Notes
-
[1]
Hippocrate, Œuvres complètes, trad. Émile Littré, Paris, amaca, 1979.
-
[2]
Ibid., t. 1, Paris, 1979.
-
[3]
Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, puf, 1939.
-
[4]
Georges Canguilhem, « L’Homme de Vésale dans le monde de Copernic », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1994.
-
[5]
Alain Masquelet, « The anatomy lesson of Dr. Tulp », Journal of Hand Surgery (British and European volume), 2005, 30 b 4, 379-381.
-
[6]
Mirko Gremk, La première révolution biologique. Réflexions sur la physiologie et la médecine du xviie siècle, Paris, Payot, 1990.
-
[7]
Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, puf, « Quadrige », 1988.
1Le corps est difficile à appréhender en raison de ses caractéristiques hétérogènes et de son ambiguïté. En témoignent les deux discours antinomiques tenus actuellement sur le corps et la médecine. Le premier est un discours de dénonciation qui porte le soupçon sur le corps : corps confisqué par la médecine (y compris dans son déroulement naturel), corps quantifié et transparent qui rend dérisoire l’acte clinique, corps fossile en quelque sorte de l’humanité. L’autre discours est un discours de promotion de l’action médicale par son efficacité, son pouvoir d’évitement des maladies et des malformations, sa capacité de reculer les désordres du grand âge. La médecine moderne, dans tous ces aspects qui débordent ce qu’il est convenu d’appeler traditionnellement le soin, participe à une libération inédite du corps favorisant un processus d’autoproduction qui fonderait une identité jusque-là inconnue. Le refus de la détermination par la religion, par la naissance, par le sexe mais également le refus de la soumission à l’État, à l’entreprise, à la société, l’irruption enfin de l’intime dans l’espace public consacreraient l’avènement du corps plutôt que sa relégation. On assisterait, dès lors, à un processus d’adéquation du sujet au corps, sous réserve de ne pas aboutir à une standardisation du singulier en raison même de cette libération génératrice d’angoisse et qui fait que le choix de soi-même est le plus insupportable des choix.
2La question qu’on peut poser est de savoir comment on en est arrivé là. « Là », c’est-à-dire à cette prééminence du corps par rapport à tous les déterminants, que ce soit pour le récuser ou pour le célébrer. Une formulation plus précise de cette question, somme toute généalogique, est de dire : « En quoi la relégation du corps en médecine a-t-elle pu contribuer à la privatisation du corps par le sujet ? » Pour répondre à cette question, je déviderai un fil selon la thématique du regard médical en tâchant de repérer les lignes de force et les ruptures. Le regard médical, non pas au sens de représentation mais au sens physique, premier du terme, comme condition même d’une représentation. Cette entreprise d’une généalogie du regard médical sur le corps n’a pour but que de dégager du sens. L’exposé n’échappera donc pas aux approximations, aux raccourcis et même aux anachronismes.
3Il est possible de repérer dans la longue histoire du corps et de la médecine quatre regards successifs, le cinquième étant sur le point de s’accomplir. Ils sont superposables aux grandes ruptures médicales.
4Le premier regard est le regard hippocratique.
5Le second se réfère à l’invention du corps rattachée à l’œuvre de Vésale.
6Le troisième regard est le regard anatomo-clinique, regard croisé qui a présidé à la naissance de la clinique.
7Le quatrième regard est celui qui se détourne du corps, celui que nous vivons actuellement mais qui, selon moi, annonce une autre façon de regarder qui pourrait bien être un retour au regard premier, accomplissant par là même une véritable révolution au sens cosmologique du terme.
Premier regard : le regard-événement
8Le Corpus Hippocratum [1] est le regard fondateur, le regard premier, le regard-événement sur le patient et sur l’Homme. Hippocrate est contemporain de Socrate, la « torpille ». Le regard hippocratique est émancipateur des représentations magiques et religieuses, regard définitivement laïque car ce qui compte, c’est l’homme en tant que tel et son insertion dans le milieu. Parce que le premier sens sollicité par la clinique est la vue, le regard sur le patient est essentiel. La sémiologie descriptive d’Hippocrate est d’un luxe inouï de détails. La tradition a retenu à ce propos le faciès hippocratique, annonciateur d’une fin prochaine. Le but de la clinique est la prognose, c’est-à-dire un mouvement de pensée qui associe ce que nous appelons le diagnostic et le pronostic. Faute toutefois d’une catégorisation nosologique, la clinique hippocratique n’est guère, à nos yeux de modernes, qu’une collection de symptômes. Mais le ressort de l’examen clinique, toujours valide, transparaît déjà dans les « Conseils pour l’examen du malade » tirés de l’Officine du médecin : « Rechercher ce qui peut se voir, se toucher, s’entendre ; ce qu’on peut percevoir en regardant, en touchant, en écoutant, en flairant, en goûtant et en appliquant l’intelligence. »
9Hippocrate opère dans ce passage la distinction fondamentale entre voir et regarder, distinction qui préside à la construction du fait médical. L’autre regard hippocratique est ce qu’on pourrait appeler un regard panoramique qui embrasse une totalité de vie ; le corps n’est pas un assemblage d’organes mais un théâtre d’affrontement d’influences diverses qui jouent un rôle dans le déclenchement de la maladie ou, au contraire, dans le maintien de l’équilibre (plus que de la santé, concept inconnu des Grecs). Le Corpus consacre de longs développements à l’alimentation, aux saisons, aux lieux, aux vents, aux genres de vies… Le programme du regard hippocratique est holistique ; c’est un regard de surface qui enveloppe la forme et son arrière-plan mais glisse sur l’opacité des corps. En effet, chez Hippocrate, la dissection anatomique est absente. La connaissance de l’intérieur est réduite aux supputations, aux métaphores, et procède par raisonnement analogique. Il est dit dans l’ancienne médecine que « pour les propriétés des structures il faut se référer à ce qui est visible à l’extérieur ».
10Ainsi, dans un court passage consacré à l’anatomie – terme anachronique, en l’occurrence –, Hippocrate distingue « les organes creux et déployés, les organes solides et ronds et les organes creux de larges devenant étroits » ; ces derniers ont la plus grande puissance d’aspiration, propriété inférée de leur similitude avec la cavité buccale et l’ouverture étroite des lèvres. La physiologie hippocratique est tout entière du registre de la cuisine : fermentation, trituration, coction sont les processus à l’œuvre. La coagulation des humeurs est inférée de la fabrication du beurre. Hippocrate est cependant conscient du pouvoir limité du regard et on trouve à maintes reprises dans le Corpus les prémices d’un raisonnement interprétatif (art. 12) : « […] la médecine empêchée dans les affections des cavités de rien voir de cette vue des yeux qui permet à chacun d’examiner suffisamment des objets, s’est créé des ressources auxiliaires, observant la netteté ou la raucité de la voix, la rapidité ou la lenteur de la respiration. »
11Dans le traité Des Airs, des Eaux, des Lieux, le questionnement sur l’impuissance des Scythes révèle une étonnante acuité du regard et du raisonnement. La cause de la maladie n’est pas due à l’intervention d’une divinité comme le croient les Scythes, et Hippocrate entreprend de démontrer son origine naturelle. La maladie frappe surtout « les plus puissants par leur noblesse et leur fortune ». Si la maladie était d’origine divine, postule Hippocrate, elle frapperait tous, également, et de préférence « ceux qui possèdent le moins et qui n’offrent pas de sacrifices, donc les pauvres ». Or cette conclusion entre en contradiction avec les faits. La cause de l’impuissance est en réalité la pratique quotidienne de l’équitation, et « si les pauvres y sont moins sujets, c’est qu’ils ne vont pas à cheval » [2]. En termes actuels, il est permis d’extraire de cette réflexion des données épidémiologiques, une recherche de la causalité naturelle qui caractérise l’œuvre hippocratique mais également les considérations sociologiques et l’exercice d’un raisonnement hypothétique par l’absurde.
Deuxième regard : l’invention du corps
12Vésale s’inscrit dans la longue lignée des explorateurs du corps qui le précèdent (Mondino Di Luzzi, 1292), mais la plongée dans les corps anatomiques du xvie siècle procède d’une véritable rupture épistémologique avec la tradition galéno-aristotélicienne. Pour Galien, en effet, fervent opérateur, la dissection est l’occasion d’une contemplation de l’ordre de l’univers ; l’Homme étant le terme ultime de l’échelle des Êtres, l’organisme des mammifères peut être considéré comme un substitut de l’organisme humain. Les dissections de Galien étaient réalisées essentiellement sur des animaux. Le regard vésalien est un regard critique au sens originel du terme en ce qu’il cerne son objet au plus près. Son programme, révolutionnaire, tient en quelques énoncés :
- les animaux sont impropres à la dissection en raison de la singularité biologique de l’homme ;
- l’homme doit donc être étudié sur l’homme et par l’homme ;
- la connaissance est un travail que l’homme fait sur lui-même.
13On connaît l’extraordinaire expression des planches anatomiques de Calcar, élève du Titien. Le dépouillement progressif des enveloppes physiques de l’écorché s’accompagne d’un regard tourné vers les cieux de plus en plus pathétique, faisant de l’ouvrage un véritable « catalogue de l’onirique et insoutenable », selon la belle formule de Roger Caillois [3].
14Le masque de souffrance témoigne d’une séparation de deux mondes : l’un, l’Univers, le Macrocosme ; l’autre, le Parvus Mondus, le petit Monde, l’Homme en correspondance étroite avec le Cosmos. Le terme de la séparation est un résidu qui est précisément le corps. Le scalpel vésalien opère la dissociation du corps et du sujet qui trouvera sa formulation philosophique avec Descartes.
15La limite de Vésale est inscrite dans cette dissection qui inaugure les Temps modernes. L’Homme de Vésale est encore une totalité organique en action qui fera dire à Canguilhem que le ciel de Vésale est précopernicien [4].
16Cependant, cette séparation inaugurale du corps et du sujet va permettre le regard d’un xviie siècle porté dans le cadre de la mécanique galiléenne. Moins d’un siècle après Vésale, l’anatomiste Tulp, immortalisé dans le célèbre tableau La Leçon d’anatomie de Rembrandt, jette un regard sur le cadavre qui établit une relation entre un organe et une fonction et fait de l’organisme un point de convergence des forces physiques [5]. L’invention du corps au xvie siècle est suivie de son objectivation grandissante au xviie siècle, siècle de la première révolution biologique [6] qui voit s’établir les règles de l’expérimentation et de la quantification, et la floraison des modèles pour expliquer le fonctionnement de l’organisme, basés sur des principes physicalistes, chimiques ou même spiritualistes.
17Devant l’approche spéculative des systèmes, certains médecins, dans l’Europe entière, prônent un retour à Hippocrate dans l’intention de séparer les tentatives d’explication du fonctionnement de l’organisme et la clinique. Sydenham en Angleterre (1676), Boerhaeve à Leyde, Baglivi à Rome (1700) s’efforcent d’isoler des entités cliniques à partir du chaos apparent des symptômes ; ce qui compte néanmoins aux yeux de ces néo-hippocratiques, c’est moins l’état du malade avec ses singularités dans la tradition hippocratique que la maladie avec ses caractéristiques qu’ils tentent de cerner du regard.
18Simultanément, un autre regard émerge, plus furtif que le regard clinique. La béance désormais acquise des corps autorise la découverte des lésions par l’inspection systématique des décès douteux. Le Sepulchretum de Bonnet (1700) recense 3 000 autopsies. L’anatomo-pathologie fait irruption véritablement avec Morgagni (1761) qui cherche à mettre en rapport les symptômes et les lésions observés sur le cadavre, sans parvenir toutefois à répondre à la question de savoir si les organes malades sont la cause ou l’effet d’une fonction altérée.
19La deuxième vague de classification des maladies qui culminent avec la nosographie philosophique de Pinel (1798) consacre l’introduction des changements anatomiques des organes en sus de la simple observation clinique. Le changement important se produit dans la seconde moitié du xviiie siècle. Le regard médical se détourne du malade et de l’individu souffrant et se focalise sur les caractéristiques objectives et constantes des tableaux cliniques et des lésions organiques.
Troisième regard : le regard de la méthode anatomo-clinique
20La méthode anatomo-clinique résulte d’un entrecroisement de regards, celui porté sur les symptômes et les signes et celui porté sur la lésion post mortem – autrement dit, la synthèse entre l’anatomie pathologique et la clinique. La méthode anatomo-clinique qui en résulte constitue avec la médecine expérimentale les deux piliers de la médecine moderne occidentale. Nous ne reviendrons pas sur le contexte politique institutionnel et intellectuel de la France postrévolutionnaire qui a favorisé l’émergence du regard anatomique. Il faut cependant souligner que, d’un point de vue conceptuel, il fallut supposer un lien causal entre les manifestations cliniques et les changements structurels des organes en focalisant le regard sur les signes et les lésions considérés comme utiles pour établir les corrélations nécessaires. Dans ce domaine, l’apport de Bichat est fondamental. Dans le Traité des membranes (1800), Bichat montre que les organes sont composés de plusieurs tissus et que, au-delà de la lésion locale de l’organe, c’est la lésion tissulaire qui détermine l’apparition des signes cliniques. Toutefois, c’est Laennec qui réussit la véritable synthèse à la suite de Bichat. Laennec classe les lésions organiques selon leur nature et non pas seulement leur siège, et répond du même coup à la question que n’avait pas su résoudre Morgagni. La lésion locale n’est ni la cause ni le résultat de la maladie ; elle en est l’essence même. À partir de Laennec, le diagnostic médical ne consiste plus à isoler un ensemble de symptômes et de signes, mais à reconnaître les lésions par l’interprétation des signes. Le regard anatomo-clinique est un regard transperçant qui permet une autopsie indirecte sur un corps vivant et clos, et de « faire affleurer en surface ce qui gît invisible en profondeur » [7].
21Le regard anatomo-clinique est à la fois la gloire et la faiblesse de la médecine occidentale moderne. Sa faiblesse réside en son exclusivité qui le fait régner en maître pendant près de deux siècles, refoulant l’anamnèse et les facteurs psychologiques, sociaux et géographiques, négligeant le récit du patient, jugé peu fiable, éludant le symptôme au profit de la recherche du signe, évitant même le regard du patient. La focalisation du regard anatomo-clinique est aussi un détournement du regard car ce qui compte désormais, c’est l’immense champ de manœuvre que constitue un corps confisqué, propice à la recherche de la lésion. La conséquence est telle que nous en ressentons encore les effets de nos jours. Pas de lésion, donc pas de maladie. Le regard croisé de l’anatomie et de la clinique est la négation du trouble fonctionnel. Entre le regard du médecin qui scrute l’opacité des corps de l’extérieur et la lésion située en profondeur, persiste un décalage occupé par la médiation de l’examen clinique. Le diagnostic médical est le lieu d’une véritable rupture épistémologique au sens où le raisonnement hypothético-déductif se substitue au raisonnement dialectique du Corpus Hippocraticum. L’avènement de la méthode anatomo-clinique est également l’achèvement de la tradition hippocratique. La découverte des rayons X en 1885 infléchit légèrement le regard médical. La révélation d’une partie de l’intérieur (les tissus opaques aux rayons X) inaugure le détournement du regard sur le corps. Cependant, la radiographie restera l’auxiliaire de l’examen clinique comme naguère l’anatomo-pathologie restait chez Pinel l’auxiliaire de la clinique. Cela tient pour une grande part à la limitation technique imposée par la radiographie qui fonctionne comme des ombres chinoises. L’épaisseur du corps est invisible. Il faut en permanence, et c’est un jeu de construction intellectuel, imaginer la troisième dimension grâce à des injections de produits de contraste dans les liquides du corps (le sang, la bile, le liquide céphalo-rachidien…). On perçoit donc la lésion des parties molles en négatif et on en devine les contours. Le regard anatomo-clinique s’accompagne de rapides va-et-vient entre le corps et l’image. Un siècle de radiologie préfigure la grande transformation du regard médical qui s’est opérée dans les années 1970-1980.
Quatrième regard : le regard médical contemporain
22L’avènement de l’imagerie moderne (scanner, irm et, surtout, reconstruction de l’image en trois dimensions) permet de voir directement l’organe et, par conséquent la lésion qui le frappe sous tous ses angles de fuite, comme si l’enveloppe du corps était devenue transparente ou, plus précisément, translucide. En réalité, on croit voir l’organe alors que l’on ne voit que l’image. Mais la conséquence dans les vingt dernières années est un réajustement du regard médical qui se détourne du corps pour contempler l’image. Le regard clinique interprétatif a fait place au regard imagique contemplatif. Cela implique trois ordres de conséquences.
23— L’interprétation de l’image qui passe par sa reconstruction et sa manipulation entre dans le domaine du spécialiste qui généralement n’a aucun contact avec le patient. Les radiologues eux-mêmes s’organisent en groupes étroitement spécialisés. Le clinicien est dépossédé de sa connaissance de l’image par sa surabondance même. Il en résulte un étrange dialogue entre clinicien et radiologue au chevet de l’image hors de la présence du patient et du corps souffrant.
24— Le clinicien est également dépossédé de son art qui consistait tout entier à construire une représentation mentale de la lésion. Il s’agit donc d’une véritable mort de la clinique ou, tout au moins, de l’examen clinique fondé sur le signe traduisant l’existence et la localisation de la maladie.
25— Enfin, le patient, conditionné par un environnement social qui accorde un statut exorbitant à l’image, a tendance à prendre l’image pour la réalité. Face à un regard médical désormais détourné, le patient n’offre plus spontanément son corps à l’examen clinique, et toute approche corporelle, sans annonce préalable, peut être vécue comme une véritable intrusion dans l’intime. Il est doublement révélateur que les patients n’ôtent plus spontanément le vêtement qui fait écran à l’examen clinique et que les rénovations édificielles des consultations de polyclinique ont complètement supprimé la traditionnelle cabine de déshabillage. Le détournement du regard médical du corps souffrant vers l’image du corps souffrant, en raison d’une transparence de l’enveloppe, s’inscrit dans un phénomène sociétal, marqué par la privatisation du corps. La longue histoire de la médecine s’étire de la confiscation du corps, étape sans doute nécessaire à la rationalisation des maladies, à la relégation du corps et à sa réappropriation par le patient.
26Le corps souffrant est désormais à la fois clos et transparent, transparent dans un double sens : par la vision procurée par l’image de l’intérieur du corps, sans avoir à ouvrir ce dernier, et par le regard qui, traversant un corps sans consistance ni opacité, rencontre occasionnellement le regard du patient.
27Car malgré cette mutation du regard médical, le médecin reste sur une posture clinique : celle qu’on lui a enseignée, nourrie de la méfiance du malade en tant que messager du symptôme et de la subjectivité. À bien des égards, l’hypertechnicisation de l’image a figé la rencontre singulière entre le médecin et le patient sous la forme de deux regards qui ne se croisent pas mais convergent vers l’image affichée sur l’écran lumineux du négatoscope. La situation est encore aggravée par l’irruption de l’ersatz de parole que constitue l’information. La relégation du corps par le regard médical contemporain conduit naturellement à une désincarnation de la rencontre. Parvenu à ce point ultime, existe-t-il des raisons d’espérer un changement radical, une révolution au sens céleste du terme qui accomplirait le cycle des mutations dont nous avons brièvement brossé les tableaux successifs ?
28Il faut tout d’abord éviter de succomber à la nostalgie du regard anatomo-clinique, celui qui délibérément a écarté le patient et dont la raison d’être était l’absence de lisibilité de l’intérieur du corps à présent défloré par l’imagerie. La question est plutôt de réinventer ou de restaurer la parole. Or la disparition de la parole est la conséquence de la relégation du corps. Il nous faut donc réinventer ou réinvestir le corps, mais différemment. Il nous faut, en tant que médecin, réintroduire le sujet, réinvestir le corps symptôme et non pas le corps organe, et retrouver le sens de la parole à travers le récit de la subjectivité. Ce n’est pas autre chose qu’un retour modernisé de la tradition hippocratique que cet intérêt renouvelé à la personne dans lequel il faut voir l’accomplissement de la révolution du regard médical.
29Pour conclure, disons quelques mots des transformations de l’espèce particulière de regard médical qu’est le regard chirurgical. Depuis la nuit des temps jusqu’au xixe siècle, la chirurgie s’est exercée sur des lésions visibles. Pour cette raison, les affections d’indication chirurgicale relevaient de la pathologie dite externe. Dans la continuité de l’instauration de la méthode anatomo-clinique, les chirurgiens se sont enhardis à ouvrir les corps. Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’apparition quasi simultanée des trois A (Anesthésie, Antisepsie et Asepsie) a dévoilé un horizon illimité et facilité le triomphe de la pathologie solidiste. L’ouverture chirurgicale a pour but d’exposer la lésion cachée et de l’arracher aux ténèbres du corps. Le regard chirurgical est un regard vertical de haut en bas, sur un corps horizontal, regard de pouvoir absolu sur la vie et la mort du patient.
30La transparence du corps nouvellement acquise annonce la clôture du corps chirurgical. L’invisible est devenu visible avant une quelconque ouverture. Les indications d’opération chirurgicale à visée exploratrice ont pratiquement disparu. La possibilité d’introduire dans le corps des moyens optiques a radicalement transformé le regard chirurgical. À travers la plaie opératoire, le regard embrassait autrefois une région organique. À présent, le regard furtif à travers un endoscope se focalise sur la lésion. Le regard de pouvoir vertical s’est transformé en regard de soumission à l’image manipulée sur l’écran de télévision. On est passé insensiblement de l’art chirurgical fait d’un « corps à corps » avec le patient et d’une négociation patiente avec les tissus au mode d’emploi d’un appareillage optico-mécanique qui implique une standardisation du geste opératoire. Cela est sûrement profitable au plus grand nombre des patients mais quid de l’audacieux « coup de main qui sauve » ?
Notes
-
[1]
Hippocrate, Œuvres complètes, trad. Émile Littré, Paris, amaca, 1979.
-
[2]
Ibid., t. 1, Paris, 1979.
-
[3]
Roger Caillois, L’Homme et le Sacré, Paris, puf, 1939.
-
[4]
Georges Canguilhem, « L’Homme de Vésale dans le monde de Copernic », Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 1994.
-
[5]
Alain Masquelet, « The anatomy lesson of Dr. Tulp », Journal of Hand Surgery (British and European volume), 2005, 30 b 4, 379-381.
-
[6]
Mirko Gremk, La première révolution biologique. Réflexions sur la physiologie et la médecine du xviie siècle, Paris, Payot, 1990.
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[7]
Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, puf, « Quadrige », 1988.