 143.
-
[41]
S. Freud, « Une difficulté de la psychanalyse » (1917), in OCF.P, t. XV, Paris, Puf, 2002, p. 45-46.
-
[42]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 141 ; trad. fr. p. 146.
-
[43]
Ibid., p. 144 : « Une seule énergie fonctionnelle simple, bien qu'inconnue dans son principe ou plutôt aussi peu connue que les autres forces physiologiques, appartient à la cellule nerveuse, c'est la faculté de sentir, la sensibilité, l'excitabilité. »
-
[44]
S. Freud « Projet d'une psychologie » (1894), in Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 612.
-
[45]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 167.
-
[46]
T. Meynert, Sammlung von populärwissenschaftlichen Vorträgen, op. cit., p. 43.
-
[47]
S. Freud, « Projet d'une psychologie » (1894), op. cit., p. 608.
-
[48]
T. Meynert, Psychiatrie, op. cit., p. 163, je souligne.
-
[49]
Ibid., p. 162.
-
[50]
S. Freud, « Projet d'une psychologie », op. cit., p. 627.
-
[51]
S. Freud, Lettres à Wilhelm Fließ, op. cit., p. 264.
-
[52]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 592.
-
[53]
G. Schott, « Freud's Project and Its Diagram : Anticipating the Hebbian Synapse », Journal of Neurology, Neurosurgery and Psychiatry, 82 (2), 2011, p. 122-125. À la suite de Freud, Donald Hebb a en effet relancé l'hypothèse d'un renforcement durable des liens entre les neurones qui sont activés simultanément. Aujourd'hui connue sous le nom de « règle de Hebb », elle s'énonce comme suit : « When an axon of cell A is near enough to excite B and repeatedly or persistently takes part in firing it, some growth process or metabolic change takes place in one or both cells such that A's efficiency, as one of the cells firing B, is increased » (D. Hebb, The Organization Of Behavior : A Neuropsychological Theory, New York, Willey, 1949, p. 62). Il se trouve que l'on sait, depuis 1973, qu'un tel renforcement synaptique par simultanéité intervient bel et bien, comme « potentialisation à long terme », dans la plasticité neuronale, et joue un grand rôle dans les théories neurobiologiques contemporaines de la mémoire – qu'avait donc anticipé Freud, et avant lui Meynert !
-
[54]
F. Ansermet, P. Magistretti Les Énigmes du plaisir, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 161-162.
-
[55]
R. Holt, « A Review of Some of Freud's Biological Assumptions and Their Influence on His Theories », in N. S. Greenfield et W. S. Lewis (dir.), Psychoanalysis and Current Biological Thought, Madison, Universitary of Wisconsin Press, 1965, p. 108-109.
-
[56]
S. Freud, « Les névropsychoses-de-défense » (1894), in OCF.P, t. III, Paris, Puf, 2002, p. 17-18.
-
[57]
T. Kuhn La Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 2008. Sur les rapports de Kuhn et de la psychanalyse, on pourra se reporter à l'excellent article de John Forrester, « On Kuhn's Case : Psychoanalysis and the Paradigm », Critical Inquiry, 33 (4), 2007, p. 782-818.
-
[58]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 589.
-
[59]
J. Panksepp, M. Solms, « What is Neuropsychoanalysis ? Clinically Relevant Studies of the Minded Brain », Trends in Cognitive Sciences, 16 (1), 2012, p. 6-8.
-
[60]
E. Kandel, « Biology and the Future of Psychoanalysis : A New Intellectual Framework for Psychiatry Revisited », American Journal of Psychiatry, 156 (4), 1999, p. 505-524.
-
[61]
M. Mancia, « Archaeology of Freudian Thought and the History of Neurophysiology », The International Review of Psycho-Analysis, 10, 1983, p. 185-192.
-
[62]
S. Freud, L'Interprétation du rêve, op. cit., p. 486.
-
[63]
S. Freud et C. G. Jung, Correspondance, 1906-1914, Paris, Gallimard, 1975, p. 590.