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Article de revue

Utilisation identitaire des dispositifs de contrôle par les membres d’un groupe professionnel : le cas des acheteurs

Pages 13 à 32

Notes

  • [1]
    Nous n’avons pas observé de stratégies de mobilité sociale. Nous avons donc retiré cet axe de notre analyse des résultats.

Introduction

1Dans la littérature classique en contrôle (Anthony 1965, Anthony 1988), les dispositifs de contrôle sont considérés comme des outils permettant d’allouer les ressources de manière efficiente, d’améliorer la prise de décision et de faire converger les buts des membres de l’organisation (Bouquin 2010). Plus récemment, dans le sillage tracé par Burchell et al. (1980), les outils de contrôle ont également été appréhendés comme des dispositifs pouvant revêtir des dimensions symboliques, politiques et idéologiques (Morales et Sponem 2009). Dans ce pan émergeant de la littérature, un certain nombre d’études (Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011) s’intéresse à la manière dont sont mobilisés les dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions. Ces dernières s’apparentent à des situations où les membres de deux groupes professionnels (par exemple, des contrôleurs de gestion et des ingénieurs) entrent en compétition pour accroître ou maintenir leur position stratégique, leur pouvoir de décision, dans l’organisation. Dans ces situations de lutte, les membres d’un groupe professionnel s’efforcent à ce que les savoirs qu’ils possèdent et pour lesquels ils sont reconnus comme experts (par exemple, les techniques de modélisation financière pour les contrôleurs de gestion) se diffusent, de sorte qu’ils soient sollicités le plus souvent possible pour résoudre les problèmes qui touchent l’organisation (Ezzamel et Burns 2005). À cet égard, Briers et Chua (2001) montrent comment des contrôleurs de gestion parviennent à renforcer leur pouvoir décisionnel en introduisant l’ABC (Activity Based Costing). D’une manière générale, les études consacrées à l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions (Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011) montrent comment des contrôleurs de gestion ou des financiers cherchent à introduire des outils de contrôle afin de renforcer leur position stratégique dans l’organisation.

2Les études sur l’utilisation des outils de contrôle dans les luttes entre professions s’ancrent implicitement dans une vision des conflits intergroupes développée, en psychologie sociale, dans la théorie des conflits réels (Shérif 1966). Cette théorie considère que l’antagonisme intergroupe émane du fait que les groupes en présence cherchent à posséder les mêmes ressources matérielles (le pouvoir, par exemple). Les groupes entrent alors en compétition pour accroître ou maintenir leurs ressources matérielles. À la suite de cette théorie des conflits réels, la recherche en psychologie sociale sur les confits intergroupes s’est affinée pour aboutir à une théorie plus générale, la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1979, 1986). Cette dernière intègre la conception des conflits initialement forgée dans la théorie des conflits réels mais élargit cette vision purement politique du conflit intergroupe (centrée sur la distribution de ressources matérielles) en en offrant une vision identitaire (centrée sur le processus de comparaison sociale). Pour les auteurs de la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1979, 1986), la théorie de Shérif (1966) ne permet d’expliquer que les conflits intergroupes qui naissent d’une inégale distribution des ressources matérielles. Or, Tajfel et Turner (1979, 1986) soulignent que les situations de compétition peuvent également résulter d’une inégale attribution des ressources symboliques. Ils proposent alors de lire les conflits intergroupes à l’aide de la notion de comparaison sociale. Selon eux, les situations de luttes émergent d’un processus de comparaison sociale qui est défavorable aux membres d’un groupe. Dans un tel cas, les membres de ce groupe ont le sentiment d’être socialement dévalorisés par rapport aux autres. Ils entrent alors en conflit avec le groupe concurrent dans le but de modifier l’issue du processus de comparaison sociale dans un sens qui leur est plus favorable.

3À l’image de l’évolution de la recherche en psychologie sociale sur les conflits intergroupes, nous pensons que la littérature sur l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions peut se renouveler et s’enrichir grâce à la mobilisation de la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1979, 1986). En effet, les études s’intéressant à l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions ont reposé jusqu’ici sur une vision purement politique du conflit intergroupe. Elles se limitent dès lors à considérer les dispositifs de contrôle comme des outils pouvant accroître la zone de pouvoir des contrôleurs de gestion ou des financiers dans l’organisation. Nous pensons qu’en adoptant une lecture des luttes entre professions basée sur le concept identitaire de « comparaison sociale », les chercheurs en contrôle de gestion sont susceptibles de mettre en valeur de nouvelles manières d’utiliser les dispositifs de contrôle de gestion. Notre travail s’ancre dans une telle approche et tente de décrire et comprendre comment les dispositifs de contrôle peuvent être mobilisés de manière identitaire dans les luttes entre professions.

4Pour y parvenir, nous avons conduit une étude qualitative basée sur des entretiens menés auprès d’acheteurs évoluant dans des entreprises caractérisées par une « logique marketing dominante » (Lambert et Sponem 2012). Nous avons tenté de comprendre et expliquer le vécu et les perspectives identitaires de ce groupe professionnel. Nos résultats empiriques montrent que les acheteurs – socialement dévalorisés dans ce type de contexte – peuvent se servir des dispositifs de contrôle à des fins de revalorisation identitaire. Dans de tels cas, nous soulignons que les membres du groupe professionnel dévalorisé sont susceptibles d’utiliser les dispositifs de contrôle de quatre manières différentes : (1) ils se revalorisent à titre individuel en soulignant qu’ils sont capables d’exploiter les outils de contrôle de manière plus pertinente que leurs collègues acheteurs (stratégie de comparaison intragroupe), (2) ils revalorisent leur groupe professionnel en associant aux dispositifs de contrôle qu’ils utilisent une connotation positive (stratégie de créativité sociale), (3) ils revalorisent leur groupe en s’emparant des outils des contrôleurs de gestion (stratégie de fusion), (4) ils revalorisent leur groupe en construisant des dispositifs de contrôle leur permettant de renforcer leur position dans la prise de décision (stratégie de compétition sociale).

5Cet article s’organise de la manière suivante. Nous commençons par poser les fondements théoriques de notre recherche. Puis, nous présentons notre méthodologie avant d’exposer nos résultats et de discuter les apports de cette contribution au regard de la littérature actuelle sur l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions.

1 – Fondements théoriques

1.1 – Luttes entre professions et dispositifs de contrôle

6Les travaux consacrés aux luttes entre professions au sein des organisations (Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011) s’intéressent au comportement d’individus qui appartiennent à ce que l’on pourrait appeler des « groupes professionnels » (Farjaudon et Morales 2011). Cette expression fait référence à un ensemble d’individus qui se reconnaît, et qui est reconnu par les autres acteurs de l’organisation, comme membres d’un groupe spécifique caractérisé par son activité professionnelle (Farjaudon et Morales 2011). À cet égard, on peut considérer divers sous-ensembles sociaux de l’entreprise comme des groupes professionnels : commerciaux, ingénieurs, informaticiens, contrôleurs de gestion, etc. S’il se caractérise avant tout par son activité professionnelle, le groupe professionnel se définit également par une « sous-culture », sous-tendue par un langage, des valeurs, des schèmes d’interprétation spécifiques, qui oriente les représentations cognitives et émotionnelles des membres du groupe (Dent 1991). Aussi, les membres d’un groupe professionnel sont généralement associés, dans ce courant de la littérature, à un domaine d’expertise spécifique, qui correspond aux savoirs qu’ils possèdent et pour lesquels ils sont reconnus comme experts (Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011). Par exemple, les contrôleurs de gestion sont associés à des savoirs tels que les dispositifs de modélisation financière.

7Les luttes entre groupes professionnels s’apparentent quant à elles à des situations où les membres de deux groupes entrent en compétition pour accroître ou maintenir leur position stratégique, leur pouvoir de décision, dans l’organisation. Les membres d’un groupe professionnel vont alors s’évertuer à étendre leur zone de pouvoir, ou encore leur « juridiction professionnelle » (Hughes 1958, Abbott 1988), en tentant de diffuser les savoirs pour lesquels ils sont reconnus comme experts, de sorte qu’ils soient sollicités le plus souvent possible pour résoudre les problèmes qui touchent l’organisation (Ezzamel et Burns 2005). Face à une telle tentative, les membres des autres groupes professionnels ne restent pas toujours passifs, et peuvent considérer ces agissements comme une intrusion dans leur domaine d’expertise. En effet, l’interdépendance organisationnelle fait que la création (ou la diffusion) d’un savoir associé à un groupe est susceptible de modifier, et notamment de réduire, la juridiction professionnelle d’un autre groupe. L’organisation devient alors le théâtre de luttes intestines où certains acteurs s’efforcent de diffuser leurs savoirs, pendant que d’autres tentent de préserver les leurs. À cet égard, Ezzamel et Burns (2005) rapportent un cas où des financiers tentent de mettre en place l’Economic Value Added dans une entreprise caractérisée par une culture du business très forte. Cette situation conduit à une lutte exacerbée entre les financiers, qui cherchent à vanter les mérites de leur savoir (impartial, rationnel, etc.), et des opérationnels qui considèrent que le succès de l’entreprise repose plutôt sur leur savoir pratique.

8Dans la littérature sur les luttes entre professions, les dispositifs de contrôle sont appréhendés comme des savoirs, possédés par les contrôleurs de gestion, susceptibles d’être utilisés pour étendre leur juridiction professionnelle. À cet égard, on retrouve des études qui illustrent des situations de compétition entre les contrôleurs de gestion et d’autres groupes professionnels, comme les ingénieurs (Dent 1991) ou les commerciaux (Ezzamel et Burns 2005). Dans la majorité de ces travaux, ce sont les contrôleurs de gestion qui cherchent à financiariser leur organisation, en tentant d’étendre leur domaine d’expertise grâce à l’introduction de nouveaux outils de gestion financiers (Cowton et Dopson 2002, Ezzamel et Burns 2005, Morales et Pezet 2010). Hormis quelques cas isolés (Ezzamel et Burns 2005), ces études témoignent souvent de la « victoire » des contrôleurs sur les opérationnels et de la financiarisation de l’organisation étudiée (Scapens et Roberts 1993, Ezzamel 1994). Si les savoirs financiers constituent l’atout majeur des contrôleurs de gestion pour accroître leur position stratégique dans l’organisation, ils peuvent aussi s’efforcer de formaliser et bureaucratiser leur organisation (Bessire 1995). Cette formalisation leur permet ainsi de participer à des prises de décisions desquelles ils auraient été exclus, car gérées de manière informelle par les opérationnels, sans cette factualisation (Bessire 1995).

9Les travaux sur l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions se sont donc focalisés sur la manière dont des contrôleurs de gestion tentent d’introduire des outils de contrôle afin de renforcer leur juridiction professionnelle au sein de l’organisation. Dans ce travail, nous cherchons à nous éloigner de cette conception politique des conflits intergroupes, centrée sur le savoir, pour en livrer une conception identitaire, basée sur la notion d’identité sociale (Tajfel et Turner 1979, 1986).

1.2 – Identité sociale et stratégies identitaires

10Selon Tajfel (1972) et Tajfel et Turner (1979, 1986), l’identité sociale d’un individu dépend de deux éléments : des groupes auxquels il appartient ; et de la valorisation sociale de ces groupes. Ainsi que le formule Tajfel (1972, p. 292), « l’identité sociale d’un individu est liée à la connaissance de son appartenance à certains groupes sociaux et à la signification émotionnelle et évaluative qui résulte de cette appartenance ». Dès lors, dans la mesure où tout individu souhaite bénéficier d’une identité socialement valorisée, il va ressentir le besoin d’appartenir à des groupes valorisants. Ces deux éléments renvoient à deux processus, conceptualisés par Tajfel et Tuner (1979, 1986) : la catégorisation sociale (associée à l’idée d’appartenance) et la comparaison sociale (associée à l’idée d’évaluation).

11Le processus de catégorisation sociale repose sur un découpage de l’environnement social en groupes sociaux distincts. Ce travail de distinction s’ancre généralement sur une distribution de stéréotypes dans le but de clarifier les discontinuités intergroupes. Dans les organisations, l’environnement social peut se découper en groupes professionnels (ingénieurs, commerciaux, acheteurs, contrôleurs de gestion, etc.), auxquels sont fréquemment associés des stéréotypes : les contrôleurs de gestion, par exemple, peuvent être stéréotypés comme des acteurs cherchant à rationaliser l’organisation (Ezzamel et Burns 2005). À l’issue du processus de catégorisation sociale, les individus sont en mesure de se placer sur l’échiquier social, et en particulier de positionner leur groupe d’appartenance par rapport aux autres groupes sociaux. Ce travail de positionnement rend alors possible le processus de comparaison sociale.

12Le processus de comparaison sociale consiste à évaluer, en les comparant, les groupes composant l’environnement social, afin de les hiérarchiser les uns par rapport aux autres. En particulier, les individus comparent leur groupe d’appartenance à des groupes « concurrents ». L’identité sociale des membres du groupe dépend du résultat de cette évaluation comparative. Dans l’organisation, les membres d’un groupe professionnel déterminent la valeur sociale de l’endogroupe en le comparant à l’exogroupe : les contrôleurs de gestion, par exemple, se comparent aux ingénieurs, aux commerciaux, etc. Le processus de comparaison est influencé par le contexte social. Ainsi, la culture de l’organisation oriente sensiblement l’évaluation des groupes : par exemple, lorsqu’une culture financière est implantée dans l’entreprise, les contrôleurs de gestion forment un groupe socialement valorisé comparativement aux autres (Macintosh et Scapens 1991, Lambert et Pezet 2007) ; en revanche, lorsqu’une culture du business prédomine, l’appartenance à ce groupe professionnel est moins valorisante (Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005). Pour les membres d’un groupe professionnel, l’issue de ce processus de comparaison sociale est fondamentale, car elle détermine la valeur sociale de leur groupe d’appartenance, et donc par ricochet celle de leur identité sociale.

13Le résultat du processus de comparaison sociale est donc plus ou moins favorable pour les membres d’un groupe professionnel. Schématiquement, à la suite de Tajfel et Turner (1979, 1986), on peut distinguer deux situations types : une situation favorable où l’identité sociale est considérée comme satisfaisante, et une situation défavorable où la valorisation du groupe est jugée insatisfaisante. La situation vécue oriente alors les stratégies identitaires auxquelles les membres du groupe professionnel ont la possibilité de recourir, c’est-à-dire les manœuvres utilisées pour valoriser leur identité (Tajfel et Turner 1979, 1986).

14Lorsque les membres d’un groupe estiment être dans une situation favorable, c’est-à-dire quand l’endogroupe jouit d’une certaine supériorité vis-à-vis de l’exogroupe, ils peuvent mobiliser deux stratégies (Tajfel et Turner 1979, 1986) : soit étendre la supériorité du groupe, soit conserver cette supériorité. La littérature en contrôle sur les luttes entre professions offre déjà des illustrations de ces deux types de stratégies identitaires : Farjaudon et Morales (2011) montrent par exemple comment des contrôleurs de gestion, qui disposent déjà d’un certain pouvoir, parviennent à l’étendre au détriment des « marketeurs » ; Ezzamel et Burns (2005) montrent par ailleurs comment des commerciaux, détenant un fort pouvoir, arrivent à le conserver face à une tentative de financiarisation orchestrée par les contrôleurs de gestion.

15Lorsque les membres d’un groupe pensent être dans une situation défavorable, c’est-à-dire quand le groupe d’appartenance possède un statut social faible par rapport à l’exogroupe, ils sont susceptibles, d’après Tajfel (1978) et Tajfel et Turner (1979, 1986), de recourir à cinq stratégies différentes :

  • la mobilité sociale est une stratégie individuelle, qui consiste pour l’individu, membre du groupe dévalorisé, à quitter ce groupe pour un groupe plus valorisant ;
  • la comparaison intragroupe est une stratégie individuelle, qui amène l’individu, membre du groupe dévalorisé, à se comparer aux autres membres du groupe dans l’espoir de se considérer comme supérieur à ses pairs ;
  • la créativité sociale est une stratégie collective, sans tentative de changement concret, par laquelle les membres du groupe modifient socio-cognitivement le processus de comparaison sociale afin que son issue soit davantage valorisante pour le groupe ;
  • la fusion est une stratégie collective, avec tentative de changement réel, par laquelle les membres du groupe tentent de redéfinir les caractéristiques de l’endogroupe en les rapprochant de celles d’un groupe socialement valorisé, cette redéfinition pouvant aller jusqu’à la fusion des deux groupes ;
  • la compétition sociale est une stratégie collective, avec tentative de changement réel, qui consiste pour les membres du groupe à modifier le statut social de ce dernier, en particulier en transformant ses caractéristiques, afin qu’il devienne plus valorisant pour ses membres.

16Dans la littérature en contrôle, l’instrumentalisation des dispositifs de contrôle dans le cadre d’une stratégie de compétition sociale a été documentée. L’étude de Briers et Chua (2001) montre ainsi comment des contrôleurs de gestion, dévalorisés, tentent de renforcer leur position stratégique dans l’organisation en cherchant à introduire l’Activity Based Costing. Ezzamel et Burns (2005), révèlent, quant à eux, que des contrôleurs de gestion, faiblement considérés, peuvent tenter d’étendre leur juridiction professionnelle en introduisant l’Economic Value Added. Enfin, l’étude de Morales et Pezet (2010) s’intéresse à la manière dont les contrôleurs de gestion introduisent la logique financière, par les reportings financiers et les ERP, dans une entreprise où la « culture dominante » est celle des ingénieurs.

17Mais, les autres stratégies identitaires pouvant être mobilisées par les membres d’un groupe professionnel dévalorisé (la mobilité sociale, la comparaison intragroupe, la créativité sociale et la fusion), n’ont jamais été mises en évidence dans la littérature en contrôle. Notre travail a pour ambition de combler ce manque, en examinant l’utilisation identitaire des dispositifs de contrôle par les membres d’un groupe professionnel dévalorisé.

2 – Méthodologie

2.1 – Recueil des données

18De 2007 à 2010, nous avons réalisé une étude qualitative de terrain qui avait pour ambition de comprendre le rôle et les positions des groupes professionnels participant à la gestion de la relation client-fournisseur dans des entreprises à « logique marketing dominante » (Lambert et Sponem 2012). Ce travail empirique avait plus particulièrement pour objectif de comprendre le vécu et les perspectives identitaires d’un groupe professionnel spécifique : les acheteurs.

19Si notre choix s’est porté sur cette « rationalité marketing dominante » (Lambert et Sponem 2012), c’est parce que la logique marketing dominante nous est apparue comme un contexte propice à la dévalorisation des acheteurs, et donc susceptible de faire émerger différents types de stratégies identitaires et divers usages des outils de contrôle. Comme le précisent Lambert et Sponem (2012), les entreprises à « rationalité marketing dominante » évoluent sur des marchés à fort potentiel de croissance, et développent une offre à forte valeur ajoutée pour le client. Ces entreprises définissent les enjeux Marketing comme la finalité prioritaire et promeuvent l’innovation et la différenciation comme facteurs majeurs de leur performance. Nous avons alors sélectionné des entreprises répondant à ces caractéristiques, c’est-à-dire pour lesquelles les notions de marque, d’innovation et de différenciation sont fortement valorisées dans les discours stratégiques des dirigeants. Notre étude se fonde sur des données recueillies auprès de 5 entreprises de grandes tailles (entre 10 et 35 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2010), évoluant dans les industries pharmaceutiques (pharmaCorp), du luxe (LuxeCorp), de la cosmétique (MyBeauty), des services environnementaux (GreenWater) et du divertissement (EntertainYou). L’analyse rapportée dans ce travail repose sur deux types de sources : l’entretien semi-directif et la collecte de données secondaires.

20Premièrement, 26 entretiens semi-directifs, d’une durée de 30 minutes à trois heures, ont été menés. Nous avons sélectionné nos interlocuteurs selon leur fonction afin de rencontrer, pour chaque entreprise, des acheteurs, des responsables marketing et des fournisseurs. Plus précisément, dans les entreprises clientes, nous avons interviewé des acheteurs projets, des acheteurs familles, des responsables achats, des chefs de produits, des responsables de projets. Dans les entreprises fournisseurs, nous avons réalisé des entretiens auprès de commerciaux, de responsables grands comptes et de responsables de Business Units impliqués dans les relations avec les clients. Nous avons porté une attention particulière au recueil des propos des acheteurs (14 entretiens sur les 26 réalisés) puisque notre objectif était de décrire et comprendre leurs représentations de la situation ainsi que leurs stratégies identitaires (individuelles ou collectives). Nous avons mené ces interviews en nous appuyant sur un guide d’entretien que nous adaptions suivant la fonction (acheteurs, opérationnels/marketeurs) et l’organisation d’appartenance (client, fournisseur) de l’interlocuteur. Le guide d’entretien a, par ailleurs, été ajusté au fur et à mesure de l’avancement de l’étude. Il s’organisait autour des thèmes suivants : l’organisation (stratégie, organisation, culture d’entreprise) ; la nature et les objectifs des relations entre le client et le fournisseur ; les tâches, les rôles et les outils utilisés dans la gestion des relations fournisseurs ; les interactions entre les différents protagonistes de la relation client-fournisseur ; et les actions et projets pour améliorer la gestion de la relation client-fournisseur. Au cours de l’entretien, nous laissions une grande liberté de parole à nos interviewés et abordions les thèmes en fonction de l’évolution de leur discours. Cependant, nous n’hésitions pas à recentrer le propos si nous estimions que la personne interrogée s’éloignait de manière significative de notre objet. Les entretiens ont été intégralement enregistrés puis retranscrits. Le tableau 1 dresse une synthèse détaillée des entretiens menés dans le cadre de cette étude.

Tableau 1

Synthèse des entretiens menés dans le cadre de l’étude

Tableau 1
Sous-industries Entreprises Fonctions Nombre d’entretiens Durée totale des entretiens Industrie Pharmaceutique PharmaCorp Acheteurs 3 4 h 45 Marketeurs 1 1 h 20 Fournisseurs 1 1 h 45 Industrie du luxe LuxeCorp Acheteurs 3 5 h 10 Marketeurs 1 1 h 30 Fournisseurs 1 1 h 30 Industrie cosmétique MyBeauty Acheteurs 4 6 h 30 Marketeurs 2 3 h 20 Fournisseurs (commerciaux et managers) 2 3 h 15 Industrie des services environnementaux GreenWater Acheteurs 2 2 h 45 Resp. Projet 1 0 h 30 Fournisseurs (commerciaux et managers) 2 2 h 45 Industrie du divertissement EntertainYou Acheteurs 2 3 h 15 Resp. Commercial Business Unit 1 1 h 15 26 39 h 35

Synthèse des entretiens menés dans le cadre de l’étude

21Deuxièmement, nous avons eu accès à des documents internes tels que des appels d’offres, des plans d’actions, des plans de formation des acheteurs, des reportings et des notes internes d’information. Nous avons également consulté des documents publics tels que des rapports annuels.

2.2 – Analyse des données

22Les entretiens réalisés ont fait l’objet d’un codage à partir d’une grille d’analyse émanant principalement du cadre théorique de Tajfel et Turner (1979, 1986).

23La première étape de notre analyse avait pour objectif de comprendre et de décrire la situation des acheteurs. Dans un premier temps, nous avons regroupé les 26 entretiens par cas d’entreprises. Une première lecture nous a permis de définir et de caractériser la « rationalité dominante » dans chacune des entreprises afin de valider notre intuition initiale de « logique marketing dominante ». Une seconde lecture des entretiens, regroupés par fonctions (acheteurs, marketeurs, fournisseurs, etc.), nous a aidés à identifier comment les acteurs catégorisaient leur environnement social. Enfin, une troisième lecture des entretiens nous a permis de décrire le processus de comparaison sociale se jouant entre les acheteurs et les marketeurs.

24La seconde étape de l’analyse des données avait pour but d’identifier les stratégies identitaires mobilisées par les acheteurs ainsi que les dispositifs de contrôle utilisés à des fins de revalorisation identitaire. Pour cela, nous nous sommes focalisés sur les entretiens réalisés avec des acheteurs, et les avons codés selon deux niveaux d’analyse :

  • Premièrement nous avons identifié et catégorisé les dispositifs de contrôle mobilisés par les acheteurs ;
  • Deuxièmement, nous nous sommes appuyés sur les stratégies identitaires de Tajfel et Turner (1979, 1986) pour caractériser et qualifier la manière dont les acheteurs utilisaient les dispositifs de contrôle à des fins identitaires. Nous avons, dès lors, classé les différents usages comme suit :
    • « comparaison intragroupe » lorsque les acheteurs utilisent des dispositifs de contrôle pour se valoriser individuellement par rapport aux autres membres de leur groupe professionnel ;
    • « créativité sociale » lorsque les acheteurs connotent positivement les dispositifs de contrôle qu’ils utilisent pour se valoriser socio-cognitivement ;
    • « fusion » lorsque les acheteurs tentent de s’emparer des dispositifs de contrôle de gestion pour ressembler aux contrôleurs de gestion ;
    • « compétition sociale » lorsque les acheteurs tentent d’insérer de nouveaux dispositifs de contrôle pour renforcer leur position vis-à-vis des responsables marketing [1].

3 – Résultats

25Dans cette partie, nous montrerons dans une première section la dévalorisation des acheteurs dans des entreprises où la logique marketing est dominante, puis nous décrirons dans une seconde section l’utilisation identitaire des dispositifs de contrôle réalisée par ces mêmes acheteurs.

3.1 – La dévalorisation des acheteurs

3.1.1 – La rationalité dominante : la logique marketing

26Dans les entreprises étudiées, la performance est entendue en termes de gains de parts de marché et d’innovation, si bien que le marketing occupe une place centrale.

27

Une de nos particularités fortes dans ce business, c’est que les innovations marketing sont aussi importantes que les innovations technologiques. Les packagings, les conditionnements ont une vraie valeur ajoutée sur le marché.
(Geoffrey – Resp. marque parfums, LuxeCorp)

28Dans ce contexte, les entreprises étudiées privilégient une amélioration de la profitabilité par le « haut du compte de résultat », c’est-à-dire par la croissance du chiffre d’affaires, plutôt que par le « bas du compte de résultat », c’est-à-dire par les économies de coûts.

29

On parle de beaucoup d’autres choses avant de parler de coûts ou de prix. On parle d’innovation, on parle de produits, on parle de qualité, on parle de timing, et ensuite on parle de prix.
(Jacques – Resp. grands comptes, PackingCorp fournisseur de MyBeauty)

3.1.2 – Le processus de catégorisation sociale : acheteurs versus marketeurs

30Les protagonistes de la relation client-fournisseur catégorisent leur environnement social et, en particulier, réalisent des distinctions très nettes entre le groupe professionnel « acheteurs » et le groupe professionnel « marketeurs ». Ce travail de différenciation se matérialise par la distribution de stéréotypes et de caractéristiques spécifiques aux deux groupes. D’un côté, les « marketeurs » sont considérés comme des acteurs focalisés sur le « produit » et les « parts de marché » et qui possèdent une vision affective de la relation avec le fournisseur.

31

Les chefs de produits, eux, ce qui les intéresse, ce sont le produit et les deadlines. Eux, ils vont être évalués sur leurs performances commerciales, sur les parts de marché qu’ils gagnent. Donc tant que le fournisseur garantit les bonnes prestations, ils préfèrent ne pas toucher aux conditions commerciales.
(Leila – Acheteuse, MyBeauty)

32

Financièrement, ils n’attendent rien et ils ne veulent même pas savoir. Ils ne savent même pas ce qu’ils dépensent à l’année. Moi, j’ai eu souvent des opérationnels qui me disent « mais cela vous prend souvent de vous réveiller un matin et de vouloir rechallenger des fournisseurs avec qui on s’entend bien ?  ». Pour eux, il n’y a que ça qui compte.
(Marine – Acheteuse, EntertainYou)

33

L’idée même d’une innovation doit venir d’un besoin du client final pour qu’elle ait un sens en termes de marché. Et ça, on ne peut l’avoir qu’avec les chefs de produits. C’est eux qui connaissent le produit, qui connaissent les clients et qui connaissent le marché. Donc si on veut être réactifs pour, soit suivre des idées d’innovation, soit en proposer nous-mêmes, c’est avec les chefs de produits qu’on doit être en relation permanente.
(Christopher – Ingénieur Développement, AromaIndus fournisseur de LuxeCorp)

34De l’autre, les « acheteurs » sont considérés comme des acteurs focalisés sur les aspects financiers et qui possèdent une vision rationnelle de la relation client-fournisseur.

35

Les acheteurs ils peuvent avoir aussi des idées, mais ce n’est souvent que sur des questions périphériques : sur de l’organisation, de la massification, etc. mais c’est rarement sur le produit lui-même.
(Christopher – Ingénieur Développement, AromaIndus fournisseur de LuxeCorp)

36La distinction entre les groupes professionnels des « marketeurs » et des « acheteurs » s’accompagne d’une hiérarchisation de ces groupes sociaux (Tajfel et Turner 1979, 1986) par le processus de comparaison sociale.

3.1.3 – Le processus de comparaison sociale : la dévalorisation des acheteurs

37Dans ce contexte de logique marketing dominante, les responsables marketing occupent une position stratégique favorable dans l’organisation, car leur vision de la performance et des moyens d’y parvenir prédomine. Ils sont les chefs d’orchestre de la gestion stratégique et opérationnelle de l’organisation et toutes les décisions passent par eux.

38

Je me souviens quand j’étais à l’ESSEC, en spécialisation marketing, le poste de chef de produit chez MyBeauty c’était le genre de poste qui faisait rêver tout le monde. Quand on fait du marketing on a envie d’y être parce qu’on sait qu’on va bosser sur des marques connues, on sait que c’est le cœur du business. […] Tout est orienté vers la mise en valeur des produits et des marques. Et quand on y rentre, c’est vraiment le cas. J’avais commencé en stage « assistante chef de produit » et j’étais à fond parce que finalement tout passe par le chef de produit.
(Armèle – Chef de Produit, MyBeauty)

39À l’inverse, face à la puissance des responsables marketing, les acheteurs tiennent une « place marginale » dans l’organisation. Leur travail est même dénigré par les autres acteurs.

40

On sait qu’on a une place marginale dans l’histoire. On voit bien comment ça se passe. Tant que les chefs de produits ont la main sur tout on ne pourra pas aller plus loin.
(Alice – Acheteuse, MyBeauty)

41

Vous entendrez dire par tout le monde qu’il est extrêmement facile d’acheter, beaucoup moins facile de produire, beaucoup moins facile de vendre.
(Pierre – Resp. achats indirects, LuxeCorp)

42Ainsi le processus de comparaison sociale conduit à une valorisation du groupe professionnel « marketeurs », et à une dévalorisation du groupe professionnel « acheteurs ». Ces derniers mettent alors en œuvre des stratégies de revalorisation de leur identité dans lesquelles ils utilisent des dispositifs de contrôle.

3.2 – L’utilisation identitaire des dispositifs de contrôle par les acheteurs

43Dans leurs stratégies de revalorisation, les acheteurs utilisent les dispositifs de contrôle de quatre manières différentes : (1) ils se revalorisent à titre individuel en soulignant qu’ils sont capables d’exploiter les outils de contrôle de manière plus pertinente que leurs collègues acheteurs (stratégie de comparaison intragroupe), (2) ils revalorisent leur groupe professionnel en associant aux dispositifs de contrôle qu’ils utilisent une connotation positive (stratégie de créativité sociale), (3) ils revalorisent leur groupe en s’emparant des outils des contrôleurs de gestion (stratégie de fusion), (4) ils revalorisent leur groupe en construisant des dispositifs de contrôle leur permettant de renforcer leur position dans la prise de décision (stratégie de compétition sociale).

3.2.1 – La comparaison intragroupe : utiliser cognitivement les dispositifs de contrôle pour se valoriser à titre individuel

44Dans le but de se revaloriser, certains acheteurs mettent en valeur leur intelligence ou leurs compétences distinctives. Cette attitude n’a pas ici pour objectif de valoriser le statut des acheteurs en tant que groupe professionnel mais de se valoriser soi-même en tant qu’individu. Pour y parvenir, ils font parfois référence à la manière dont ils utilisent les dispositifs de contrôle. Par exemple, certains acheteurs valorisent leur identité personnelle en affirmant qu’ils sont capables de mieux instrumentaliser les outils de contrôle de gestion que les autres acheteurs.

45

Sous le prétexte du budget, j’essaie de collecter un maximum d’informations sur les produits, sur le travail des marketings, sur les process de fabrication. […] Ce sont des infos qui ne me servent pas directement pour le budget achats, mais que je peux utiliser par la suite quand j’en ai besoin, notamment à la fin du cycle pour remonter mes analyses. Parce que c’est vrai que quand on fait des analyses et on vient poser des questions, on ne nous donne pas toujours les réponses qu’on attend, ou des fois on essaie de nous donner des explications mais sans vraiment expliquer. On ne donne pas non plus les infos. Donc moi j’essaie de prendre avant.
(Amélie – Acheteuse, MyBeauty)

46Si la position des acheteurs (le groupe) reste ici fragile (car d’une manière générale « on ne leur donne pas les réponses qu’ils attendent »), l’acheteuse se valorise en insistant sur sa capacité à instrumentaliser le processus budgétaire pour collecter les informations dont elle a besoin et obtenir des réponses à ses questions. L’insistance sur le « je » laisse penser que la démarche est avant tout individuelle, pour rompre (à titre individuel) avec la marginalisation et l’exclusion des (autres) acheteurs des circuits informationnels.

47Cette démarche individuelle apparaît également chez certains acheteurs qui valorisent leur identité personnelle en affirmant qu’ils sont capables de mieux utiliser les outils de contrôle que les autres acheteurs. À ce sujet, une acheteuse décrit comment elle se distingue des autres membres de son groupe professionnel par sa compétence « unique » en matière d’analyse de reporting.

48

Quand j’ai fait mon analyse grâce au reporting, j’ai découvert que ce qui avait été facturé est plus cher que ce qui avait été contracté. Ils (les fournisseurs) augmentaient tous les prix unitaires. Et quand j’ai fait mes calculs la première fois j’arrivais à des augmentations de 28 %. C’est quand même énorme. Et ces 28 % ce n’est pas du volume en plus. C’est 28 % à volume de « presta » constant, donc c’est essentiellement de la hausse de prix. Et là encore, avant que je ne les rejoigne, ce type d’analyse personne ne les faisait, parce que personne ne savait le faire.
(Marine – Acheteuse, EntertainYou)

49L’acheteuse se désolidarise du travail des membres de son groupe professionnel, incapables, selon elle, de détecter et de révéler les écarts de coûts d’achats supportés par l’entreprise. En d’autres termes, en mobilisant le dispositif de reporting des coûts d’achats, l’acheteuse introduit une stratification sociale interne au groupe professionnel des acheteurs et se valorise au détriment des autres.

50En situation de dévalorisation, certains acheteurs utilisent donc cognitivement les dispositifs de contrôle. Dans ces stratégies de comparaison intragroupe, ils se revalorisent à titre individuel en soulignant – dans leurs discours – qu’ils sont capables d’exploiter les outils de contrôle de manière plus pertinente que leurs collègues acheteurs.

3.2.2 – La créativité sociale : connoter positivement les dispositifs de contrôle utilisés pour se valoriser socio-cognitivement

51Pour valoriser leur identité sociale, les acheteurs peuvent aussi « manipuler » le processus de comparaison sociale de sorte qu’il apparaisse plus à leur avantage. Pour ce faire, ils modifient socio-cognitivement la connotation négative de certaines caractéristiques de leur groupe afin de les rendre plus positives. Dans un contexte de logique marketing dominante, la dévalorisation des acheteurs est liée à leurs caractéristiques bureaucratique et financière. Plutôt que de chercher à modifier ces caractéristiques, les acheteurs essaient dans leurs discours de trouver à ces spécificités des connotations positives. Notamment, ils tentent de valoriser les dispositifs de contrôle qu’ils utilisent.

52

Vous savez, quand les gens sont très métiers, c’est-à-dire quand ils sont très « au quotidien », bien souvent ils ont du mal à sortir la tête de l’eau. Et donc nous, on leur apporte des solutions, pour justement les aider à formaliser. […]. Donc l’idée c’est que quand quelqu’un est au quotidien avec le fournisseur, on l’aide nous à sortir, à prendre un peu de hauteur, et à se dire voilà : quel est ton besoin, formalise-le, explique-nous comment tu veux travailler. Parce que la relation, l’échange avec un acheteur permet de se poser et de se dire « ah tiens je peux factualiser un peu tout ça ».
(Antoine – Resp. Achats France, PharmaCorp)

53Dans cet exemple, les acheteurs réalisent un travail de traduction et de mise en forme, pour « factualiser » les besoins des responsables marketing. Ce travail « bureaucratique », a priori peu valorisant, car il ne contribue pas aux facteurs de performance comme l’innovation et le développement commercial, est pourtant associé par les acheteurs à des attributs positifs (ils permettent de « prendre de la hauteur ») et à un management moderne, au service des responsables marketing et de leur performance.

54Dans le même ordre d’idée, une acheteuse considère le processus de réduction des coûts, négativement valorisé dans les entreprises à logique marketing dominante, comme un travail « créatif », lui, en revanche, valorisé dans le contexte défini.

55

Il faut savoir être créatif pour trouver des gains économiques sur des projets jamais challengés. Par exemple, tu prends le produit qu’on vend, tu essaies de réfléchir : comment sur le processus de production, la façon dont on le fabrique, tu peux toi intervenir pour proposer des éléments de réduction des coûts ? Par exemple, je m’occupe également de la branche DVD, donc pour « Dessins Animés Entertainment ». Sur les DVD, tu as la charte graphique en couleur, ben en la mettant en deux couleurs, parce que la quadrichromie c’est ce qu’il y a de plus cher, peut-être qu’en réduisant les couleurs on peut faire des gains économiques. On en fait déjà, on s’est déjà occupé de l’impression des disques, mais pas de ça. C’est ça être créatif c’est de trouver des idées sur ce que t’as déjà géré où tu peux apporter de la valeur ajoutée. Et c’est après le client interne qui valide.
(Marine – Acheteuse, EntertainYou)

56Ici encore, les acheteurs « manipulent » le processus de comparaison sociale pour mettre en valeur l’utilité et l’intérêt des dispositifs de contrôle qu’ils mobilisent, pour la réussite de l’organisation. Dans leurs discours, les acheteurs tentent de transformer la description de leur travail d’une activité peu utile à l’amélioration de la performance de l’entreprise, à une activité créatrice de valeur et contribuant à la maîtrise des facteurs de performance.

57En situation de dévalorisation, certains acheteurs utilisent donc socio-cognitivement les dispositifs de contrôle. Dans ces stratégies de créativité sociale, ils tentent de revaloriser leur groupe professionnel en associant aux dispositifs de contrôle qu’ils utilisent une connotation positive.

3.2.3 – La fusion : s’emparer des dispositifs de contrôle de gestion pour ressembler aux contrôleurs de gestion

58Dans leur quête de reconnaissance sociale, les acheteurs peuvent également essayer d’opérer un rapprochement avec les membres d’un groupe professionnel plus valorisé que le leur. Dans notre cas, les contrôleurs de gestion – qui possèdent des caractéristiques bureaucratiques et financières assez proches de celles des acheteurs – apparaissent plus valorisés que les acheteurs aux yeux des responsables marketing. Ainsi, ces derniers accordent plus de « crédit » aux contrôleurs de gestion (à qui ils reconnaissent une expertise financière) qu’aux acheteurs.

59

Quand il y a des choses qui viennent des contrôleurs, ils vont plus facilement les entendre que quand elles viennent de nous. Ils leur donnent un certain crédit sur tout ce qui est finance, donc ils prennent en considération leurs propositions.
(Amélie – Acheteuse, MyBeauty)

60Conscients de cette différence de traitement, les acheteurs vont alors tenter de se rapprocher des contrôleurs de gestion. Ce rapprochement est d’autant plus logique pour les acheteurs qu’ils perçoivent une « préoccupation » commune entre les deux groupes : « relier le business et le financier ».

61

On discute aussi avec les contrôleurs des divisions, parce qu’ils ont aussi cette préoccupation de relier le business et le financier. Et je sais qu’eux aussi ils ont ce même souci de ne pas avoir la main sur tout ce qu’ils voudraient. Que ce soit sur les achats avec nous, ou sur les plans strats, les budgets, les investissements, avec les contrôleurs, c’est toujours le marketing qui a le « final cut » sur les décisions.
(Amélie – Acheteuse, MyBeauty)

62Dès lors, les acheteurs peuvent chercher à leur ressembler en « s’emparant » de leurs dispositifs. Comme en témoigne l’extrait suivant, les acheteurs sont susceptibles, par exemple, de « s’emparer » du processus de construction budgétaire.

63

Quand on est sur le budget, là on est obligé de parler coûts, prix, volumes et de voir par rapport aux budgets précédents qu’est ce qui a été réalisé, qu’est ce qui ne l’a pas été, et comment on peut redéployer des sommes qui parfois ont été dépensées pour rien. Et puis on teste des idées, par exemple sur le process, des opérations qu’on réplique pour voir comment on peut les agréger. On leur fait des simulations pour voir ce que ça engendre comme coûts ou comme économies. Et on essaie de les amener à comprendre ce que leur façon de travailler implique en termes de coûts et donc de budget.
(Amélie – Acheteuse, MyBeauty)

64Habituellement, peu écoutés par les opérationnels, les acheteurs profitent de la construction du budget pour « les amener à comprendre ce que leur façon de travailler implique en termes de coûts ». Si les acheteurs parviennent ici à être entendus par les responsables marketing, c’est parce qu’ils « s’emparent » d’un processus et d’un outil associés aux contrôleurs de gestion. Ainsi, les acheteurs se saisissent d’un moment où les opérationnels sont à l’écoute – parce qu’orchestré par les contrôleurs de gestion – pour les sensibiliser aux coûts de leurs activités. En « s’emparant » du processus budgétaire, en se saisissant de ce moment, les acheteurs se muent en de véritables contrôleurs de gestion.

65En situation de dévalorisation, les acheteurs peuvent donc chercher à se rapprocher d’un groupe professionnel plus valorisé que le leur. Dans notre cas, ils tentent de ressembler aux contrôleurs de gestion et de revaloriser leur groupe en « s’emparant » des outils de ces derniers.

3.2.4 – La compétition sociale : construire des dispositifs de contrôle pour renforcer sa position dans la prise de décision

66Afin de se revaloriser, il arrive aussi que les acheteurs s’efforcent à construire des dispositifs de contrôle dans le but de renforcer leur position dans la prise de décision. Les acheteurs vont ici tenter d’insérer des dispositifs de contrôle, bureaucratiques et/ou financiers, afin de participer à des prises de décisions desquelles ils auraient été d’ordinaire exclus. À cet égard, il leur arrive de « construire des outils de pilotage ». Dans l’exemple ci-dessous, l’acheteur développe et suit des indicateurs non financiers centrés sur le « business ».

67

Pour les KPI, on sait que les prescripteurs ne sont pas férus de ce genre de systèmes. Eux, ce qu’ils savent c’est le projet, le produit et le fait de ne pas créer de soucis avec le fournisseur. Mais formaliser tout cela, le mettre sur le papier et construire des outils de pilotage, ce n’est pas leur truc. […] Donc les KPI sont suivis par les acheteurs, et ça nous permet de rentrer dans cet aspect factuel, « factualisation » de la relation et surtout c’est l’occasion pour nous de rester en discussion avec les prescripteurs et le fournisseur, même après le cahier des charges et l’affectation des projets. Ça nous permet de comprendre leur travail, leur business, pourquoi ce KPI peut marcher ? Et pourquoi tel autre n’a pas de sens ? Et de fil en aiguille on rentre dans le jeu avec eux.
(Pierre – Resp. achats indirects, LuxeCorp)

68Les acheteurs tentent d’organiser le pilotage de la relation client-fournisseur en construisant des outils orientés vers le business. Cette intrusion dans le périmètre des responsables marketing, par l’intermédiaire de la construction d’indicateurs de performance opérationnelle, permet aux acheteurs d’être informés, de mieux connaître et comprendre le business, mais surtout de maintenir (« rester en discussion avec les prescripteurs et le fournisseur ») et se construire (« de fil en aiguille on rentre dans le jeu avec eux ») une position dans la prise de décision.

69Pour tenter d’intervenir dans les processus clés à l’origine de la performance « business », il arrive aussi que les acheteurs construisent des techniques de calcul de coût. Parfois en manque d’informations sur le produit, les acheteurs peuvent être amenés à décomposer le processus industriel d’une pièce achetée pour retrouver une estimation de son coût de production.

70

Alors on n’est pas des grands spécialistes des techniques de costing, mais on arrive quand même à essayer de retrouver une grande partie des coûts quand ce n’est pas donné par le fournisseur. Moi je suis ingénieur de formation donc je suis plutôt à l’aise avec les chiffres et les processus industriels. Donc ce que je fais, c’est que je décompose le process industriel de la pièce, et j’essaie de retrouver une estimation du coût de production. L’idée ce n’est pas d’avoir une évaluation au centime près. Mais c’est plus d’avoir un ordre d’idée et pouvoir faire des simulations. Par exemple quand on fait varier les volumes, qu’est ce que ça donne ? Quand on multiplie la déclinaison des modèles, qu’est ce que ça donne ? Par exemple sur un conditionnement de rouge à lèvres, est ce qu’on prend le même conditionnement pour toute la gamme ? Ou, est-ce qu’on prend un conditionnement par couleur ?
(Leila – Acheteuse, MyBeauty)

71

Ce que je veux c’est arriver avec quelque chose dans les réunions pour avoir des propositions à faire qui soient audibles par les chefs de produit. Et pour ça il faut leur parler de ce que eux connaissent et ce qui les intéresse et avec leur langage, c’est-à-dire le produit, les volumes, la déclinaison de la gamme, etc. Quand j’arrive à parler de gamme de produit et de coûts en même temps, là on m’écoute.
(Leila – Acheteuse, MyBeauty)

72La construction d’un système de calcul de coûts peut être très précieuse pour les acheteurs, dans la mesure où elle permet de relier des considérations marketing (« le produit, les volumes, la déclinaison de la gamme, etc. ») à des considérations financières (« coûts »). Ce dispositif donne donc la possibilité aux acheteurs de parler le « langage » des responsables marketing, et par là même d’être plus « audibles » auprès d’eux. Grâce aux dispositifs de contrôle qu’ils mobilisent, les acheteurs ne sont plus à la marge du processus décisionnel, mais dialoguent avec les responsables marketing, dans l’espoir d’influencer leurs décisions opérationnelles.

73Dans une stratégie de compétition sociale, les acheteurs vont donc tenter d’introduire de nouveaux dispositifs de contrôle, bureaucratiques et/ou financiers, afin de participer à des prises de décisions desquelles ils auraient été d’ordinaire exclus. Il s’agit donc ici, pour les acheteurs, de construire des dispositifs de contrôle dans le but de renforcer leur position dans la prise de décision.

4 – Discussion

74Au regard de la littérature actuelle sur l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions, nos résultats empiriques débouchent sur quatre principales contributions.

75Jusqu’à maintenant, les travaux s’insérant dans ce pan de la littérature ont uniquement documenté l’utilisation qui est faite des outils de contrôle par des contrôleurs de gestion, ou par des financiers (Scapens et Roberts 1993, Ezzamel 1994, Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011). Notre travail apporte un nouvel éclairage à cet égard. Nos résultats montrent que, dans les luttes entre professions, les dispositifs de contrôle peuvent également être mobilisés par les acheteurs. Associés à des caractéristiques bureaucratiques et financières assez proches de celles des contrôleurs de gestion, les acheteurs sont eux aussi amenés, pour revaloriser leur identité sociale, à valoriser, instrumentaliser ou développer des outils de formalisation et de financiarisation, que sont les outils de contrôle. Dès lors, nous pouvons penser que tout dispositif de contrôle est susceptible d’être utilisé, à des fins identitaires, par tout groupe professionnel auquel seraient associées des compétences bureaucratique et financière.

76La littérature sur l’utilisation des outils de contrôle dans les luttes entre professions (Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011) rend uniquement compte de situations où des contrôleurs de gestion (ou des financiers) mobilisent des savoirs qu’ils possèdent et pour lesquels ils sont reconnus comme experts. À ce niveau, notre travail permet à nouveau d’enrichir la littérature actuelle. Les résultats de notre étude montrent en effet que, parmi les dispositifs de contrôle que les acheteurs mobilisent à des fins identitaires, certains sont des dispositifs de contrôle de gestion. Dans les luttes entre professions, les acheteurs mobilisent donc des dispositifs classiques de contrôle (comme le budget) pourtant reconnus comme partie intégrante du domaine d’expertise des contrôleurs de gestion. Mais pourquoi décident-ils de s’emparer des savoirs d’un autre groupe professionnel et pour lesquels ils ne sont pas reconnus comme experts ? D’une part, parce que les acheteurs perçoivent une convergence des buts entre eux et les contrôleurs de gestion : pour se créer une place dans l’organisation ces deux groupes professionnels doivent prouver leurs capacités à « relier le business et le financier ». D’autre part, parce que les contrôleurs de gestion sont socialement plus valorisés que les acheteurs. Finalement, nous pouvons affirmer que tout groupe professionnel dévalorisé est susceptible de s’emparer des dispositifs de contrôle de gestion – pourtant reconnus comme partie intégrante du domaine d’expertise des contrôleurs de gestion – s’il perçoit une convergence des buts avec les contrôleurs de gestion et si les contrôleurs de gestion sont socialement plus valorisés dans le contexte donné.

77Les travaux en contrôle de gestion sur les luttes interprofessionnelles (Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011) ont jusqu’à présent envisagé l’utilisation des dispositifs de contrôle comme une initiative collective, engageant l’intégralité des membres du groupe professionnel concerné. À ce niveau, notre travail est également en mesure d’enrichir la littérature actuelle. Notre recherche montre que les acheteurs peuvent, dans les luttes interprofessionnelles, utiliser les dispositifs de contrôle pour se revaloriser à titre personnel. En effet, un acheteur peut, à travers son discours, souligner qu’il est capable de mieux exploiter les dispositifs de contrôle que ses collègues acheteurs. Dans une telle stratégie de revalorisation identitaire, il ne s’agit pas, pour l’individu, d’utiliser les outils de contrôle pour valoriser l’identité sociale de son groupe, mais pour valoriser son identité personnelle. Dès lors, nous pouvons avancer que l’utilisation des dispositifs de contrôle à des fins de revalorisation identitaire n’engage pas toujours l’ensemble des membres d’un groupe professionnel, mais peut ne concerner qu’un seul individu.

78Dans les travaux sur l’utilisation des outils de contrôle dans les luttes entre professions (Briers et Chua 2001, Ezzamel et Burns 2005, Farjaudon et Morales 2011), le recours aux dispositifs de contrôle se traduit toujours par une utilisation pragmatique des outils, comme une tentative d’insertion d’un outil (Ezzamel et Burns 2005) ou d’élargissement du domaine d’intervention d’un dispositif existant (Farjaudon et Morales 2011). Notre travail propose et explore une nouvelle manière d’envisager l’utilisation des outils de contrôle, qui ne repose pas sur une modification des pratiques organisationnelles. En nous appuyant sur la conception des conflits intergroupes proposée par Tajfel et Turner (1979, 1986), notre étude de terrain montre que, dans les luttes entre professions, les acheteurs peuvent recourir à des utilisations cognitive et sociocognitive des dispositifs de contrôle. L’utilisation cognitive consiste, pour un acheteur, à souligner sa capacité à exploiter les outils de contrôle de manière plus pertinente que les autres acheteurs. L’utilisation sociocognitive consiste, pour les acheteurs, à associer les dispositifs de contrôle qu’ils utilisent à des caractéristiques mélioratives. Dans ces deux formes d’utilisation, les acheteurs ne cherchent pas à développer un nouvel outil ou à élargir le champ d’un dispositif existant. Ils cherchent plutôt à revaloriser leur identité au travers de leur discours. Par conséquent, nous pouvons affirmer que l’utilisation des outils de contrôle dans les luttes interprofessionnelles ne se cantonne pas à une forme pragmatique – modifiant les pratiques organisationnelles – mais peut également revêtir des formes cognitive et sociocognitive.

79Les contributions de cette recherche nous invitent à envisager trois perspectives de travaux futurs, que notre balisage méthodologique ne nous a pas permis d’explorer, mais qui nous semblent fécondes pour l’analyse des luttes entre groupes professionnels dans une perspective identitaire. Premièrement, nous pouvons nous questionner sur les mécanismes par lesquels les membres d’un groupe professionnel dévalorisé choisissent les modalités d’utilisation des dispositifs de contrôle qu’ils mobilisent dans les luttes entre professions. En l’occurrence, quels facteurs les conduisent à opter pour une utilisation individuelle ou collective, pragmatique ou cognitive et sociocognitive des dispositifs de contrôle ? Deuxièmement, notre travail se focalise sur un groupe professionnel particulier, les acheteurs. Dès lors, il peut être fécond de réaliser ce même type d’études sur d’autres populations, et en particulier sur les contrôleurs de gestion. Troisièmement, en s’appuyant principalement sur le discours des acheteurs, et en se focalisant sur les stratégies qu’ils tentent de mettre en œuvre, notre analyse rend finalement peu compte des interactions entre les acheteurs et les autres groupes professionnels. Dès lors, il pourrait être fertile de mener des études de cas longitudinales afin de mieux saisir les interactions entre les groupes professionnels, et notamment les réactions des groupes professionnels dominants touchés par l’utilisation identitaire des dispositifs de contrôle.

Conclusion

80Notre recherche se propose de revisiter l’utilisation des dispositifs de contrôle dans les luttes entre professions. Pour ce faire, nous adoptons une lecture identitaire et non plus seulement politique des luttes entre professions. À l’aide de la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1979, 1986) nous soulignons que les conflits intergroupes ne résultent pas toujours d’une volonté d’accroître sa zone de pouvoir mais émanent plus largement d’un désir de valorisation sociale. Cette lecture identitaire des conflits intergroupes nous permet de mettre en valeur de nouvelles manières d’utiliser les dispositifs de contrôle de gestion dans les luttes entre professions. À l’aide d’une étude qualitative de terrain menée auprès d’acheteurs évoluant dans des entreprises à « logique marketing dominante » (Lambert et Sponem 2012), nous soulignons que les acheteurs – socialement dévalorisés dans ce type de contexte – sont susceptibles d’exploiter les dispositifs de contrôle de quatre manières différentes : (1) ils se revalorisent à titre individuel en soulignant qu’ils sont capables d’exploiter les outils de contrôle de manière plus pertinente que leurs collègues acheteurs (stratégie de comparaison intragroupe), (2) ils revalorisent leur groupe professionnel en associant aux dispositifs de contrôle qu’ils utilisent une connotation positive (stratégie de créativité sociale), (3) ils revalorisent leur groupe en s’emparant des outils des contrôleurs de gestion (stratégie de fusion), (4) ils revalorisent leur groupe en construisant des dispositifs de contrôle leur permettant de renforcer leur position dans la prise de décision (stratégie de compétition sociale). Nos résultats empiriques débouchent sur quatre principales contributions. (1) Tout dispositif de contrôle peut être utilisé, à des fins identitaires, par tout groupe d’acteurs auquel seraient associées des compétences bureaucratiques et financières. (2) Parmi tous les dispositifs de contrôle susceptibles d’être mobilisés à des fins identitaires, notre étude montre que les groupes professionnels ne mobilisent pas toujours des dispositifs de contrôle faisant partie de leur domaine d’expertise. Notamment, tout groupe professionnel dévalorisé peut s’emparer de dispositifs de contrôle de gestion – pourtant reconnus comme partie intégrante du domaine d’expertise des contrôleurs de gestion – s’il perçoit une convergence des buts avec les contrôleurs de gestion et si les contrôleurs de gestion sont socialement plus valorisés dans le contexte donné. (3) L’utilisation des dispositifs de contrôle à des fins identitaires peut n’engager qu’un seul membre du groupe professionnel. (4) L’utilisation des outils de contrôle dans les luttes interprofessionnelles ne se cantonne pas à une forme pragmatique – modifiant les pratiques organisationnelles – mais peut également revêtir des formes cognitive et sociocognitive.

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Mots-clés éditeurs : dispositifs de contrôle de gestion, identité sociale, acheteurs, luttes entre professions, stratégies identitaires, groupe professionnel

Date de mise en ligne : 01/11/2015

https://doi.org/10.3917/cca.212.0013

Notes

  • [1]
    Nous n’avons pas observé de stratégies de mobilité sociale. Nous avons donc retiré cet axe de notre analyse des résultats.

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