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Article de revue

Triage sans frontières

Pages 79 à 102

Notes

  • [1]
    Traduction de Sara Dezalay.
  • [2]
    Cette contribution s’appuie sur des matériaux recueillis pour mon ouvrage : Peter Redfield, Life in Crisis: The Ethical Journey of Doctors Without Borders, Berkeley, University of California Press, 2013.
  • [3]
    Voir, par exemple, Alex de Waal, The humanitarians’ tragedy : Escapable and inescapable cruelty, Disasters, 2010, n° 34 (S2), p. 130-137.
  • [4]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part I : Concept, history, and types, Annals of Emergency Medicine, art. cit. Voir également John Moskop & Kenneth Iserson, Triage in medicine, Part II : Underlying values and principles, art. cit. Je simplifie ici leur ensemble de six scénarios aux situations les plus courantes en pratique – l’hôpital et la zone de guerre.
  • [5]
    Dominique Jean Larrey, Mémoires de chirurgie militaire, et campagnes, t. III (1812), p. 4, disponible à l’adresse suivante : http://archive.org/details/mmoiresdechirur00larrgoog, consulté le 13 oct. 2013.
  • [6]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part II : Underlying values and principles, art. cit. Ce principe d’utilité permet, en cas de divergence, de faire prévaloir les intérêts militaires plutôt que ceux du patient. Lorsque la pénicilline, nouvelle merveille de la médecine, est arrivée en Afrique du Nord en 1943, les médecins américains auraient traité en priorité les soldats atteints de maladies vénériennes plutôt que ceux souffrant de blessures graves, en se fondant sur le présupposé que les premiers pourraient repartir au combat plus vite. Voir Robert Baker & Martin Strosberg, Triage and equality : An historical reassessment of utilitarian analyses of triage, Kennedy Institute of Ethics Journal, juin 1992, p. 103-123.
  • [7]
    Vinh-Kim Nguyen, The Republic of Therapy: Triage and Sovereignty in West Africa’s Time of AIDS, op. cit. Voir également João Biehl, Will to Live: AIDS Therapies and the Politics of Survival, Princeton, Princeton University Press, 2007.
  • [8]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part I: Concept, history, and types, art. cit., p. 279.
  • [9]
    Comme cela a été signalé par Robert Baker et Martin Strosberg, art. cit., p. 110. Ces auteurs s’opposent à ceux qui considèrent Larrey comme un militaire utilitariste, en soulignant son égalitarisme révolutionnaire. J’ai adopté ce point de vue, étant donné qu’il préfigure tout à fait la position de MSF.
  • [10]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part.II: Underlying values and principles, art. cit., p. 282-284.
  • [11]
    Jean-Hervé Bradol, L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, in Fabrice Weissman (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2003, p. 13-23.
  • [12]
    Médecins sans frontières, « Discours d’acceptation du Prix Nobel », 1999, disponible à l’adresse suivante : http://www.msf.ca/fr/au-sujet-de-msf/prix-nobel-de-lapaix/discours-d-acceptation/?type=98&tx_ttnews[tt_news]=
  • [13]
    Henry Dunant, Un souvenir de Solferino, Genève, Jules Fick, 1863, p. 90 : « […] puis pourquoi se diriger à gauche, tandis qu’à droite il y en a tant qui vont mourir sans un mot amical, sans une parole de consolation, sans seulement un verre d’eau pour étancher leur soif ardente ? »
  • [14]
    Sur ce thème, voir Eyal Weizman, The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, Londres, Verso, 2011. Voir également David Rieff, A Bed for the Night: Humanitarianism in Crisis, New York, Simon & Schuster, 2002.
  • [15]
    James Orbinski, An Imperfect Offering: Humanitarian Action for the Twenty-First Century, New York, Walker & Co., 2008, p. 226. Un documentaire consacré à Orbinski et son travail a d’ailleurs été intitulé Triage: Dr. James Orbinski’s Humanitarian Dilemma, 2008.
  • [16]
    Rony Brauman, Controversies within health and human rights: Remarks by Rony Brauman, February 14, 2001, Carnegie Council for Ethics in International Affairs.
  • [17]
    Voir Philippe Bizouarn, dans ce volume. Voir également Erica Bornstein, The value of orphans, in Erica Bornstein & Peter Redfield (dir.), Forces of Compassion: Humanitarianism between Ethics and Politics, Santa Fe, SAR Press, p. 123-147.
  • [18]
    De la difficulté d’un départ, Messages, nov. 2005, 138, p. 15-18.
  • [19]
    Voir Jean-Hervé Bradol, dans ce volume, sur le rôle de l’épidémiologie pour définir la normalité. Dans le cadre de son processus de professionnalisation à la fin des années 1980, MSF a mis en place un centre épidémiologique, Épicentre, chargé de lui fournir, sur demande, certains paramètres statistiques.
  • [20]
    Didier Fassin, La Raison humanitaire : une histoire morale du temps présent, Paris, Hautes Études-Gallimard-Seuil, 2010.
« Dans leur salle d’attente 2 milliards d’hommes. »
Bulletin Médecins sans frontières, 6 avril 1977

1Je commencerai par une question simple : est-il possible de procéder à un triage à une échelle globale ? La réponse peut sembler a priori à la fois évidente et dépourvue de sens. Il existe évidemment des formes de sélection globalisées. L’espérance de vie et les ressources en matière de santé sont distribuées de manière inégale selon les régions du monde, certaines populations ayant accès à des soins de santé tandis que d’autres en sont totalement dépourvues. Étant donné la banalité de cette vérité dérangeante, il ne semble pas forcément pertinent de la saisir sous le prisme médical plutôt que selon des termes politiques et économiques. Les ressorts de l’injustice et de l’inégalité découlent incontestablement d’autres logiques plus dures et profondes que les décisions en matière de santé. Il nous semble néanmoins que cette question conserve toute sa valeur heuristique lorsqu’elle est examinée à la lumière des pratiques et des expériences vécues plutôt qu’à l’aune de valeurs abstraites. Analyser les logiques du triage à l’échelle mondiale permet d’ouvrir certaines pistes pour identifier à la fois les formes de sélection qui sont revêtues d’une légitimité médicale et celles qui suscitent des inquiétudes en termes éthiques. Quels sont les limites et les types de relations sous-tendus par les opérations ordinaires de triage ? Quelles sont les implications de la revendication – ou au contraire de la réfutation – d’une responsabilité en matière de sélection ? Quelles sont les limites éthiques éventuelles de la raison biomédicale ?

2Dans la langue anglaise courante, le mot triage désigne au moins deux formes de sélection médicale connexes, quoique très différentes. La première renvoie aux zones de guerre ou de catastrophe et, partant, à des situations exceptionnelles où les décisions en jeu déterminent directement la survie de populations, notamment par l’allocation de ressources limitées. La deuxième acception s’attache aux décisions prises dans la salle d’urgence d’un hôpital : en l’occurrence, l’enjeu est celui de l’établissement de priorités pour la fourniture – et non pas le refus – de soins. Ces deux traditions en matière de triage délimitent un cadre spatial de proximité, tout en définissant une population objet de soins. Toutes deux impliquent de mobiliser une expertise médicale pour trier une population à des fins de traitement. Les enjeux éthiques, cependant, sont loin d’être identiques. Alors que la première renvoie à des questions de survie et à une sorte de pouvoir souverain de distribuer la vie ou la mort par un traitement médical, la seconde participe apparemment d’une logique beaucoup plus ordinaire visant à assurer l’ordre et un traitement équitable. En ce sens, le triage peut désigner à la fois la distribution inégale de soins médicaux et l’opération de sélection visant, au contraire, à assurer une équité médicale.

3L’objet de cette contribution est d’explorer, précisément, la contradiction entre ces deux acceptions du terme de triage – celle pouvant intervenir dans un contexte exceptionnel et celle qui se déroule dans un cadre routinier – à la lumière des pratiques d’un acteur particulier et bien connu : l’organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF). Cette étude de cas semble particulièrement pertinente dans la mesure où cette organisation revendique précisément une action humanitaire à l’échelle mondiale. Créée comme une modeste alternative française à la Croix-Rouge, l’organisation est devenue progressivement une entité réellement transnationale, dotée d’une structure complexe intégrant de nombreuses sections, un budget annuel d’environ un milliard d’euros et des programmes déployés dans le monde entier [2]. Bien que les projets d’urgence ne constituent plus l’essentiel de ses opérations, le groupe continue dans une large mesure de fonder ses actions sur un concept d’urgence, aussi bien dans son fonctionnement organisationnel que dans sa représentation médiatique. Par ailleurs, l’organisation revendique un ethos humanitaire de défense de la valeur de la vie humaine dans une acception biomédicale séculière. Face à l’ampleur des besoins – qui dépassent de loin les capacités d’une ONG même relativement importante –, MSF combine la nécessité de faire des choix avec la revendication morale d’une égalité entre les vies humaines. Elle est ainsi constamment confrontée à une forme de triage : elle doit opérer une sélection et justifier les actions qu’elle entreprend tout en définissant des priorités.

4Outre cette ambition mondiale et ses engagements humanitaires, trois autres caractéristiques de MSF en font un cas particulièrement révélateur pour penser la problématique du triage. Tout d’abord, l’organisation embrasse une identité médicale explicite, de par son nom même : bien que les employés de MSF ne soient pas tous des médecins, l’organisation dans son ensemble revendique la valeur éthique de la biomédecine. Par ailleurs, l’organisation se caractérise par une indépendance relativement forte. Contrairement à de nombreuses autres ONG, elle parvient à préserver un haut degré d’indépendance financière, en recueillant la majeure partie de ses fonds auprès de donateurs individuels plutôt que de bailleurs de fonds gouvernementaux. Enfin, MSF revendique explicitement cette indépendance, que ce soit par des prises de position publiques ou par une diplomatie discrète, en revêtant parfois ses positions des atours de l’indignation morale. L’organisation est donc un point d’entrée extrêmement révélateur des tendances au sein du champ de l’action humanitaire et des politiques de santé à l’échelle mondiale. De fait, l’organisation se positionne en permanence sur l’évolution de ces questions, que ce soit spontanément ou en réaction à des sollicitations et ce, quelles que soient les actions d’autres acteurs. Dans un sens restreint et évidemment limité, on pourrait avancer que cette organisation joue un rôle en quelque sorte souverain, ne serait-ce que parce qu’elle refuse leur pleine souveraineté à d’autres acteurs : en ce sens, elle participe de l’articulation plus large entre le vivant et le politique telle qu’analysée par Michel Foucault, dans la mesure où son action vise à favoriser le bien-être des populations (même s’il s’agit davantage d’assurer la survie des populations que leur épanouissement). Bien que MSF ne soit attachée à aucun gouvernement, elle participe à la prise en charge médicale des populations, en particulier dans les situations de crise et lorsque les services de santé étatiques s’avèrent insuffisants. Aussi approximative cette terminologie de la souveraineté soit-elle, elle permet de souligner les évolutions historiques beaucoup plus larges auxquelles participe l’organisation.

5On commencera par souligner certaines des caractéristiques principales du triage communes au travail ordinaire des acteurs humanitaires. Les formes de sélection opérées en pratique dans l’action humanitaire et les tensions qu’elles suscitent seront ensuite illustrées à la lumière d’exemples tirés des actions de MSF.

Triage humanitaire

6De nombreuses analyses de l’action humanitaire – y compris produites par MSF elle-même – ont souligné les effets potentiellement néfastes de l’action humanitaire. Certaines analyses vont même jusqu’à soutenir que la tragédie et la cruauté sont au cœur d’une action humanitaire confrontée à des ressources limitées et à des principes contradictoires [3]. Pourtant, les organisations humanitaires font rarement référence au triage, sauf en tant que terme technique employé dans les contextes de guerre et de catastrophe. La sélection opérée par les humanitaires dans ces situations exceptionnelles se justifie au nom de la vie et parce qu’elle ne poursuit d’autre intérêt que de sauver des vies humaines. Pour autant, les opérations de triage effectuées dans ces situations obéissent à une logique médicale habituelle, consistant à établir une échelle de priorités en définissant à la fois un cadre temporel d’urgence et un cadre spatial de proximité. Dans ces situations exceptionnelles, le cadre d’intervention est défini par la zone de guerre ou de catastrophe. Dans les situations plus ordinaires de crise, c’est la salle d’attente de l’hôpital qui circonscrit la population sur laquelle cette opération de sélection sera effectuée. Si l’on imagine, en retour, que cette salle d’attente s’étend, pour MSF, à l’ensemble du globe – pour reprendre l’image d’une célèbre publicité de MSF des années 1970 citée en épigraphe –, alors cette opération de sélection requiert non seulement une évaluation immédiate mais un cadre comparatif de problèmes concurrents : autant de choix difficiles à faire.

7Dans une étude utile, en deux parties, consacrée à la sélection médicale, Kenneth Iserson et John Moskop donnent au terme triage un sens plus restrictif que celui attribué aux notions de rationnement ou d’allocation. Le terme lui-même dérive du verbe trier (qui signifie choisir ou sélectionner), et il comporte des connotations clairement médicales. Malgré cette définition restreinte, les auteurs soulignent que le terme peut s’appliquer à un continuum de six scénarios, allant de la forme « quotidienne » d’un service d’urgence à la situation de chaos provoquée par une catastrophe de masse [4]. Ces auteurs proposent également une définition a minima du terme, entendu comme combinant 1) une condition de rareté des ressources, 2) un travailleur de la santé et 3) une forme de système pour établir des priorités. Notant que la pratique et la logique du triage sont toutes deux issues d’un contexte de guerre, Iserson et Moskop suivent l’historiographie traditionnelle en associant l’émergence moderne de ce terme – ainsi que de celui de l’ambulance – au chirurgien en chef de l’armée de Napoléon, Dominique Jean Larrey.

8Larrey avait reconnu l’importance d’opérer une sélection et une catégorisation des soldats blessés au champ de bataille en fonction de la gravité de leur état plutôt que selon leur statut social ou des liens d’affinités :

9

« Il faut toujours commencer par le plus dangereusement blessé, sans avoir égard au rang et aux distinctions. Les moins maltraités peuvent attendre que leurs frères d’armes, horriblement mutilés, aient été pansés et opérés ; autrement ceux-ci ou n’existent déjà plus quelques heures après, ou ne vivent que jusqu’au lendemain, ce qui est encore assez rare [5]. »

10Dans leur évaluation d’une masse de blessés, les chirurgiens de guerre ne devraient donc voir que les corps, et non les insignes arborés par l’uniforme. Au moment de la Première Guerre mondiale, cette pratique de triage était devenue une norme de la médecine militaire. Deux autres critères potentiels de sélection ont émergé en parallèle : le principe pragmatique visant à traiter en priorité les personnes pouvant être sauvées au détriment des cas clairement irréversibles, et un critère utilitariste visant à déterminer ce qui pourrait entraîner le plus grand bien pour le plus grand nombre [6]. Avec l’expansion de la médecine d’urgence durant la seconde moitié du xxe siècle, le triage est devenu une pratique courante au sein des hôpitaux et, au gré de l’émergence de nouvelles technologies, il est aussi devenu un référentiel dans les débats éthiques sur l’allocation de soins médicaux.

11Il convient de souligner que les implications du triage ne sont pas unidimensionnelles. La sélection médicale peut mettre l’accent sur la survie, en accordant la priorité à ceux qui ont une chance de vivre par rapport à ceux qui sont condamnés. Il peut aussi mettre l’accent sur l’acuité des besoins, en donnant la priorité à ceux qui nécessitent une attention immédiate. Dans un contexte d’abondance relative, il se fonde sur le postulat que tous les individus considérés finiront par recevoir des soins. La variante la plus routinière du triage est celle de la sélection opérée au quotidien dans la salle d’urgence de l’hôpital, par laquelle un patient souffrant d’une attaque cardiaque est traité en priorité par rapport à un patient souffrant d’une plaie sans gravité. Dans les contextes de pénurie grave, d’autres modalités de triage, moins routinières et autrement plus troublantes, sont en jeu : en cas de catastrophe, ou lorsqu’il s’agit d’allouer une quantité limitée de biens médicaux dans un contexte de rareté relative. Ce dilemme de la sélection dans un contexte de pénurie est souvent au cœur des débats de philosophie éthique ; il s’avère, en pratique, bouleversant pour les prestataires de soins de santé, les travailleurs humanitaires ainsi que les anthropologues sur le terrain. Vinh-Kim Nguyen affirme par exemple que les effets terribles de l’insuffisance de soins de santé pour traiter le sida en Afrique de l’Ouest participent d’une histoire plus longue de soins cruellement électifs [7].

12Lorsque l’établissement de priorités a un impact direct sur la survie ou la mort d’une population donnée, la distribution de ces soins de santé s’assimile dans une certaine mesure à un pouvoir souverain. Selon le système à code de couleurs recommandé par l’Association médicale mondiale, une étiquette noire représente l’état d’un individu « dont le décès ne fait aucun doute » – et désigne donc les patients qui ne peuvent pas être sauvés et qui ne peuvent dès lors plus revendiquer une quelconque priorité. Cette catégorisation peut certes sembler terrible, mais, en cas de pertes massives et de ressources limitées, le sort d’autres personnes peut en dépendre. Dans la perspective de la médecine d’urgence, le fait d’accorder une attention indue à un patient constitue un gaspillage de ressources éthiquement inacceptable. Mais il serait encore moins défendable d’assister passivement à cette situation : « Ne pas agir en raison d’une incertitude morale est cependant inacceptable, dans la mesure où l’inaction est souvent la pire des options possibles [8]. »

13Le terme triage peut donc être employé en ce sens pour occulter le problème plus général des priorités qui doivent être établies dans l’action humanitaire. Il convient également de souligner l’importance potentielle de l’innovation éthique suggérée par Larrey selon laquelle le triage vise à catégoriser les individus selon leur état physique immédiat. Quelles que soient les circonstances et leur charge émotionnelle, le triage implique l’exercice d’un jugement professionnel dénué de passion. Le regard médical opère donc une discrimination au nom d’un égalitarisme des corps. Larrey notait d’ailleurs que les officiers ayant des chevaux pouvaient se rendre par eux-mêmes vers l’hôpital [9]. Son système de « secours méthodique » visait à éviter tout gaspillage des ressources, qu’il soit engendré par un traitement médical laissé au hasard ou dû à une distribution des soins par ordre d’arrivée. Larrey cherchait à instaurer une approche plus systématique, fondée sur des critères explicitement médicaux. De manière générale, le triage représente donc un système de sélection opéré sur la base des souffrances elles-mêmes. Il exclut donc par essence toute autre valeur, qu’il s’agisse par exemple de critères sociaux, politiques ou religieux susceptibles de distinguer les victimes les unes des autres. Lorsque le triage est imposé par une situation d’urgence, il suspend les autres normes régissant habituellement la pratique médicale : l’autonomie, la fidélité, et même l’appropriation des soins. Le triage leur substitue la vie, la santé, l’efficacité et l’équité, entendue comme une valeur procédurale et distributive [10].

14Contrairement au sacrifice, le triage n’implique pas d’échange symbolique, de stratégie politique ou de lien social entre individus ou avec des divinités. Au contraire, il repose sur une approche pragmatique consistant à définir les actions immédiates à effectuer face à un état de santé donné. Il fournit en ce sens un référentiel extrêmement pertinent pour examiner la problématique de la sélection humanitaire, en particulier dans des contextes de crise. Certes, les humanitaires peuvent, comme l’a souligné Jean-Hervé Bradol, refuser de justifier leur action en termes de sacrifice [11]. Mais il leur est impossible d’éluder la responsabilité d’opérer des choix. Si leur vision est celle de cette salle d’attente d’un hôpital public, où tous les patients finiront par être soignés, en pratique leur action implique d’opérer une sélection et elle engendre nécessairement des choix à effectuer. Dans leurs opérations de triage, les humanitaires sont dès lors confrontés au dilemme de désigner leurs propres « sacrifices », même s’ils s’opposent aux sacrifices décidés par d’autres. Dans son discours d’acceptation du prix Nobel de la paix en 1999, MSF a d’ailleurs abordé la question délicate de la sélection en opérant une distinction explicite entre ses modalités de choix et celles des acteurs politiques :

15

« Une vie, aujourd’hui, ne peut être évaluée en fonction de la valeur qu’elle aura demain. Soulager la souffrance “ici” ne peut légitimer d’abandonner une autre souffrance “ailleurs”. Certes, le manque des moyens induit parfois la nécessité d’effectuer des choix, mais le contexte et les contraintes de l’action ne doivent pas modifier nos principes fondamentaux qui, par définition, ignorent les choix politiques [12]. »

16En l’occurrence, le triage représente donc la revendication éthique de la raison humanitaire – dans sa forme biomédicale – face à d’autres logiques de choix.

17Le problème de la sélection tout comme l’angoisse suscitée par la nécessité d’opérer des choix étaient manifestes dès la genèse de la Croix-Rouge. Confronté au carnage de la bataille de Solférino, Henry Dunant, déchiré, ne savait vers où se tourner : quelle que soit la direction choisie, les victimes situées de l’autre côté seraient laissées sans assistance [13]. Cependant, le problème de la sélection est rendu plus aigu du fait de l’élargissement de la gamme des besoins auxquels les organisations comme MSF veulent répondre, et du fait de la portée mondiale tant de la couverture médiatique que des actions humanitaires. Alors que l’éventail potentiel des actions s’est élargi, la durée d’attention des médias tend à se réduire, mêlant ensemble différentes situations dans une même image confuse. Par ailleurs, plus les acteurs humanitaires s’attachent à des problèmes persistants comme le sida ou la violence sexuelle, ou aux racines de problèmes comme la pauvreté, plus ils sont confrontés à un problème de tri et de choix, en particulier s’ils opèrent dans le monde entier.

18Entendue en termes biopolitiques, la logique de l’humanitaire est à la fois minimale et inflationniste. L’ethos humanitaire se refuse à laisser mourir des individus et vise à promouvoir la vie. Si l’objectif est de soulager la souffrance, alors pourquoi la cause de celle-ci devrait-elle entrer en jeu ? De nombreux membres de l’organisation, au tournant du millénaire, s’étaient d’ailleurs résolus à croire qu’un malade du sida méritait autant de soins qu’une victime de guerre. Cependant, le fait d’élargir la gamme d’actions rend le choix des projets à mettre en œuvre d’autant plus difficile. Même si les ressources et la capacité organisationnelle de MSF continuent de croître, elles demeurent limitées. Seuls quelques-uns des nombreux patients potentiels peuvent être traités, tandis que la grande majorité doit continuer à attendre. La pratique humanitaire implique donc d’opérer une sélection qui, de facto, abandonne à leur sort ceux qui n’y ont pas été inclus. Cela est révélateur de la tension qu’engendre « la mise en pratique des idéaux », pour reprendre un slogan de recrutement de la section américaine de MSF.

Un système global de sélection réticente

19Déployer une action « sans frontières » pour réagir aux crises requiert une mobilité constante, et une sélection tout aussi continuelle. Ce processus de sélection est souvent problématique et fait l’objet de débats permanents. Il symbolise également parfaitement la propension des humanitaires à vouloir toujours répondre à l’urgence « présente ». « Évidemment, nous pensons le changement », me déclarait un interlocuteur au tout début de mes enquêtes, en exprimant un dilemme souligné par la suite par beaucoup d’autres, « mais à ce moment précis, que doit-on faire ? » La question se pose avec d’autant plus d’acuité lorsqu’une organisation telle que MSF se trouve confrontée à une crise encore potentielle et qu’elle dispose des moyens pour y répondre. « Est-ce que vous devez lancer une opération de secours pour quelque 100 000 personnes déplacées avant même que la crise n’ait éclaté ? », demandait de manière rhétorique un directeur opérationnel de MSF-Hollande en faisant allusion à la situation en Macédoine à l’été 2001, « ou bien devez-vous attendre que les populations soient effectivement déplacées ? Quelle que soit votre décision, vous serez l’objet de critiques ». Il soulignait que même les crises ayant une dimension moins explicitement politique, telles que les inondations en Inde et au Pakistan, soulèvent un dilemme en raison même de leur ampleur : « Nous pourrions consacrer l’ensemble du budget du mouvement à de telles situations, mais cela ne changerait pas grand chose. » Face à de telles situations, quelle décision prendre lorsque l’organisation ne peut pas changer à elle seule la donne, même sur le très court terme ?

20In fine, les arbitrages indispensables sont effectués loin du terrain, dans les sièges des différentes sections de MSF. Les administrateurs de cet échelon supérieur passent au crible et évaluent la valeur relative des projets actuels et potentiels. Les questions particulièrement délicates et la planification à long terme sont, quant à elles, décidées par les présidents de section et membres des conseils d’administration, élus par les membres des différentes sections de MSF. Les unités de coordination au sein de chaque section sont chargées de standardiser les approches médicales et logistiques, tandis que le Bureau international s’efforce de maintenir une certaine cohérence entre les différentes sections. Si cette logistique organisationnelle a évolué dans le temps tout comme la structure des différents centres opérationnels, mes enquêtes ont révélé une persistance frappante des pratiques au-delà de ces transformations de l’organigramme. Quelles que soient les sections, le personnel de MSF change constamment de poste – une pratique destinée à préserver l’organisation contre le risque de sclérose institutionnelle. Les branches de l’organisation dans leur ensemble cherchent à se prémunir contre toute planification excessive et le risque d’autosatisfaction. Les projets restent définis par les frontières géographiques des États-nations et n’ont que rarement une dimension régionale. En outre, il y a des personnalités fortes à tous les niveaux et les débats peuvent être extrêmement vifs.

21La logique de cette approche globale découle des engagements historiques de MSF en faveur de l’urgence et de la mobilité. Si la forte rotation du personnel a des effets délétères en termes de mémoire institutionnelle, elle prémunit contre le risque d’un attachement trop fort pour une situation géographique particulière ou celui d’un sentiment superficiel d’expertise. « L’ignorance n’est pas un problème », m’assurait même un cadre administratif de l’organisation à Amsterdam, en 2002. « Au contraire, c’est peut-être un avantage. » Il expliquait qu’un certain degré d’ignorance encourageait les questionnements et un retour constant aux principes fondamentaux. Il faut toujours se demander si une mission a été récupérée par le « système » au lieu de demeurer focalisée sur les besoins des patients. Le fait de limiter le séjour des chefs de mission dans chaque pays, assurait-il, permettait de nourrir « une ignorance perpétuellement renforcée ». De même, à un plus haut niveau, l’organisation s’interdit d’accorder une quelconque priorité à une région donnée. Plutôt que de se plier aux conventions des area studies ou de diviser le globe en tranches contiguës, les systèmes administratifs de l’organisation agrègent un assemblage de pays attribués à chaque desk ou directeur des opérations. L’objectif est de se prémunir contre toute balkanisation tout en favorisant les réflexions comparatives et l’enrichissement mutuel. Même au sein de la section hollandaise – qui accorde pourtant une importance centrale au terrain –, le siège, à Amsterdam, maintient une perspective comparative sur chacune des situations, comme me l’expliquait un autre administrateur en 2006 :

22

« La comparaison nous aide à avoir une vision plus large, au-delà des simples besoins. La souffrance est absolue, certes, mais elle est aussi relative. Sinon, nous concentrerions tous nos efforts sur le Darfour ou du moins sur le continent africain. MSF-Pays-Bas s’efforce également de rester focalisée sur les zones de conflits – c’est la raison pour laquelle nous nous sommes engagés en Irak, même si nous n’avions pas une idée très claire de notre rôle et des besoins auxquels nous pouvions répondre. Les besoins d’un autre type sont toujours difficiles à évaluer. »

23Malgré ces garde-fous structurels, certaines tendances se sont imposées. Comme cela a déjà été observé, les projets mis en œuvre en Amérique latine ont été plutôt moins axés sur l’urgence que sur une dimension interculturelle et un positionnement politique. À l’inverse, l’organisation a souvent eu du mal à définir son action dans des contextes très bureaucratisés, comme ceux de l’ancienne Union soviétique. Certains réflexes géographiques ont également émergé dans les pays où l’organisation reste longtemps ou retourne à plusieurs reprises. Ainsi, certaines régions sont devenues, au fil du temps, familières, ce qui accroît la probabilité que l’organisation y travaille de nouveau.

24Néanmoins, MSF est confrontée à un impératif constant d’agir, en particulier face aux urgences manifestes. Les choix de l’organisation sont également déterminés par des impératifs médiatiques et de collecte de fonds, comme le notait un directeur de la communication à MSF-France : « C’est vrai que s’il y a une crise majeure, MSF doit s’y engager. C’est ce que dicte notre identité organisationnelle et ce qu’attendent nos soutiens. » L’organisation a parfois tenté de renverser cette logique – par exemple lorsqu’elle a interrompu la collecte de fonds après le tsunami dans l’océan Indien. Cette décision pourrait être considérée comme une forme de triage à un niveau plus universel, MSF défendant les crises « oubliées » par les médias. Le tsunami est à cet égard un cas exemplaire, non pas tant du fait d’une surenchère médiatique, mais plutôt parce que l’étendue même du désastre et l’afflux d’autres organisations ont réduit comme peau de chagrin toute prétention de MSF à offrir une quelconque expertise spécifique. Le choix est aussi fonction des individus, comme le soulignait un administrateur à Genève en 2004 : « L’une des dimensions les plus intéressantes de MSF est qu’un individu peut provoquer des changements dans le programme opérationnel. Un seul individu, ça suffit. Il suffit que vous soyez convaincant, c’est tout. Le plus dur est de préserver une perspective globale, un sens des proportions, pour ne pas s’engager dans toutes les situations. » L’action de l’organisation s’inscrit, cependant, inévitablement dans une économie morale plus large qui conduit MSF et ses membres à envisager le problème éthique souvent en fonction de « l’option la moins mauvaise [14] ».

Le fardeau émotionnel du choix

25En pratique – particulièrement dans les situations exceptionnelles –, cette logique de l’option la moins mauvaise est extrêmement difficile. Plus les options s’amenuisent, plus les décisions deviennent déchirantes émotionnellement. Une femme allemande, travaillant pour MSF en Ouganda, décrivait ainsi brutalement le poids de la responsabilité qu’impliquent les soins, en faisant explicitement référence au triage :

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« C’est douloureux de devoir accepter des limites et d’admettre qu’il y a un niveau différent de soins entre des endroits comme Berlin et ici. Mais en tant que travailleur humanitaire, c’est nécessaire, sinon vous ne pouvez pas continuer ce métier. Je compare toujours cette situation à une sorte de système de triage, dans lequel, par exemple, vous avez 40 victimes, et vous devez décider lesquelles traiter. Je me souviens avoir dû le faire en Tchétchénie en 1995 après un bombardement. Ça a été dur, mais si je n’avais pas été là, si je n’avais pas réagi, personne n’aurait reçu de soins. J’y pense lorsque je prends des décisions. Je suis infirmière, j’ai une formation médicale et c’est peut-être ce qui me rend particulièrement sensible à ce problème. C’est difficile d’admettre que nous opérons une sélection, que nous prenons des décisions, que nous faisons des choix. »

27Elle s’est interrompue, puis a ajouté doucement : « Aujourd’hui marque une date historique. J’étais à Srebrenica avec une équipe de MSF, et nous avons dû choisir qui resterait et qui partirait. Les hommes jeunes sont partis, et c’est difficile maintenant quand on sait ce qui s’est passé. » Elle s’est tue de nouveau, regardant au loin.

28De telles décisions ne sont pas plus faciles à prendre lorsqu’il est question de vie ou de mort. L’ancien président international de MSF, James Orbinski, décrit ainsi un épisode particulièrement déchirant de sélection dans le contexte du génocide au Rwanda. Confrontés à un afflux massif de blessés, les membres de l’équipe ont réparti les patients en trois groupes, y compris une catégorie de patients dont le sort était considéré comme irréversible :

29

« Ils étaient tellement nombreux et ils ne cessaient d’affluer. On a collé des étiquettes avec les chiffres 1, 2 ou 3 sur le front des patients : 1 signifiait traiter maintenant, le 2 était pour les patients à traiter dans les 24 heures, et 3 voulait dire irréversible. Les patients de cette troisième catégorie ont été emmenés vers une petite colline, le long de la route en face de la salle des urgences et abandonnés à la mort dans le plus grand confort possible. On les a recouverts de couvertures pour les maintenir au chaud, et on leur a donné de l’eau et toute la morphine que l’on avait. Les patients de la catégorie “1” ont été portés sur des civières vers la salle des urgences ou à l’entrée. Les patients de la seconde catégorie ont été placés par groupes, derrière ceux portant le “1”. Nous étions dépassés. On n’arrivait pas à déplacer les morts assez vite. C’était difficile de transporter les blessés au-dessus des morts vers la salle des urgences, la salle d’opérations ou les salles communes [15]. »

30Cette procédure était certes brutale, mais c’était une tentative classique de parvenir à une forme de rationalité médicale dans un contexte de chaos et de souffrances incompréhensibles. En tant que médecins, quel autre choix pouvait être fait ?

31Cependant, les individus confrontés à un tel choix n’en sortent pas indemnes. Même si elle accepte que la mort puisse être une issue inévitable, la médecine contemporaine demeure mal à l’aise face à l’idée de donner la mort par compassion. L’euthanasie ouvre une zone grise dans l’éthique libérale, en définissant une limite potentielle au choix individuel. De même, l’option de la mort trouble les humanitaires et demeure conçue comme pathologique en toute circonstance – sauf cas extrêmes. La question n’est donc pas cantonnée à celle du suicide. Le fait que certains individus préfèrent la mort à un soin palliatif débilitant, ou qu’une population soit amenée à désigner des victimes sacrificielles est tout autant révélateur de la veine émotionnelle qui irrigue la raison médicale. Le médecin n’assume que difficilement ce rôle souverain d’assigner la vie et la mort. Orbinski relate ainsi les paroles d’une femme horriblement défigurée qui attendait avec d’autres personnes grièvement blessées. Remarquant la détresse du médecin, cette femme lui a soufflé d’avoir du courage et de s’occuper des autres. Si, à ce moment de désespoir, il s’est résolu à continuer à agir, ce n’était pas mû par son éthique professionnelle, mais grâce à la forme d’absolution que lui offrait cette victime.

32La rationalité médicale est également parfois confrontée à une logique de sélection concurrente. Au cours d’une présentation devant le Carnegie Council en 2001, l’ancien président de MSF-France, Rony Brauman, a relaté le cas particulièrement troublant d’une population de patients potentiels contestant la priorité des traitements préconisée par l’équipe humanitaire. Dans le chaos du premier projet mis en œuvre par l’organisation pour répondre à la famine, à Karamoja en Ouganda, au début des années 1980, MSF disposait d’approvisionnements insuffisants en nourriture. L’organisation s’est donc concentrée sur les enfants en bas âge – respectant en cela les perceptions médicales du risque et la tradition de l’aide. Elle a cependant été rapidement confrontée à une sorte de choc culturel inattendu :

33

« Nous avons très vite constaté que la nourriture était détournée de la soi-disant population cible des enfants de moins de cinq ans et des femmes enceintes, pour être donnée aux anciens dans ces villages. Pour nous, il y avait une valeur morale directe attachée aux femmes enceintes et aux enfants – ils représentent l’innocence, le futur, qui sont toutes deux des valeurs importantes (je tiens à préciser qu’elles ne le sont plus pour moi, mais elles l’étaient à l’époque, et je sais que cette perception reste encore largement partagée). Mais pour les Karamojong, qui constituaient le groupe dominant dans cette région de l’Ouganda, le fait de maintenir en vie les anciens était d’une importance primordiale, pour des raisons qui pourraient apparaître évidentes même dans les pays occidentaux : cohésion de la société, autorité sociale, et normes sociales décentes. Tandis que les enfants – même si la mort d’un enfant est toujours douloureuse, partout dans le monde – peuvent être remplacés facilement. Un ancien est irremplaçable. C’est un constat évident, quoique douloureux. Alors, qui avait raison, qui avait tort ? Avions-nous raison de chercher à atteindre les populations que nous avions définies comme notre groupe cible ; ou bien alors la population ougandaise avait-elle raison d’accorder cette forme de privilège aux anciens et de sacrifier les enfants de moins de cinq ans ? La question est évidemment sans fondement. Personne n’avait raison ; personne n’avait tort [16]. »

34Dans une perspective humanitaire, la seule solution était de chercher à accroître les approvisionnements en nourriture pour réduire la nécessité d’avoir à faire ce « choix terrible » et éprouvant, ce que MSF s’est efforcée de faire. Certains membres de l’équipe ont essayé d’ignorer ce problème troublant, tandis que d’autres ont dénoncé ce qu’ils percevaient comme une injustice. Même si l’incident dépassait in fine les simples considérations morales, comme le suggère Brauman, il a suscité « des discussions extrêmement intenses et émotionnelles ». Les enfants sont au cœur de l’affect humanitaire, comme le reflètent les argumentaires mis en avant pour la collecte de fonds. De fait, rien n’est plus bouleversant que de faire des choix qui discriminent les enfants [17].

Limites ordinaires

35Le triage dans les zones de guerre reste exceptionnel, même dans le contexte du travail humanitaire. MSF est confrontée à un problème beaucoup plus ordinaire de sélection : celui de décider de se retirer ou non d’un terrain d’intervention. Il n’est pas surprenant que l’organisation tende à se concentrer sur le lancement de projets – plutôt que sur leur clôture. Toute forme de sélection bouleverse la logique morale ordinairement déployée par les humanitaires, en ce qu’elle conduit à opérer une distinction entre victimes. Même si les acteurs politiques portent la responsabilité des effets de leur négligence et des souffrances humaines, comme le suggère Jean-Hervé Bradol, il n’est pas difficile de déceler une sorte de logique sacrificielle lorsqu’une organisation consacrée à l’action décide de se retirer ou de ne pas intervenir. Même si MSF s’efforce de maintenir une perspective réaliste sur ses capacités et s’appuie sur un raisonnement médical plutôt que politique, ses actions impliquent inévitablement d’opérer une sélection, d’établir des priorités et de prendre des décisions à chaque instant.

36Les membres de l’organisation sont conscients de ce problème invariable. « C’est très difficile de clôturer un projet », me déclarait de manière emphatique un administrateur au tout début de mon enquête – c’est une assertion que j’allais entendre à maintes reprises. Comme les équipes sur le terrain ont tendance à s’attacher au lieu et à ses habitants, le poids de la décision de se retirer repose en général sur le chef de mission et le personnel au siège, qui encadre la mission. En pesant le pour et le contre, ils doivent évaluer si le projet a rempli ses objectifs initiaux et si la situation s’est suffisamment stabilisée pour être qualifiée de « post-crise ». La « dérive des missions » est une préoccupation constante, étant donné la diversité des problèmes de santé auxquels l’organisation peut être amenée à répondre dans de nombreuses situations. Dans l’idéal, MSF devrait pouvoir transférer ses projets à des services étatiques ou à une autre organisation plus à même d’opérer sur le long terme. Cependant, c’est très rare en pratique. Les gouvernements manquent de capacités, les autres organisations ne sont pas disponibles ou sont déjà surchargées, et MSF elle-même ne prépare souvent pas adéquatement son retrait. « Il est toujours satisfaisant de disposer d’une équipe qui reconnaît les limites de ses capacités et planifie son retrait », notait un administrateur d’un ton approbateur à New York, en 2006, en décrivant une exception heureuse. L’ethos d’urgence de l’organisation et sa focale sur les problèmes présents ne laissent cependant que peu de temps pour une telle planification. Bien que ce soit une éventualité prédictible, la clôture des programmes n’est jamais une préoccupation prioritaire.

37Ma première enquête sur un projet de MSF – le programme de long terme de traitement de la maladie du sommeil de la section française au Nord de l’Ouganda – s’est déroulée durant la dernière phase de clôture de ce projet. Mes conversations avec les autorités locales chargées de la santé et le personnel restant étaient empreintes d’un sentiment de deuil. MSF n’avait pas seulement fourni des services, elle avait aussi généré des emplois et une atmosphère d’activités foisonnantes, et personne ne s’attendait à ce que le gouvernement soit en mesure de prendre le relais. J’ai par hasard effectué le trajet de retour vers Kampala avec la nouvelle chef de mission, qui avait proposé et autorisé mon séjour. « Nous savons comment lancer un projet, mais nous ne savons toujours pas comment le clôturer », reconnaissait-elle. Selon elle, le retrait devrait être planifié étape par étape, afin de vérifier que les services pourront effectivement continuer à être rendus après le retrait de l’organisation. Pour autant, cela n’était pas toujours facile à faire, particulièrement pour une organisation nourrie par l’urgence.

38Durant un débat sur la responsabilité médicale organisé par MSF-France, un gestionnaire de programme adjoint en République démocratique du Congo (RDC) a souligné l’impact restreint de l’organisation, et la nature nécessairement temporaire de ses programmes : « Je préfère parler des limites. Pour répondre à nos objectifs, notre intervention doit être circonscrite dans l’espace et dans le temps. En RDC, tu crées un accès aux soins qui bien souvent n’existait pas avant et n’existera plus après [18]. » Et son collègue de renchérir : « Qu’on le veuille ou non, c’est une parenthèse. » Tous deux affirmaient que, dans ce contexte relativement démédicalisé, les soins ne pouvaient être assurés que de manière partielle – et partiale. « Si nos décisions d’intervention se basaient uniquement sur des critères épidémiologiques, notamment en termes de seuil d’urgence et de taux de mortalité, on devrait ouvrir des projets partout en RDC. Il est donc primordial de définir les problématiques humanitaires auxquelles nous décidons de répondre. » En pratique, cependant, cette perspective est difficile à faire comprendre aux communautés locales. Au fur et à mesure de la mise en œuvre des projets, ont ajouté ces deux administrateurs, les réactions sont passées d’une posture initiale d’un « C’est pas la peine on est déjà morts ! » à des protestations contre le départ de l’organisation. Ils reconnaissaient qu’il était difficile de répondre à une mère demandant : « Mon gamin, qui va le soigner quand vous serez partis ? » Néanmoins, étant donné que l’épicentre du conflit s’était déplacé, l’organisation devait « suivre le mouvement ». Pour monter un nouveau projet, il lui fallait nécessairement en clore d’autres et, par là même, reconnaître que tout projet avait une durée de vie limitée.

39Les critères sous-tendant les objectifs ne sont pas non plus toujours évidents pour le personnel de l’organisation et ils font l’objet de discussions fréquentes. La fermeture d’un projet est presque toujours un moment délicat et suscite souvent des doutes lancinants et un sentiment de perte. Toute personne observant l’évolution de MSF sur le long terme pourrait indiquer des contre-exemples pour toutes les actions adoptées au nom des principes de l’organisation, ce qui suggérerait que la cohérence est autant produite a posteriori que dans le feu de l’action. C’est ce que reconnaissait un administrateur à Amsterdam en 2006 :

40

« Il y a beaucoup de principes que nous pouvons invoquer pour rationaliser (nos actions) a posteriori. Mais il arrive un moment où il faut prendre des décisions. Au risque de paraître cynique, je pense que notre rationalisation est souvent effectuée après la prise de décision. Je ne veux pas dire que tout est machiavélique, mais qu’avec le recul les choses paraissent plus claires. Malgré ses efforts pour fonder ses actions sur un raisonnement rigoureux, MSF reste mue par l’action. »

41Les décisions de se retirer, cependant, sont souvent révélatrices d’un conflit entre engagement personnel et enjeux éthiques collectifs. L’ouverture même de l’organisation aux initiatives individuelles rend chacun plus responsable de ses choix. Au niveau du terrain, cependant, plus on est attaché à un projet donné, plus il est difficile de maintenir un sens des proportions ou une « perspective globale ».

42Au même titre que la mort, la clôture des programmes secoue les sensibilités humanitaires. La rationalité médicale du triage peut résoudre les dilemmes de l’action, mais rarement apaiser les émotions. Les décisions que MSF prend régulièrement dans le contexte des crises bouleversent les valeurs humanitaires fondamentales de ses membres. Lorsqu’une crise perdure, l’organisation doit déterminer ce qui constitue une situation acceptable « normale » dans ce contexte et fixer les limites de ses propres opérations [19]. Elle doit décider si elle doit se retirer, même si des problèmes de santé graves persistent. Il est rarement facile de prendre une telle décision. Comme me le déclarait un juriste travaillant pour MSF : « Quels arguments pouvez-vous opposer à la souffrance humaine ? Si vous souhaitez vraiment que votre projet reste opérationnel, vous dites : “Est-ce que vous allez laisser ces gens mourir ?” »

43Cependant, cette préoccupation pour la vie humaine est confrontée aux contraintes pratiques de l’organisation et à son engagement global, sa mobilité et son indépendance. MSF opère une sélection continuelle parmi ses projets, en reconnaissant de manière pragmatique l’existence du cadre plus large d’inégalités qui entoure toute crise, et le fait que les vies ont des valeurs sensiblement différentes en temps ordinaire. Parallèlement à ces micro-biopolitiques, l’organisation met en œuvre ce que Didier Fassin appelle une politique de la vie, en évaluant les individus qui présentent la plus grande légitimité ou les plus grandes chances d’être sauvés [20]. Une telle sélection est en contradiction avec la vision de MSF d’une égalité morale radicale face à la vie humaine, selon laquelle une action ne devrait jamais être pesée à l’aune d’une autre. S’étant proclamée « sans frontières », cependant, l’organisation lutte continuellement pour définir ses limites. Ses choix prennent en compte le travail des autres organisations et les réalités plus larges de la pauvreté et des inégalités, tout comme son besoin irrépressible d’aller de l’avant. Si tant est que l’urgence puisse offrir aux humanitaires les atours de la clarté morale – l’action comme réaction pure –, la pratique du triage révèle le malaise inévitable que suscite ce type de prises de décision. La racine grecque du mot crise, il convient de le rappeler, dérive du verbe ???????, décider. Il semble donc que cela reste le cœur éthique comme étymologique du terme, et partant, de la condition humanitaire.

Notes

  • [1]
    Traduction de Sara Dezalay.
  • [2]
    Cette contribution s’appuie sur des matériaux recueillis pour mon ouvrage : Peter Redfield, Life in Crisis: The Ethical Journey of Doctors Without Borders, Berkeley, University of California Press, 2013.
  • [3]
    Voir, par exemple, Alex de Waal, The humanitarians’ tragedy : Escapable and inescapable cruelty, Disasters, 2010, n° 34 (S2), p. 130-137.
  • [4]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part I : Concept, history, and types, Annals of Emergency Medicine, art. cit. Voir également John Moskop & Kenneth Iserson, Triage in medicine, Part II : Underlying values and principles, art. cit. Je simplifie ici leur ensemble de six scénarios aux situations les plus courantes en pratique – l’hôpital et la zone de guerre.
  • [5]
    Dominique Jean Larrey, Mémoires de chirurgie militaire, et campagnes, t. III (1812), p. 4, disponible à l’adresse suivante : http://archive.org/details/mmoiresdechirur00larrgoog, consulté le 13 oct. 2013.
  • [6]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part II : Underlying values and principles, art. cit. Ce principe d’utilité permet, en cas de divergence, de faire prévaloir les intérêts militaires plutôt que ceux du patient. Lorsque la pénicilline, nouvelle merveille de la médecine, est arrivée en Afrique du Nord en 1943, les médecins américains auraient traité en priorité les soldats atteints de maladies vénériennes plutôt que ceux souffrant de blessures graves, en se fondant sur le présupposé que les premiers pourraient repartir au combat plus vite. Voir Robert Baker & Martin Strosberg, Triage and equality : An historical reassessment of utilitarian analyses of triage, Kennedy Institute of Ethics Journal, juin 1992, p. 103-123.
  • [7]
    Vinh-Kim Nguyen, The Republic of Therapy: Triage and Sovereignty in West Africa’s Time of AIDS, op. cit. Voir également João Biehl, Will to Live: AIDS Therapies and the Politics of Survival, Princeton, Princeton University Press, 2007.
  • [8]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part I: Concept, history, and types, art. cit., p. 279.
  • [9]
    Comme cela a été signalé par Robert Baker et Martin Strosberg, art. cit., p. 110. Ces auteurs s’opposent à ceux qui considèrent Larrey comme un militaire utilitariste, en soulignant son égalitarisme révolutionnaire. J’ai adopté ce point de vue, étant donné qu’il préfigure tout à fait la position de MSF.
  • [10]
    Kenneth Iserson & John Moskop, Triage in medicine, Part.II: Underlying values and principles, art. cit., p. 282-284.
  • [11]
    Jean-Hervé Bradol, L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, in Fabrice Weissman (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2003, p. 13-23.
  • [12]
    Médecins sans frontières, « Discours d’acceptation du Prix Nobel », 1999, disponible à l’adresse suivante : http://www.msf.ca/fr/au-sujet-de-msf/prix-nobel-de-lapaix/discours-d-acceptation/?type=98&tx_ttnews[tt_news]=
  • [13]
    Henry Dunant, Un souvenir de Solferino, Genève, Jules Fick, 1863, p. 90 : « […] puis pourquoi se diriger à gauche, tandis qu’à droite il y en a tant qui vont mourir sans un mot amical, sans une parole de consolation, sans seulement un verre d’eau pour étancher leur soif ardente ? »
  • [14]
    Sur ce thème, voir Eyal Weizman, The Least of All Possible Evils: Humanitarian Violence from Arendt to Gaza, Londres, Verso, 2011. Voir également David Rieff, A Bed for the Night: Humanitarianism in Crisis, New York, Simon & Schuster, 2002.
  • [15]
    James Orbinski, An Imperfect Offering: Humanitarian Action for the Twenty-First Century, New York, Walker & Co., 2008, p. 226. Un documentaire consacré à Orbinski et son travail a d’ailleurs été intitulé Triage: Dr. James Orbinski’s Humanitarian Dilemma, 2008.
  • [16]
    Rony Brauman, Controversies within health and human rights: Remarks by Rony Brauman, February 14, 2001, Carnegie Council for Ethics in International Affairs.
  • [17]
    Voir Philippe Bizouarn, dans ce volume. Voir également Erica Bornstein, The value of orphans, in Erica Bornstein & Peter Redfield (dir.), Forces of Compassion: Humanitarianism between Ethics and Politics, Santa Fe, SAR Press, p. 123-147.
  • [18]
    De la difficulté d’un départ, Messages, nov. 2005, 138, p. 15-18.
  • [19]
    Voir Jean-Hervé Bradol, dans ce volume, sur le rôle de l’épidémiologie pour définir la normalité. Dans le cadre de son processus de professionnalisation à la fin des années 1980, MSF a mis en place un centre épidémiologique, Épicentre, chargé de lui fournir, sur demande, certains paramètres statistiques.
  • [20]
    Didier Fassin, La Raison humanitaire : une histoire morale du temps présent, Paris, Hautes Études-Gallimard-Seuil, 2010.
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