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Article de revue

La relégation du corps à corps chirurgical

Pages 139 à 149

Notes

  • [1]
    Jacqueline Renaud, « Le scandale des guérisseurs des Philippines », Sciences et Vie, n° 714, mars 1977, p. 26-39.
  • [2]
    Cité par J. Brun, La main, Paris, Robert Delpire, 1967, p. 49. Voir aussi E. Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007.
  • [3]
    Section chirurgicale d’un os.
  • [4]
    Sorte de rasoir sophistiqué destiné à prélever des greffes cutanées de faible épaisseur.
  • [5]
    E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 2002.
  • [6]
    L’importance du tact dans la pratique chirurgicale traditionnelle est bien illustrée par les deux textes suivants : le premier, écrit par Ambroise Paré, relate le traitement d’une fracture ouverte de jambe dont l’illustre chirurgien avait été victime à l’âge de 56 ans. Il enjoint son ami Richard Hubert, chirurgien ordinaire du roi, de procéder comme s’il était un blessé anonyme : « Je l’admonestai de tirer fort le pied en figure droite, et que si la plaie n’était pas suffisante, de l’agrandir avec un rasoir pour remettre plus aisément les os en leur position naturelle ; et qu’il recherchât diligemment la plaie avec les doigts plutôt qu’avec un instrument (car le sentiment du tact est plus certain que nul autre instrument) pour ôter les fragments et les pièces des os qui pouvaient être séparés du tout » (Ambroise Paré, Œuvres complètes, livre XIII, « Des fractures des os », Genève, Slatkine, 1970).
    Le second texte s’inscrit dans une période marquée par la controverse entre « chirurgie antiseptique » et « chirurgie aseptique ». Il est certain que la généralisation de l’asepsie opératoire à partir des travaux de Pasteur a fortement contribué à la « mise à distance » de la main du chirurgien. Le tact cesse d’être immédiat dès l’introduction des gants de caoutchouc par Halsted aux États-Unis d’Amérique, en 1889, et Chaput en France en 1901. « De tous les instruments explorateurs des plaies, le doigt est le plus sûr. Il révèle au chirurgien la présence d’une tumeur, d’un corps solide dans un lieu où il n’existe pas normalement. L’éducation du doigt peut rendre le toucher assez parfait pour permettre de reconnaître non seulement l’espèce du corps rencontré (projectile, fragment osseux), mais même sa nature (fer, plomb). Les auteurs recommandent de se servir de l’index, dont la sensibilité est plus développée que celles des autres doigts » (E. Delorme, Traité de chirurgie de guerre, t. 1, Paris, Félix Alcan, 1888).
  • [7]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, puf, 1992.
  • [8]
    La première avancée dans le domaine de la chirurgie viscérale et digestive date de 1988 avec l’utilisation de la laparoscopie (introduction d’une mini-caméra dans la cavité abdominale). La seconde innovation a été, en 1996, la chirurgie assistée par ordinateur, dans laquelle les gestes de l’opérateur sont analysés puis transmis à un robot qui réalise l’intervention. Toutes les interventions ne sont, bien entendu, pas réalisées par robot-chirurgien. Il s’agit là d’un domaine pointu relevant de la recherche, tandis que la chirurgie mini-invasive, par laparoscopie, est couramment utilisée.
  • [9]
    « L’opération Lindbergh », réalisée le 7 septembre 2001, a consisté en une ablation laparoscopique de la vésicule biliaire par un robot chirurgical, sur une patiente située au chu de Strasbourg ; le Pr Marescaux, depuis New York, commandait les gestes du robot en manipulant des instruments virtuels. La promesse technologique tient en grande partie à l’absence quasi complète de décalage entre le geste effectué à New York et sa reproduction à Strasbourg. Le délai de transmission était de 150 ms seulement ; ce qui a permis une véritable téléchirurgie en temps réel.
  • [10]
    Philippe Hubinois, Petite philosophie de la chirurgie, Paris, Michalon, 2006.

1L’évolution de la chirurgie moderne peut être lue comme l’histoire d’un double reflux : retrait de la main de l’opérateur en même temps que s’accomplit une clôture des corps souffrants. Ce mouvement irréversible, dont je vais m’attacher à décrire les principales étapes, trouva son ancrage fantasmatique il y a quelques années avec la vogue des chirurgiens philippins [1] qui prétendaient extraire des tumeurs par simple imposition. Les hordes occidentales qui se pressaient alors aux îles Philippines témoignaient certes d’une grande naïveté et d’une totale absence d’esprit critique mais surtout, malgré les progrès inouïs de la seconde moitié du xxe siècle, d’une répulsion envers une pratique fondée sur une large ouverture des corps et la manipulation des organes. Profondément inscrite dans l’imaginaire, l’action directe de la main réalisée sans effraction rassure, au même titre que la palpation de l’examen clinique. En effet, elle ne fait pas intervenir l’objet médiateur chargé de couper, d’écarter, de réunir ou de dissocier les tissus. Or force est d’admettre qu’il ne peut y avoir de chirurgie sans instrument. L’ouverture des corps à des fins thérapeutiques requiert des objets dont l’évolution même a considérablement modifié le statut de la chirurgie en consacrant ce que j’ai appelé le retrait de la main.

Le travail de la main

2On parle couramment d’instrument de chirurgie ; il me semble essentiel d’établir une distinction entre les divers objets que nous utilisons dans les opérations chirurgicales en fonction du rapport entre la main et le corps des patients. L’outil et l’instrument sont radicalement différents. Je suivrai Ernst Kapp [2] lorsqu’il établit la correspondance étroite entre les objets instruments et les diverses positions du membre supérieur, comme si nous avions littéralement extrait de nous-mêmes les outils et les instruments. Les exemples de Kapp, à l’appui de cette thèse, concernent la chasse, la pêche, le jardinage, le labour. Il en va de même pour les objets de la chirurgie : ce qu’il conviendrait de nommer « outils chirurgicaux » plutôt qu’instruments est l’intensification de la fonction d’une forme donnée de la main. Le marteau est la transcription massive, dense et insensible du poing qui s’abat sous l’effort du manche constitué par l’avant-bras. La pince à disséquer est la projection de la pince pouce-index, la rugine est le doigt qui décolle et repousse les tissus. De même, l’écarteur à palette ou la valve reproduisent les formes de la main susceptible de refouler, de retenir et de contenir. Le bistouri lui-même, sorte de couteau amélioré, plonge ses racines dans l’ongle dur et acéré de l’homme primitif déchirant la chair de l’ennemi ou de l’animal abattu ; voilà donc quelques objets chirurgicaux qui méritent l’appellation d’ « outils » – entendus comme formes amplifiées de la main. L’opérateur fait usage de l’outil et il convient d’insister sur ce que recouvre le mot « usage ». L’usage implique une réponse adaptée ou plus précisément une main qui s’adapte à l’outil, puisque ce dernier en est le prolongement. L’usage de l’outil nécessite un apprentissage parfois long et difficile, toujours subtil. Le ciseau à os est l’exemple frappant de l’outil d’un maniement difficile et mesuré, pour mener à bien une ostéotomie [3]. L’outil est caractérisé par sa disponibilité, sa quasi-indifférence, son insertion naturelle dans un ensemble. L’outil est le médiateur ; c’est lui qui établit une relation de connivence entre l’opérateur et le corps en ce sens que, à travers l’outil, l’opérateur éprouve la résistance et la consistance des tissus avant l’émergence d’une nouvelle forme : l’outil est à la disposition de l’opérateur. À travers la main qui s’adapte à la forme de l’outil, s’établit une relation d’équivalence le temps d’une action : l’opérateur est l’outil, l’outil est l’opérateur. C’est dire que l’opérateur, comme l’artisan, doit prendre soin de l’outil, l’inspecter et le respecter. L’outil véritable est personnel, parfaitement adapté à l’opérateur et au but poursuivi. Il ne saurait exister une production industrielle des outils. On pourrait faire la comparaison avec la raquette d’un tennisman de classe internationale. Ce qui fait la grandeur de l’outil, son étroite dépendance vis-à-vis de l’opérateur, est aussi sa faiblesse : l’outil – esclave musclé de la main – est caractérisé par un vide théorique total. La theoria est en effet la distance incommensurable qui sépare l’outil de l’instrument. Mais on aurait tort de croire que l’instrument est nécessairement d’une anatomie plus compliquée que l’outil ; alors que la fonction de l’outil dérive directement d’une fonction de la main, l’instrument, lui, a un but précis, une finalité inscrite dans un savoir. L’instrument présuppose des connaissances en amont de sa fabrication, un instrument donné est une incarnation hic et nunc d’une theoria. À titre d’exemple, nous prendrons deux instruments : l’un d’un montage compliqué, l’autre d’une apparence simple.

3Les lunettes grossissantes, bien qu’étant une amplification d’un appareil sensoriel, ce qui répond à la définition partielle d’un outil, sont un instrument en ceci qu’elles impliquent la théorie physique de l’optique. Il ne viendrait à l’idée de personne de qualifier des lunettes d’ « outil », sans doute en raison de l’extrême complexité du montage. Cependant, il est des instruments dont la configuration est remarquablement simple : prenons l’exemple d’un instrument familier au chirurgien de la main – à savoir le « coupe-nerf » de Victor Meyer. Il s’agit d’une pince munie de deux mors cylindriques destinée à maintenir fermement l’extrémité du nerf afin de réaliser une recoupe franche avant une suture nerveuse. L’utilisation en est aisée mais la conception de cet instrument présuppose une somme de connaissances très importante dans un univers théorique complexe portant sur la physiologie des nerfs, la possibilité de réparation nerveuse, l’écueil du tissu conjonctif, la formation des névromes, etc.

4À ce stade, il est temps d’introduire une distinction fondamentale dans la manipulation d’un outil et d’un instrument : on fait usage d’un outil mais on utilise un instrument.

5La main s’adapte à l’outil et remplit la fonction à travers l’outil tandis qu’elle dirige l’instrument qui, lui, accomplit une fonction donnée. L’outil implique un apprentissage, l’instrument est doté d’un mode d’emploi. On pressent à travers l’utilisation, forme bâtarde de l’usage, un reflux, un retrait de la main et, partant, l’effacement progressif du sujet agissant. Le passage de l’outil à l’instrument modifie le statut de l’opérateur et de la chirurgie, elle-même entendue comme travail de la main (cheir ergon). Certains objets sont cependant difficiles à qualifier car ils possèdent à la fois les caractéristiques des outils et des instruments ; le dermatome [4] manuel, par exemple, est un outil dans la mesure où il implique un apprentissage et un rapport aux tissus. En dehors du réglage précis de la hauteur de la lame, l’épaisseur du greffon prélevé dépend largement de la pression exercée par l’opérateur, de l’inclinaison de la lame et de la vitesse d’exécution. Mais le dermatome a une fonction précise établie d’après un savoir théorique portant sur la cicatrisation de la peau et l’application de greffes.

6Le dermatome est donc dépositaire d’un savoir théorique : c’est un instrument. L’exemple du dermatome permet d’affiner l’analyse en cherchant à caractériser le dermatome électrique. L’instrument, même s’il a son histoire propre, sa généalogie en quelque sorte, reste mû par la main qui le dirige, l’oriente et lui imprime son allure. Le dermatome électrique, lui, se meut seul. La main est présente pour le guider, non pour lui imprimer sa motricité. La main déclenche un processus absolument autonome. C’est donc d’un appareil qu’il s’agit, version en quelque sorte automatisée de l’instrument. C’est dire le bond que l’on franchit en passant de l’usage d’un ciseau à os, simple outil désincarné, à la manipulation d’une scie électrique, appareil hautement sophistiqué. La manipulation d’un appareil n’est plus de l’ordre de l’usage ni même de l’utilisation. Elle est de l’ordre de la planification : une fois le processus engagé, l’appareil permet d’accomplir une action rapide, efficace, linéaire. Mais l’erreur de planification ne pardonne pas. En revanche, l’outil, par son travail progressif, adapté, négocie les tissus et permet, à chaque avancée, de corriger un trajet déviant par rapport au but final. L’usage de l’outil implique un effort d’orientation permanent. On conçoit les avantages et les inconvénients de l’un et de l’autre. L’appareil élimine un peu plus la subjectivité du sujet agissant ; l’universalisme de l’instrument et de l’appareil s’oppose au particularisme de l’outil.

7La main possède la totale maîtrise de l’outil, elle oriente ou guide l’instrument, elle déclenche l’appareil. Le rapport à la consistance des tissus que transmet fidèlement l’outil s’efface peu à peu pour disparaître avec la manipulation de l’appareil.

8On peut voir dans ces différentes étapes une fabrication des formes qui passe insensiblement de l’artisanat à la production industrielle. La production industrielle est particulièrement à l’œuvre dans la fabrication du matériel chirurgical, défini comme l’ensemble des procédés objets qui permettent de fixer une configuration rendue possible par les outils et les instruments. La standardisation, l’uniformisation régissent la production du matériel et participent également au dépassement du stade artisanal. L’ « usage unique », qui implique l’absence de soin de l’objet, accentue encore cette tendance.

9Les métamorphoses successives de la médiation entre la main du chirurgien et le corps des patients ont transformé la chirurgie. De la technè, au sens grec du terme, qui désigne l’art en général et la capacité de s’orienter dans un domaine inconnu, de construire des formes et, partant, de donner du sens, la chirurgie est passée au rang de technique conçue comme moyen au service de fins immédiates. La continuité secrète entre cerveau, main, outil et matériaux – le tissu vivant, en l’occurrence – est rompue. En témoigne la dégradation du statut des outils qui demeurent néanmoins indispensables. Ainsi le bistouri qui incise et ouvre le corps existait-il il y a une cinquantaine d’années sous forme d’un scalpel forgé d’une seule pièce et régulièrement affûté. Chaque chirurgien avait son bistouri à la mesure de sa main, pour tirer le meilleur parti de l’inertie de l’outil et de sa gravité dans les dissections fines. Puis vint le stade de la lame amovible. Le manche de l’objet conservait encore des propriétés physiques qui lui conféraient le statut d’outil. L’époque est actuellement au bistouri jetable, au manche de plastique. La production industrielle en a fait un objet de masse, un objet de consommation immédiate. L’absence de propriétés physiques – poids, équilibre, inertie, volume – en font un objet diaphane qui occulte la relation entre la main et les tissus.

10On pourra également remarquer que, dans les blocs chirurgicaux modernes, les soins apportés aux outils sont d’une qualité médiocre (ciseaux non affûtés, etc.). Comme si le stade trivial de l’outil était dépassé, face au règne de l’instrument et de l’appareil. Mais il y a, nous semble-t-il, conséquence plus grave : la perte d’intérêt pour les outils se paie d’une indifférence à l’égard des tissus, alors que le chirurgien, comme l’artisan, doit répondre aux matériaux avec lesquels il entre en résonance. Il fut un temps où la chirurgie était un métier où ce qui comptait n’était pas seulement la manipulation de l’outil mais la relation au tissu. La chirurgie est en passe de devenir une production, car, dans la planification du matériel, dans l’utilisation de l’instrument, dans le déclenchement de l’appareil, où se trouve le rapport à la forme et à la consistance du tissu, rapport d’où émerge le meilleur de ce que le vivant peut donner ?

Aux grands chirurgiens les grandes incisions !

11La chirurgie dite traditionnelle reste fondée sur une large exposition des lésions. Le geste chirurgical repose sur une pathologie solidiste sur laquelle une action matérielle peut être menée. Diathèse, synthèse, exérèse résument l’ensemble des actions chirurgicales.

12On aurait tort de croire cependant que la large ouverture du corps permet de mieux voir. Le corps n’est pas un organe creux. Sitôt la peau franchie, l’obstacle des viscères se révèle et le regard glisse sur une surface à nouveau impénétrable. En réalité, il s’agit plus de sentir et de toucher, que de voir, et d’établir en quelque sorte un lien organique entre la main, l’esprit et le siège de la lésion ; de chercher dans l’obscurité des formes le clivage, selon le plan anatomique, la pulsatilité de l’artère camouflée ou le fragment fracturaire postérieur, donc invisible ; d’exploiter par un entraînement permanent cet organe, propre à l’homme selon Kant [5], qu’est le tact, « le seul sens de la perception externe immédiate… et celui qui enseigne avec le plus de certitude tout en étant le plus grossier » [6]. La large ouverture permet juste la plongée de la main parfois prolongée par un outil qui n’en est que l’amplification, pour confirmer dans un premier temps ce qui était pressenti par l’examen clinique. L’objectif n’est plus de « faire affleurer en surface ce qui gît invisible en profondeur » [7] par une palpation à travers l’enveloppe, mais de toucher ce qui demeure invisible et d’en faire le tour au doigt ou à la main afin de se faire une idée de sa forme et, selon les cas, de l’extraire ou de le réparer.

13On comprend dès lors que la grande incision de la chirurgie traditionnelle puisait une grande partie de sa justification dans l’insuffisance de discernement clinique pré-opératoire et dans la limitation des investigations paracliniques. Autrement dit, la clôture du corps qui caractérise la chirurgie moderne va de pair avec le développement extraordinaire de l’imagerie qui désormais permet de voir sinon la lésion, du moins sa représentation sous tous ses aspects. La cible est pour ainsi dire parfaitement identifiée et localisée avant d’intervenir sur elle.

Une clôture du corps annoncée

14On est en droit de penser que la révolution chirurgicale est la conséquence de la révolution de l’imagerie. Puisque désormais on voit avant d’ouvrir et que de toute façon l’objectif de l’ouverture n’était que de toucher ce qui restait en partie invisible, quel intérêt à poursuivre cette invasion des corps dont, il faut bien le reconnaître, on payait un prix en termes de douleurs, d’infections et de séquelles cicatricielles ? De là est née la notion de chirurgie mini-invasive [8], en réaction à ce qu’il faut considérer comme une intrusion violente dans le corps humain. Introduite par une très courte incision cutanée, la caméra de la chirurgie vidéo assistée permet de voir l’intérieur en s’insinuant à travers les organes et en jouant des effets de zooming et de panoramique. Le chirurgien regarde désormais l’écran. L’opération se fait par l’intermédiaire de longs instruments mis en place par une autre mini-incision. J’insiste sur le mot « instrument » ; l’objet utilisé est conçu pour une fonction qui lui est propre. Au toucher direct de la main s’est substituée la palpation médiate par l’instrument. La vision est le seul sens qui relie désormais l’opérateur au patient ou, plus précisément, la représentation en deux dimensions qui s’affiche sur l’écran. Voilà bien en définitive ce qui constitue la révolution chirurgicale des vingt dernières années. La révolution chirurgicale est une révolution des sens : au tact, au toucher s’est substituée la vision. Le tact, ressort intime et ultime de la relation du chirurgien au corps du patient, ne pouvait être partagé. Il s’acquérait au terme d’un long parcours d’expérience solitaire, tout en intuition non quantifiable. La vision, elle, s’offre à tous dans une objectivité qui efface un peu plus le sujet agissant. Là où la réalisation d’un geste imposait de prendre des repères par le tact et la représentation mentale d’une région anatomique, le couplage d’un amplificateur de brillance et d’un ordinateur garantit désormais un positionnement automatique qui ne dépend pas de l’opérateur. La navigation, puisque tel est son nom, délivre une cartographie prédestinée du corps dans laquelle le chirurgien n’a plus la redoutable tâche de s’orienter tout comme le randonneur se fie à présent au Global Positioning System. Le retrait de la main, et donc du sujet, s’achève en toute splendeur lorsqu’on franchit la dernière étape pour aboutir à la téléchirurgie rendue possible par la robotisation assistée par ordinateur. Le robot chirurgien, récemment mis en œuvre en chirurgie cardiaque et en chirurgie viscérale, est en passe de réaliser le rêve de la pensée calculante : l’éradication totale de la subjectivité ressentie comme incertitude de la prise de décision et du résultat de l’action. La mécanisation de l’acte opératoire a un effet rassurant sur la foule des patients potentiels. Elle constitue l’un des piliers de l’idéologie sécuritaire, celui de la technologie toute-puissante investie du risque zéro. Le chirurgien traditionnel, armé de son bistouri et de sa pince à disséquer (ses outils !), apparaîtra bientôt comme une créature préhistorique, hésitante et malhabile, face à l’univers des circuits qui envahissent les blocs opératoires.

15Ultime promesse, la téléchirurgie, en rendant possible le rêve d’ubiquité par une maîtrise du temps et de l’espace, réalise l’impensable. Le chirurgien n’est plus tenu d’être dans la salle d’opération. Confortablement installé au-delà des mers [9], il dirige les actions d’un robot chirurgical en manœuvrant les joysticks d’une console informatique qui lui renvoie une image quasi instantanée. Ainsi se défait le lien organique qui faisait la grandeur mais aussi le risque de la chirurgie traditionnelle. Au corps à corps chirurgical s’est substituée la contemplation de l’écran, le tact des mains a fait place à la palpation médiate instrumentale et dès à présent à un « ersatz digitalisé » [10].

Notes

  • [1]
    Jacqueline Renaud, « Le scandale des guérisseurs des Philippines », Sciences et Vie, n° 714, mars 1977, p. 26-39.
  • [2]
    Cité par J. Brun, La main, Paris, Robert Delpire, 1967, p. 49. Voir aussi E. Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007.
  • [3]
    Section chirurgicale d’un os.
  • [4]
    Sorte de rasoir sophistiqué destiné à prélever des greffes cutanées de faible épaisseur.
  • [5]
    E. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Paris, Vrin, 2002.
  • [6]
    L’importance du tact dans la pratique chirurgicale traditionnelle est bien illustrée par les deux textes suivants : le premier, écrit par Ambroise Paré, relate le traitement d’une fracture ouverte de jambe dont l’illustre chirurgien avait été victime à l’âge de 56 ans. Il enjoint son ami Richard Hubert, chirurgien ordinaire du roi, de procéder comme s’il était un blessé anonyme : « Je l’admonestai de tirer fort le pied en figure droite, et que si la plaie n’était pas suffisante, de l’agrandir avec un rasoir pour remettre plus aisément les os en leur position naturelle ; et qu’il recherchât diligemment la plaie avec les doigts plutôt qu’avec un instrument (car le sentiment du tact est plus certain que nul autre instrument) pour ôter les fragments et les pièces des os qui pouvaient être séparés du tout » (Ambroise Paré, Œuvres complètes, livre XIII, « Des fractures des os », Genève, Slatkine, 1970).
    Le second texte s’inscrit dans une période marquée par la controverse entre « chirurgie antiseptique » et « chirurgie aseptique ». Il est certain que la généralisation de l’asepsie opératoire à partir des travaux de Pasteur a fortement contribué à la « mise à distance » de la main du chirurgien. Le tact cesse d’être immédiat dès l’introduction des gants de caoutchouc par Halsted aux États-Unis d’Amérique, en 1889, et Chaput en France en 1901. « De tous les instruments explorateurs des plaies, le doigt est le plus sûr. Il révèle au chirurgien la présence d’une tumeur, d’un corps solide dans un lieu où il n’existe pas normalement. L’éducation du doigt peut rendre le toucher assez parfait pour permettre de reconnaître non seulement l’espèce du corps rencontré (projectile, fragment osseux), mais même sa nature (fer, plomb). Les auteurs recommandent de se servir de l’index, dont la sensibilité est plus développée que celles des autres doigts » (E. Delorme, Traité de chirurgie de guerre, t. 1, Paris, Félix Alcan, 1888).
  • [7]
    M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, puf, 1992.
  • [8]
    La première avancée dans le domaine de la chirurgie viscérale et digestive date de 1988 avec l’utilisation de la laparoscopie (introduction d’une mini-caméra dans la cavité abdominale). La seconde innovation a été, en 1996, la chirurgie assistée par ordinateur, dans laquelle les gestes de l’opérateur sont analysés puis transmis à un robot qui réalise l’intervention. Toutes les interventions ne sont, bien entendu, pas réalisées par robot-chirurgien. Il s’agit là d’un domaine pointu relevant de la recherche, tandis que la chirurgie mini-invasive, par laparoscopie, est couramment utilisée.
  • [9]
    « L’opération Lindbergh », réalisée le 7 septembre 2001, a consisté en une ablation laparoscopique de la vésicule biliaire par un robot chirurgical, sur une patiente située au chu de Strasbourg ; le Pr Marescaux, depuis New York, commandait les gestes du robot en manipulant des instruments virtuels. La promesse technologique tient en grande partie à l’absence quasi complète de décalage entre le geste effectué à New York et sa reproduction à Strasbourg. Le délai de transmission était de 150 ms seulement ; ce qui a permis une véritable téléchirurgie en temps réel.
  • [10]
    Philippe Hubinois, Petite philosophie de la chirurgie, Paris, Michalon, 2006.
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