Notes
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[1]
La Loi sur les Libertés et Responsabilités des Universités votée en 2007 est l’élément législatif le plus emblématique de la transformation institutionnelle, mais la LOLF (loi organique relative aux lois de finance), mise en œuvre à partir de 2006, marquait déjà une première étape dans l’évolution du cadre institutionnel en associant les ressources à des objectifs et indicateurs de performance pour chaque programme ministériel.
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[2]
Le nom UDEX, anonymant l’université étudiée, a été choisi en référence aux évolutions ayant marqué toutes les universités françaises au cours de la période d’étude, avec un discours fort sur « l’excellence ».
-
[3]
Par les responsabilités et compétences élargies (RCE) prévues dans la loi LRU (2007), les universités se voient confier une nouvelle autonomie et la responsabilité du pilotage de leur budget global.
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[4]
Les Pôle de Recherche d’Enseignement Supérieur ont été créés par la loi de 2006 pour inciter les universités, les grandes écoles et les organismes de recherche à mutualiser leurs activités et leurs moyens au niveau régional.
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[5]
L’Idex (initiative d’excellence) est un appel à projets destiné initialement à sélectionner cinq à dix pôles universitaires d’envergure internationale pour soutenir financièrement leur développement.
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[6]
Les constats partagés, comme première étape de la mise en œuvre des COM, consistaient à définir, à partir du projet d’établissement et des indicateurs contractuels, les priorités déléguées aux composantes, puis les indicateurs de mesure des résultats, ainsi que les moyens alloués. À cette occasion, un intense débat s’est par exemple engagé entre les composantes (chargées de vérifier le rattachement de chaque enseignant-chercheur à un laboratoire) et les laboratoires (souhaitant éviter que des moyens de support ne leur soient budgétairement imputés sur des postes de chercheurs non publiants).
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[7]
Ces abréviations correspondent aux logiques dominantes empruntées par chaque acteur. Lorsque deux abréviations sont accolées, la première est la dominante. Par exemple, AD2 évolue au cours de la période d’étude d’une logique exclusivement bureaucratique à un certain pluralisme, adoptant la logique gestionnaire dans les dimensions compatibles avec sa logique bureaucratique originelle.
Introduction
1Les systèmes de contrôle de gestion (SCG) sont au cœur des transformations du Nouveau Management Public (NMP) en quête d’efficacité et d’efficience (Hood 1991 ; Bezes et al. 2011). La loi LRU [1] en particulier dessine un nouvel environnement institutionnel, vecteur de « contrôle managérial » (Boussard et al. 2010) sur les universités françaises. Elle leur donne une certaine autonomie et de nouvelles compétences de gestion, mais leur impose plus de redevabilité (Boitier et Rivière 2013b). Les SCG pourraient contribuer au renouvellement stratégique des universités (Augé et al. 2010), mais leur mise en œuvre engendre des difficultés politiques (Dreveton et al. 2012 ; Fabre 2013 ; Bollecker 2013). En interne, perceptions et usages des SCG diffèrent selon la place des acteurs (Chatelain-Ponroy et al. 2013), guidés par différentes logiques.
2Les logiques institutionnelles constituent des systèmes de croyances et valeurs, socialement et historiquement construits, composés de symboles et pratiques matérielles, par lesquels individus et organisations donnent du sens à leurs activités (Friedland et Alford 1991 ; Thornton et Ocasio 2008). Or, les logiques d’un champ institutionnel expriment des demandes parfois contradictoires, dont la confrontation au niveau infra-organisationnel est encore insuffisamment explorée (Greenwood et al. 2011 ; Thornton et al. 2012). Les chercheurs s’intéressent souvent au conflit entre ancienne logique dominante et nouvelle logique managériale (Townley 2002 ; Reay et Hinings 2009 ; Pache et Santos 2013 ; Lander et al. 2013) mais rarement aux contextes présentant une pluralité durable de logiques (Goodrich et Reay 2011 ; McPherson et Sauder 2013). Enfin, le rôle des SCG dans ce cadre est peu analysé, alors qu’ils peuvent être vecteurs de logiques institutionnelles influençant les pratiques quotidiennes et la construction de la réalité organisationnelle (Oakes et al. 1998 ; Townley 2002), tout en étant eux-mêmes transformés pour répondre aux spécificités du contexte (Ezzamel et al. 2012 ; Amans et al. 2015 ; Schäffer et al. 2015).
3L’université constitue à cet égard un terrain d’observation particulièrement pertinent (Townley 1997 ; Moll et Hoque 2011). Comme organisation dont le pilotage est assuré par des groupes professionnels porteurs de logiques fortes, elle est en effet susceptible de générer de multiples conflits de logiques autour de la mise en œuvre de nouveaux SCG (Mintzberg 1979 ; Bezes et al. 2011). Ainsi, à la différence des études menées au niveau d’un champ institutionnel, qui considèrent souvent les organisations comme des collectifs homogènes d’acteurs (Schäffer et al. 2015), nous nous intéressons à un contexte organisationnel segmenté, présentant un pluralisme institutionnel historiquement et socialement construit par différents groupes professionnels. Ce faisant, nous explorons la manière dont les dynamiques des groupes professionnels participent à l’institutionnalisation des logiques.
4L’objet de cette recherche est donc d’étudier comment les systèmes de contrôle de gestion peuvent être vecteurs d’une nouvelle logique gestionnaire dans un contexte organisationnel marqué par des logiques institutionnelles préexistantes fortes. Pour ce faire, nous nous attachons plus précisément aux questions suivantes : Comment la logique gestionnaire se diffuse-t-elle à partir de SCG formels, comme supports matériels et symboliques ? Y a-t-il confrontation ou combinaison avec des logiques préexistantes au niveau organisationnel, à travers l’évolution des pratiques et des représentations des individus et des groupes professionnels en interaction autour des SCG ?
5L’article est structuré en quatre parties. La première présente le cadre théorique qui associe logiques institutionnelles et sociologie des groupes professionnels. La deuxième expose la méthode de recherche fondée sur une étude de cas approfondie. La troisième met en évidence les résultats. Enfin, la dernière partie discute les résultats et voies d’approfondissement.
1 – Cadre théorique
6La perspective des logiques institutionnelles atténue le déterminisme originel de la théorie institutionnelle en expliquant les marges de manœuvre des organisations vis-à-vis des pressions de leur champ par la coexistence de plusieurs logiques de référence (Lounsbury 2007 ; Thornton et Ocasio 2008 ; Greenwood et al. 2011 ; Thornton et al. 2012). Dans ce cadre, l’organisation constitue l’un des niveaux de l’institutionnalisation des logiques, qui coexistent, se confrontent ou se renouvellent à travers l’interaction des acteurs. L’université, pilotée par des groupes professionnels se référant à différentes logiques, est ainsi marquée par un certain pluralisme institutionnel (Kraatz et Block 2008). La question de la diffusion de la logique gestionnaire se pose de manière particulière dans ce contexte de bureaucratie professionnelle où coexistent historiquement contrôle par les pairs et règles administratives wébériennes (Mintzberg 1979). Le rôle important des groupes professionnels dans la transformation des universités, groupes attachés à différentes logiques et qui tendent à défendre leur autonomie et leur territoire, justifie également une mobilisation de la sociologie des groupes professionnels (Dubar 1991 ; Demazière et Gadéa 2009 ; Boussard et al. 2010).
7Notre cadre d’analyse vise à caractériser d’abord les logiques institutionnelles originelles des universités, puis la nouvelle logique gestionnaire portée par les SCG, et enfin à examiner les conséquences possibles de la confrontation de ces logiques quant à la diffusion de la logique gestionnaire.
1.1 – L’université, une bureaucratie professionnelle aux multiples logiques
8Les logiques institutionnelles comme systèmes de croyances et valeurs, socialement et historiquement construits, sont des idéaux-types macrosociaux et organisationnels. Elles donnent un rôle à l’université dans la société par une « métaphore originelle » et des valeurs fondamentales, et définissent des missions et des modes de pilotage et contrôle jugés légitimes. Ces idéaux-types sont des outils à la fois de construction théorique et de recherche empirique. La caractérisation des logiques délimite des frontières entre elles et permet de repérer celles qui s’expriment dans les discours, pratiques et représentations des acteurs (Thornton et al. 2012, p. 53). Ces idéaux-types offrent également la possibilité de jauger la distance entre les observations empiriques et les formes « pures » d’expression des logiques.
1.1.1 – Les logiques institutionnelles traditionnelles de l’université
9En adaptant les idéaux-types macrosociaux proposés par Thornton et al. (2012), Goodrich et Reay (2011) et Ezzamel et al. (2012), nous avons caractérisé les logiques académique, politique et bureaucratique, révélatrices des dimensions les plus saillantes du contexte universitaire. Ces logiques coexistent au sein de l’université avant la mise en œuvre du NMP ; elles constituent des référentiels que les acteurs mobilisent dans leurs activités. Elles révèlent l’influence significative de deux groupes professionnels, au sens occupationnel (Hughes 1951 ; Bucher et Strauss 1961) : enseignants-chercheurs et administratifs. Ces groupes, composés d’individus exerçant un même métier et reconnus comme tels, tant par leur expertise que par leurs valeurs (Dubar et al. 2011), présentent une logique dominante (McPherson et Sauder 2013).
10Ainsi, l’enseignant-chercheur est attaché à une logique académique, qui repose sur la figure historique de l’université autonome vis-à-vis de l’Église, de l’État et plus récemment du marché (Djelic 2012), une communauté indépendante consacrée au progrès des connaissances. Cette logique s’exprime en particulier dans la mission que se donnent les universitaires de former des citoyens (Willmott 1995), de produire et transmettre un savoir universel. Les académiques montrent une préférence marquée pour les structures décentralisées qui leur garantissent pouvoir discrétionnaire et autonomie (Townley 1997). Ils définissent ainsi eux-mêmes leurs standards de performance, dont le contrôle est assuré par les pairs (Demazière et Gadéa 2009 ; Mintzberg 1979). Dans ce cadre, certains enseignants-chercheurs disposent d’un mandat qui leur donne une responsabilité particulière dans les décisions. Cela nous conduit à distinguer les enseignants-chercheurs élus, que nous appellerons politiques, des non-élus.
11Les politiques constituent un sous-groupe occupationnel. Enseignants-chercheurs, ils sont attachés à la logique académique, mais par leurs responsabilités se réfèrent à une logique politique dominante pendant leur mandat. Celle-ci est proche de la logique de gouvernance d’Ezzamel et al. (2012) dans son lien avec des valeurs incarnées par des partis ou des syndicats. Elle est également liée aux modes de négociations internes, relevant souvent plus d’un savoir-faire politique que de la maîtrise de techniques de gestion (Mignot-Gérard 2006). La métaphore originelle, d’une université comme arène politique paritaire, insiste ainsi sur l’importance de la collégialité, avec un pouvoir réparti entre des groupes poursuivant parfois des intérêts divergents. Les acteurs fondent leur stratégie sur des objectifs de préservation de territoires (disciplinaire, budgétaire, statutaire…), le contrôle passant par la sanction des urnes. Cette logique politique peut s’exercer tant dans les relations internes qu’externes, en particulier avec le ministère.
12L’administratif appartient à un groupe professionnel plus hétérogène en termes de métiers (Mignot-Gérard 2006), mais qui forme un groupe en raison du clivage entre académiques, parfois seuls qualifiés d’universitaires (Musselin 2008), et non académiques, et des enjeux d’identité et de pouvoir qui en découlent. Ce groupe est fédéré par une logique bureaucratique dominante, fondée sur une mission de service public consistant à offrir au plus grand nombre une formation, de nature à créer un lien social et à corriger les inégalités produites par le marché (Bezes et al. 2011). La logique bureaucratique, portée par les personnels administratifs, est en outre liée à leur activité de contrôle visant la conformité des décisions avec le cadre légal et réglementaire.
13Chaque groupe professionnel est donc porteur d’une logique dominante, issue de processus de socialisation (Dubar 1991), qui oriente les comportements et étaye les décisions (Thornton et al. 2012 ; McPherson et Sauder 2013). Les logiques institutionnelles traditionnelles de l’université ne sont pas systématiquement contradictoires, mais expriment différentes représentations de l’université, de ses valeurs, missions et modes de contrôle jugés légitimes. Elles coexistent avec un certain équilibre au sein de l’université du fait d’un fonctionnement en grande partie cloisonné. Lorsque les logiques se trouvent en confrontation, le pouvoir d’un groupe professionnel dépend de sa capacité à définir, d’une manière qui lui est favorable, les problèmes qui touchent son organisation et les savoirs pertinents pour y répondre (Demazière et Gadéa 2009 ; Morales 2013). Cette dimension politique du fonctionnement organisationnel est prégnante dans le contexte universitaire : dans l’intérêt de chaque groupe à défendre des décisions conformes à sa logique de référence ; et parfois dans la capacité de certains acteurs à se détacher opportunément de la logique dominante de leur groupe.
1.1.2 – D’une logique dominante au pluralisme institutionnel des groupes
14La plupart des recherches sur les logiques institutionnelles considèrent qu’il existe une logique dominante au sein d’un champ, d’une organisation ou d’un groupe professionnel, constituant la référence partagée par les membres de l’entité étudiée (Lounsbury 2007 ; Reay et Hinings 2009 ; Thornton et al. 2012). Plusieurs logiques peuvent durablement coexister dans certaines organisations composées de groupes attachés à des logiques institutionnelles distinctes, mais dont les décisions sont cloisonnées (Reay et Hinings 2009).
15McPherson et Sauder (2013) montrent cependant comment un individu, attaché à sa logique professionnelle d’appartenance, peut emprunter occasionnellement celle d’un autre groupe, tantôt dans une coopération intergroupes, tantôt dans une stratégie débouchant sur des fins satisfaisantes du point de vue de sa logique d’origine. Dans le contexte universitaire, il est ainsi fort probable que les académiques empruntent certaines dimensions de la logique politique pour défendre leur territoire lorsque la question des ressources est en jeu, ou que des administratifs en usent pour défendre des valeurs syndicales. L’existence d’une logique dominante dans un groupe n’exclut donc pas la possibilité pour chaque individu d’inscrire ses interactions avec les autres dans le cadre du pluralisme institutionnel présent au niveau organisationnel (Kraatz et Block 2008). Les logiques institutionnelles sont ainsi reproduites, confortées ou contestées.
16Ce pluralisme institutionnel, de nature à modifier le lien entre groupes et logiques, est d’autant plus probable lors de périodes de changements institutionnels (Greenwood et al. 2011 ; Thornton et al. 2012). En particulier, l’émergence d’une nouvelle logique peut bousculer l’équilibre établi au niveau organisationnel, générant une compétition entre logiques et éventuellement une fragmentation des groupes (Arman et al. 2014). Face au changement, les groupes professionnels sont potentiellement moins homogènes, devenant « des conglomérats de segments en compétition et en restructuration » (Bucher et Strauss 1961). Ainsi, même si les logiques institutionnelles structurent les groupes professionnels, les individus au sein de chaque groupe peuvent se différencier en mobilisant différentes logiques selon leur trajectoire professionnelle, et ce faisant participent à la dynamique du groupe professionnel (Demazière et Gadéa 2009).
17En outre, la logique gestionnaire comme logique émergente n’est pas spontanément associable à un groupe spécifique ; elle peut être mobilisée comme logique secondaire par différents acteurs dans différents groupes. Lander et al. (2013) montrent ainsi comment les acteurs empruntent certains éléments d’une nouvelle logique à la façon d’une boîte à outils institutionnelle pour répondre aux pressions de leur champ. La logique gestionnaire, portée par le ministère incarnant l’autorité, pourrait par exemple être promue par des administratifs, sans incompatibilité avec les règles et procédures de leur logique bureaucratique. Les politiques sont également appelés à s’emparer de cette logique, en raison de leur mission de pilotage. Globalement, chaque acteur de l’université est directement ou indirectement soumis à l’influence de cette nouvelle logique, qui modifie les conditions du pluralisme institutionnel.
18La combinaison des logiques institutionnelles et de la sociologie des groupes professionnels permet donc d’analyser la confrontation des différentes logiques au sein des groupes et dans leurs interactions, participant au changement institutionnel (Goodrick et Reay 2011 ; Muzio et al. 2013). Dans ce cadre, chaque groupe professionnel est porteur d’une logique dominante dont l’influence peut être contrebalancée à certains moments par d’autres logiques. La nouvelle logique gestionnaire arrive en force dans le contexte universitaire, soutenue par un contexte global visant l’efficacité, l’efficience et la redevabilité des organisations publiques. Au niveau organisationnel, les SCG en constituent de potentiels vecteurs.
1.2 – Les SCG, porteurs de normes et valeurs
19La nouvelle logique gestionnaire est portée au niveau du champ de l’enseignement supérieur par les principes du NMP, un nouveau cadre réglementaire dont le budget en mode LOLF et la LRU [1], et de nouveaux dispositifs de financement et d’évaluation (Paradeise 2010 ; Boitier et Rivière 2013a). Dans cette logique, l’université a pour mission de contribuer à la compétitivité économique du pays en professionnalisant ses étudiants et en développant une recherche tournée vers l’innovation. Le cadre législatif et contractuel présente en outre des dimensions normatives et symboliques portées par différents acteurs du champ (l’IGAENR, l’AERES devenue HCERES, l’AMUE, la CPU). Par leurs préconisations, évaluations et programmes de formation, ces acteurs favorisent la diffusion de la logique gestionnaire au sein des universités et des comportements mimétiques autour de l’adoption des SCG.
20Les universités doivent ainsi s’inscrire dans une quête d’efficience, de performance et de redevabilité au cœur des SCG (Hood 1991 ; Ter Bogt et Scapens 2012). Les SCG mis en place reposent dans leurs dimensions formelles sur un cycle de prévision, suivi, et évaluation périodique des résultats. Ils donnent une approche cybernétique du contrôle proche de la définition fondatrice d’Anthony (1965). Dans ce contexte, l’adoption de SCG formels pourrait n’être qu’une manière de gagner en légitimité au sein du champ institutionnel (Covaleski et Dirsmith 1988 ; Moll et Hoque 2011). Cependant, de nombreux travaux montrent le rôle particulier que jouent les SCG dans les processus de rationalisation à l’œuvre dans les organisations (Oakes et al. 1998 ; Townley 1997 ; Bourguignon 2003 ; Dambrin et al. 2007). Les travaux issus de la théorie de la traduction, en soulignant les interactions entre objets et acteurs, ont notamment analysé ces processus à travers les étapes de transformation d’un outil de contrôle de gestion, en particulier dans sa dimension matérielle (Briers et Chua 2001 ; Alcouffe et al. 2008 ; Dreveton 2014). Mais notre recherche s’intéresse à la manière dont les SCG véhiculent des symboles et valeurs, au-delà de leur dimension matérielle, et sont ainsi vecteurs d’une nouvelle logique institutionnelle, articulant des transformations sociales et des changements organisationnels. C’est pourquoi la perspective multi-niveaux des logiques institutionnelles nous semble tout particulièrement pertinente.
21Les SCG constituent ainsi des instanciations organisationnelles (Thornton et al. 2012) qui transforment les logiques en action, de par leurs dimensions formelles – les outils et les pratiques matérielles – et informelles – les représentations, symboles et valeurs associés (Guibert et Dupuy 1997 ; Naro et Travaillé 2010). Les SCG contribuent à la construction et au changement de la réalité organisationnelle (Oakes et al. 1998 ; Townley 2002), tout en étant eux-mêmes modifiés pour répondre aux spécificités du contexte (Ezzamel et al. 2012 ; Amans et al. 2015 ; Schäffer et al. 2015). La dualité des SCG entre matériel et immatériel implique d’étudier conjointement les aspects matériels et symboliques des logiques (Jones et al. 2013). Les SCG comme outils permettent parfois de diffuser une nouvelle logique de façon plus discrète et plus efficace que les discours (Dambrin et al. 2007). Ils véhiculent des représentations qui participent à la légitimation des dirigeants, voilant parfois leur volonté de contrôle renforcé des membres de l’organisation (Bourguignon 2003). Certains mots du contrôle de gestion constituent en outre des « vocabulaires de pratiques » (Thornton et al. 2012) qui contribuent à la catégorisation voire à une réification des activités ou des objets, progressivement considérés comme légitimes. Les SCG peuvent donc porter une nouvelle logique déclinant des valeurs à travers des discours et des techniques de contrôle (Bourguignon, 2003 ; Dambrin et al. 2007 ; Moll et Hoque 2011 ; Ezzamel et al. 2012), certains acteurs se faisant médiateurs de cette logique institutionnalisée au niveau macrosocial (Oakes et al. 1998 ; Townley 2002 ; Morales et Pezet 2010).
22Cependant, la logique gestionnaire dont les SCG seraient porteurs dans le cadre du NMP, avec ses principes de rationalisation, standardisation et redevabilité, semble « par nature » contradictoire avec les fondements de la bureaucratie professionnelle, liés à l’expertise et l’autonomie des professionnels (Freidson 1970 ; Bezes et al. 2011). En outre, l’implantation des SCG semble freinée dans les universités françaises par un contrôle politique dominant (Fabre 2013), une structure conglomérale (Bollecker 2013), ou des divergences de représentations entre élus et administratifs (Dreveton et al. 2012). La nouvelle logique gestionnaire promue de manière à la fois coercitive et normative au niveau du champ semble donc potentiellement en conflit avec les logiques institutionnelles préexistantes. Pour comprendre le changement institutionnel au niveau organisationnel, nous avons donc caractérisé les logiques qui encadrent les décisions des individus et de l’organisation.
23Le tableau 1 synthétise les quatre logiques (axe X) coexistantes ou potentiellement concurrentes au sein de l’université. Les différentes dimensions des logiques (axe Y) constituent des sources de conflits potentiels, liées aux valeurs fondamentales et aux missions de l’université, ou plus opérationnelles notamment vis-à-vis des dispositifs de contrôle. Par exemple, les enseignants-chercheurs, se référant à la logique académique, pourraient contester la légitimité d’une redevabilité inscrite dans une logique gestionnaire quant à l’atteinte d’objectifs quantifiés associés à des consommations de ressources. Les sources potentielles de conflits sont multiples et ne se manifestent pas de la même manière au niveau macrosocial et au niveau organisationnel (Thornton et Ocasio 2008 ; Greenwood et al. 2011), le pluralisme institutionnel et la confrontation des logiques sont donc susceptibles de conduire à différentes formes de diffusion de la logique gestionnaire au niveau organisationnel.
Idéaux-types des logiques institutionnelles du champ universitaire
Idéaux-types des logiques institutionnelles du champ universitaire
1.3 – Les conflits de logiques autour des SCG : découplage, hybridation et fragmentation
24Les conflits de logiques sont particulièrement saillants dans les organisations professionnelles faisant face à une nouvelle logique gestionnaire (Townley 2002 ; Reay et Hinings 2009 ; Goodrick et Reay 2011 ; Arman et al. 2014). Le dénouement des conflits se manifeste de diverses manières (Besharov et Smith 2014) : tantôt la nouvelle logique supplante l’ancienne logique dominante, tantôt les différentes logiques sont mobilisées de manière segmentée selon les pratiques en jeu (Goodrick et Reay 2011), tantôt enfin les acteurs trouvent des compromis pour faire face aux conflits (Reay et Hinings 2009 ; Arman et al. 2014).
25La résolution des confrontations de logiques semble particulièrement contextuelle et l’enjeu est donc de comprendre la manière dont elle participe au changement institutionnel porté par les SCG. Ezzamel et al. (2012) montrent ainsi comment les conflits de logiques dans l’éducation autour des pratiques budgétaires donnent lieu à des réponses hétérogènes de la part des organisations et à des ré-interprétations au niveau du champ faisant évoluer la logique gestionnaire initialement prescrite. En outre, les logiques macrosociales induisent des pressions qui ne sont pas perçues de manière homogène. La mobilisation des logiques par les individus est façonnée non seulement par leur position dans l’organisation, mais également par leurs liens extra-organisationnels (Townley 2002 ; Greenwood et al. 2011 ; Besharov et Smith 2014). Dans ce cadre, comme vecteurs potentiels de la logique gestionnaire, les SCG sont à la fois reflets des changements institutionnels et objets de conflits dans des dynamiques complexes multi-niveaux. La logique gestionnaire est par conséquent susceptible d’être mobilisée de manière différente par les groupes professionnels de l’université attachés à leurs logiques dominantes et par les acteurs au sein de ces groupes (Goodrick et Reay 2011 ; McPherson et Sauder 2013), ce qui renforce le potentiel de fragmentation organisationnelle.
26Dans ce contexte, le rôle spécifique joué par des groupes professionnels dans le pilotage de l’université justifie un niveau d’analyse intermédiaire focalisé sur ces groupes pour mieux comprendre l’articulation ou la confrontation des différentes logiques en compétition (Goodrich et Reay 2011). À cet égard, notre recherche rejoint les travaux relatifs à l’impact du NMP sur les groupes professionnels des bureaucraties professionnelles (Rhoades 1998 ; Evetts 2003, 2011 ; Boussard et al. 2010 ; Paradeise 2010 ; Bezes et al. 2011 ; Berland et Dreveton 2012). Certains postulent que le changement en cours induit une déprofessionnalisation des professionnels – les académiques perdant leur autonomie et leur contrôle dominant par les pairs – les transformant en « professionnels managés » (Rhoades 1998). D’autres soulignent un nouveau professionnalisme gestionnaire individuel et organisationnel (Evetts 2003, 2011 ; Boussard et al. 2010), caractérisé par la diffusion d’outils de gestion et de compétences managériales (Mueller et Carter 2007).
27En définitive, différents scénarios de diffusion de la logique gestionnaire au sein de l’université semblent donc possibles. Le premier est celui d’une adoption des SCG par l’organisation de manière essentiellement cérémonielle, avec un certain découplage (Meyer et Rowan 1977 ; Covaleski et Dirsmith 1988). Le second est celui d’une adoption de plusieurs logiques de manière segmentée selon les pratiques en jeu (Goodrich et Reay 2011 ; Pache et Santos 2013). Dans le secteur de la santé, les professionnels soignants dans leurs interactions avec les managers font ainsi coexister durablement des logiques rivales, à travers une certaine hybridation de l’organisation et des individus (Reay et Hinings 2009 ; Arman et al. 2014). Kurunmäki (2004) montre comment la transférabilité des techniques comptables transforme les médecins en professionnels hybrides, qui s’approprient le savoir des managers mais gardent le contrôle de leur activité avec une logique de soignant toujours prééminente. L’hybridation réside donc dans l’adoption d’une nouvelle logique a priori contradictoire avec la logique préexistante, mais de manière sélective. Un troisième scénario possible est celui d’une mobilisation de la nouvelle logique dans les relations externes avec certaines parties prenantes, et son rejet pour les décisions de pilotage interne (Pache et Santos 2013). On ferait face alors non plus à un découplage, mais à un cloisonnement entre différentes sphères de décision ou à un couplage sélectif des différentes dimensions des SCG (Pache et Santos 2013 ; Schäffer et al. 2015). Les SCG peuvent donc conduire à de nouveaux équilibres entre logiques concurrentes (Reay et Hinings 2009), et également au changement de logique dominante au niveau organisationnel (Ezzamel et al. 2012 ; Mueller et Carter 2007).
28Nous tentons donc par une étude de cas de comprendre comment les SCG peuvent être les vecteurs d’une nouvelle logique gestionnaire dans le contexte d’une université, donnant lieu par les interactions entre acteurs et groupes professionnels, à une nouvelle combinaison de logiques institutionnelles au niveau organisationnel.
2 – Design de la recherche
29Notre étude de cas qualitative se concentre sur la compréhension des processus dans un contexte particulier (Eisenhardt 1989 ; Yin 2003). Elle nous permet de comprendre de manière substantielle comment les SCG interagissent avec leur environnement grâce à un travail d’investigation approfondie sur le terrain (Hopwood 1983 ; Hopper et Powell 1985). L’objectif méthodologique et théorique est d’exprimer le terrain comme un construit social, et pas seulement de le décrire (Ahrens et Chapman 2006).
30L’étude de cas s’est déroulée sur la période 2007-2012, riche en changements dans le champ de l’enseignement supérieur et au sein de l’université étudiée baptisée UDEX [2]. UDEX est une université française pluridisciplinaire composée d’environ 32 000 étudiants, 2 600 enseignants-chercheurs (5 domaines d’enseignement et de recherche, 65 unités de recherche) et 2 000 personnels administratifs. Historiquement, les différentes composantes d’UDEX (UFR, départements, IUT, laboratoires) sont assez autonomes, et UDEX adopte les RCE [3] en 2010, à la moitié du mandat de l’équipe présidentielle en place. En outre, l’équipe dirigeante d’UDEX a activement contribué à la configuration du PRES [4], ainsi qu’au dossier de candidature à l’Idex [5] en 2011. Cette candidature était fortement axée sur l’excellence scientifique et l’adoption de la logique gestionnaire, deux facettes de la performance alors mises en avant par le ministère de l’enseignement supérieur. Nos données sont constituées de documents et d’entretiens menés avec différents acteurs d’UDEX (tableau 2).
Données de l’étude de cas UDEX
Données de l’étude de cas UDEX
31Dans une première phase, des entretiens ont été menés avec de nombreux acteurs sur les évolutions de l’université liées au nouveau contexte institutionnel. L’importance des groupes professionnels a alors émergé, qui nous a conduits à distinguer trois groupes – politiques, administratifs et académiques – et à poursuivre les entretiens avec trois acteurs par groupe, sélectionnés dans un souci de pertinence.
32Pour les politiques et les administratifs, les acteurs les plus proches des SCG ont été retenus : élus en charge des finances, du pilotage et du budget, tous trois membres du conseil d’administration ; administratifs en charge des finances, du pilotage et DGS. Ces acteurs nous ont semblé représentatifs de la manière dont la logique gestionnaire se diffuse au sein de ces groupes professionnels dans leurs interactions autour des SCG. Nous avons ensuite choisi les trois académiques présentés dans cet article sur deux critères : celui des responsabilités (de diplôme, département ou laboratoire) de façon à ce que les acteurs soient confrontés aux SCG (budget, coûts des maquettes…) ; celui de la diversité des conflits de logiques, les acteurs choisis en étant le reflet. Nous avons donc sélectionné un académique non directement impliqué dans les changements organisationnels (le circonspect), un académique directement impliqué entre 2008 et 2012 (le conceptuel), et un autre impliqué à partir de 2012 (le réfractaire).
33Les thèmes des entretiens menés avec ces acteurs portent sur les évolutions de l’organisation et de leur activité, leur perception des missions de l’université, des modes de gouvernance, ainsi que sur l’évolution des SCG. Ces entretiens révèlent ce que les acteurs au sein de chaque groupe professionnel perçoivent de leurs propres évolutions vis-à-vis de la logique gestionnaire, mais également des évolutions au sein des autres groupes. Ils ont été retranscrits et analysés de façon thématique, en parallèle de l’analyse des documents. Ce recueil des données nous permet d’une part d’établir un inventaire chronologique et organisé des changements structurels concernant les SCG dans l’université, et d’autre part d’interroger les différents acteurs sur ces changements. Un retour aux acteurs a été fait sur l’analyse des données dans une recherche de convergence des interprétations.
34Enfin, pour compléter l’étude de cas, nous avons observé des réunions ouvertes et mené des entretiens informels réguliers avec d’autres acteurs d’UDEX. Cette démarche empirique est de nature à éclairer les articulations complexes entre parcours biographiques, pratiques et représentations des acteurs liées aux SCG et à la dynamique de l’organisation (les turning points de Hughes 1951-1996 ; Dubar et al. 2011).
35La perspective des logiques institutionnelles nous a semblé de plus en plus pertinente au fur et à mesure de nos interactions avec le terrain, et l’élaboration du tableau 1 résulte de ce processus de confrontation terrain-théorie. Les logiques institutionnelles ne sont jamais données, mais sont les instanciations matérielles et symboliques de logiques macrosociales, adaptées aux spécificités d’un contexte, ici celui de l’université. Ce tableau est donc à la fois un cadre d’analyse et un résultat de notre recherche. Il définit les logiques institutionnelles comme des idéaux-types qui encadrent les décisions des acteurs et sont renouvelés dans les pratiques et interactions au niveau organisationnel. Il nous permet donc d’étudier les différentes dimensions de la diffusion de la logique gestionnaire fondée sur les SCG.
3 – Résultats : les SCG, vecteurs de la logique gestionnaire
36Le dispositif de recherche adopté nous permet de montrer la diffusion de la logique gestionnaire comme un processus complexe s’appuyant d’une part sur des changements de structures et dispositifs formels de contrôle (3.1), et d’autre part sur l’évolution des représentations au sein des groupes professionnels, et la confrontation des logiques au fur et à mesure des interactions avec les SCG (3.2). Ces deux dimensions du changement sont étroitement liées ; elles constituent les facettes matérielles et immatérielles des logiques en action. C’est pourquoi, tout en focalisant notre analyse tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre, nous nous efforçons de tisser des liens entre ces deux dimensions.
3.1 – Des évolutions structurelles, reflets de la nouvelle logique gestionnaire
37La chronologie des évolutions concernant les choix structurels et de gouvernance, les ressources humaines et les outils ou dispositifs de contrôle de gestion au sein d’UDEX (tableau 3) permet de souligner l’importance des changements intervenus au cours de la période observée.
Évolution des structures et dispositifs formels de contrôle
Évolution des structures et dispositifs formels de contrôle
38Trois dimensions sont particulièrement significatives de la diffusion de la logique gestionnaire opérée à partir des SCG : une orientation plus gestionnaire donnée à la technostructure, des projets structurants visant à mieux faire le lien entre orientation stratégique et mise en œuvre opérationnelle, et enfin une ouverture de l’université au monde socio-économique.
3.1.1 – Une orientation plus gestionnaire de la « technostructure »
39La technostructure, rassemblant administratifs et politiques, est réorientée vers un engagement de l’université sur des objectifs, associés à des indicateurs de performance, dans un souci d’adéquation aux exigences du contexte institutionnel. Ainsi, au sein de la direction financière, une nouvelle direction de l’évaluation et de la prospective (DEP) est créée, avec le recrutement de personnes apportant de nouvelles compétences en contrôle de gestion. La création de ces nouveaux rôles formels et les relations de ces administratifs avec les politiques contribuent à la dimension structurelle, à l’ancrage physique de la logique gestionnaire. Les membres des organes de décision centraux, politiques et administratifs, sont en outre accompagnés par un cabinet de conseil pour accéder à de nouveaux savoirs et de nouvelles activités de pilotage.
40Deux nouvelles structures de décision – directions stratégiques à la recherche et à l’enseignement (DSR et DSE), dirigées par des académiques nommés – sont chargées de piloter les décisions dans ces deux domaines « en concertation avec les instances élues ». Ces DSR et DSE s’inscrivent dans une logique gestionnaire privilégiant réactivité et cohérence stratégique, au détriment de la collégialité de la logique politique. Dans le même sens, des responsables domaines, nommés, élaborent des plans d’améliorations transverses qui touchent potentiellement à l’autonomie des composantes. On assiste ainsi à la managérialisation de certains académiques, qui développent une compétence managériale correspondant au new-professionalism mis en évidence par Evetts (2003, 2011). Les relations entre académiques s’en trouvent modifiées. Sans devenir hiérarchique, une nouvelle forme d’autorité s’exerce, fondée sur des structures de gouvernance qui légitiment l’autorité des responsables nommés et portent atteinte à l’autonomie du professionnel (Boussard et al. 2010).
41Enfin, des réorganisations sont opérées : regroupements de laboratoires au sein de pôles thématiques, suppression des anciennes UFR au profit de grandes facultés réunissant des départements d’enseignement. Ces réorganisations s’inscrivent dans la logique gestionnaire par différents aspects : création d’unités gérables avec une responsabilisation d’académiques-managers supposés rendre des comptes quant au pilotage de leur composante ; recherche de synergies scientifiques et économiques, permettant d’atteindre les niveaux de performance attendus vis-à-vis des indicateurs de reporting (nombre de chercheurs par thématique par exemple) et de mutualiser des ressources. Les indicateurs jouent ainsi un rôle prégnant en induisant d’importantes réorganisations et s’inscrivent dans des projets liés aux SCG qui font évoluer l’université et ses composantes.
3.1.2 – Des projets structurants
42Un tableau de bord stratégique est développé dès 2008 à l’initiative de la DEP, afin de suivre les indicateurs clés de pilotage de l’université. Il s’agit dans un premier temps surtout d’indicateurs comptables sur la masse salariale et les projets patrimoniaux, mais également d’indicateurs de reporting vis-à-vis du ministère (taux de réussite aux diplômes, insertion professionnelle des diplômés, nombre d’enseignants-chercheurs publiants…). Ce tableau de bord constitue un signal d’adoption de la logique gestionnaire. En effet, le référentiel de performance est défini par des acteurs extérieurs à l’université, et la mesure de la performance passe par des indicateurs quantitatifs donnant plus de contrôle à l’État. À travers cet outil, l’université renonce à une partie des principes fondamentaux de la logique académique (indépendance académique, autonomie et contrôle exclusif par les pairs). Cette adoption pourrait n’être qu’un gage de légitimité institutionnelle (Meyer et Rowan 1977 ; Covaleski et Dirsmith 1988), mais l’adhésion de l’équipe présidentielle à ce dispositif est le fruit d’un travail de pédagogie de la DEP pour convaincre de l’utilité des indicateurs, non seulement pour le reporting, mais également pour le pilotage interne. Cette étape d’adoption de la logique gestionnaire par l’équipe présidentielle est un préalable au déploiement des outils de pilotage aux différents niveaux de l’organisation.
43Le projet d’établissement constitue à cet égard à la fois un processus et le résultat de la diffusion de la logique gestionnaire, puisqu’il s’agit pour UDEX de s’engager collectivement sur des objectifs. L’équipe dirigeante (politiques et administration centrale) y voit un support de la relation contractuelle avec l’État, une vitrine donnant un gage de conformité à la logique gestionnaire. Les administratifs le perçoivent également comme un outil de déploiement interne de la logique gestionnaire. Formellement, ce projet rassemble les propositions de l’ensemble des membres de l’université et les structure pour établir un plan stratégique à dix ans. En découlent des plans d’action opérationnels pour les composantes d’UDEX, en matière de formation, de recherche et de pilotage, en phase avec les orientations définies par le ministère. Le triptyque « objectifs-moyens-impacts » est ainsi décliné pour chaque axe stratégique et pour toutes les composantes considérées comme des « centres de responsabilité ». Pour faire accepter cette logique gestionnaire, l’équipe présidentielle insiste, lors de l’élaboration du projet, sur le caractère collégial de la démarche, se référant ainsi à une logique politique partagée. Cependant, le contrat entre l’État et l’université semble clairement prédéterminer les choix stratégiques et les critères de performance retenus pour UDEX (calqués sur les indicateurs LOLF du ministère) et laisser peu de marge de manœuvre aux acteurs en interne. En outre, la logique gestionnaire, fondée sur un contrôle de gestion cybernétique, tend à se diffuser dans la relation entre le sommet et les composantes, avec l’émergence des contrats d’objectifs et de moyens (COM).
44La direction de l’université souhaite par les COM responsabiliser formellement les composantes via des indicateurs de résultats. Mais cela passe d’abord par un dialogue ayant pour finalité de faire des constats partagés [6] sur les moyens financiers, matériels ou humains mis à la disposition des composantes. Cependant, la formalisation des constats partagés engage certains académiques, soucieux de défendre les moyens de leur composante, dans une logique politique. La discussion sur les moyens alimente le dialogue budgétaire et la recherche d’économies, conduisant la résistance contre la logique gestionnaire à s’organiser. Ainsi, face à cette initiative, certaines composantes, soucieuses de maintenir un mode de gouvernance décentralisé, conforme à la logique académique, revendiquent « leur autonomie avec préservation de leurs moyens ».
45Enfin, la démarche domaines constitue un projet crucial et original mené par l’équipe dirigeante avec le soutien d’un cabinet de conseil. Elle vise un pilotage par les processus, présenté comme une innovation managériale susceptible d’améliorer le fonctionnement de l’université sur trois grands types de domaines : pilotage, métiers/missions (enseignement et recherche) et support. Le contrôle de gestion est au cœur de cette dynamique organisationnelle et mobilise un nombre important d’acteurs, avec un double objectif d’amélioration du fonctionnement organisationnel et de réduction des coûts. Cette dernière dimension apparaît parfois pour les académiques comme le mobile premier de la démarche, ce qui ne facilite pas l’adhésion. De plus, la nomination des équipes de pilotage, composées d’académiques, administratifs, ingénieurs et techniciens, est perçue comme une menace vis-à-vis des instances élues et entre en conflit avec la logique politique. Si cette démarche se veut participative et par compétences, elle porte atteinte également aux structures de pouvoir en place par composantes, disciplines et groupes professionnels. En outre, l’accompagnement par un cabinet de conseil est contesté par de nombreux académiques qui y voient une intrusion coûteuse « du monde du business » dans leur organisation. L’ouverture au monde socio-économique est cependant une priorité affichée du ministère, priorité que l’on retrouve au niveau organisationnel.
3.1.3 – Une ouverture de l’université au monde socio-économique
46L’ouverture d’UDEX au monde socio-économique contribue de différentes manières à la diffusion de la logique gestionnaire à travers les SCG. Ainsi, au niveau du pilotage global, les membres externes du conseil d’administration assurent un transfert de connaissances. Dirigeants d’entreprises ou du CHU, imprégnés par la logique gestionnaire, ils tendent à suggérer « des bonnes pratiques », telles que les COM déjà implantés à l’hôpital par exemple. Au niveau des composantes, certains académiques, impliqués dans des partenariats industriels, ont également assimilé les dimensions contractualisation et redevabilité de la logique gestionnaire dans ce contexte, et cela joue favorablement sur leur perception plus générale de cette logique.
47En définitive, les dispositifs formels de contrôle de gestion jouent un rôle déterminant dans la diffusion de la logique gestionnaire au sein d’UDEX, mais leur influence n’est pas uniforme. Selon la place des acteurs dans l’organisation, l’appropriation de la logique gestionnaire ou les conflits de logiques se traduisent de façons différentes, y compris parfois au sein d’un même groupe professionnel.
3.2 – Évolutions au sein des groupes professionnels et conflits de logiques
48Les trois groupes professionnels de notre étude – administratifs, politiques et académiques – ne sont pas confrontés de la même manière à la logique gestionnaire. C’est pourquoi, pour analyser la diffusion de la logique gestionnaire au niveau organisationnel, nous nous intéressons à des acteurs incarnant la diversité des représentations et trajectoires professionnelles au sein de ces groupes et dans les interactions entre groupes.
3.2.1 – Les administratifs
49Les administratifs choisis (tableau 4) ont récemment rejoint l’administration centrale d’UDEX, pour répondre aux demandes externes des organes de contrôle et pour mettre en place les nouveaux dispositifs réglementaires en matière de gestion. Tous les trois très proches de l’équipe présidentielle, ils jouent des rôles importants dans les processus de décision. Ils sont supposés être les plus compétents pour accompagner les changements liés à l’adoption des RCE, mais leurs missions et les rôles respectifs des administratifs et des politiques pour mener ce changement ne sont pas toujours clairs. Si la direction Finances et contrôle de gestion est créée en 2006, « on a quand même eu clairement le sentiment que personne ne savait ce qu’était le contrôle de gestion » (AD 2). « Notre mission c’est d’aider les pilotes à piloter cette université. On essaie d’exercer cette mission en mettant en place des outils pérennes, (…) mais l’attente n’est pas structurée, pas homogène, donc il n’y a pas une approche globale » (AD3).
Éléments biographiques – administratifs [7]
Éléments biographiques – administratifs [7]
50Cette création et les recrutements successifs manifestent une adoption de la logique gestionnaire par les politiques, qui décident le développement de compétences en contrôle de gestion central. Les trois acteurs administratifs clés sont également mandatés pour diffuser la logique gestionnaire au sein d’UDEX en s’appuyant sur les SCG. Cependant, tous n’ont pas la même culture gestionnaire, ni la même intention de s’investir pour la diffuser.
51L’administratif traditionnel reste plutôt fidèle à la logique bureaucratique, attaché au respect formel de la règle, « son métier de base », tout en affichant une familiarité de convenance avec la logique gestionnaire. En revanche le gestionnaire stratège et le pilote de la performance, malgré des parcours professionnels très différents, forment un binôme solidaire qui diffuse la logique gestionnaire en s’appuyant sur les SCG : le premier adopte la logique gestionnaire comme nouvelle norme promue par l’État, compatible avec sa logique bureaucratique originelle ; le second, comme logique universelle de bon sens pour le pilotage de toute organisation. Leur mission de diffusion de la logique gestionnaire à partir des SCG vise en priorité l’équipe présidentielle, puis les responsables académiques intermédiaires (les directions de composantes).
52Pour contribuer à la mise en œuvre des changements, ces trois administratifs ont conscience qu’« il est nécessaire d’avoir un vrai pilotage, pas seulement sur le plan de la gestion, mais sur le plan politique » (AD 1). Les administratifs insistent ainsi sur le fait que la mise en place des SCG dans leurs dimensions formelles (tableau de bord, indicateurs, reporting…) n’exonère pas les politiques d’un débat sur les missions et objectifs prioritaires de l’université. Ils cherchent dès lors à impliquer davantage les politiques sur cette dimension, en soutenant la nomination d’un vice-président pilotage. La légitimité des administratifs dans la promotion de la logique gestionnaire est confortée par le nouveau cadre réglementaire et par une situation budgétaire tendue qui rend les décisions de maîtrise des coûts indispensables. Ainsi, le gestionnaire stratège s’implique fortement d’abord dans la prévision et le suivi budgétaire, puis dans la recherche d’économies lorsque la dotation budgétaire baisse inopinément. Il s’attache également à responsabiliser les composantes sur leurs coûts par les constats partagés. Le pilote de la performance s’appuie sur le tableau de bord stratégique et sur la démarche domaines pour diffuser la logique gestionnaire à partir des SCG.
53Ces administratifs, dont le rôle est d’aider au pilotage de l’université, reconnaissent cependant que l’appropriation des outils et de la démarche de contrôle « objectifs–moyens–résultats » mise en avant par le ministère n’est pas évidente pour les politiques : « C’est le passage aux compétences élargies qui commence à faire le déclic, (…) c’est encore difficile pour eux de s’approprier les outils. » (AD 2). Ils utilisent les consultants « un peu comme des médiateurs. Parce qu’effectivement en tant qu’administratifs, il y a des discours qu’on ne peut pas porter » (AD 2). À cet égard, l’incapacité des administratifs à émettre certains discours sur l’efficience relève d’un double conflit de logiques : la logique gestionnaire imposerait de réduire les coûts mais peut-être au détriment de la qualité du service public, fondement de leur logique bureaucratique originelle ; logiques bureaucratique et académique s’opposent quant aux acteurs légitimes du pilotage de l’organisation – les administratifs n’étant pas considérés comme des porteurs légitimes du changement.
54Les administratifs ont en outre du mal à accepter que l’équipe présidentielle ne se sente pas liée par les engagements du contrat signé avec l’État. Ceci illustre le conflit entre la logique bureaucratique de l’administratif, qui tendrait à soutenir la logique gestionnaire en conformité avec le nouveau contexte réglementaire, et la logique politique de l’élu, qui privilégierait la paix sociale locale au détriment des engagements vis-à-vis de l’État : « On commence seulement, deux ans et demi après (leur élection), à avoir une prise de conscience du fait que le bilan du contrat en cours, c’est important. » (AD 3)
55Les administratifs centraux considèrent en définitive la logique gestionnaire comme un progrès, à même de faire respecter le cadre légal et budgétaire dont ils sont les garants, alors qu’auparavant : « il y avait une commission du budget qui s’occupait de tout en dépit de la réglementation ! C’était politique… » (AD 2). Cependant, n’ayant ni pouvoir direct ni légitimité politique, l’évolution leur semble extrêmement lente et « semée d’embûches » (AD 2).
3.2.2 – Les politiques
56L’équipe présidentielle élue en 2008 lance et soutient les chantiers de pilotage (tableau 3), dont la nécessité semble accentuée par le passage aux RCE. Le président d’UDEX, pour favoriser la mise en œuvre des changements, forme au sein de son équipe des binômes politique-administratif. Les effets de ces interactions régulières sont multiples : échanges de connaissances, amélioration de la communication entre les deux groupes professionnels et reconnaissance mutuelle des compétences et des fonctions : « Il y a eu 6 mois compliqués, on ne se comprenait pas. C’était ni leur responsabilité ni la nôtre : on n’avait pas le même regard, les mêmes finalités, plein de choses nous séparaient. Et au final, ça a pas si mal marché que ça » (PO 2).
57Pendant les quatre ans de leur mandat, l’interaction directe et fréquente des politiques avec les administratifs favorise l’appropriation par les politiques de la logique gestionnaire autour des SCG. Cependant, l’influence de ces interactions est très différente selon la trajectoire des individus (tableau 5).
Éléments biographiques – politiques
Éléments biographiques – politiques
58Si ces trois politiques ont eu des responsabilités importantes avant de faire partie de l’équipe présidentielle, ils sont plus ou moins impliqués dans la réalité gestionnaire, considérée comme peu gratifiante et chronophage par rapport à ce qu’ils considèrent comme leur vrai métier. Ainsi, le politique historique reste dans une vision très politique de l’exercice de la direction de l’université, il considère la logique gestionnaire et les activités associées (le budget, le suivi par tableau de bord) comme le sale boulot (Hughes 1951 ; Morales et Lambert 2013), qu’il délègue aux administratifs. Il garde de la distance par rapport à la managérialisation en cours. Cette vision est remise en question en particulier par le bon élève, qui dénonce les travers de la logique politique :
« Si je vous décrivais nos pratiques… On ne savait pas trop ce que l’on faisait, comme nous sommes des professeurs là tous (ton ironique), on faisait de la politique… L’établissement a du mal à faire confiance aux administratifs, qui connaissent eux le métier. Et faire de la politique chez nous, ça veut dire (soupir) ne pas faire attention aux réalités économiques du moment. »
60Le travail en binôme avec les administratifs et l’interaction avec les personnalités extérieures au sein du conseil d’administration contribuent pour le bon élève et le manager de projet à une appropriation de la logique gestionnaire. Les personnalités extérieures sont vues comme « force de proposition avec cette vision de la vie réelle » (PO 1). Parmi elles, le directeur du CHU a une forte influence, notamment sur le manager de projet issu d’une composante santé, et sur le bon élève convaincu par l’exemple « d’un modèle qui marche ». Ils sont sensibles à la qualification professionnelle que requièrent les SCG (« il faut comprendre comment est fichu un budget » PO 1) et aux problèmes politiques qu’ils soulèvent (« c’est pas populaire » PO 2). Enfin, l’accompagnement par un cabinet de conseil soutient également la diffusion de la logique gestionnaire par la formation. Certains politiques se perçoivent comme nouvellement compétents et s’approprient d’autant plus volontiers la logique gestionnaire. Les chantiers de pilotage, initiés par les consultants en 2009, sont poursuivis et pilotés en interne à partir de 2010, appuyés par la création de la cellule de pilotage à laquelle les administratifs, pilote de la performance et gestionnaire stratège, collaborent activement. Le manager de projets endosse au fil des entretiens les habits et le rôle du manager. En binôme avec l’administratif pilote de la performance, sur les principaux projets liés aux SCG, il dit à quelques mois de la fin de son mandat :
« J’ai encore 20 ans de carrière à faire, j’ai fait un choix qui est très dangereux. Parce que j’ai quitté mon métier de base. Je suis en train de gérer des projets de fusion de facs, donc je suis en train de valoriser la compétence managériale que j’ai acquise depuis 4 ans. Mais globalement je ne sais pas de quoi sera fait demain, parce que ce n’est pas prévu dans nos parcours. »
62Cet acteur correspond bien au professionnalisme d’expertise, identifié par Evetts (2003), prêt à vendre ses compétences sur un marché externe. En interaction avec les consultants, il est convaincu de la pertinence de la nouvelle logique gestionnaire comme facteur d’amélioration de la performance de l’université. Il fait ainsi sienne la logique gestionnaire fondée sur les SCG importés du monde de l’entreprise :
« Il y a un besoin de réorganiser tout ça différemment, en fonction du pilotage, donc on a des compétences très particulières qu’on n’avait pas à l’Université et qu’il faut développer. (…) Il a fallu qu’on recrute des personnes extérieures qui ont une formation dans ce domaine-là (le contrôle de gestion), qui ont œuvré dans les entreprises et qui amènent toute une culture que nous n’avons pas. »
64Dans le groupe des politiques, on trouve ainsi un spectre très large d’influence de la nouvelle logique gestionnaire. Pour le politique historique, cette influence semble quasi inexistante. Il reste ancré sur une vision de son activité focalisée sur la recherche conformément à la logique académique. Attaché en outre à un pouvoir politique éloigné des considérations économiques, il relègue les préoccupations gestionnaires à l’administratif, et ne touche pas aux outils de contrôle de gestion. Dans les deux autres cas, l’influence de la logique gestionnaire est beaucoup plus importante, avec une adhésion aux principes d’un contrôle de gestion cybernétique, une reconnaissance de la compétence des administratifs dans la conception et la mise en œuvre des SCG et une appropriation des outils.
65Cependant, l’appropriation de la logique gestionnaire par certains politiques ne se fait pas au détriment d’un attachement fort à la recherche comme fondement de leur logique académique. Dans les décisions prises, y compris lorsqu’il s’agit de faire des économies, la prééminence de la logique académique se manifeste et « on ne touche pas aux budgets recherche », activité que les trois politiques affirment conserver pendant leur mandat. La logique gestionnaire est ainsi globalement contestée concernant le financement conditionnel croissant de la recherche, alors même que la notation des laboratoires est relativement bien acceptée. Enfin, les politiques qui se sont approprié la logique gestionnaire constatent de manière unanime la difficulté à partager cette logique avec leurs collègues académiques : « Le terme de pilotage ou de contrôle de gestion… n’est pas compris. Moi, quand j’en parle à mes collègues, je vois que ma pédagogie n’est pas à la hauteur. » (PO 1)
3.2.3 – Les académiques
66L’appropriation de la logique gestionnaire par les académiques s’accroît avec leur niveau de responsabilité au sein de leur composante, sans rentrer systématiquement en conflit avec leur logique académique de rattachement. En effet, les responsabilités amplifient les demandes de prévisionnels et de reporting sur différents aspects de leur activité : indicateurs chiffrés pour les contrats de recherche, rapports d’activité pour les évaluations ou encore anticipation du coût des maquettes pédagogiques. Le parcours professionnel et l’interaction avec les autres groupes, politiques et administratifs, sont également de nature à influencer l’appropriation ou la résistance à la logique gestionnaire portée par les SCG (tableau 6).
Éléments de biographie – académiques
Éléments de biographie – académiques
67Quel que soit leur parcours, les académiques partagent assez communément la perception d’une université désorganisée. Cependant, le développement d’objectifs et d’indicateurs pour piloter l’université provoque des réactions contrastées. Certains, comme le réfractaire, mettent en avant une opposition de fond à la logique gestionnaire et une vision critique des changements en cours : « L’autonomie, c’est le contraire de l’indépendance, parce qu’on a ce que vous connaissez : des indicateurs de performance à rendre et plus ce truc est coercitif et moins il a de pertinence évidemment, parce qu’on cherche à faire rentrer notre activité dans des cases » (AC 3). En outre, il attribue la responsabilité du désordre à l’administration centrale, qui déléguerait trop de tâches administratives aux académiques, des prévisions budgétaires et des rapports d’autoévaluation notamment, sans liens réels avec leur mission. La tension traditionnelle entre logiques académique et bureaucratique se trouve réactivée autour de la répartition des activités gestionnaires dans le travail.
68Pour d’autres académiques, les sentiments sont plus mélangés. Si la démarche prévisionnelle a des aspects intellectuellement séduisants, le caractère potentiellement fictif de certains indicateurs demandés pour les dossiers d’évaluations et les appels d’offres est souligné par le circonspect : « J’ai l’impression que c’est, à la fois quelque chose de séduisant parce que ça donne l’impression qu’on peut mieux savoir où on va. Et en même temps, que c’est une fiction parce qu’on nous demande des indicateurs qu’on n’a pas réellement ou qu’on a et qui sont pas très fiables. » (AC 1)
69D’autres enfin, plus ouvertement convaincus par la logique gestionnaire, pointent néanmoins des incohérences dans la mise en œuvre au sein d’UDEX d’objectifs considérés comme pertinents : « L’université est en train d’afficher des objectifs qui sont excellents, mais au niveau de la méthodologie il n’y a ni culture ni moyens… il y a des projets qui sont contradictoires, et on avance très peu. » (AC 2)
70Les académiques aux responsabilités administratives intermédiaires (responsables de diplôme ou membres du conseil de faculté) expriment parfois le besoin d’indicateurs pour décider, mais d’indicateurs utilisant des données fiables, et dont le sens soit clarifié : « C’est vrai que j’ai l’impression d’avoir besoin d’une vision là-dessus. Mais, un, d’avoir un truc qui marche et pas que ça prenne plus de temps que l’on en gagne, et deux, de s’être entendus sur les objectifs. Ce n’est pas clair pour l’instant. » (AC 1)
71L’utilisation d’indicateurs définis et maîtrisés par les académiques est mise en avant comme une nécessité pour un pilotage efficace : « Il ne faut pas que les outils soient l’instrument défini par l’administratif. (…) S’il ne voit pas les conséquences et il ne peut pas les voir, s’il travaille dans son coin, (…) là on va vers une catastrophe. » (AC 2) La légitimité contestée des administratifs en matière de pilotage est l’une des expressions du refus de la logique gestionnaire par les académiques.
72Les académiques, tout en exprimant leur perception des limites et des biais liés à l’utilisation des indicateurs chiffrés, réclament un dialogue de gestion pour une meilleure organisation. Ils revendiquent également une compétence sur la définition des objectifs permettant de donner une vision « opérationnelle » et non strictement comptable des activités de l’université. Ils critiquent enfin une trop grande « lourdeur du système bureaucratique » de gestion des activités de recherche en particulier, et expriment leur logique académique dans le besoin d’autonomie : « On est dans un milieu universitaire, il y a des enseignants-chercheurs qui vont dire : Pour quelle raison vous voulez ça ? Ça veut dire que vous ne nous faites pas confiance. » (AC 2)
73Enfin, si les modalités de mise en œuvre des SCG et de certains organes de gouvernance (DSR et DSE notamment) sont critiquées par l’intersyndicale qui porte au pouvoir la nouvelle équipe présidentielle en 2012, tous les dispositifs ne sont pas rejetés en bloc. En particulier, la logique contractuelle des COM est reprise dans une démarche stratégique : « Les composantes se verront confier de vraies marges de manœuvre pour mettre en place la stratégie de notre université. Parce qu’elles sont plus près des acteurs, elles peuvent être plus réactives, si on leur en donne les moyens. Ce lien sera explicité dans l’élaboration de véritables Contrats d’Objectifs et de Moyens pluriannuels. » Profession de foi – mars 2012
74En définitive, les COM ne seront finalement pas mis en œuvre et la démarche domaines sera abandonnée en 2012. Celle-ci visait à casser les clivages interdisciplinaires et entre groupes professionnels pour améliorer le fonctionnement de l’université, mais semblait porter atteinte de manière trop radicale à l’autonomie des composantes, l’un des fondements de la logique académique. En outre, après une première période de transformations qui semblait avoir donné un pouvoir significatif aux administratifs médiateurs de la logique gestionnaire, leur légitimité est vivement contestée, au cours de la période précédant l’élection de 2012, dans une organisation encore dominée par les logiques académique et politique.
75La logique gestionnaire, qui s’installe dans le champ de l’enseignement supérieur en France entre 2007 et 2012, est donc en cours de diffusion au sein d’UDEX. Ceci est manifeste dans la manière dont les questions de contrôle de gestion sont exprimées : il y a discussion sur le niveau des moyens accordés, sur les modes de gouvernance, mais rarement le rejet d’un principe de gestion efficace et efficiente des ressources orientée vers des objectifs définis. L’évaluation fait également partie des principes considérés comme acquis même si ses instruments peuvent être critiqués. Cependant, au cours de ce processus, des résistances à la logique gestionnaire se manifestent : l’académique réfractaire ou le politique historique en sont l’illustration.
76À la fin de notre période d’étude, une forme de résistance collective à la logique gestionnaire s’exprime avec le changement d’équipe présidentielle mi-2012. La nouvelle équipe est élue sur une profession de foi dénonçant les valeurs élitistes et le modèle économique de l’université, ainsi que l’opacité des circuits de décision de l’équipe précédente. En particulier, l’Idex a conduit en 2011 les dirigeants d’UDEX à participer à un projet d’université au service de l’économie de la connaissance, aligné sur des valeurs, des « critères d’excellence » et un vocabulaire gestionnaire, dans lesquels la plupart des universitaires, académiques ou administratifs, ne se reconnaissent pas. En outre, les académiques perçoivent la logique gestionnaire associée à la logique bureaucratique comme un danger pour leur métier. Les activités de pilotage, coordination, recherche de financement et rapports d’évaluation prennent le pas sur leurs activités de recherche et d’enseignement. Enfin, les académiques réclament un retour à la collégialité des instances élues. En définitive, le rejet du vocabulaire et d’une partie des processus de contrôle mis en place démontre la résistance de l’université à la logique gestionnaire portée par son champ institutionnel. Cependant, les structures de contrôle de gestion restent en place – tant en termes d’organisation, de ressources humaines que d’outils – et le maintien de conditions budgétaires tendues rend la logique gestionnaire toujours prégnante. Cela témoigne dès lors d’une nouvelle phase dans la diffusion de la logique gestionnaire au sein d’UDEX et non de sa disparition totale.
4 – Discussion et conclusion
77La contribution de cet article est à la fois théorique et empirique. Elle se situe tout d’abord dans la mise en évidence du rôle joué par les SCG formels comme vecteurs d’une nouvelle logique gestionnaire dans un processus d’institutionnalisation complexe. Notre article vient compléter les recherches encore rares, sur le rôle des SCG comme instanciations organisationnelles transformant les logiques en actions (Lounsbury 2008) dans des situations de pluralisme institutionnel (Ezzamel et al. 2012 ; Amans et al. 2015 ; Schäffer et al. 2015).
78Il contribue en outre à la compréhension des micro-fondements de l’institutionnalisation des logiques, en analysant la façon dont des logiques multiples influencent simultanément l’organisation, les groupes professionnels et les individus (Goodrick et Reay 2011 ; Muzio et al. 2013). Il répond en cela à l’un des enjeux actuels de la théorie institutionnelle appelant à mieux analyser la confrontation des logiques au niveau infra-organisationnel (Friedland et Alford 1991 ; Thornton et al. 2012).
79Nos résultats mettent en évidence, tout comme ceux de Townley (2002), Reay et Hinings (2009) ou Lander et al. (2013), la manière dont des logiques parfois contradictoires peuvent coexister au niveau organisationnel, donnant lieu à une mise en œuvre partielle de la nouvelle logique gestionnaire dans un fonctionnement organisationnel hybride. Enfin, en explorant les dynamiques professionnelles émergentes liées à la diffusion de la logique gestionnaire dans les différents groupes professionnels de l’université, nous participons également aux réflexions de la sociologie des groupes professionnels (Dubar 1991 ; Demazière et Gadéa 2009 ; Boussard et al. 2010).
4.1 – Les SCG, incarnations matérielles et immatérielles d’une logique
80Nos résultats soulignent tout d’abord la congruence entre les valeurs portées par la nouvelle logique gestionnaire et l’évolution de la structure organisationnelle, des modes de gouvernance et des SCG au sein de l’université. Cela dépasse largement la simple adoption cérémonielle des SCG (Meyer et Rowan 1977 ; Covaleski et Dirsmith 1988). La mise en place d’objectifs, de plans d’actions et de ressources dédiées au projet d’établissement et à la démarche domaines sont des manifestations tangibles de la logique gestionnaire. Tout comme Ezzamel et al. (2012), mais au niveau infra-organisationnel également adopté par Moll et Hoque (2011), nous montrons en outre comment la logique gestionnaire se diffuse dans l’université à travers les représentations des acteurs participant au pilotage fondé sur les SCG. Les principes de gestion efficace et efficiente des ressources, la contractualisation et la responsabilisation d’unités gérables s’incarnent progressivement dans les représentations et les positionnements professionnels. Nous mettons ainsi en évidence, en écho à l’appel de Jones et al. (2013), la dualité des dimensions matérielles (outils, structures et nouvelles fonctions) et immatérielles (nouvelles représentations des objectifs de l’organisation, nouveau vocabulaire) de l’incarnation des logiques.
81En nous rapprochant au plus près des individus, notre étude de cas précise la manière dont cette logique gestionnaire est reçue. Comme Pache et Santos (2013) et Schäffer et al. (2015), nous montrons comment les membres d’une même organisation peuvent adhérer à différentes logiques. En particulier, le rapprochement entre logiques et groupes professionnels, suggéré par Muzio et al. (2013), nous permet d’identifier le rôle des différents groupes professionnels et des individus au sein de ces groupes dans le changement institutionnel. Ainsi, tout comme Morales et Pezet (2010) et Mueller et Carter (2007), nous mettons en évidence la manière dont certains acteurs centraux jouent le rôle de médiateurs de la nouvelle logique et s’appuient sur des médiateurs externes pour faire évoluer les représentations des autres membres de l’organisation. En outre, nous soulignons comment ces acteurs peuvent aller au-delà de la demande exprimée par leur environnement institutionnel – avec la démarche domaines – dans une quête de légitimité ou par une adoption convaincue de la nouvelle logique (Ezzamel et al. 2012 ; Moll et Hoque 2011). Les administratifs centraux de l’université ont ainsi conduit les politiques aux prises avec des problématiques de budget et de pilotage à intérioriser la nouvelle logique gestionnaire considérée comme acquise. Cette proximité de représentations entre administratifs et politiques au niveau de l’équipe présidentielle et des services centraux rejoint les résultats de Chatelain-Ponroy et al. (2013). Ce rapprochement témoigne d’une première étape de l’institutionnalisation de la logique gestionnaire au niveau central de l’organisation. Il nous conduit à souligner l’hybridation des groupes concernés dont la logique institutionnelle originelle est contrebalancée par la logique gestionnaire, qui devient une logique partagée dans un nouveau contexte de pluralisme institutionnel (Kraatz et Block 2008).
82Le pluralisme et l’hybridation des groupes professionnels ont ainsi été analysés en plusieurs temps. Tout d’abord, nous avons caractérisé les logiques dominantes des différents groupes professionnels, logiques résultant de processus de socialisation qui dotent les professionnels de connaissances, valeurs et représentations propres à leur groupe (Dubar 1991). Ensuite, nous avons montré comment la diffusion de la logique gestionnaire se manifeste à la fois par une hybridation de certains professionnels et par une modification des frontières entre les groupes participant au pilotage organisationnel dans un bouleversement de l’ordre négocié (Strauss 1963). Ainsi, lors des premiers travaux liés à l’adoption des RCE (rédaction d’un nouveau projet d’établissement, élaboration du tableau de bord stratégique, mise en œuvre d’une démarche domaine) les administratifs, médiateurs de la logique gestionnaire, semblent avoir trouvé, au moins temporairement, une nouvelle légitimité et un nouveau pouvoir dans le pilotage de l’organisation. Leur expertise gestionnaire pour accompagner le changement semble reconnue par les politiques. De même, certains académiques élus ou nommés à des postes de pilotage trouvent une nouvelle place dans le processus de managérialisation en cours. Le manager porteur de projets effectue en effet au cours de notre période d’étude un turning point (Hughes 1951-1996), en décidant de capitaliser sur ses nouvelles compétences gestionnaires pour modifier sa trajectoire de carrière. Il démontre un professionnalisme d’expertise (Evetts 2003) et devient un professionnel hybride en s’appropriant les techniques de contrôle et les savoirs comptables (Kurunmäki 2004).
83La diffusion de la logique gestionnaire apparaît ainsi comme effective dans les discours de l’ensemble des groupes professionnels inspirés initialement par différentes logiques institutionnelles (Friedland et Alford 1991 ; McPherson et Sauder 2013). Cependant, cette diffusion ne signifie pas nécessairement adoption. Ainsi, vis-à-vis des nouveaux indicateurs de performance, les académiques affichent une attirance intellectuelle alliée à une méfiance sur leur potentielle myopie et en rejettent l’utilisation bureaucratique. Ils sont en outre tiraillés entre : un besoin de clarification dans la gestion de l’université et la crainte de perdre ce faisant leurs moyens ; le souci de ne pas déléguer le pilotage aux administratifs et celui de se concentrer eux-mêmes sur leurs missions fondamentales. Le clivage traditionnel entre logique académique, valorisant l’expertise et la pertinence, et logique bureaucratique privilégiant le respect de procédures et de règles, semble également persistant. Les académiques adoptent donc une partie de la logique gestionnaire, notamment dans le cadre de l’évaluation et du financement de la recherche, mais ne se transforment pas en « professionnels managés » au sens de Rhoades (1998) : ils conservent un pouvoir important et une autonomie de décision quant à la stratégie de leur établissement et veillent sur leur liberté d’enseignants-chercheurs. Leur attachement à la logique académique est une source de résistance à l’éventuelle hégémonie de la nouvelle logique gestionnaire.
4.2 – Des groupes professionnels fragmentés en quête d’un nouvel ordre négocié
84Devenue dominante, la logique gestionnaire, serait porteuse d’une managérialisation (Mueller et Carter 2007) qui tendrait à transformer les politiques en managers, les administratifs en gestionnaires et à dé-professionnaliser les académiques (Evetts 2011 ; Boussard et al. 2010). Contrairement à Mueller et Carter (2007), nous n’observons pas une managérialisation qui induirait un couplage serré entre reporting externe et pilotage interne, et la mobilisation d’outils rendant calculables et contrôlables les activités des académiques. Ce groupe possède une autonomie qui accroît son potentiel de résistance aux changements institutionnels. Si nous observons la diffusion d’une « culture du résultat » et « d’indicateurs prégnants » qui modifient les représentations au sein de chaque groupe professionnel (Boussard et al. 2010), la logique gestionnaire est loin d’être uniformément considérée comme acquise.
85L’adoption de la logique gestionnaire par les acteurs dépend non seulement de leur place au sein de l’organisation (groupes professionnels, fonctions) et de leurs interactions autour des SCG (Châtelain-Ponroy et al. 2013), mais également de leur trajectoire professionnelle (Demazière et Gadéa 2009) et des liens tissés en dehors de l’organisation (début de carrière en entreprise, partenariats de recherche avec l’industrie, réseaux académiques internationaux). Nos résultats rejoignent ceux de Morales et Pezet (2010) en ne montrant pas la victoire des administratifs porteurs de la logique gestionnaire sur les autres groupes, mais une forme d’agrégation hétérogène des logiques. Tout comme Townley (2002), Reay et Hinings (2009) ou Lander et al. (2013), nous mettons en évidence une coexistence durable de logiques multiples, et une mise en œuvre fragmentée de la nouvelle logique (Pache et Santos 2013). Ainsi, les académiques adoptent une partie de la logique gestionnaire, en se soumettant notamment aux processus de contrôle exercés par des acteurs externes à l’université, mais ils résistent à la mise en place des SCG pour le pilotage interne de l’organisation. La résistance s’organise en particulier pour préserver les territoires et l’autonomie professionnelle. Ceci rejoint les résultats de Lander et al. (2013) sur la façon dont les acteurs sélectionnent certains éléments des logiques à la manière d’une « boîte à outils » et contribuent ainsi à la fragmentation des logiques mobilisées par l’organisation.
86En définitive, si les SCG participent à une certaine diffusion de la logique gestionnaire, celle-ci se trouve contrebalancée par la persistance des logiques originelles académique, bureaucratique et politique, intégrée à un fonctionnement organisationnel hybride (Pache et Santos 2013). Comme le souligne Kurunmäki (2004), la transférabilité des techniques de contrôle de gestion d’un groupe à l’autre peut générer une hybridation des professionnels, dans un processus d’apprentissage organisationnel. Mais, si les politiques sont partiellement convertis à la nouvelle logique gestionnaire, ils demeurent également très attachés à leurs logiques académique et politique lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Ils perçoivent en outre la difficulté, compte tenu du processus électoral, à tenir dans le temps des positions contraires à la logique académique dominante et sont relativement soumis aux pressions de leurs pairs qui gardent de la distance vis-à-vis de la logique gestionnaire.
87En conclusion, l’une des limites de notre travail réside dans l’observation d’un processus inachevé et instable. La diffusion de la logique gestionnaire au niveau organisationnel n’est qu’émergente, lorsque s’achève la première phase de changement portée par l’équipe présidentielle en place sur la période 2008-2012. Individuellement et collectivement s’expriment différents types de résistances à la logique gestionnaire, fondées sur les logiques préexistantes (Townley 1997 ; Oakes et al. 1998 ; Greenwood et al. 2011 ; Thornton et al. 2012). Au niveau individuel, nos résultats rejoignent les conclusions de Townley (1997) et Moll et Hoque (2011) montrant comment la logique académique fournit un répertoire de pratiques matérielles et de constructions symboliques pour résister au changement. Au niveau collectif, les évolutions sont stoppées par le changement d’équipe présidentielle lors de l’élection de 2012, qui témoigne de la prééminence des logiques politiques et académiques sur la logique gestionnaire.
88Cette élection s’affiche comme le retour à une gouvernance collégiale, et s’inscrit dans une logique politique selon laquelle il faut faire table rase des projets précédents, pour reconstruire une stratégie fondée sur les valeurs. Notre étude rejoint ainsi celle de Dreveton et al. (2012) soulignant que les accords entre administratifs et politiques sont par nature instables et peuvent être remis en question. Dans cette nouvelle constellation de logiques (Goodrich et Reay 2011), les administratifs médiateurs de la logique gestionnaire, qui avaient acquis un certain pouvoir, voient leurs compétences, légitimité, outils et discours mis en question. La nouvelle équipe présidentielle conteste la pertinence des outils de pilotage et bannit le vocabulaire gestionnaire, porteur de valeurs et symboles (Oakes et al. 1998).
89Si nous ne pouvons finalement pas conclure sur l’issue d’un processus d’institutionnalisation de long terme, cette recherche met en évidence de manière originale, par une perspective centrée sur les groupes professionnels, les mécanismes micro-organisationnels qui contribuent à la diffusion d’une nouvelle logique dans une organisation marquée par de fortes logiques institutionnelles. De nouveaux SCG formels et les interactions des individus et des groupes professionnels autour de ces SCG font évoluer les représentations associées à la logique gestionnaire, et ce faisant contribuent à son institutionnalisation. La caractérisation des différentes dimensions des logiques – en termes de valeurs fondamentales, de missions pour l’université, de sources de légitimité et d’autorité, de modes de gouvernance et contrôle – nous a permis de préciser leur compatibilité et les sources éventuelles de conflits. L’élection de 2012 a conduit l’université à une pause dans la diffusion de la logique gestionnaire, mais la confrontation des logiques se trouve réactivée progressivement sous la contrainte budgétaire. L’institutionnalisation de la logique gestionnaire dans les pratiques et les représentations des acteurs entame donc une nouvelle étape, à laquelle nous portons toute notre attention en vue du prolongement de cette recherche.
Remerciements
Nous tenons à remercier les deux réviseurs anonymes pour leurs suggestions constructives. Nous remercions également nos collègues du groupe de recherche « Comptabilité, Contrôle de Gestion & Pilotage de la Performance », et en particulier Simon Alcouffe, pour leurs précieux commentaires.Liste des acronymes
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Mots-clés éditeurs : universités, groupes professionnels, systèmes de contrôle de gestion, logique institutionnelle, nouveau management public
Date de mise en ligne : 18/11/2016
https://doi.org/10.3917/cca.223.0047Notes
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[1]
La Loi sur les Libertés et Responsabilités des Universités votée en 2007 est l’élément législatif le plus emblématique de la transformation institutionnelle, mais la LOLF (loi organique relative aux lois de finance), mise en œuvre à partir de 2006, marquait déjà une première étape dans l’évolution du cadre institutionnel en associant les ressources à des objectifs et indicateurs de performance pour chaque programme ministériel.
-
[2]
Le nom UDEX, anonymant l’université étudiée, a été choisi en référence aux évolutions ayant marqué toutes les universités françaises au cours de la période d’étude, avec un discours fort sur « l’excellence ».
-
[3]
Par les responsabilités et compétences élargies (RCE) prévues dans la loi LRU (2007), les universités se voient confier une nouvelle autonomie et la responsabilité du pilotage de leur budget global.
-
[4]
Les Pôle de Recherche d’Enseignement Supérieur ont été créés par la loi de 2006 pour inciter les universités, les grandes écoles et les organismes de recherche à mutualiser leurs activités et leurs moyens au niveau régional.
-
[5]
L’Idex (initiative d’excellence) est un appel à projets destiné initialement à sélectionner cinq à dix pôles universitaires d’envergure internationale pour soutenir financièrement leur développement.
-
[6]
Les constats partagés, comme première étape de la mise en œuvre des COM, consistaient à définir, à partir du projet d’établissement et des indicateurs contractuels, les priorités déléguées aux composantes, puis les indicateurs de mesure des résultats, ainsi que les moyens alloués. À cette occasion, un intense débat s’est par exemple engagé entre les composantes (chargées de vérifier le rattachement de chaque enseignant-chercheur à un laboratoire) et les laboratoires (souhaitant éviter que des moyens de support ne leur soient budgétairement imputés sur des postes de chercheurs non publiants).
-
[7]
Ces abréviations correspondent aux logiques dominantes empruntées par chaque acteur. Lorsque deux abréviations sont accolées, la première est la dominante. Par exemple, AD2 évolue au cours de la période d’étude d’une logique exclusivement bureaucratique à un certain pluralisme, adoptant la logique gestionnaire dans les dimensions compatibles avec sa logique bureaucratique originelle.