Notes
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[1]
G. Weisz, « Regulating Specialties in France During the First Half of the Twentieth Century », Social History of Medicine, 15 (3), décembre 2002, p. 457-480.
-
[2]
Pour des analyses plus précises sur les enjeux, le contexte institutionnelles et les acteurs de la création de ce CES, voir C. Fussinger, « Formations des psychiatres et psychothérapie, regards croisés sur les situations suisses et françaises », PSN, 2005, 3 (14), p. 193-206 et N. Henckes, Le Nouveau Monde de la psychiatrie francaise. Les psychiatres, l'État et la réforme des hôpitaux psychiatriques de l'après guerre aux années 1970, Paris, EHESS, 2007.
-
[3]
P. Combemale « Rapport sur la création d'un certificat d'études supérieures de neuropsychiatrie. Séance du 29 novembre 1949 de la Commission des maladies mentales du conseil permanent d'hygiène sociale », Information psychiatrique, 26, 1950, p. 16-19.
-
[4]
J. Guyotat, Psychiatrie lyonnaise. Fragments d'une histoire vécue (1950-1995), Synthélabo, 2000.
-
[5]
Livre blanc de la psychiatrie française, Paris/Toulouse, L'Information psychiatrique/Privat, t. I, 1965 ; t. II, 1966 ; t. III, 1967.
-
[6]
Ibid., t. II, p. 157-158.
-
[7]
Voir par exemple l'intervention de Brisset : « Tout le monde accorde qu'un certain niveau d'information sur l'autre discipline est nécessaire » (ibid., p. 145).
-
[8]
Voir par exemple, Green, ibid., p. 178.
-
[9]
Ibid., p. 145.
-
[10]
Ibid., p. 147.
-
[11]
Ibid., p. 180.
-
[12]
C'est le cas par exemple des articles de l'ancien directeur du National Institute of Mental Health, Thomas Insel (en particulier : « Pyschiatry as a Clinical Neuroscience Discipline », Journal of American Medical Association, 295 (17), 2005, p. 2221-226.
-
[13]
Brisset qui fait allusion à ce secteur proprement neuropsychologique se garde bien d'en donner une définition et les définit bien plutôt par ses représentants : « J. Lhermitte et ses élèves », Journées du Livre blanc, t. II, p. 147. Pareil pour Green, ibid., p. 179.
-
[14]
Pour plus d'informations sur la distinction entre ces écoles et leur histoire, voir B. Lechevalier, F. Viader, « L'évolution de la neuropsychologie clinique de l'adulte à Paris de 1957 à 2000 », Revue neurologique, 164, 2008, p. 549-556.
-
[15]
G. E. Berrios, « The Concept of Neuropsychiatry », Journal of Psychosomatic Research, 2002, 53 (2), p. 639-638.
-
[16]
H. Ey, H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, Paris, Hermann, 1947.
-
[17]
« Dans toute modification, il s'agit d'une réaction globale de l'organisme tantôt en rapport avec quelque chose que nous appelons psychique, tantôt avec quelque chose que nous appelons physique. C'est nous qui divisions artificiellement les phénomènes organiques et physiologiques » (ibid., p. 28).
-
[18]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, Paris, Puf, 1943, p. 124.
-
[19]
Ibid., p. 140 s. En réalité, Jean Delay cherche à gommer la distinction entre amnésie organique et amnésie psychogène à travers les concepts de dissolution et d'inhibition (« diaschisis ») qui ont selon lui un rôle central dans l'analyse clinique des amnésies, qu'elles soient biologiques ou psychodynamiques.
-
[20]
H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Le Cortex cérebral, Paris, Masson, 1949, p. vii.
-
[21]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, op. cit.
-
[22]
J. Delay, Le Syndrome de Korsakoff, Paris, Masson, 1969.
-
[23]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, op. cit., p. 22.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
O. Sacks, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 2014.
-
[26]
J. Lacan, Écrits I, Paris, Seuil, 1966.
-
[27]
« Nous croyons que la doctrine de l'évolution s'oppose à la séparation des systèmes instrumentaux et des systèmes énergétiques. Par le fait même qu'ils s'intègrent les uns autres, ils perdent leur caractère d'autonomie » (H. Ey, H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, op. cit., p. 97).
-
[28]
Ibid., p. 96.
-
[29]
Ibid., p. 47-57.
-
[30]
Ibid., p. 98.
-
[31]
J. Ajuriaguerra, H. Hécaen, Le Cortex cérébral, op. cit., p. 394.
-
[32]
J. Guyotat, Psychiatrie lyonnaise, op. cit.
-
[33]
H. Hécaen, Introduction à la neuropsychologie, Paris, Larousse, 1972.
-
[34]
Ibid., p. x.
-
[35]
M. Jeannerod, La Fabrique des idées, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 25.
-
[36]
Ibid., p. 34.
Qu'est-ce que la neuropsychiatrie ? Sa définition institutionnelle et ses critiques
1 Le 30 décembre 1968, dans le cadre de la réforme des universités par Edgar Faure, le Journal officiel annonce la création de deux nouveaux CES (certificats d'études spécialisées) de médecine : celui de neurologie et celui de psychiatrie. Ils remplacent l'ancien CES de neuropsychiatrie, instauré en 1949 suite à la création de la Sécurité Sociale. Elle rendait en effet nécessaire l'élaboration d'une grille de tarifications encadrées ainsi que de la liste des professionnels compétents pour facturer tel ou tel tarif. Si la création des CES peut être vue comme la première étape permettant de combler le retard français en matière de spécialisation médicale [1], elle ne régulait que partiellement les pratiques, puisque, traditionnellement, l'obtention du doctorat en médecine ouvrait le droit à l'exercice de la médecine dans son ensemble (autrement dit, un médecin généraliste pouvait pratiquer des consultations de neuropsychiatrie, mais pas les facturer comme telles).
2 Ainsi, au sens institutionnel, la neuropsychiatrie était une spécialité parmi d'autres et désignait l'ensemble des professionnels ne pouvant facturer des consultations de médecine générale mais autorisés à utiliser une « clé tarifaire » réservée. Il revenait au Conseil de l'ordre de réguler la spécialisation. Il décidait d'inscrire ou non au tableau de l'ordre le praticien qui en fait la demande. Par ailleurs, l'État avait délégué au Conseil la mission de soumettre au ministère de l'Éducation nationale la liste des certificats d'études qu'il convenait de créer. Ce pouvoir de l'Ordre est néanmoins très théorique. Car bien qu'il ait plaidé pour la création de deux certificats distincts (neurologie et psychiatrie), la création d'une spécialisation unique en neuropsychiatrie lui a été imposée par le ministère de l'Éducation nationale, sous la pression des universitaires de pathologie nerveuses qui ont été chargés d'en élaborer le programme, à savoir : Pierre Combemale, psychiatre, doyen de la Faculté de médecine de Lille, Jean Dechaume, titulaire de la chaire de neuropsychiatrie à Lyon et Jean Delay, titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales à Saint-Anne [2].
3 Ce CES de neuropsychiatrie comprenait une formation de trois ans théorique et pratique consistant en des stages obligatoires en neurologie et psychiatrie. Les avantages escomptés de cette formule sont résumés dans une communication faite par Combemale à l'Information psychiatrique en 1950 [3]. Il s'agissait tout d'abord d'assurer une qualité uniforme des professionnels par rapport aux différents certificats délivrés par les universités qui existaient auparavant. Plus spécifiquement, la création d'un certificat unique devait permettre à chaque praticien libéral d'avoir une clientèle suffisante pour garantir des revenus corrects. On craignait en effet, que, dans les villes de taille moyenne le bassin de population ne soit pas suffisant pour permettre à un praticien ayant la qualification dans une seule des disciplines de s'installer confortablement. Au contraire, la double qualification devait permettre aux praticiens des grandes villes de choisir sa patientèle (plutôt neurologique ou psychiatrique) et aux praticiens des villes moyennes de subsister. Dans le même temps la création du CES de neuropsychiatrie devait résoudre le problème de la connotation négative qui entachait la psychiatrie. Ainsi, très souvent, disait Combemale, par peur de consulter un psychiatre, les patients souffrant de pathologie mentale (surtout névrotique) préféraient consulter des neurologues peu ou mal formés. Toutes ces remarques révèlent bien l'esprit dans lequel étaient formés les neuropsychiatres en France entre 1949 et 68. Il s'agissait alors de former un corps de médecins ayant vocation à exercer sur l'ensemble du territoire une médecine privée de premier recours. Comme les autres spécialités reconnues par l'ordre des médecins, la neuropsychiatrie n'est spécialisée que par abus de langage (ou par comparaison avec la médecine générale), il s'agit plutôt de médecins « localisés » devant référer les cas les plus complexes « aux vrais spécialistes », généralement d'anciens internes des hôpitaux psychiatriques ou généraux travaillant dans des grands centres hospitaliers. Ces médecins étaient soit médecins des hôpitaux généraux, soit des médecins des hôpitaux psychiatriques qui n'avaient pas nécessairement validé le CES de neuropsychiatrie. Si certains services sont appelés « neuropsychiatriques », leur activité était en réalité le plus souvent cloisonnée avec des lits réservés à la neurologie et des lits réservés à la psychiatrie. Ainsi du service de neuropsychiatrie des Hospices civils de Lyon du professeur Dechaume : le premier étage était dédié à la neurologie, le rez-de-chaussée à la psychiatrie [4].
4 Pour schématiser, on peut diviser l'histoire du certificat de neuropsychiatrie, en trois périodes. Une première période de contestation au début des années 1950. Les psychiatres revendiquent la création d'un certificat spécifique pour la psychiatrie. Néanmoins, une formation commune des neurologues et des psychiatres (tronc commun) est acceptée, les débats portent sur la durée de ce tronc commun avant spécialisation. L'intérêt était de prévenir une dérive vers « une psychiatrie à l'américaine », purement psychanalytique et donc coupée de la médecine. Avec la réforme des hôpitaux initiée par Debré, à la fin des années 1950, les revendications autour du CES de neuropsychiatrie vont passer au second plan au profit de celles demandant un alignement du statut des médecins du cadre sur celui des médecins temps pleins des hôpitaux généraux. L'existence du CES de neuropsychiatrie était même un argument (au moins implicite) au service de revendications statutaires, puisque neurologues et psychiatres faisaient partie du même corps (celui des neuropsychiatres – au moins potentiels) comment expliquer que l'on maintienne deux statuts différents ? Enfin, avec le renouveau de la psychiatrie dans les années 1960, une nouvelle période de contestation s'ouvre autour du CES de neuropsychiatrie dont le point d'orgue sera les trois journées du Livre blanc de psychiatrie organisées sous l'égide de H. Ey entre 1966 et 1968 [5]. La première fut consacrée à la présentation de rapports, la seconde à la discussion des rapports et la troisième, non prévue initialement, fut une journée de synthèse. De longues discussions furent consacrées aux rapports entre neurologie et psychiatrie ainsi qu'à la réforme de la formation des psychiatres ainsi qu'à l'avenir du CES de neuropsychiatrie.
5 Pour le problème qui nous occupe ici, la discussion des rapports est plus intéressante que les rapports eux-mêmes. Celui présenté en 1966 sur la formation de psychiatrie se focalisait sur une triple critique organisationnelle du CES : 1) impossibilité pour les médecins des hôpitaux psychiatriques qui n'ont pas fait d'internat d'accéder au titre de neuropsychiatre ; 2) surreprésentation des neurologues aux chaires de neuropsychiatrie et surinfluence sur la formation des neuropsychiatres ; 3) manque de formation proprement psychiatrique, particulièrement en psychothérapie. La discussion des rapports est, elle, beaucoup plus ambitieuse puisqu'il a été décidé de fusionner la discussion de trois rapports : celui sur la formation du psychiatre, celui sur les rapports de la neurologie et de la psychiatrie et celui sur les rapports de la psychiatrie avec la médecine en général. L'ouverture de la discussion va permettre une redéfinition critique de la psychiatrie et de ses rapports à la médecine. Même si Henri Ey rappelle, comme avant tout divorce, l'importance de bien peser sa décision, il ne peut que constater la défiance qui règne du côté des psychiatres vis-à-vis de la « neuropsychiatrie ». Une majorité des intervenants semble, en effet, favorable à la disparition du CES de neuropsychiatrie, c'est le cas de Kammener, Losserand et d'André Green, le célèbre psychanalyste. Deux arguments semblent au premier plan.
6 Le premier peut se résumer par l'affirmation selon laquelle : la neuropsychiatrie renforce l'exclusion. Selon les intervenants, l'existence de la neuropsychiatrie conduit à juxtaposer deux systèmes clos : d'un côté, le système d'héritage « asilaire » des hôpitaux psychiatrique fondé sur la loi de 1838, et de l'autre côté, un système privé, ambulatoire, de la neuropsychiatrie. De fait, ce système laisse supposer qu'il y a d'un côté des « petits mentaux » (troubles obsessionnels très souvent) et de l'autre les « fous à interner » qui, par nature, relèveraient d'un autre type d'institution. Dès lors une réforme de la fonction sociale de la psychiatrie est nécessaire et passe par une triple réforme, de la neuropsychiatrie, de la loi de 1838, des hôpitaux psychiatriques [6].
7 Le second argument concerne l'importance de resituer la psychiatrie dans le champ des savoirs et des pratiques. Certes, les intervenants vont reconnaître un lien nécessaire entre neurologie et psychiatrie [7]. Les psychiatres doivent bien recevoir une formation minimale en sciences du cerveau et en neurologie (puisque des diagnostics différentiels de psychiatrie sont neurologiques). Néanmoins ce lien nécessaire qui est réaffirmé n'est pas pour autant un lien privilégié. En effet, ils ne manquent pas d'insister sur les liens qui unissent la psychiatrie à d'autres disciplines fondamentales (comme les sciences humaines) ou appliquées (comme la psychologie, la médecine générale, la médecine légale, les psychothérapies) [8]. Dès lors, Losserand peut proposer une redéfinition de la psychiatrie par rapport à la neurologie. La neurologie a pour objet le système nerveux, elle se fonde sur l'anatomo-clinique, son exercice est similaire à celui des autres branches de la médecine de même que son enseignement. Au contraire, la psychiatrie a pour objet le comportement, s'appuie essentiellement sur la psychothérapie et ne peut avoir des objectifs clairement définis. Quant à sa formation, plus qu'une formation technique, elle doit être essentiellement fondée sur les relations interpersonnelles.
8 Pour les raisons que l'on vient d'évoquer, Brisset considère qu'il y a « un large accord qui s'est établi pour proposer de détruire le mythe de la spécialité neuropsychiatrique [9] ». Néanmoins, il nuance immédiatement son propos : « réserve faite d'un secteur véritablement neuropsychiatrique [10] ». On comprend qu'il y a une opposition entre un secteur et une spécialité, entre une réalité et un mythe. Cette distinction repose sur une typologie des neuropsychiatres. Le premier type renvoie à certains génies de la neurologie et de la psychiatrie du début du xx e siècle, capables de maîtriser l'ensemble des deux champs théoriques. Dès 1949, ce modèle apparaissait dépassé en raison des progrès des deux disciplines – en particulier de la neurologie déjà en voie de surspécialisation. Jean Lhermitte apparaissait déjà comme le dernier capable d'embrasser l'ensemble des deux domaines. Le second type de neuropsychiatres correspond aux détenteurs du CES de neuropsychiatrie dont nous venons de voir les critiques. Enfin, un troisième type de neuropsychiatres correspond aux médecins qui exercent dans un secteur difficile à définir à la frontière entre neurologie et psychiatrie.
La neuropsychiatrie comme domaine d'ultraspécialisation
9 C'est à ces spécialistes que je voudrais m'intéresser à partir de maintenant dans la mesure où, dans ce débat de 1967, ils apparaissent à titre de problème dans la réforme de la neurologie et de la psychiatrie et ce d'autant plus que la discipline est encore très dynamique en France et en pleine mutation sur le plan international. Il se déroule en effet quelques années avant la fondation des principales revues et instances de la neuropsychologie mondiale. Les critiques du CES de neuropsychiatrie ne vont pas nier l'intérêt scientifique de la neuropsychiatrie, mais vont en marginaliser la portée épistémologique. Ainsi Green va considérer la neuropsychiatrie comme un domaine ultraspécialisé, essentiellement axé sur la recherche. On voit bien qu'il s'agit de l'opposer point par point aux objectifs de CES de neuropsychiatrie que j'ai mentionné plus haut : former pour des médecins non spécialisés, exerçant dans le privé, une médecine de premier recours. Pour Green, il est donc évident que la neuropsychiatrie ne peut servir ni de paradigme épistémologique ni de paradigme institutionnel : « Il y a une neuropsychiatrie […]. Mais cela ne signifie pas qu'il faille défendre la neuropsychiatrie comme définition de notre spécialité [11]. » Il faut reconstruire la psychiatrie, non sur un de ses secteurs marginaux, mais sur ce qui en est le cœur et qui diffère par nature de la neurologie.
10 À notre connaissance, les discours de ces médecins identifiés comme « d'authentiques neuropsychiatres », n'ont pas fait l'objet d'une attention spécifique de la part des chercheurs en sciences humaines. Pourtant, ils ont un intérêt à l'heure où certains chercheurs, en particulier aux États-Unis, ont pour projet de promouvoir le rapprochement de la neurologie et de la psychiatrie sous le terme de « neurosciences cliniques [12] ». Mais dans le contexte historique qui nous occupe ici, à savoir les rapports théoriques entre neurologie et psychiatrie entre 1945 et 68, leur conception est également centrale. En effet, les neuropsychiatres sont parmi les principaux penseurs du problème des rapports entre neurologie et psychiatrie à cette époque. Le débat entre Henri Ey et Julian Ajuriaguerra et Henri Hécaen en est l'exemple le plus célèbre. Par ailleurs, ils vont être impliqués, tout au long de la période dans les débats autour du CES de neuropsychiatrie de sa création à sa disparition. Ainsi François Lhermitte, alors chef de service de neurologie à la Pitié-Salpêtrière, est le principal opposant à Green lors des journées du Livre blanc, même s'il ne semble pas avoir assisté à la séance dans son intégralité.
11 Il ne saurait être question, dans le cadre de cette intervention de faire un inventaire exhaustif des positions des neuropsychiatres français sur les rapports entre neurologie et psychiatrie. La tâche serait fastidieuse puisque, nous le verrons, cette neuropsychiatrie est loin de s'être constituée selon un cadre théorique uniforme. Plus grave, une telle volonté d'exhaustivité se heurterait au problème délicat de savoir ce qui définit positivement le fait d'être un neuropsychiatre. Ce nom ne correspond, on l'a vu, à aucun titre officiel, quant aux organisations professionnelles et revues dédiées aux objets de la neuropsychiatrie elles ne seront créées que dans les années 1970 au décours de sa constitution comme « neuropsychologie ». Autrement dit, entre 1940 et 1968 la neuropsychiatrie apparaît bien comme une discipline en voie de constitution, regroupant un ensemble de médecins aux parcours parfois analogues mais avec des options théoriques et des objets d'études plus ou moins convergents. Nous nous concentrerons ici principalement sur trois d'entre eux : Julian Ajuriaguerra, Jean Delay et Henri Hécaen, en insistant particulièrement sur ce dernier. Ce recentrement se justifie d'une part, par l'intérêt de ces auteurs – en particulier Ajuriaguerra et Hécaen – pour la question des rapports entre neurologie et psychiatrie. Par ailleurs, il permet également d'éviter un certain nombre de difficultés touchant à la définition de la neuropsychiatrie puisque tous ces médecins sont « protypiques » de la neuropsychiatrie, au point que dans le débat du Livre blanc, on préfère définir la neuropsychiatrie par ses principaux représentants (ceux qui vont faire l'objet de cette analyse) plutôt que par son sujet d'étude qui reste flou [13]. Et il est vrai que des chercheurs comme Hécaen correspondent particulièrement bien au paradigme du neuropsychiatre : interne des hôpitaux psychiatriques où il est l'élève de Henri Ey, il se forme ensuite en neurologie auprès de Jean Lhermitte. Il sera reçu à l'agrégation de neurologie et deviendra médecin des hôpitaux psychiatriques à Sainte-Anne où il travaillera aux côtés du célèbre neurochirurgien Jean Talairach. Il publiera ses travaux dans les principales revues de neurologie et de psychiatrie françaises de l'époque : L'Information psychiatrique que dans L'Encéphale et la Revue neurologique. Une remarque similaire vaut pour Jean Delay, qui se plaisait à dire qu'il était « trop neurologue pour les psychiatres et trop psychiatre pour les neurologues ». Il était également formé en neurologie à la Salpêtrière par Guillain et en psychiatrie à Sainte-Anne, où il exercera comme médecin des hôpitaux psychiatriques. Néanmoins, ces analogies de parcours ne doivent pas faire méconnaître de vraies différences entre ces auteurs : générationnelles, institutionnelles ou théoriques qui sont loin de se réduire à la traditionnelle opposition entre « l'école » de la Salpêtrière et celle de Sainte-Anne [14].
12 Toutefois, au-delà de ces différences sur lesquelles je reviendrais, il existe un contexte conceptuel commun, centré autour de l'héritage jacksonnien encore très influent au début des années 1950 mais aussi, autour des théories goldsteiniennes et de la querelle française des localisations, avec des références marquées à Pierre Marie et aux travaux de Mourgue-Von Monakow. Notons d'ailleurs que c'est parce qu'il semble ne pas tenir compte de cette neuropsychiatrie française d'après guerre que l'historien de la psychiatrie, Berrios, peut écrire que tous ces auteurs qu'il qualifie « d'empêcheurs de penser en rond » n'ont pas eu de postérité neuropsychiatrique, mais seulement philosophique [15].
Critique des distinctions classiques entre neurologie et psychiatrie
13 Mais les points de convergences entre les auteurs qui nous intéressent ici ne se réduisent pas à un vague héritage théorique commun, il y a également un certain nombre de postulats partagés sur la façon de régler la question de la différence entre neurologie et psychiatrie.
14 Le point fondamental de toutes ces analyses, est l'idée que la distinction entre neurologie et la psychiatrie ne saurait se fonder que sur leur objet réciproque. Certes, Hécaen et Ajuriaguerra, par exemple, reconnaissent bien la possibilité d'une définition de la psychiatrie sur d'autres critères. Dans Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, faisant l'histoire de la psychiatrie, ils soulignent qu'elle s'est constituée au cours du xix e siècle comme discipline autonome par rapport la médecine générale par son sujet d'étude bien sûr, mais aussi par le système d'assistance qu'elle suppose [16]. Néanmoins, ce dernier point ne sera jamais repris au profit d'une analyse précise et thématisée. Pour les neuropsychiatres, le fondement de la démarcation des champs disciplinaires tire avant tout sa légitimité de la distinction des objets scientifiques. Autrement dit, on ne trouvera une distinction légitime entre neurologie et psychiatrie que si ces deux disciplines ont des objets d'étude différents.
15 Mais dans le même temps, les neuropsychiatres vont récuser les distinctions évidentes et parfois avec un lourd héritage historique. Ainsi, par exemple, ils vont tous se montrer extrêmement critiques avec la distinction classique entre une psychiatrie ayant pour objet les troubles fonctionnels – uniquement psychologiques – et une neurologie organique centrée sur le concept de lésion [17].
16 Il importe cependant d'insister sur le fait qu'on ne peut déduire ce refus de la division classique entre neurologie et psychiatrie du postulat – même implicite – selon lequel toute maladie mentale serait en fait une maladie du cerveau. Ce point qui peut sembler une simple subtilité sémantique n'est pourtant pas sans intérêt. Berrios, dans l'article que nous avons mentionné plus haut, définit l'appartenance à la neuropsychiatrie par le postulat selon lequel il est possible de considérer que les maladies mentales sont des maladies cérébrales. Il peut alors écrire une histoire conceptuelle de la neuropsychiatrie qui remonterait à Sydenham en passant par des auteurs français, anglo-saxons et allemands à l'aune de l'interprétation qui est donnée à ce postulat : hyperlocalisatrice chez Gall, holiste chez Goldstein, etc. Pourtant, ce critère n'est ni nécessaire ni suffisant. Il n'est pas suffisant puisqu'il reviendrait à considérer, par exemple, que tout psychiatre biologisant contemporain serait neuropsychiatre, ce qui tend à nier la spécificité du champ neuropsychiatrique. Inversement, ce même critère n'est pas un critère nécessaire pour définir la neuropsychiatrie. Hécaen et Ajuriaguerra n'affirment nulle part, à notre connaissance, que les maladies mentales sont des maladies cérébrales. Quant à Jean Delay, il refuse explicitement ce postulat. Certes, il souligne qu'une distinction entre neurologie et psychiatrie fondée sur la présence ou non de lésion, reviendrait à faire de la psychiatrie une discipline virtuellement inexistante : « en s'objectivant, cette science deviendrait sans objet [18] ». La psychiatrie serait une sorte de peau de chagrin qui se nierait elle-même au fur et à mesure de son développement et du progrès des connaissances. Il en donne pour exemple, la classe des névroses en pleine recomposition autour de différents pôles avec l'évolution des sciences du cerveau : l'épilepsie, la chorée… Pourtant, Delay ne saute pas le pas en affirmant que toutes les pathologies considérées comme fonctionnelles seraient réductibles à des troubles cérébraux et semble plutôt accepter l'idée qu'il existe des troubles psychiques qui seraient « sine materia [19] ». Le refus de considérer les troubles psychiatriques comme des troubles psychiques sans cause organique a pour but d'assurer la fondation pérenne de la psychiatrie. Il s'agit alors d'éviter, à la fois, la dissolution totale de la psychiatrie dans la neurologie et d'éviter qu'il faille attendre le plein développement des sciences du cerveau pour savoir ce qui revient en propre à la psychiatrie.
17 Le risque est de voir les deux disciplines se fondre dans une entité unique – bien que peut-être provisoire – qui serait la neuropsychiatrie. Cette solution, qui aurait pu sembler la plus simple en pleine création du CES de neuropsychiatrie, ne sera pas retenue par les neuropsychiatres que nous étudions. Ils accepteront plutôt l'idée, selon le mot de Jean Lhermitte dans sa préface du livre Le Cortex cérébral de Hécaen, qu'il s'agit « de deux disciplines sœurs » qu'il serait « absurde de vouloir séparer » [20]. Il faut comprendre par là, que l'on ne peut pas identifier les deux disciplines qui doivent se constituer séparément, mais, dans le même temps, il existe des ponts entre ces disciplines, que l'on imagine être certaines sciences fondamentales (anatomie…) et cliniques (la neuropsychiatrie). Tout le problème est de savoir comment distinguer les deux disciplines sœurs, alors qu'elles sont très largement, mais pas seulement, disciplines du même organe. Ce problème est accru par l'hypothèse de la possibilité de troubles mentaux fonctionnels qui interdit une distinction fondée sur des critères anatomiques, par exemple en faisant des troubles neurologiques des troubles sous-corticaux et des troubles psychiatriques, des troubles corticaux. Delay soulignait cependant que cette distinction anatomique n'était, de toute façon, pas valide, en particulier pour le syndrome de Korsakoff (maladie qu'il juge psychiatrique) où la lésion spécifique est une lésion des corps mamillaires (structure sous corticale).
Repenser les rapports entre neurologie et psychiatrie
18 Si les neuropsychiatres français semblent s'accorder sur la nécessité de refuser les conceptions traditionnelles de la distinction entre neurologie et psychiatrie, les principales divergences théoriques vont naître des tentatives pour élaborer une réponse positive à ce problème.
19 Je me concentrerai ici sur les deux propositions de distinction, les plus développées par leurs auteurs respectifs. D'une part celle proposée par Jean Delay, telle qu'elle est exposée dans les Dissolutions de la mémoire publié initialement en 1942 et réédité à de multiples reprises jusque dans les années 1960, parfois sous un titre faisant plus référence à Ribot qu'à Jackson, Les Maladies de la mémoire. Il n'y a pas de différences de fond majeures entre ces différentes rééditions, la structure de l'ouvrage reste identique. D'autre part, les travaux de Hécaen et Ajuriaguerra, à travers bien sûr le célèbre débat qui les oppose à Henri Ey dans l'ouvrage Les Rapports entre la neurologie et la psychiatrie qui fait suite aux rencontres de Bonneval. Mais plus largement à travers une série de publications des années 1950 qui en sont le prolongement, en particulier Le Cortex cérébral souvent considéré comme le premier manuel de « neuropsychologie » au monde et dont la première édition, en 1949, est préfacée par Jean Lhermitte.
20 Nous commencerons par analyser le texte de Jean Delay, dans la mesure où il nous semble qu'en répondant à Henri Ey, Hécaen et Ajuriaguerra se montrent – implicitement – critiques de la position de Delay qu'ils avaient lu et qu'ils citent à d'autres occasions. En effet, même si les relations personnelles entre Jean Delay et Henri Ey étaient réputées très mauvaises, l'un et l'autre fondaient leurs distinctions de la neurologie et de la psychiatrie sur les travaux de Jackson dont ils étaient des lecteurs assidus.
21 L'ouvrage de Delay sur les Dissolutions de la mémoire [21] se veut transdisciplinaire, c'est ainsi qu'il justifie la dédicace à Claude, le psychiatre, Guillain, le neurologue, et Pierron, le psychologue. Delay va y définir la mémoire comme ce qui permet au passé d'avoir une influence sur la vie présente de l'organisme dont il va décrire deux grandes modalités. A savoir, d'un côté, la mémoire sensitivo-motrice qui est conçue, par Delay, comme une réponse influencée par la Gestalt Theorie à l'objection bergsonienne des images cérébrales. De l'autre côté, la mémoire sociale, dont la référence reste les travaux de Janet qui, d'ailleurs, préface l'ouvrage.
22 L'ouvrage se construit en deux grandes parties qui permettent, en creux, de dessiner une solution au problème qui nous intéresse. Une première s'intéresse aux dissolutions de la mémoire sensori-motrice qui sont des dissolutions dites « neurologiques » regroupant des troubles neurologiques variés, les troubles gnosiques (incapacités à reconnaître les visages, les objets…), praxiques (incapacité à effectuer certains gestes en l'absence de déficit moteur). Au contraire, les dissolutions de la mémoire sociale, qui font l'objet de la seconde partie, sur la possibilité du récit, sont des pathologies psychiatriques qui regroupent, essentiellement, les démences et le syndrome de Korsakoff auquel Delay a consacré de très longues analyses durant toute sa carrière [22].
23 Selon lui, les troubles des fonctions mnésiques sont un cas particulier mais paradigmatique de l'opposition entre neurologie et psychiatrie. Le critère classificatoire qu'il propose va s'appuyer directement sur les thèses jacksonniennes [23]. Ce dernier dans les Croonian Lectures distinguait des dissolutions partielles et des dissolutions globales des fonctions cérébrales. Ainsi pour Delay, la neurologie est la science des dissolutions partielles et locales du système nerveux révélant l'atteinte d'une fonction isolée. De tels troubles sont le plus souvent associés à des lésions neurologiques focales. Il ne faudrait pourtant pas en déduire, comme le voudrait Henri Ey que les dissolutions psychiatriques sont nécessairement, par opposition, des atteintes complètes et diffuses. Certes, il s'agit du cas le plus fréquent et quand Delay décrit un cas d'amnésie psychiatrique, il prend pour exemple une patiente souffrant d'une dissolution globale, à savoir, ici, un cas de démence sénile qu'il oppose à un cas d'amnésie neurologique, une patiente souffrant d'agnosie tactile de la main droite suite à un traumatisme cérébral. L'agnosie tactile est 1) isolée : en ne touchant que la main droite, 2) respecte le fonctionnement global de l'individu qui en est atteint 3) secondaire à une atteinte pariétale gauche localisée. Au contraire, la démence touche l'individu dans son ensemble et son identité, par des lésions diffuses : les plaques séniles. Bref, alors la patiente agnosique a perdu une « mémoire », la patiente atteinte de démence a perdu « la mémoire » [24]. Pour autant, Delay admet la possibilité d'amnésies psychiatriques partielles et non globales, ainsi que locales ou fonctionnelles et non diffuses. Dès lors, le vrai critère distinctif entre les dissolutions psychiatriques et les dissolutions neurologiques n'est pas de savoir s'ils sont partiels ou globaux, mais de savoir s'ils sont intrinsèques ou extrinsèques à la personnalité. Puisque la mémoire personnelle, c'est-à-dire la mémoire du récit, est avant tout une mémoire sociale, toute altération directe du fonctionnement social suffit à classer le trouble comme psychiatrique. Selon Delay, il y aurait donc une forme d'absurdité et de contradiction dans les termes, dans le projet contemporain d'Oliver Sacks [25] qui prétendait promouvoir une « neurologie de l'identité » et il faudrait bien plutôt dire qu'il y a une « psychiatrie de l'identité » et une « neurologie des fonctions instrumentales ». Ce critère distinctif a deux intérêts : il permet de classer l'ensemble des amnésies, mais surtout il aurait une valeur heuristique dans les troubles aphasiques. En effet, le mot aphasie introduit de la confusion dont les débats entre Déjerine et Pierre Marie sont la preuve. Ainsi se rapprochant plus des positions de Pierre Marie, Delay va distinguer un trouble neurologique : l'aphasie de Broca, simple trouble praxique de la parole – qui mériterait le nom d'aphémie – de l'aphasie de Wernicke, dissolution psychiatrique partielle du langage, démence touchant préférentiellement le langage et dont la localisation est problématique.
24 Hécaen et Ajuriaguerra ne partageront pas cette distinction entre neurologie et psychiatrie et leurs travaux s'en démarqueront. Tout d'abord par la forme qui en est profondément différente. Les travaux de Jean Delay, également connu pour ses talents d'écrivain, s'appuient sur une analyse conceptuelle qui l'emporte sur l'exposition des faits cliniques et font la part belle à l'art de la formule. Au contraire, le style de Hécaen est tortueux et dense, fourmille de détails cliniques, d'exposition de théories concurrentes au point de souvent nuire à la clarté du propos. Henri Ey, dans sa réponse au texte sur Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, soulignera à quel point il lui a été bien difficile de repérer la trame argumentative du texte. Cela ne découragera pourtant pas Lacan de réutiliser les arguments de Hécaen dans son Propos sur la causalité psychique paru dans Écrits I [26] et qui est sans doute une des postérités majeures de l'ouvrage. Il convient néanmoins de souligner que la difficulté du texte vient aussi de l'ambition des auteurs qui, en l'espace d'une centaine de pages : critiquent les thèses de Henri Ey (et implicitement celles de Delay), proposent une nouvelle grille interprétative des fonctions supérieures et, à travers elle, une nouvelle distinction entre neurologie et psychiatrie.
25 La critique de Henri Ey est centrée sur celle du jacksonnisme et de sa distinction entre dissolutions partielles et dissolutions globales. Celle-ci opère à un triple niveau. Tout d'abord sur une relecture de Jackson : Hécaen juge en effet que la pensée de Henri Ey rigidifie en partie les thèses du neurologue anglais et méconnaît son organicisme. En particulier pour les niveaux inférieurs – neurologiques – qu'il mécaniserait trop en fonctions simplement sensitivo-motrices. Par ailleurs, Hécaen reproche à Henri Ey de trop négliger d'autres positions théoriques, plus récentes, sur les fonctions cérébrales, en particulier celles de Goldstein et de Monakow. Il s'agit d'insister sur le fait qu'il faut comprendre les phénomènes pathologiques comme des touts et que ce n'est qu'artificiellement qu'on peut distinguer des dissolutions globales et dissolutions partielles. D'ailleurs, selon Hécaen, Henri Ey le reconnaît implicitement puisque s'il parle de dissolutions locales qui respectent les fonctions le plus apicales c'est bien qu'il considère que les premières sont comme des figures qui font sailli sur un fond d'apparence inchangé. C'est bien ici qu'est l'erreur : Henri Ey conclurait trop vite du symptôme local à la dissolution locale, de la manifestation au processus. Hécaen peut alors reprendre toute une série de positions goldsteiniennes classiques : il affirme que l'organsime n'est pas une intégration stratifiée de fonctions selon leur ordre d'apparition dans l'histoire de l'évolution [27]. Mais chaque nouvelle fonction s'intègre totalement à la vie de l'organisme. De ce fait, toute atteinte est à la fois globale et la locale. Ainsi, l'astasie-abasie pourrait sembler un simple trouble isolé de la marche, dissolution partielle d'origine centrale, mais en fait elle engage l'organisme entier : l'attention est totalement focalisée sur la marche, les troubles sont augmentés avec l'émotion [28]… De même la conception de Henri Ey permettrait difficilement d'expliquer la maladie d'Alzheimer : comment un syndrome aphaso-agnoso-apraxique, pourrait expliquer une démence ? Ey (ou Delay) seraient obligés d'admettre une dissolution globale de l'identité par sommation de dissolutions locales de fonctions instrumentales. Or ce genre d'hypothèse n'est pas possible dans le cadre d'un jacksonnisme qui suppose des systèmes fonctionnels cloisonnés. On voit bien que la critique consiste ici à reprocher à Henri Ey et à Jean Delay la valeur descriptive de leurs conceptions (il y a certains faits dont ils ne rendent pas compte) ainsi que sa valeur heuristique (certains faits concernant le « fond » restent cachés tant qu'on ne s'intéresse qu'à la figure.
26 Mais il nous semble que le principal intérêt du travail de Hécaen, reste les analyses cliniques précises qu'il fait d'un certain nombre de troubles utilisés comme modèles par Ey pour sa distinction entre neurologie et psychiatrie. A savoir : les démences et l'aphasie, les hallucinoses et hallucinations, les troubles de la somatognosie et le syndrome de dépersonnalisation, la douleur et l'hypocondrie. Hécaen va montrer que les descriptions et interprétations cliniques de Ey sont partielles et qu'elles n'échappent pas aux analyses de Goldstein.
27 Nous ne ferons pas une analyse exhaustive de l'ensemble des oppositions, mais nous nous centrerons sur le problème de l'opposition entre hallucinose (dissolution locale extrinsèque pour Ey et Delay) et l'hallucination (qui pourrait apparaître comme une dissolution générale). Jean Lhermitte qui dans sa préface du Cortex cérébral insistait sur le fait que le chapitre traitant des troubles hallucinatoires était sûrement le plus pertinent pour penser la complexité des rapports entre la neurologie et la psychiatrie. Il y a d'ailleurs de fortes similitudes entre ce chapitre et celui du livre sur les Rapports entre neurologie est psychiatrie écrits quelques années auparavant [29] . Pour Ey, on peut voir dans les hallucinoses de simples troubles isolés de la fonction perceptive alors que les hallucinations, elles, engagent la personnalité du patient qui en souffre. Au contraire, fidèle aux principes de Goldstein qu'il a exposés, Hécaen va essayer de montrer que des métamorphopsies observées lors des chirurgies du lobe occipital aux hallucinations de psychotiques, il y a une solution de continuité et qu'aucun critère ne peut distinguer de simples troubles perceptifs extrinsèques aux troubles de la personnalité intrinsèques. En effet, le critère de croyance n'est pas un critère valable : en effet, certains patients épileptiques partiels peuvent croire ou non à leurs hallucinations en fonction du contexte dans lequel elles ont lieu, alors même qu'elles sont stéréotypées. Ey a bien conscience de cette limite et propose de substituer à la croyance et à la non-croyance un critère composite fondé sur la notion d'adhésion (présente ou absente), de durée (longue ou brève) et de normalité ou non entre les crises. L'hallucinose neurologique serait alors un épisode bref, avec une faible adhésion et un retour au comportement normal entre les crises. Là encore, le critère ne porte pas pour Hécaen : certains patients avec des hallucinoses pédonculaires finissent par développer de vagues systèmes délirants. Inversement certains psychotiques ont un comportement d'apparence tout à fait normal entre les crises. Enfin, la durée d'une crise ne peut évidemment n'être qu'un mauvais critère, car à partir de quelle durée change-t‑on de catégorie ? La stratégie de Hécaen et Ajuriaguerra est de remettre de la continuité là où Ey pense le discontinu.
28 Or le problème va être alors de savoir comment réintroduire du qualitatif dans le quantitatif afin de parvenir à distinguer la neurologie et la psychiatrie. Comment une neuropsychopathologie holiste peut‑elle laisser de la place à deux disciplines distinctes ? Ils vont récuser la possibilité de fonder une distinction neurologie et psychiatrie sur des critères strictement phylogéniques comme le fait Henri Ey. En effet, l'évolution étant par nature intégrative, l'organisme agit comme un tout à tout moment de l'évolution indépendamment de l'ordre supposé d'apparition de ses fonctions. Toute distinction fondée sur ce critère serait arbitraire. Ils supposent par contre d'utiliser un autre critère temporel de distinction qui serait un critère ontogénétique. La neurologie étudierait les fonctions qui seraient présentes au premier plan à la naissance. Il s'agit de fonctions chargées de maintenir l'organisme dans la ligne générale essentielle des êtres organisés. Au fur et à mesure de l'ontogenèse, ces structures vont se modifier devenir plus volontaires. Au contraire, la psychiatrie se donne comme l'étude des fonctions de compréhension du moi et du monde. Elles paraissent les plus volontaires, mais en fait, elles le sont plus ou moins que selon leur niveau d'intégration. Leur valeur n'est pas fondamentalement répressive, mais elle leur vient au contraire aussi des fonctions jugées plus inférieures [30]. L'ouvrage se termine là et ne donne aucune illustration pratique de l'intérêt classificatoire de cette distinction. C'est dans le texte sur le Cortex cérébral que l'on peut identifier un exemple de la façon dont on peut la mobiliser, tant elle paraît abstraite. Là encore, le chapitre sur l'hallucination est crucial : ce qui sépare l'hallucinose de l'hallucination, c'est que la seconde « résulte de représentations qui appartiennent à la personnalité du sujet et qui expriment ses tendances affectives profondes, tandis que la première n'est que le jeu de stimulations parasites [31] ».
Du problème de la relation entre neurologie et la psychiatrie à celui de l'autonomie de la neuropsychologie
29 De ces élaborations complexes qui poursuivent les travaux de l'entre-deux-guerres et qui occupent une place importante dans les années 1940 et 1950, on ne trouvera pas d'échos dans les discussions du Livre blanc. Il faut dire que Jean Lhermitte est décédé en 1959, tandis que Ajuriaguerra exerce à Genève (n'ayant pu avoir un poste en France en raison de sa nationalité espagnole). Quant à Jean Delay, il ne participe pas publiquement aux discussions autour de la réforme du CES alors même qu'il en était un des artisans de sa création. Il s'agit d'une exclusion de fait qui est bien décrite par Jean Guyot dans son Histoire de la psychiatrie lyonnaise. La marginalisation de Jean Delay ne s'explique pas seulement par les tensions personnelles bien présentes avec Henri Ey, mais aussi parce qu'il apparaît comme le représentant d'une autre époque et d'une autre psychiatrie. Suite au mouvement de Mai 1968, il sera d'ailleurs obligé de quitter ses fonctions à Saint-Anne et de prendre sa retraite. Durant ces événements, il est sommé de s'expliquer devant des étudiants grévistes tant sur ses conceptions de la psychiatrie que sur son comportement devant les patients jugé trop froid. Ainsi lorsqu'une commission sera créée après 1968 par le ministère pour la réforme de la formation de psychiatres et qu'il faudra décider si la psychiatrie doit rester ou non dans le giron de la médecine, il ne sera pas consulté. C'est à peine s'il sera tenu informé de façon officieuse des travaux de ladite commission [32].
30 Reste donc Henri Hécaen qui est présent aux journées du Livre blanc à l'invitation de Henri Ey mais dont les interventions (du moins celles rapportées) sont minimes. Il se contente de rappeler l'importance d'une formation dans les deux disciplines, qu'elle se fasse dans le cadre d'un CES unique ou de deux CES distincts, il insiste en revanche sur l'importance de laisser ouverte la possibilité de surspécialisation (mais ne mentionne pas la neuropsychiatrie). Cette discrétion peut étonner. Certes, Henri Hécaen a un rôle académique de second plan en France et il est possible qu'il ait eu des réticences à se lancer dans ces polémiques dont il avait peu à espérer institutionnellement. Une autre explication tient à la mutation des conceptions et des préoccupations théoriques. Hécaen semble s'affranchir de l'héritage goldsteinien et son Traité de neuropsychologie publié en 1972 [33] y fait certes toujours allusion, mais il est loin de constituer le cadre théorique principal de l'ouvrage, bien que Hécaen en réaffirme la valeur. Plus spécifiquement, à la fin des années 1960, il semble avoir abandonné la question de la différence entre la neurologie et la psychiatrie au profit d'une tentative pour assurer l'autonomie de la neuropsychologie comme lieu de convergence de tout un ensemble d'autres disciplines (neurosciences, linguistique, sciences du comportement, psychologie, psychiatrie [34]…). Marc Jeannerod rapporte qu'à la fin de sa vie, au début des années 1980, il aurait refusé de participer à un hommage organisé à la Pitié-Salpêtrière pour le centenaire des travaux de Broca, sous prétexte qu'il laissait trop de place aux neurologues [35]. Entre cette déclaration et les travaux de la fin des années 1940 qui ont fait l'objet de ce travail, ce sont les années 1960 occupent un rôle central. C'est durant cette époque que Hécaen, alors isolé en France, cherche, avec l'aide de chercheurs internationaux, à doter la neuropsychologie de ses premières instances officielles. La création de la revue Neuropsychologia (1964) sous l'impulsion de Hécaen, qui en a eu le premier l'idée, en est un des éléments fondateurs [36]. L'histoire croisée institutionnelle et théorique de la neuropsychologie à cette époque est encore largement à écrire.
Notes
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[1]
G. Weisz, « Regulating Specialties in France During the First Half of the Twentieth Century », Social History of Medicine, 15 (3), décembre 2002, p. 457-480.
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[2]
Pour des analyses plus précises sur les enjeux, le contexte institutionnelles et les acteurs de la création de ce CES, voir C. Fussinger, « Formations des psychiatres et psychothérapie, regards croisés sur les situations suisses et françaises », PSN, 2005, 3 (14), p. 193-206 et N. Henckes, Le Nouveau Monde de la psychiatrie francaise. Les psychiatres, l'État et la réforme des hôpitaux psychiatriques de l'après guerre aux années 1970, Paris, EHESS, 2007.
-
[3]
P. Combemale « Rapport sur la création d'un certificat d'études supérieures de neuropsychiatrie. Séance du 29 novembre 1949 de la Commission des maladies mentales du conseil permanent d'hygiène sociale », Information psychiatrique, 26, 1950, p. 16-19.
-
[4]
J. Guyotat, Psychiatrie lyonnaise. Fragments d'une histoire vécue (1950-1995), Synthélabo, 2000.
-
[5]
Livre blanc de la psychiatrie française, Paris/Toulouse, L'Information psychiatrique/Privat, t. I, 1965 ; t. II, 1966 ; t. III, 1967.
-
[6]
Ibid., t. II, p. 157-158.
-
[7]
Voir par exemple l'intervention de Brisset : « Tout le monde accorde qu'un certain niveau d'information sur l'autre discipline est nécessaire » (ibid., p. 145).
-
[8]
Voir par exemple, Green, ibid., p. 178.
-
[9]
Ibid., p. 145.
-
[10]
Ibid., p. 147.
-
[11]
Ibid., p. 180.
-
[12]
C'est le cas par exemple des articles de l'ancien directeur du National Institute of Mental Health, Thomas Insel (en particulier : « Pyschiatry as a Clinical Neuroscience Discipline », Journal of American Medical Association, 295 (17), 2005, p. 2221-226.
-
[13]
Brisset qui fait allusion à ce secteur proprement neuropsychologique se garde bien d'en donner une définition et les définit bien plutôt par ses représentants : « J. Lhermitte et ses élèves », Journées du Livre blanc, t. II, p. 147. Pareil pour Green, ibid., p. 179.
-
[14]
Pour plus d'informations sur la distinction entre ces écoles et leur histoire, voir B. Lechevalier, F. Viader, « L'évolution de la neuropsychologie clinique de l'adulte à Paris de 1957 à 2000 », Revue neurologique, 164, 2008, p. 549-556.
-
[15]
G. E. Berrios, « The Concept of Neuropsychiatry », Journal of Psychosomatic Research, 2002, 53 (2), p. 639-638.
-
[16]
H. Ey, H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, Paris, Hermann, 1947.
-
[17]
« Dans toute modification, il s'agit d'une réaction globale de l'organisme tantôt en rapport avec quelque chose que nous appelons psychique, tantôt avec quelque chose que nous appelons physique. C'est nous qui divisions artificiellement les phénomènes organiques et physiologiques » (ibid., p. 28).
-
[18]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, Paris, Puf, 1943, p. 124.
-
[19]
Ibid., p. 140 s. En réalité, Jean Delay cherche à gommer la distinction entre amnésie organique et amnésie psychogène à travers les concepts de dissolution et d'inhibition (« diaschisis ») qui ont selon lui un rôle central dans l'analyse clinique des amnésies, qu'elles soient biologiques ou psychodynamiques.
-
[20]
H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Le Cortex cérebral, Paris, Masson, 1949, p. vii.
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[21]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, op. cit.
-
[22]
J. Delay, Le Syndrome de Korsakoff, Paris, Masson, 1969.
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[23]
J. Delay, Les Dissolutions de la mémoire, op. cit., p. 22.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
O. Sacks, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Seuil, 2014.
-
[26]
J. Lacan, Écrits I, Paris, Seuil, 1966.
-
[27]
« Nous croyons que la doctrine de l'évolution s'oppose à la séparation des systèmes instrumentaux et des systèmes énergétiques. Par le fait même qu'ils s'intègrent les uns autres, ils perdent leur caractère d'autonomie » (H. Ey, H. Hécaen, J. Ajuriaguerra, Les Rapports de la neurologie et de la psychiatrie, op. cit., p. 97).
-
[28]
Ibid., p. 96.
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[29]
Ibid., p. 47-57.
-
[30]
Ibid., p. 98.
-
[31]
J. Ajuriaguerra, H. Hécaen, Le Cortex cérébral, op. cit., p. 394.
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[32]
J. Guyotat, Psychiatrie lyonnaise, op. cit.
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[33]
H. Hécaen, Introduction à la neuropsychologie, Paris, Larousse, 1972.
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[34]
Ibid., p. x.
-
[35]
M. Jeannerod, La Fabrique des idées, Paris, Odile Jacob, 2011, p. 25.
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[36]
Ibid., p. 34.