Notes
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Docteur en Sciences de Gestion.
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[**]
Professeur des Universités en Sciences de Gestion.
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[1]
Les Échos du 23 /09 /1998.
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[2]
Traduction libre : « Le spécialiste qui reçoit le revenu résiduel sera le contrôleur des membres de l’équipe (c’est à dire celui qui gère l’utilisation des ressources communes). (…) La gestion ou le contrôle de la manière dont les ressources sont utilisées dans une production commune est une méthode d’évaluation des contributions individuelles à la production de l’équipe. »
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[3]
Le cas Vinci montre la difficulté à évaluer de façon pertinente l’action réelle d’un dirigeant. Son Pdg Antoine Zacharias a abandonné, en janvier 2006, ses fonctions opérationnelles pour conserver la fonction de président du conseil d’administration. Mais, ayant consacré une certaine activité pour la prise de contrôle des ASF (Autoroutes du Sud de la France), il prétendait avoir droit à une prime de plusieurs millions d’euros en complément de sa rémunération déjà très conséquentes et des options sur actions qu’il avait déjà perçues. Le débat, porté sur la place publique, concernait la pertinence d’une telle prime puisque, en tant qu’actionnaire (au moins potentiel à travers les options qu’il détenait), il bénéficiait indirectement des effets supposés positifs de cette prise de contrôle. Finalement, à l’issue d’un conseil d’administration mouvementé fin mai 2006, cette controverse s’est terminée par la démission d’A Zacharias et l’absence de prime complémentaire.
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[4]
Foucault commence ainsi son ouvrage par la description du supplice d’un condamné pour régicide.
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[5]
Depuis le poste de contrôle on peut voir tout ce qui se passe à l’intérieur des cellules puisqu’il s’agit de parois laissant passer le regard. Par contre, les pensionnaires ne peuvent pas s’observer mutuellement. Seul le poste de contrôle dispose d’une vision globale et constante de la situation.
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[6]
Le système des tournois, qui a été étudié par Lazear et Rosen (1981), Nalebuff et Stiglitz (1983), ou Green et Stockey (1983), peut ainsi permettre de fournir le stimulant nécessaire pour que chaque contrôleur donne le meilleur de lui-même. L’enjeu du tournoi peut être l’accès à une fonction de contrôleur plus importante, voire même l’accès à la fonction de contrôle des contrôleurs.
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[7]
Volkswagen réunit chaque année tous ses concessionnaires en France. Ces derniers ont fait l’objet d’une
évaluation au cours de l’année écoulée tant sur la réalisation de leurs objectifs financiers ou commerciaux que sur la qualité de leur accueil, de leur service après-vente, etc. Lors de cette réunion, les noms des 10 plus mauvais concessionnaires apparaissent en rouge sur un écran géant. Ils ont une année pour redresser leur situation (avec l’aide du constructeur), faute de quoi ils risquent de perdre la concession. -
[8]
« Enterprise Resource Planning » (logiciel de gestion intégré). Il s’agit de logiciels qui permettent d’intégrer, dans des bases de données communicantes, des informations relatives tant à la gestion de production qu’aux fonctions plus administratives. Ces logiciels présentent de nombreux avantages techniques. En effet, ils permettent de réduire la saisie multiple des mêmes informations tout en accroissant la disponibilité des informations saisies (schéma 3). Par le biais des bases de données créées et alimentées par diverses sources, il est désormais possible de disposer d’un suivi quasiment en temps réel des différents processus et activités de l’entreprise. Pour des études de cas sur l’impact des ERP en matière de contrôle de gestion, on pourra se reporter à Meyssonnier et Pourtier (2006).
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[9]
Un groupe interrogé n’est pas encore passé aux IFRS car il ressort pour l’instant du domaine public, mais il est dans le processus de passage aux IFRS.
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[10]
Les entretiens étant enregistrés, nous avons garanti à nos interlocuteurs la confidentialité des informations recueillies et nous ne mentionnerons donc pas les entreprises ou les personnes concernées, sauf autorisation expresse de leur part.
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[11]
Définition officielle de la juste valeur par les IFRS.
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[12]
Les entreprises ont été codées de E1 à E15 (annexe 2) pour conserver leur anonymat.
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[13]
Plan Comptable Général.
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[14]
Les rendements sont croissants pendant les 25 premières années puis décroissants ensuite.
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[15]
Cela rejoint la situation des grandes multinationales américaines qui, depuis plus de vingt ans, exigent de leurs filiales une comptabilité anglo-saxonne, à laquelle se rajoute éventuellement une comptabilité locale. En 1986, le groupe Exxon fonctionnait ainsi, avec une codification permettant, en France, d’alimenter simultanément les états comptables anglo-saxons et les comptes sociaux français.
1Le 29 septembre 2003, la Commission européenne adoptait les normes comptables internationales (IFRS : « International Financial Reporting Standards ») et imposait leur application à compter du 1er janvier 2005 pour les entreprises cotées établissant des comptes consolidés. Le principal objectif poursuivi était l’harmonisation, au niveau international, des normes de présentation des comptes consolidés.
2Dans cet article, nous ne nous intéressons pas aux enjeux macro-économiques ou macro-politiques de ces normes comptables (Capron 2005) mais à leur impact sur les entreprises et en particulier sur leur gouvernance. Nous ne cherchons pas non plus à approfondir l’incidence de ces normes sur la présentation des principaux soldes comptables et des équilibres bilantiels des entreprises, telles que la modification du montant des capitaux propres ou les écarts sur le chiffre d’affaires constaté. Dans cet article, nous essayons de mettre en évidence les enjeux de la mise en œuvre des normes comptables internationales sur le processus de gouvernance des entreprises. Notre question de recherche est donc : l’adoption des normes IFRS a-t-elle eu un impact sur les processus de gouvernance des entreprises cotées ?
3À cette question, deux réponses théoriques sont possibles. Selon la première, les normes comptables sont des conventions (Amblard, 2004) et, si chacun est au courant de ces conventions, l’évolution du cadre réglementaire ne change pas fondamentalement les processus de gouvernance. L’information comptable apparaît alors comme la matière première qu’il convient de retraiter pour disposer d’une vision exploitable par les actionnaires et ainsi réduire l’asymétrie d’information entre eux et les dirigeants, ou entre les dirigeants et les autres parties prenantes (Missonier-Piera, 2005). Le rôle des analystes financiers est alors essentiel puisque, par le travail de retraitement de l’information comptable et financière, ils rendent l’information plus accessible pour les investisseurs. Si le changement de normes comptables modifie les retraitements à opérer, l’impact principal reste limité au niveau des analystes financiers, ou des investisseurs disposant de la capacité à analyser cette information.
4Selon la seconde réponse (que nous privilégions dans le cadre de cet article), les normes comptables internationales ne sont pas seulement un corpus de normes techniques fournissant le référentiel nécessaire à l’enregistrement comptable des transactions. Elles sont également le reflet d’une philosophie. Autrement dit, les normes comptables véhiculent un certain nombre de valeurs (Chantiri, 2000) qui sont susceptibles d’affecter profondément les processus de gouvernance des entreprises. Le débat autour de la juste valeur (Colasse et Casta, 2001) a mis en évidence que derrière des choix techniques comptables (que pour simplifier nous pouvons présenter sous l’alternative : juste valeur versus coûts historiques), se situaient des questions fondamentales sur le rôle de l’information comptable et sur la conception de la société qui est véhiculée à travers elle.
5Notre article se présentera de la façon suivante. Dans une première partie, nous nous attacherons à montrer les enjeux théoriques de l’information comptable dans le processus de gouvernance des entreprises. Dans une seconde partie, nous chercherons à évaluer l’impact actuel du passage aux IFRS sur le processus de gouvernance. Nous présenterons nos hypothèses de travail ainsi que notre méthodologie de collecte d’éléments de réponse. Celle-ci repose sur des entretiens réalisés, à partir d’un questionnaire ouvert, auprès de dirigeants ou de directeurs comptables d’entreprises cotées. Enfin, nous analyserons les résultats obtenus et les confronterons à notre vision théorique.
1 – L’information comptable dans le processus de gouvernance
6En 1999, un grand quotidien national titrait : « Les six jours qui ont fait tomber Alcatel » et commentait : « Les financiers estiment que l’entreprise française leur a caché la vérité, volontairement ou non » [1]. En 2001, Enron était mis en cessation de paiement à la suite de la révélation de malversations comptables destinées à enjoliver les comptes. En 2004, la valeur boursière d’Alstom était quasiment ramenée à zéro à la suite des déclarations du nouveau PDG contredisant les déclarations de son prédécesseur sur la résolution des problèmes liés aux turbines électriques.
7Le besoin de transparence apparaît plus que jamais comme une attente du marché boursier (Perotti et Von Thadden, 2003 ; Charron, 2004). Les dirigeants doivent disposer de systèmes de collecte et de maîtrise de l’information et ils doivent la communiquer. Pour autant, les dirigeants doivent-ils tout communiquer, et quels sont les fondements théoriques à cette exigence de transparence ?
8En fait, la question est double : pourquoi et comment peut-on contrôler l’information ; et pourquoi et comment communiquer cette information. Il existe deux dimensions différentes liées à l’information. La première est liée à la capacité de maîtriser l’information. La seconde est liée à l’usage que l’on fait de cette information. Il nous semble que ces deux dimensions sont rarement articulées alors que, pourtant, c’est cette articulation qui fait vraiment débat.
1.1 – L’information en tant qu’instrument d’évaluation de la performance du travail en équipe
9« The specialist who receives the residual rewards will be the monitor of the members of the team (i.e., will manage the use of cooperative inputs). (…) Managing or examining the ways to which inputs are used in team production is a method of metering the marginal productivity of individual inputs to the team’s output. [2] » (Alchian et Demsetz, 1972, p. 782). Pour ces auteurs, la capacité à analyser la manière dont les ressources sont utilisées dans le cadre d’une production en équipe, constitue la clé de la mesure des contributions individuelles à la production globale.
10La théorie de l’agence, à la suite de Jensen et Meckling (1976), reprendra cette approche, en s’intéressant non plus au problème de la collecte et du traitement de l’information mais, principalement, au problème des mécanismes d’incitation appliqués à celui qui est censé contrôler l’ensemble de l’entreprise. Dès lors, la plupart des études (en commençant par Fama, 1980) s’intéresseront davantage à la résolution des conflits d’intérêts entre personnes (les dirigeants d’un côté, les actionnaires de l’autre), qu’à l’analyse des systèmes d’information et de contrôle des entreprises et de leurs dirigeants (schéma 1). Ainsi, l’approche simplifiée de la théorie de l’agence (partie gauche du schéma 1) a rarement pris en compte la possibilité d’accès à l’information stratégique par les administrateurs (partie droite du schéma 1). Les exigences de renforcement des procédures de contrôle interne imposées par le Sarbanes Oxley Act (2002) peuvent faciliter cet accès direct des administrateurs à l’information sur les processus stratégiques.
Deux visions différentes de l’accès à l’information
Deux visions différentes de l’accès à l’information
11Il nous semble donc que le problème de la collecte, du traitement et de la normalisation de l’information est, et reste, un enjeu majeur du fonctionnement et de la gouvernance des organisations.
1.2 – La politique d’incitation des dirigeants comme supplétif à une remontée insuffisante des informations
12Une des spécificités de la fonction de dirigeants est la difficulté à appréhender et à définir les tâches qu’il doit accomplir. Comme l’a montré Mintzberg (1973), les tâches d’un dirigeant sont par nature multiples et souvent imprévisibles puisqu’il doit en permanence répondre à des sollicitations diverses et apporter des réponses à des problèmes qu’il ne maîtrise qu’imparfaitement. Par conséquent, comment les actionnaires peuvent-ils évaluer la pertinence des décisions prises par les dirigeants ?
13Comment peuvent-ils distinguer dans la performance observée, ce qui résulte d’une évolution de l’environnement, de ce qui résulte de l’action volontaire des dirigeants [3] ?
14Dans les sociétés contrôlées, cette difficulté à analyser les fonctions du dirigeant est en partie résolue par la mise en place de fonctions de contrôle très développées (à travers les processus de reporting). Le problème réel se pose donc pour les entreprises dites managériales. Le Japon et l’Allemagne ont développé un système original de contrôle des dirigeants où ce sont quelques grandes banques qui investissent dans ces fonctions de contrôle et qui, par le biais du financement de l’activité courante et par une meilleure connaissance du risque de l’entreprise, se rétribuent des coûts de contrôle supportés (Aoki, 1995). La remise en cause de ce modèle à la suite du mouvement de désintermédiation bancaire et des crises économiques que traversent le Japon et l’Allemagne a renforcé la prédominance (au moins académique) du modèle anglo-saxon. Néanmoins, qu’il existe un actionnaire de référence, ou qu’une institution financière remplisse cette fonction de contrôle, se pose toujours la question de l’information des actionnaires minoritaires dans le cas des entreprises cotées (celles qui justement sont concernées par les IFRS).
15Ce modèle anglo-saxon se caractérise par l’accent mis sur les aspects incitatifs liés à la fonction de dirigeant d’entreprises managériales. En simplifiant, on peut estimer que le modèle promu par Jensen et Mecking (1976), et à leur suite par l’essentiel de la littérature sur la théorie de l’agence appliquée à la gouvernance des entreprises, visait à restaurer le modèle de base où l’entrepreneur était tout à la fois le dirigeant et le propriétaire. Le montant des capitaux nécessaires pour rétablir un tel modèle étant hors de portée pour les dirigeants de grandes entreprises managériales, on a vu se développer deux mécanismes alternatifs :
- la distribution d’options sur actions censées aligner l’intérêt des dirigeants sur celui des actionnaires. À défaut, d’être totalement propriétaires, les dirigeants auraient ainsi une incitation quasi similaire à celle que leur procurerait la pleine propriété. Néanmoins, les faillites ou les malversations comptables observées depuis 2001 tendent à interroger ce choix de systèmes fondés uniquement sur les incitations.
- Les LBO (« Leveraged Buy Out » ou acquisitions à effet de levier) qui, par le biais d’une société holding fortement endettée, visent à sortir totalement ou partiellement l’entreprise du marché coté en en conférant la propriété aux dirigeants associés éventuellement à des fonds de capital-risque (Jensen, 1986 ; Gensse et Topsacalian, 2004).
1.3 – L’information comme processus de gouvernance et de contrôle, le cas du panoptique
16Historiquement, ce basculement d’un processus de contrôle fondé essentiellement sur les incitations (en l’occurrence les incitations négatives sous forme de sanctions) vers un processus où le contrôle des individus se faisait davantage par le système, a déjà été observé à la fin du XVIIIe siècle (Foucault, 1975). Avant cette époque, en matière de comportements répréhensibles, le rôle de la punition était de décourager tous les candidats éventuels par l’exemplarité de la peine [4]. Mais la prise en compte de la place de l’individu dans la société (Rousseau, le contrat social, 1762), a souligné le besoin de disposer d’un autre mode de contrôle des individus qui ne soit plus fondé sur la peur d’un châtiment inhumain.
17Dans son ouvrage présenté à l’assemblée nationale française en 1791, Bentham proposait une approche architecturale (schéma 2) où l’on n’agissait plus (ou moins fortement) par la force des mécanismes d’incitation ou de sanction (en l’occurrence il s’agissait plutôt de punitions) mais par une transparence des comportements. Son projet, qui présente de nombreux signes de parenté avec les constructions de la manufacture des Salines Royales d’Arc et Senan, visait à construire un bâtiment en anneau dont le centre serait occupé par une construction circulaire d’où le contrôleur pourrait observer à tout instant toutes les cellules (ou les ateliers) situées dans l’anneau extérieur.
18L’idée essentielle de Bentham est que, si les individus sont en permanence contrôlés, le recours à la coercition deviendra moins nécessaire puisque chacun, agissant sous le regard du contrôleur, aura une incitation à agir selon les consignes qui lui sont transmises. Selon Bentham, rien de répréhensible ne pourrait se commettre puisque de tels actes seraient immédiatement observés et, étant suivis d’une sanction, dissuaderaient quiconque de recommencer.
19Seul le contrôleur n’est pas observé mais, dans la mesure où le comportement des personnes dont il a la charge devient prévisible et, dans la mesure également où il est possible de faire une sorte de « benchmarking », c’est-à-dire de comparer les performances respectives d’établissements ayant une activité similaire, il est aisé d’en déduire la qualité du contrôle et du contrôleur.
20Cette approche s’inscrit en décalage par rapport aux développements ultérieurs d’Alchian et Demsetz (1972). Pour ces derniers, le problème du travail en équipe est son in observabilité et, s’il faut effectivement mettre en place un contrôleur pour assurer la réalité du travail de chacun, l’enjeu essentiel porte sur le système d’incitation du contrôleur et non sur le système de contrôle. Pour Bentham c’est l’inverse qui est vrai. L’observabilité est liée non pas au contrôleur mais au système de contrôle, en l’occurrence le bâtiment qui, par sa conception, permet le contrôle permanent de chacun.
21Pour éviter les comportements déviants, Bentham estimait que l’accès à l’information par des tiers externes, les « contrôleurs des contrôleurs », était essentiel. Ainsi, dans le cas d’une prison, Bentham prévoyait l’existence d’un corps d’inspecteurs chargés de s’assurer du respect des conditions légales d’emprisonnement. Ce contrôle était rendu possible par la conception même du système d’information. Dans la mesure où le contrôle de l’information est lié à l’architecture des bâtiments, il suffisait de se placer à la place du contrôleur habituel pour observer les détenus et s’assurer que ceux-ci jouissaient de conditions décentes.
22Le processus de collecte de l’information permet donc, par lui-même, d’assurer le contrôle du contrôleur. On comprend ainsi que le système d’incitation n’ait plus qu’un rôle marginal : faire en sorte que les contrôleurs essaient de se surpasser [6]. L’incitation peut également porter sur le maintien du contrat [7].
1.4 – Les outils de collecte, de traitement et de normalisation de l’information
23À la différence du panoptique, le système de contrôle contemporain ne repose plus sur les bâtiments mais sur l’infrastructure informatique, la collecte, le traitement et la normalisation des données. Le nœud du contrôle n’est plus dans la présence physique au centre de l’anneau, mais il est dans l’accès privilégié aux informations. Cet accès est donc limité et filtré selon le niveau d’autorisation de la personne qui souhaite consulter. Chacun a accès à la consultation de ses propres transactions mais la vision d’ensemble relève du responsable hiérarchique.
24Cette gestion de l’infrastructure informatique repose sur les ERP [8]. Auparavant, les systèmes étaient disparates et la maîtrise de ces systèmes multiples constituait souvent un enjeu de pouvoir puisque tout le monde ne disposait pas nécessairement des réseaux pour y avoir accès. Désormais, cette information est classée, ordonnée, hiérarchisée et l’accès à l’information n’est plus conditionné par le réseau relationnel ou la capacité de travail mais par la position hiérarchique occupée. Autrement dit, le XXIe siècle voit l’émergence d’une structure informationnelle assez proche de la structure architecturale du panoptique, les bases de données ont remplacé les bâtiments (schéma 3).
L’accès des administrateurs à l’information interne
L’accès des administrateurs à l’information interne
25Si le conseil d’administration, organe de contrôle des dirigeants, peut accéder à l’information stratégique, telle qu’elle ressort des systèmes d’information, alors il dispose du moyen de contrôler, a posteriori, la pertinence des choix stratégiques effectués par le dirigeant.
26Les technologies de l’information et de la communication (TIC) permettent la mise en place progressive de systèmes d’information susceptibles de fournir cette information auparavant déficiente. Parallèlement, les scandales provoqués par les faillites à répétition, qui n’épargnent aucune des grandes économies développées, soulignent le besoin de revoir les mécanismes de contrôle des dirigeants. Il apparaît ainsi probable que la gouvernance des grandes entreprises évolue progressivement vers un système, où l’information des administrateurs ne dépendra plus uniquement du dirigeant, mais sera directement issue du système d’information de l’entreprise. La norme comptable internationale de reporting financier IAS 14 sur l’information sectorielle prévoit ainsi que :
« La structure d’organisation interne et de gestion d’une entreprise, et son système d’information financière interne au Conseil d’administration et au Président directeur général doivent normalement constituer la base d’identification de la source et de la nature prédominante des risques et des différents taux de rentabilité auxquels l’entreprise est confrontée et par conséquent la base de détermination des premier et second niveaux selon laquelle elle doit présenter son information sectorielle. »
2 – L’impact des IFRS sur le processus de gouvernance
28Pour confronter notre vision des IFRS dans le processus de gouvernance, nous avons réalisé dix-huit entretiens. Mais nous n’utiliserons que les quinze entretiens (annexe 2) effectués auprès de directeurs généraux, administrateurs, directeurs financiers ou directeurs comptables de groupes cotés soumis aux IFRS [9]. Nous avons enregistré puis retranscrit tous ces entretiens et avons ensuite essayé de dégager une synthèse des différents points de vue collectés. Cette démarche qualitative s’est appuyée sur les conseils préconisés par Miles et Huberman (2003).
2.1 – La démarche méthodologique
29Les objectifs poursuivis ont conditionné la construction de notre guide d’entretien. Ce dernier a ensuite constitué le fil rouge autour duquel nos interlocuteurs se sont exprimés. Ces entretiens ne correspondent donc pas à une échelle de mesure mais visaient à recueillir de l’information qualitative.
2.1.1 – Les objectifs poursuivis
30Notre étude poursuivait un double objectif :
- Disposer d’un certain nombre de témoignages variés et représentatifs d’entreprises cotées sur l’impact des IFRS sur le processus de gouvernance.
- Infirmer ou confirmer le modèle théorique présenté dans la partie précédente selon lequel les IFRS sont susceptibles d’avoir un impact significatif sur le processus de gouvernance, à travers la normalisation de l’information économique qu’elles imposent et l’orientation de l’information comptable vers une actualisation des valorisations économiques.
31Le second objectif (B) ressort davantage d’une recherche académique soucieuse d’envisager les IFRS comme une évolution conduisant, en parallèle avec la mise en place des ERP, à remettre en perspective le modèle de gouvernance financière fondé principalement (Jensen, 1998 et 2000), pour les entreprises cotées sans actionnariat majoritaire, sur la politique d’incitation des dirigeants.
2.1.2 – La construction du guide d’entretien
32Pour identifier l’impact potentiel des IFRS sur le processus de gouvernance, nous avons construit notre questionnaire selon une approche progressive, qui partirait des questions les plus techniques pour aboutir aux questions plus générales relatives à la gouvernance (annexe 1). Ce questionnaire avait principalement pour fonction de constituer un guide d’entretien susceptible de favoriser l’expression de nos interlocuteurs, tout en abordant tous les sujets qui nous semblaient avoir un intérêt potentiel. Nous avons décidé de balayer de façon assez large l’ensemble du champ de la gouvernance, afin d’identifier tous les impacts possibles des IFRS.
33Les six points principaux abordés sont les suivants :
- la spécificité des IFRS pour l’entreprise ;
- la perception par l’entreprise de certains choix conceptuels véhiculés par les IFRS : juste valeur, abandon du résultat exceptionnel ;
- l’impact des IFRS sur le processus d’information des administrateurs et le décalage éventuel entre l’information des administrateurs et l’information du marché financier ;
- l’impact des IFRS sur les processus de management interne ;
- l’information des parties prenantes et le besoin d’informations complémentaires aux IFRS ;
- un jugement de valeur de l’impact des IFRS sur la gouvernance
2.1.3 – Les entretiens réalisés
34Les entretiens ont été réalisés sur la base des contacts que nous avons pu obtenir auprès d’entreprises cotées et non pas sur la base d’une sélection aléatoire d’entreprises cotées. Les personnes interrogées ne constituent donc pas un échantillon statistiquement représentatif. Elles occupaient des fonctions variées au sein de leur entreprise. Ces fonctions évoluaient du directeur des normes comptables, au directeur général ou au secrétaire général de conseil d’administration, en passant par le directeur financier, le directeur de l’audit ou le responsable des relations investisseurs. Nous avons rencontré aussi bien des hommes que des femmes. Le critère essentiel de sélection de nos interlocuteurs a été leur intérêt pour le sujet et leur capacité à nous consacrer environ une heure trente (durée moyenne d’un entretien). Les réponses à nos questions sont donc nécessairement biaisées puisque nos interlocuteurs ressentaient un intérêt (parfois indirect et éloigné) pour le sujet (nous présentons en annexe 2 les postes occupés par nos interlocuteurs ainsi que quelques indications sur les structures de gouvernance [10]).
35Dans un certain nombre de cas, les contacts nous ont été communiqués par l’Académie des Sciences Comptables et Financières. En effet, le travail d’entretien a permis de fournir des éléments objectifs de réflexion à deux tables rondes qui se sont tenues au ministère des Finances à Bercy le mardi 20 juin 2006 sur le thème « IFRS et Gouvernance ». Ces entretiens n’auraient donc pas pu avoir lieu sans le soutien de l’Académie des Sciences Comptables et Financières.
2.2 – Les résultats des entretiens
36Nos résultats peuvent être regroupés sous quatre principaux en-têtes. Le premier concerne l’appréciation de la juste valeur et le sentiment de nos interlocuteurs sur cette notion. Le second regroupe les autres aspects techniques liés aux IFRS mais ayant un impact majeur. Le troisième concerne le lien entre les IFRS et les systèmes d’information. Et le quatrième synthétise l’implication des administrateurs dans les IFRS.
2.2.1 – L’enjeu de la juste valeur
37Un des choix conceptuel essentiel des IFRS est de privilégier la juste valeur (« montant pour lequel un actif pourrait être échangé, ou un passif réglé, entre des parties bien informées et consentantes dans le cadre d’une transaction effectuée dans des conditions de concurrence normale » [11]) par rapport au coût historique. Pour la plupart de nos interlocuteurs, cette notion de « juste valeur » apparaît comme une notion conceptuelle complexe et floue :
38E3 [12] : je préfère ne pas me prononcer sur une définition de la juste valeur car je considère qu’il s’agit d’une notion trop subjective.
39E9 : il s’agit d’une approche patrimoniale à un instant t, c’est une valeur de marché.
40E6 : C’est une valeur liquidative, un mix entre continuité d’exploitation et liquidation.
41E5 : Cela devrait être l’accord que deux parties quelles qu’elles soient, ont trouvé une valeur pour échanger un objet.
42E13 : C’est la valeur à laquelle on pourrait vendre un contrat à une tierce personne.
43Ce caractère conceptuel de la juste valeur est tantôt apprécié comme un élément positif (cela fournit le cadre dans lequel on recherche des solutions, et cela rappelle la notion d’image fidèle dans le PCG [13]), tantôt comme un élément négatif (cela ne donne pas de solutions concrètes pour valoriser les actifs et il manque des solutions techniques).
44Il est intéressant de rapprocher l’évaluation de la juste valeur par nos interlocuteurs de l’impact qu’a eu l’application de cette juste valeur. Pour les grandes entreprises internationales qui avaient déjà adopté des normes comptables internationales similaires, l’ajustement n’a pas été très important et la notion de juste valeur n’a pas revêtu une importance démesurée. Ceci reflète d’ailleurs l’analyse que l’on peut faire des différentes normes IAS-IFRS (Paper et Pigé, 2006). Dans deux domaines la juste valeur a eu une forte incidence : pour la valorisation des actifs financiers et pour les actifs biologiques.
45Dans le domaine des actifs financiers, de nombreuses entreprises utilisent des instruments financiers de couverture pour des opérations à terme. Dans le domaine bancaire, des établissements financiers peuvent ainsi se couvrir contre le risque de taux ou de change. Dans le domaine de l’énergie ou du pétrole, les couvertures se font par rapport au prix des matières premières ou des produits délivrés.
46Dans les deux cas, les IFRS ont obligé les entreprises à formaliser leur processus d’évaluation, ce qui a eu un impact sur le mode de contrôle exercé sur ces opérations de couverture et ce qui a souvent conduit les administrateurs à s’intéresser à ces opérations de couverture. L’impact en termes de gouvernance existe donc même s’il reste très limité : les IFRS n’ont pas modifié le mode de contrôle des administrateurs sur les dirigeants, mais elles ont contribué à éclairer certaines opérations qui, jusqu’alors, étaient du ressort des opérationnels et ne donnaient pas lieu à des comptes rendus formalisés au niveau du conseil d’administration.
47Dans le domaine des actifs biologiques, l’impact a été très fort. L’application du principe de juste valeur a conduit l’entreprise concernée à revaloriser ses vignes en utilisant un modèle économique. En effet, jusqu’ici les vignes étaient valorisées au prix du terrain auquel venait s’ajouter le coût de la plantation des vignes. Ce coût de plantation était donc immobilisé et amorti sur trente ans. La référence à la juste valeur a conduit à constater que les vignes ont en général une durée de vie de cinquante ans et que jusqu’à la vingt-cinquième année, elles prennent de la valeur [14] pour ensuite décroître et revenir au prix de la terre à vigne.
48Cette sous-évaluation de la valeur des vignes au bilan de la société était connue, mais jusqu’ici personne ne disposait des moyens de chiffrer cette sous-évaluation. Le travail de la société, qui a valorisé chaque hectare de vigne en fonction de son ancienneté et du terroir, en appliquant les prix moyens des transactions recensées par un organisme indépendant, permet désormais de disposer à l’actif du bilan d’une valorisation ayant un sens économique et ayant été validée par les commissaires aux comptes.
49L’impact en termes de gouvernance est désormais très fort puisque, depuis 2004, le résultat consolidé fait apparaître deux lignes. La première résulte de l’exploitation normale du vignoble, et la seconde retranscrit les variations de la valeur du vignoble. Les investisseurs disposent désormais d’une information directe sur les deux paramètres de la valeur de l’entreprise que sont sa rentabilité économique d’exploitation et l’évolution de la valeur de marché du vignoble. Ils peuvent ainsi évaluer de façon plus pertinente la contribution des dirigeants : en termes d’efficience organisationnelle, la capacité à générer du résultat sur l’exploitation du vignoble ; et, en termes de vision stratégique, la capacité à maintenir voire à accroître la valeur de marché des actifs.
50En rendant lisible cette double dimension de l’action des dirigeants, et en l’inscrivant plus nettement dans l’évolution des prix du marché qui conditionne cette performance économique, les IFRS contribuent à modifier la gouvernance de l’entreprise. Le contrôle des parties prenantes sur les dirigeants peut alors s’exercer à travers une évaluation de la pertinence des décisions, et non plus seulement à travers les politiques d’incitation.
2.2.2 – Les autres impacts comptables des IFRS
51Trois autres évolutions des normes comptables apparaissent significatives. La première concerne les actifs et les passifs à intégrer dans les états financiers. De façon générale, les engagements hors bilan, qui permettaient à des sociétés de détenir des droits (mais aussi des devoirs à travers les contreparties consenties), doivent désormais être inscrits au bilan. Ainsi, la dette financière de Casino n’est apparue comme insupportable (fin 2005 début 2006) que le jour où les dirigeants ont dû chiffrer au passif le montant des engagements accordés. Pour la majorité de nos interlocuteurs, la plus grande rigueur de la normalisation comptable apparaît comme un élément concourant à une plus meilleure transparence de l’information financière.
52La seconde évolution est l’abandon du résultat exceptionnel. Il y avait auparavant une tendance à recourir au résultat exceptionnel pour dépolluer le résultat d’exploitation, ce qui n’est plus possible aujourd’hui :
53E2 : Cela permet une exploitation plus structurée de la notion de résultat. E9 : On a fait un progrès car on ne peut plus mettre en charges exceptionnelles ce que l’on ne veut pas.
54E13 : On communique beaucoup pour expliquer le nouveau classement.
55E11 : Maintenant, les autres produits et charges sont clairement identifiés, on fait un gros zoom en communication financière alors qu’avant on n’en parlait pas. Cela a permis de limiter les abus.
56La troisième évolution majeure concerne les tests d’impairment, c’est-à-dire les tests de dépréciation des éléments de l’actif immobilisé. La plupart des grandes entreprises cotées internationales appliquaient déjà des procédures similaires pour s’assurer que la valeur nette comptable de leurs actifs immobilisés était bien inférieure à la valeur de marché (si celle-ci existait). Les IFRS ont introduit une plus grande formalisation dans cette démarche. Mais, simultanément, comme nous l’a fait remarquer le directeur général d’une entreprise cotée, les IFRS ont déplacé la zone d’arbitraire : « auparavant l’arbitraire résultait de la déconnexion entre le coût historique et la valeur économique. Désormais l’arbitraire porte sur la valorisation des flux de trésorerie futurs générés par les éléments de l’actif immobilisé, et sur leur actualisation » (E12).
57Dans les deux cas, les IFRS ont conduit certains administrateurs, essentiellement ceux faisant partie des comités d’audit, à s’intéresser à des informations qui, jusqu’alors, ne présentaient pas ou peu d’intérêt : soit elles n’apparaissaient pas directement au bilan (les engagements hors bilan), soit elles avaient peu de signification économique (les plans de dépréciation des actifs immobilisés).
2.2.3 – L’unification des systèmes d’information
58Notre hypothèse sur le rôle déterminant des bases de données et des logiciels informatiques dans l’accès et le traitement de l’information est indirectement validée. En effet, à quelques exceptions près, la plupart de nos interlocuteurs ont souligné la convergence de leurs systèmes d’information :
59E15 : Nous travaillons avec les mêmes chiffres ; on veut qu’il y ait une cohérence entre les données : les données de la stratégie sont faites dans un langage comptable.
60E1 : On retrouve cette volonté de l’unité de l’information (en interne et en externe). Tout le monde travaille avec le même modèle.
61E8 : Le passage aux IFRS se traduit par une meilleure implication des directions opérationnelles et par un meilleur dialogue transversal.
62E14 : Il y a toujours des moulinettes Excel. Mais on fait la chasse à ces moulinettes. On doit rentabiliser notre investissement ERP. On a dessiné nos ERP pour que le pilotage des projets soit dans l’ERP. Auparavant les tests d’impairment étaient réalisés sur des moulinettes Excel. La tendance est d’essayer d’inclure ces tests d’impairment dans le système global d’information.
63Ainsi, pour certaines entreprises multinationales, la comptabilité « full IFRS » est désormais la règle pour toutes les filiales du groupe. Les spécificités comptables locales n’interviennent qu’en tant que retraitements [15]. Cela a permis d’introduire un langage commun :
64E13 : Si l’on prend la gouvernance comme l’organisation de l’information financière, l’impact est positif puisque l’on dispose désormais d’un socle commun, qui est international et partagé. Cela a permis d’avoir un meilleur référentiel de reporting et de s’affranchir beaucoup plus des référentiels locaux. On pouvait avoir des traductions comptables pas obligatoirement analysées en substance, ou en tout cas pas revues à la lumière des IFRS. On avait certainement moins d’homogénéité au final dans les comptes.
65Pour d’autres entreprises, la convergence est en cours, notamment entre les systèmes d’information comptable, ayant une périodicité mensuelle, et les systèmes d’information opérationnels, ayant une périodicité hebdomadaire. Dans tous les cas, cette convergence apparaît comme une exigence, pour disposer d’une information qui soit homogène entre tous les niveaux décisionnels :
66E12 : J’ai un double reporting. J’ai un reporting P&L (profit and loss) et un reporting cash. Ce sont deux process. On est en train de les fusionner. La fusion est liée à l’efficacité du processus de reporting. J’ai envie de choses fiables, automatisées et cohérentes.
67Pour favoriser cette standardisation des processus de collecte et de traitement de l’information comptable, la quasi-totalité des entreprises ont insisté sur le renforcement des équipes comptables et financières, que ce soit en effectif ou en compétence, et l’implication plus grande des responsables opérationnels (avec notamment la mise en place de plans de formation) dans ces processus.
2.2.4 – L’implication des administrateurs dans les IFRS
68Globalement, l’implication des administrateurs est très variable. Dans certains groupes, le comité d’audit a suivi de près tout le processus de passage aux IFRS. Il semble que cela ait été l’occasion d’approfondir la connaissance de certaines activités et la compréhension de leurs conséquences économiques et financières. Dans d’autres groupes, l’implication a été plus limitée, les administrateurs percevant le changement de référentiel comptable comme un élément technique affectant la production des comptes (ce qui correspond à la vision des IFRS que nous avons rapidement développée dans notre première partie) :
69E7 : Le processus interne n’a pas été affecté. Il y a eu une démarche pour qu’ils puissent s’approprier l’évolution des choses.
70E13 : Les administrateurs ont avancé progressivement sur le chemin, mais cela n’a pas changé le fond de l’information qui leur était transmise.
71E14 : Le service d’audit interne qui était devenu un département d’audit opérationnel redevient également un service de contrôle des informations comptables.
72E15 : C’est d’abord le comité d’audit qui a piloté le projet IFRS (affaires de normes de risques), du fait d’une culture financière très forte du président du comité.
73La question de l’impact durable des IFRS reste pendante. En effet, à court terme, si l’on met de côté l’incidence du processus de changement de référentiel, il ne semble pas que le processus de reporting à destination du conseil d’administration ait été profondément affecté. Il a été adapté pour tenir compte de l’évolution de la définition de certains ratios ou indicateurs, mais l’évolution est restée à un niveau technique. On observe cependant une augmentation du volume d’informations transmises aux administrateurs.
Conclusion
74Les scandales financiers qui marquent ce tournant du siècle peuvent inciter à s’interroger sur les conséquences de la polarisation sur les processus d’incitation des dirigeants, au détriment de l’attention aux processus de contrôle des dirigeants. La performance d’une entreprise pour les diverses parties prenantes ne réside pas uniquement dans le système incitatif du dirigeant, mais également dans la conception du système d’information. La faillite d’Enron, la quasi-faillite d’Alstom, la disparition des milliards d’euros de Parmalat, témoignent toutes trois d’une absence d’information du conseil d’administration, ou plutôt d’une politique de communication de l’information visant à éviter de soulever les réels problèmes stratégiques de l’entreprise.
75Les conséquences de ce renforcement du rôle de l’information sont multiples. Si elles visent à renforcer le pouvoir du conseil d’administration par un meilleur accès à l’information, elles vont également considérablement modifier le jeu des acteurs (Crozier et Friedberg, 1977). Le rapport de forces évoluant en faveur des administrateurs et des personnes ayant accès aux processus d’information, on peut ainsi s’attendre à ce que les rémunérations aberrantes, observées ces dix dernières années pour un certain nombre de PDG, apparaissent, rétrospectivement, davantage comme un épiphénomène que comme une tendance de fond. Les conditions de certaines distributions d’options sur actions sont déjà remises en cause (avec des procès qui s’ouvrent aux États-Unis sur les plans antidatés). Il en est de même de l’octroi systématique d’avantages considérables, et parfois peu justifiés, aux dirigeants (l’affaire Vinci souligne utilement les limites d’un système orienté exclusivement vers les incitations).
76En revanche, l’enjeu de la fiabilisation des systèmes d’information internes sera encore accentué. De même, les enjeux déjà existants sur l’utilisation de ces informations seront rendus plus visibles. Les normes comptables IFRS pourraient être amenées à prendre en compte les besoins d’information de l’ensemble des parties prenantes sur les processus de l’entreprise. D’ores et déjà, tous les dirigeants interrogés s’accordent sur le bilan positif de cette exigence d’informations plus complètes. Il est vraisemblable que les problématiques d’audit en sortiront renforcées, avec progressivement une extension des procédures d’audit aux processus clés de l’entreprise et, par voie de conséquence, à la comptabilité de gestion, source de l’information financière.
77Aussi, l’enjeu de la gouvernance ne porte pas uniquement sur les mécanismes d’incitation des contrôleurs mais également sur la conception du système d’information. Tous les ouvrages de Foucault (notamment 1975 et 1976) tendent à montrer le poids des structures sur les comportements. Cette évolution présente également sa part d’ombre, comme cette impression diffuse d’un environnement informationnel que plus personne ne contrôle et que le succès d’un film comme Matrix décrit bien. D’autres auteurs plus profonds tels que George Orwell (1950) dans 1984, Ray Bradbury (1954) dans Fahrenheit 451, ou les ouvrages de Ernst Jünger (1977, par exemple) montrent que le problème de contrôle ne réside pas seulement dans la question du bénéficiaire du système mais dans le système proprement dit.
78Si la normalisation de l’information comptable et la standardisation des processus de collecte et de traitement de l’information contribuent à une meilleure gouvernance, il est également nécessaire de souligner les limites et les dangers d’un tel processus de contrôle. Il convient donc d’approfondir ce domaine de recherche à travers de nouvelles études de cas.
Annexe 1 - Questionnaire
791) Présentation rapide de l’objectif de l’entretien, de la personne assurant l’entretien et du mode d’exploitation de l’entretien (enregistrement avec une garantie de confidentialité).
802) Les IFRS : approche générale
812.1) Si vous deviez définir en quelques mots ce que sont les IFRS pour vous et pour votre entreprise ?
822.2) Quels sont pour vous les thèmes dominants des IFRS, ceux qui posent question, notamment par rapport à votre entreprise et à son activité ?
833) Les IFRS en tant que problématiques techniques
843.1) La juste valeur peut être appliquée dans certains cas dans le référentiel IFRS, quelle incidence cette nouvelle notion a-t-elle eu sur votre entreprise ?
853.2) Comment définiriez-vous la juste valeur ?
863.3) Comment l’abandon du terme résultat « exceptionnel » a-t-il modifié la communication sur certaines transactions considérées comme peu courantes ?
873.4) Pourriez-vous donner un exemple pour lequel les IFRS ont vraiment été un problème ?
884) Les IFRS en tant qu’outil d’information du conseil d’administration
894.1) Comment votre processus d’information interne des administrateurs a-t-il été affecté par les IFRS ?
904.2) Quels sont les principaux changements intervenus dans votre processus de reporting à destination du conseil d’administration depuis l’arrivée des IFRS ? Par exemple en introduisant de nouveaux ratios financiers, des données financières intégrant de nouvelles évaluations, une nouvelle structure de présentation des comptes, …
914.3) Pour les informations transmises aux administrateurs, avez-vous adopté la même structure par métier et par zone géographique, que pour les IFRS (information sectorielle) ?
924.4) La communication financière à destination des actionnaires ou des investisseurs est-elle similaire à celle que vous fournissez à votre conseil d’administration ? Quelles sont les principales différences ? Votre réponse aurait-elle été la même avant les IFRS (expliciter) ?
935) Les IFRS et l’impact de leur implantation sur les processus de management internes
945.1) Les IFRS vous ont-elles amenées à modifier votre organisation interne (départements, services, secteurs d’activité, modes de gestion centralisés/décentralisés, responsabilités, compétences) ?
955.2) Le passage aux IFRS n’a-t-il concerné que la direction comptable et le comité de direction ou a til impliqué les directions opérationnelles ? Par exemple pour le traitement des actifs immobilisés (composants, durée de vie, dépréciation).
965.3) Les systèmes d’information destinés à l’information financière et ceux orientés vers la prise de décision stratégique sont-ils identiques ? Avez-vous deux systèmes en parallèle ?
975.4) Avez-vous un service qui construit des modèles économiques destinés à appréhender et valoriser les flux futurs de cash-flows générés par les actifs et pour vos choix d’investissements ? Chaque responsable de division est-il responsable de son propre modèle d’évaluation ? Comment les contrôlez-vous ?
986) La politique d’information des parties prenantes
996.1) Quelles sont pour vous les principales parties prenantes de votre entreprise, les acteurs auxquels vous êtes particulièrement attentifs ?
1006.2) L’information que vous transmettez à ces parties prenantes est-elle identique ? Vous arrive-t-il de transmettre des informations financières différentes à certaines parties prenantes autres que les actionnaires ? (comité d’entreprise, banques, État et collectivités publiques) Et si oui quelles sont-elles ?
1016.3) Pensez-vous que vos parties prenantes aient des besoins différents de ceux des actionnaires ? Pouvez-vous en dire quelques mots ?
1026.4) Pourrait-on envisager de normaliser, à un niveau européen, les informations non strictement financières ? Par exemple le rapport sur la politique de développement durable de l’entreprise, ou certaines données du bilan social, et de manière générale le rapport de gestion ?
1036.5) L’application des IFRS a-t-elle modifié votre démarche, votre communication concernant la responsabilité sociale de votre entreprise ? Si oui comment ?
1047) De manière générale : les IFRS et la gouvernance
1057.1) L’impact des IFRS est-il plutôt négatif, ou plutôt positif, sur la gouvernance de votre entreprise ?
1067.2) Les IFRS favorisent-elles la prise de décision à court terme ou à long terme ?
1077.3) Que faudrait-il inclure dans les IFRS pour favoriser une bonne gouvernance ?
Annexe 2 - Interlocuteurs
108Nous avons codifié un certain nombre de sociétés comme ayant un actionnariat dispersé avec un actionnaire majoritaire ou de référence, ce qui semble antinomique. Il s’agit d’un jugement de notre part car nous estimons que l’actionnaire de référence a vocation à se désengager et que les groupes concernés orientent leur communication vers cet actionnariat dispersé (afin de favoriser ce désengagement ultérieur dans de bonnes conditions).
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : IFRS, gouvernance, comité d'audit, reporting, administrateurs
Date de mise en ligne : 15/11/2012.
https://doi.org/10.3917/cca.133.0057Notes
-
[*]
Docteur en Sciences de Gestion.
-
[**]
Professeur des Universités en Sciences de Gestion.
-
[1]
Les Échos du 23 /09 /1998.
-
[2]
Traduction libre : « Le spécialiste qui reçoit le revenu résiduel sera le contrôleur des membres de l’équipe (c’est à dire celui qui gère l’utilisation des ressources communes). (…) La gestion ou le contrôle de la manière dont les ressources sont utilisées dans une production commune est une méthode d’évaluation des contributions individuelles à la production de l’équipe. »
-
[3]
Le cas Vinci montre la difficulté à évaluer de façon pertinente l’action réelle d’un dirigeant. Son Pdg Antoine Zacharias a abandonné, en janvier 2006, ses fonctions opérationnelles pour conserver la fonction de président du conseil d’administration. Mais, ayant consacré une certaine activité pour la prise de contrôle des ASF (Autoroutes du Sud de la France), il prétendait avoir droit à une prime de plusieurs millions d’euros en complément de sa rémunération déjà très conséquentes et des options sur actions qu’il avait déjà perçues. Le débat, porté sur la place publique, concernait la pertinence d’une telle prime puisque, en tant qu’actionnaire (au moins potentiel à travers les options qu’il détenait), il bénéficiait indirectement des effets supposés positifs de cette prise de contrôle. Finalement, à l’issue d’un conseil d’administration mouvementé fin mai 2006, cette controverse s’est terminée par la démission d’A Zacharias et l’absence de prime complémentaire.
-
[4]
Foucault commence ainsi son ouvrage par la description du supplice d’un condamné pour régicide.
-
[5]
Depuis le poste de contrôle on peut voir tout ce qui se passe à l’intérieur des cellules puisqu’il s’agit de parois laissant passer le regard. Par contre, les pensionnaires ne peuvent pas s’observer mutuellement. Seul le poste de contrôle dispose d’une vision globale et constante de la situation.
-
[6]
Le système des tournois, qui a été étudié par Lazear et Rosen (1981), Nalebuff et Stiglitz (1983), ou Green et Stockey (1983), peut ainsi permettre de fournir le stimulant nécessaire pour que chaque contrôleur donne le meilleur de lui-même. L’enjeu du tournoi peut être l’accès à une fonction de contrôleur plus importante, voire même l’accès à la fonction de contrôle des contrôleurs.
-
[7]
Volkswagen réunit chaque année tous ses concessionnaires en France. Ces derniers ont fait l’objet d’une
évaluation au cours de l’année écoulée tant sur la réalisation de leurs objectifs financiers ou commerciaux que sur la qualité de leur accueil, de leur service après-vente, etc. Lors de cette réunion, les noms des 10 plus mauvais concessionnaires apparaissent en rouge sur un écran géant. Ils ont une année pour redresser leur situation (avec l’aide du constructeur), faute de quoi ils risquent de perdre la concession. -
[8]
« Enterprise Resource Planning » (logiciel de gestion intégré). Il s’agit de logiciels qui permettent d’intégrer, dans des bases de données communicantes, des informations relatives tant à la gestion de production qu’aux fonctions plus administratives. Ces logiciels présentent de nombreux avantages techniques. En effet, ils permettent de réduire la saisie multiple des mêmes informations tout en accroissant la disponibilité des informations saisies (schéma 3). Par le biais des bases de données créées et alimentées par diverses sources, il est désormais possible de disposer d’un suivi quasiment en temps réel des différents processus et activités de l’entreprise. Pour des études de cas sur l’impact des ERP en matière de contrôle de gestion, on pourra se reporter à Meyssonnier et Pourtier (2006).
-
[9]
Un groupe interrogé n’est pas encore passé aux IFRS car il ressort pour l’instant du domaine public, mais il est dans le processus de passage aux IFRS.
-
[10]
Les entretiens étant enregistrés, nous avons garanti à nos interlocuteurs la confidentialité des informations recueillies et nous ne mentionnerons donc pas les entreprises ou les personnes concernées, sauf autorisation expresse de leur part.
-
[11]
Définition officielle de la juste valeur par les IFRS.
-
[12]
Les entreprises ont été codées de E1 à E15 (annexe 2) pour conserver leur anonymat.
-
[13]
Plan Comptable Général.
-
[14]
Les rendements sont croissants pendant les 25 premières années puis décroissants ensuite.
-
[15]
Cela rejoint la situation des grandes multinationales américaines qui, depuis plus de vingt ans, exigent de leurs filiales une comptabilité anglo-saxonne, à laquelle se rajoute éventuellement une comptabilité locale. En 1986, le groupe Exxon fonctionnait ainsi, avec une codification permettant, en France, d’alimenter simultanément les états comptables anglo-saxons et les comptes sociaux français.