Notes
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[1]
En effet, selon l’avis, un passif est : « un élément du patrimoine ayant une valeur économique négative pour l’entité, c’est-à-dire qu’il existe une obligation de l’entité à l’égard d’un tiers dont il est probable ou certain qu’elle provoquera une sortie de ressource au bénéfice de ce tiers, sans contrepartie au moins équivalente attendue de celui-ci (…). Cette obligation peut être d’ordre légal, réglementaire ou contractuel. Elle peut également découler des pratiques passées de l’entité, de sa politique affichée ou d’engagements publics suffisamment explicites qui ont créé une attente légitime des tiers concernés sur le fait qu’elle assumera certaines responsabilités».
1Les scandales financiers et comptables (Enron, Worldcom, Ahold, Parmalat) intervenus aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe amènent à s’interroger sur l’efficacité des organes de contrôle et notamment sur celle de l’auditeur légal, tiers-arbitral au sein de la gouvernance des entreprises, chargé de donner une assurance sur la qualité des états financiers. La qualité de l’audit des états financiers nécessite que deux conditions soient remplies : la compétence et l’indépendance. La compétence des auditeurs légaux est positivement corrélée au développement d’une meilleure expertise (Lee et Stone, 1995) et à l’expérience accumulée au cours du temps (Dreyfus et Dreyfus, 1986). Lee et Stone (1995) définissent la compétence comme le niveau d’expertise suffisant pour atteindre les objectifs d’audit explicites. Quant à Dreyfus et Dreyfus (1986), ils analysent l’expertise d’un auditeur comme un continuum qui évolue, à travers un processus d’apprentissage, du point intitulé « savoir que » vers un autre point « savoir comment ». L’indépendance ne peut exister que si l’auditeur légal est capable d’exprimer son opinion en âme et conscience et de manière libre. L’indépendance est la capacité de l’auditeur à porter des jugements objectifs, libres et affranchis de toute influence que les autres parties ou faits pourraient exercer (Bazerman, Morgan, Loewenstein, 1997). Quant au code de déontologie de la profession de commissaire aux comptes publié au décret N 2005-1412 du 16 novembre 2005, il stipule dans son article 5 que l’indépendance du commissaire aux comptes se caractérise notamment par l’exercice en toute liberté, en réalité et en apparence, des pouvoirs et des compétences qui lui sont conférés par la loi. Zeff (1987) estimait déjà que la concurrence au sein de la profession des auditeurs était de plus en plus vive et que leur intérêt personnel risque de primer sur l’intérêt général. Il souligne que les auditeurs risquent d’avoir de plus en plus de difficultés pour rester indépendants et qu’il est nécessaire de restaurer les valeurs de la profession.
2Comme le soulignent Fortin et Martel (1997), il est généralement admis que l’auditeur, dans sa fonction d’attestation des états financiers, doit agir en fonction des intérêts, souvent contradictoires, de divers groupes d’utilisateurs tels que les créanciers, les actionnaires ou les agences de réglementation si bien qu’en rédigeant son rapport sur la fiabilité des résultats publiés dans le rapport annuel d’une entreprise, l’auditeur assume une triple responsabilité. Il doit veiller à ce que les investisseurs disposent d’une information suffisante pour apprécier les risques et les perspectives de gain, porter un jugement sur la pertinence de l’information à divulguer et tenir compte de l’intérêt du public. Si la connaissance technique s’acquiert au cours d’une formation accréditée, l’éthique repose sur la capacité et les aptitudes à rendre des jugements moraux. La nécessité de tenir compte de l’intérêt du public et de celui du client fait partie de la réalité quotidienne de l’auditeur et le place au cœur d’importants conflits d’intérêt pour lesquels les codes de déontologie n’offrent pas de solutions simples.
3Les auditeurs sont confrontés en mission à différentes questions du type : que dois-je faire ? qu’aurais-je dû faire ? quelles sont les limites de mes actions ? n’aurais-je pas mieux fait de ? Et lorsque les finalités des actions ainsi que les moyens pour les réaliser deviennent les objets de ce questionnement, lorsque la délibération suppose la capacité psychologique de prendre une certaine distance par rapport à une situation donnée, d’adopter un recul critique à l’égard des besoins et désirs les plus immédiats, le questionnement devient moral ou éthique. Ce qui meut la démarche éthique est le souci de formuler de la manière la plus simple possible des principes qui confèrent une unité à l’ensemble des jugements face aux circonstances les plus diverses.
4Or la liberté de jugement repose sur un niveau élevé de sensibilité éthique, complété par un véritablement comportement éthique. Rest (1986) met en exergue qu’un individu doit franchir quatre étapes psychologiques pour adopter un comportement éthique. Tout d’abord, il doit interpréter une situation donnée comme un problème éthique (sensibilité éthique). Cette étape inclut notamment le fait d’interpréter les options possibles et leurs conséquences. En second, l’individu doit décider quelle option est correcte du point de vue moral. Ensuite, il doit avoir la volonté de se comporter de manière éthique, même si son propre intérêt lui dicte une attitude contraire. Enfin, l’individu doit avoir une force de caractère suffisante pour se comporter de manière conforme à son intention éthique (comportement éthique).
5L’objet de la recherche est d’analyser la prise de décision éthique des auditeurs légaux français à travers le cadre conceptuel des idéologies éthiques de Forsyth (1980). Ce cadre conceptuel a été choisi car il permet d’étudier les prises de décisions d’individus confrontés à des dilemmes éthiques sans qu’il y ait nécessairement un consensus sur la nature éthique d’une situation donnée. Il a été construit dans le prolongement des travaux du psychologue Sharp (1898) qui fit le constat que des personnes proches pouvaient avoir des avis complètement différents sur des situations présentant une problématique éthique. Il conclut que toute personne confrontée à un problème éthique fondait sa décision sur son propre système de valeurs éthiques. Le cadre d’analyse de Forsyth est adapté au contexte décisionnel de l’audit. En effet, les professionnels comptables libéraux ne semblent pas appliquer de manière stricte et absolue les règles et normes professionnelles mais au contraire apprécient les situations professionnelles dans leur contexte.
6La recherche a pour objectif de mieux comprendre la prise de décision. Le développement d’un tel type de connaissances passe notamment par la compréhension des intentions et des situations des individus sachant que ces derniers participent à la création de leur réalité sociale et du contexte de cette construction.
7Tout d’abord, le cadre conceptuel des idéologies éthiques de Forsyth (1980) sera présenté. Ensuite, six situations d’audit posant un dilemme éthique et vécues par des auditeurs français seront analysées à travers le cadre conceptuel présenté ci-dessus.
1 – Le cadre conceptuel des idéologies éthiques
8À la suite du désaccord des psychologues sur les situations de moralité, Forsyth (1980) a élaboré un cadre conceptuel où les différences d’appréciation des situations de jugement moral sont étudiées selon deux facteurs : le relativisme et l’idéalisme.
9Le premier facteur est le relativisme. Utilisé par un individu pour apprécier une situation du point de vue éthique, il a pour conséquence le rejet des règles morales universelles. Les individus « relativistes » rejettent la possibilité de formuler ou de faire confiance à des règles morales universelles quand ils s’expriment sur des questions morales. Ils s’opposent à ceux qui croient et utilisent des principes moraux lorsqu’ils apprécient une situation. Un « relativiste » ne croit pas à des règles morales universelles mais considère qu’il existe plusieurs façons de regarder les problèmes moraux.
10Le second facteur qui permet de distinguer les décisions individuelles est l’idéalisme des attitudes morales. Les personnes ayant un idéalisme élevé considèrent que les conséquences souhaitables peuvent, en choisissant la bonne action, toujours être obtenues. A contrario, ceux qui ont tendance à être moins idéalistes admettent que des conséquences indésirables peuvent être obtenues en même temps que des conséquences désirées et souhaitées. Un idéaliste fait sienne l’idée que de bonnes consé-quences peuvent toujours être atteintes et n’admet pas que de bonnes et de mauvaises conséquences découlent de presque toutes les actions.
11Forsyth (1980) a construit et présenté sous forme de tableau une taxinomie des idéologies éthiques en croisant les deux dimensions que sont le relativisme et l’idéalisme.
Taxinomie des idéologies éthiques (Forsyth, 1980)
Taxinomie des idéologies éthiques (Forsyth, 1980)
12Selon cette taxinomie, les individus sont susceptibles d’adopter une des quatre configurations du cadre d’analyse pour porter des jugements éthiques (situationnisme, absolutisme, subjectivisme et exceptionnisme). L’analyse de la décision des individus permet de savoir si une personne adopte des valeurs morales idéalistes ou non et s’il croit que les valeurs morales adoptées sont universelles ou relatives.
13Les individus qui font partie des groupes ayant un niveau de relativisme élevé, à savoir les situationnistes et les subjectivistes, adoptent une idéologie que l’on peut dénommer « scepticisme éthique ». En premier lieu, l’idéologie éthique « subjectiviste » se rattache au courant téléologique de la pensée éthique dans la mesure où chaque acte est évalué en fonction de ses conséquences pour l’acteur (égoïsme éthique). L’« égoïsme éthique » est une philosophie éthique sceptique qui adopte une approche pragmatique pour évaluer une action. Selon la philosophie de l’égoïsme éthique, les évaluations morales dépendent finalement des perspectives personnelles. Selon Fletcher (1966), la moralité doit être pensée comme une « appréciation contextuelle, non sur le bien ou le mal, mais sur ce qui est adapté ». Les « subjectivistes » utilisent leur propre point de vue moral pour prendre des décisions qui ont de bonnes conséquences pour presque tout le monde. En second lieu, les « situationnistes » adoptent une philosophie morale fondée sur le scepticisme. Ils rejettent les principes moraux absolus et défendent la thèse que chaque situation doit être examinée individuellement. Idéalistes, ils sont à la recherche d’une décision qui a des conséquences favorables pour tout le monde. Ce sont des « sceptiques éthiques ». En philosophie morale, les « sceptiques » considèrent qu’il y a différentes façons de parler de moralité et critiquent ceux qui essaient d’imposer des principes éthiques universels et inviolables.
14À l’opposé, les individus peuvent adopter une idéologie éthique où prime un relativisme faible. Ce sont les « absolutistes » et les « exceptionnistes ». Dans les deux cas, c’est l’adoption de règles morales universelles qui prime.
15D’un côté, les « absolutistes » adhèrent à une vision « déontologique » de la philosophie morale. Ils rejettent l’analyse des conséquences d’une action comme base de l’évolution morale et font appel à la loi naturelle ou à la rationalité pour définir les jugements éthiques. Dans l’approche déontologique, les actes sont jugés comme moraux ou immoraux par référence à des règles morales universelles. On se positionne dans une vision déontologique ou « Kantienne » de l’éthique. Pour le philosophe déontologue Emmanuel Kant, un principe moral ne peut souffrir d’aucune exception, notamment au regard des conséquences de la décision prise. Comme le soulignent Canto-Sperber et Ogien (2004), « la déontologie prescrit de toujours respecter personnellement certaines règles d’action…quelles que soient les conséquences, et cela d’un point de vue impartial ou impersonnel. Ce sentiment est une sorte d’obligation impérieuse qui impose des contraintes absolues à ce que nous sommes en droit de faire ». Selon les mêmes auteurs, l’éthique déontologique affirme que, dans tous les cas, les règles de devoirs ou d’obligations doivent être respectées…autrement dit, certaines actions sont à faire ou à ne pas faire, quelles que soient les conséquences.
16D’un autre côté, les « exceptionnistes » se démarquent des « absolutistes ». Ils adhèrent à une vision dite téléologique de la philosophie morale dans la mesure où chaque acte doit être évalué en fonction de ses conséquences pour autrui. Selon l’approche téléologique, la moralité d’une action dépend des conséquences produites par l’action. Un individu se conduit de manière éthique si les conséquences de sa décision sont bonnes. L’approche téléologique peut être illustrée par le concept utilitariste « de la meilleure situation pour le plus grand nombre ». Si l’on prend l’exemple d’un médecin qui se pose la question de savoir s’il doit mentir à un patient, les utilitaristes considèrent que les avantages tirés du choix du mensonge sont supérieurs aux coûts possibles dudit mensonge. Dans une vision utilitariste, les « exceptionnistes » croient que les principes moraux absolus sont importants, mais que tout individu doit appliquer ces règles de manière pragmatique. Selon le courant éthique de l’utilitarisme, aucune autorité suprême ne peut décréter ce qui juste ou bon pour l’humanité. Seuls comptent les états de plaisir ou de souffrance vécus par les êtres humains. Quelles que soient les décisions à prendre, il faut faire abstraction de nos intérêts, penchants, préjugés moraux, conceptions métaphysiques et croyances religieuses, et nous soucier de poursuivre « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». L’utilitarisme est une théorie éthique conséquentialiste : actions, politiques et institutions n’ont pas à être jugées en fonction de leur nature intrinsèque. Elles doivent l’être en fonction de leurs conséquences pour autrui. L’utilitarisme est un conséquentialisme individualiste. Le bien des individus est la seule chose qui intervient dans l’évaluation des conséquences.
17Afin d’illustrer les quatre types d’idéologie éthique possible, on peut prendre l’exemple du dilemme éthique dit « le fugitif » développé et testé par Rest (1986) lors de la construction du Defining Issues Test (DIT) destiné à mesurer le niveau de développement moral cognitif. La situation est la suivante :
18« Un homme a été condamné à dix ans de prison. Au bout d’un an, il s’échappe de prison, s’installe dans une autre région et prend le nom de DUPONT. Il travaille dur pendant huit ans et économise suffisamment d’argent pour créer son entreprise. Il s’est montré correct avec ses clients, a versé des salaires élevés à ses employés et consacré la plus grande part de ses bénéfices à des œuvres de charité. Mais un jour, madame DURAND, qui était sa voisine, le reconnaît. Elle sait qu’il s’agit de l’homme qui s’est échappé de prison il y a huit ans et qui est recherché par la police. Madame DURAND doit-elle dénoncer Monsieur DUPONT à la police ? ».
19Selon le cadre de Forsyth, les réponses peuvent être les suivantes :
- Situationnisme : Je ne dénonce pas car je considère que l’absence de dénonciation est bonne pour tout le monde. La prison n’est pas une solution. La preuve : le fugitif s’est réinséré et a largement payé sa dette en redistribuant aux salariés et aux organisations caritatives. Je n’accepte pas la théorie kantienne du devoir : je suis un sceptique éthique.
- Subjectivisme : Je ne dénonce pas car je considère que l’absence de dénonciation est bonne pour presque tout le monde, à savoir les salariés, les clients et les œuvres de charité. On peut faire l’hypothèse que ceux qui ont subi un préjudice au moment de la crise ou du délit ne seraient pas satisfaits de cette situation, mais cela est secondaire.
- Absolutisme : Je dénonce sans hésiter le fugitif. C’est la théorie du devoir moral qui s’impose. Je considère que suivre les règles morales universelles permet d’aboutir au meilleur résultat possible. Mon acte répond à un devoir de justice.
- Exceptionnisme : Je devrais dénoncer mais je ne dénonce pas. Je fais une entorse aux règles morales car cela évite des conséquences négatives (fermeture de l’entreprise, licenciement des salariés, perte de ressources des associations caritatives). Je ne dénonce pas le fugitif car je considère que la somme des avantages et utilités générés par la liberté du fugitif dépasse l’utilité sociale d’une détention. J’ai une vision utilitariste.
2 – Une analyse de dilemmes éthiques vécus par des auditeurs légaux français
2.1 – Le mode de collecte des données
20Des situations vécues par des commissaires aux comptes en exercice et délicates en terme d’opinion ont été collectées en trois temps.
21Lors de la recherche doctorale de l’auteur menée en 2000, il a été demandé à dix auditeurs légaux en exercice de tenir un carnet de bord, afin d’y décrire des situations vécues qui semblaient leur poser un dilemme éthique au moment de l’expression d’une opinion d’audit légal (mission générale de certification des comptes, rédaction du rapport spécial sur les conventions réglementées, interventions en cas d’événements ou d’opérations particulières). Parmi les informations recueillies, deux situations nous ont semblé correspondre véritablement à un dilemme éthique. Comme on le présentera ci-après, les situations vécues correspondaient à un dilemme éthique dans la mesure où, délicates en terme d’opinion, elles pouvaient donner lieu à une opposition entre une application stricte des règles professionnelles et de la loi sur les sociétés commerciales, et d’autres facteurs de décision tels que le degré de gravité de l’erreur comptable, la qualification du fait constaté de fraude ou d’erreur, la motivation du dirigeant ou l’existence d’un système de valeurs propre au commissaire aux comptes en opposition avec la loi ou la doctrine professionnelle. En outre, la pertinence des deux décisions décrites ci-dessous a été testée en effectuant une comparaison avec des situations d’audit utilisées dans deux recherches menées par Tsui et Gul (1996) et Sweeney et Roberts (1997) sur l’indépendance de l’auditeur. Dans la première recherche, des auditeurs ont été interrogés sur une décision d’audit qui portait sur l’appréciation du caractère significatif ou non de dettes non comptabilisées au passif du bilan. Quant à Sweeney et Roberts (1997), ils ont interrogé des auditeurs sur la décision à prendre en cas de découverte d’un prélèvement non autorisé, mais rapidement régularisé, effectué par le contrôleur financier de l’entreprise.
22La première décision d’audit concernait l’anticipation de la récupération de la TVA sur des achats de sous-traitance (services) et la deuxième une situation d’abus de biens sociaux (avance financière faite par une société de capitaux à l’un de ses dirigeants). Le contexte des situations était tel que la décision de l’auditeur d’accepter le non respect des règles comptables était envisageable (existence d’arguments « pour » et « contre ») en fonction du cadre de référence choisi.
23Lors de la deuxième recherche menée en 2004, dix commissaires aux comptes, différents de ceux ayant participé à la recherche précédente, se sont exprimés sur des situations vécues d’abus de biens de sociaux. Les entretiens menés sont partiellement un approfondissement en quête de sens des situations collectées en 2000.
24La recherche a mis en évidence deux types d’auditeurs : les « légalistes » et les « pragmatiques ». Si les premiers décident en respectant strictement la loi, les deuxièmes tiennent compte des conséquences sociétales de son application. Par ailleurs, une typologie des faits délictueux a mis en évidence trois types de délits : les délits « mineurs », les délits « majeurs » et les délits « contraints ».
25Enfin, en 2005, un commissaire aux comptes qui venait de prendre sa retraite a accepté de nous accorder un entretien. Cette personne a été choisie pour deux raisons. La première est la richesse de l’expérience acquise pendant quarante années dans l’audit externe des états financiers de sociétés cotées ou non, et de toute taille en termes de chiffre d’affaires et d’effectif. La deuxième est la liberté d’expression née du recul pris par rapport à un exercice quotidien. La confidentialité du nom des sociétés auditées a été conservée car la connaissance du nom desdites sociétés n’aurait rien apporté à l’analyse et le secret professionnel fait partie des normes de comportement imposées par le code de déontologie professionnelle des auditeurs légaux. En outre, du point de vue légal, la violation du secret professionnel est une des quatre situations où la responsabilité pénale de l’auditeur peut être engagée. De cet entretien, ont émergé deux situations délicates en termes d’opinions exprimées et vécues par le commissaire aux comptes :
- que faut-il faire en cas de versement de sommes significatives à une entité ad hoc pour l’obtention de marché et de contrats ?
- faut-il refuser de certifier les comptes d’une société confrontée à un important et significatif litige sachant que les perspectives d’activité et les prévisions de chiffre d’affaires et de résultat sont très bonnes pour les années à venir (existence d’un passif environnemental).
2.2 – L’analyse des données recueillies
26L’analyse des six dilemmes éthiques vécus par les commissaires aux comptes en exercice est présentée ci-dessous.
2.2.1 – Les décisions d’audit « absolutistes »
a – Cas n° 1 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
27a.1) Présentation du cas
28Le commissaire aux comptes interrogé en 2005 avait identifié au cours d’une mission un important litige, quinze jours avant la clôture de l’exercice, auquel l’entreprise auditée était confrontée. Le litige concernait l’absence de mise aux normes environnementales d’un ancien site industriel. Le montant financier réclamé par les parties prenantes était significatif. Le passif latent répond aux conditions de comptabilisation imposées par l’avis N° 00-01 du Conseil National de la Comptabilité sur les passifs. [1] Compte tenu de la situation, nul doute qu’un passif devait être comptabilisé. L’entreprise avait en effet une obligation à l’égard d’un tiers et il était probable que cette obligation provoquât une sortie de ressources au bénéficie de ce tiers sans contrepartie au moins équivalente attendue de celui-ci.
29Une provision pour risques et charges, correspondant à un passif dont l’échéance et le montant ne sont pas fixés de manière précise, devait être comptabilisée. Dans la situation vécue par le commissaire aux comptes, la société refusa de comptabiliser cette provision. D’une part, elle était fortement endettée et ne souhaitait pas détériorer son ratio d’endettement financier. D’autre part, elle présentait des prévisions d’exploitation très favorables pour les cinq années à venir ce qui devait permettre à l’entreprise de dégager un cash flow très largement positif permettant d’absorber les coûts de remise aux normes environnementales de l’ancien site industriel.
30L’entreprise ne souhaitait donc pas présenter une situation financière dégradée. De plus, le directeur général laissa sous-entendre au commissaire aux comptes qu’en cas de refus de certifier, son mandat pouvait ne pas être renouvelé dans les deux ans. Pour finir, le montant des honoraires perçus était significatif pour la rentabilité et l’équilibre financier du cabinet d’audit. En ce qui concerne la nature de la mission de certification des comptes (loi sur les sociétés commerciales) et le respect des normes professionnelles (guide des normes de la compagnie des commissaires aux comptes), il ne fait donc aucun doute que l’opinion exprimée devait être celle du refus de certification.
31Lors de l’entretien, le commissaire aux comptes interrogé nous indiqua qu’il refusa de céder, ne certifia pas les comptes et perdit son mandat deux ans plus tard. Il souligna qu’il s’était refusé à certifier les comptes car cela aurait été la négation même de sa mission et que, par ailleurs, l’intégrité est une des valeurs essentielles du commissariat aux comptes. Ce dernier souligna l’importance de valeurs telles que l’intégrité et l’indépendance qui, selon lui, priment sur tout. Il nous indiqua avoir fait son devoir.
32a.2) Dilemme éthique
33Le commissaire aux comptes est partagé entre l’expression d’un refus de certifier qui peut avoir pour conséquence la perte de la mission et une certification sans réserves qui pourrait s’avérer sans conséquence en cas de stabilité de l’actionnariat puisque, sur le plan financier, les coûts environnementaux seront absorbés par les cash-flows futurs de l’entreprise. Cette situation présente un dilemme éthique dans la mesure où le commissaire aux comptes doit choisir entre protéger l’ensemble des parties prenantes en les alertant, par son rapport négatif, sur le rattachement du coût environnemental à l’exercice comptable concerné (principe de spécialisation des exercices) et son intérêt personnel.
34a.3) Interprétation de la décision
35Cette décision correspond à une idéologie absolutiste (idéalisme élevé et relativisme faible). En effet, dans l’absolutisme, il y a des règles morales qui doivent toujours être suivies et qui ont des conséquences favorables pour l’ensemble des parties prenantes.
36À un premier niveau, les conséquences sont favorables au commissaire aux comptes car son intégrité permet au niveau macro-économique de renforcer la légitimité d’un auditeur « payé » par l’entreprise (puisqu’il est capable de résister à ses représentants légaux) et au niveau micro-économique de construire la réputation du cabinet sur l’intégrité. La perte du client est finalement secondaire dans une perspective temporelle longue.
37À un deuxième niveau, les conséquences sont favorables pour l’entreprise car cette dernière complète l’information comptable et financière obligatoire de l’année concernée (bilan, compte de résultat et annexe) par une information extra-comptable de qualité (financière et prévisionnelle telle qu’un business plan) et, en la présentant à ses banquiers, elle peut améliorer la qualité de la relation banque-entreprise en accumulant et en capitalisant de la confiance. On dépasse alors une vision « court-termiste » des états financiers et de la relation banque-entreprise.
38À un troisième niveau, les parties prenantes à la vie de l’entreprise (actionnaires, clients, fournisseurs, salariés, Etat, organismes sociaux) bénéficient d’une information comptable transparente ce qui leur permet de prendre des décisions sur des états financiers fiables.
b – Cas n° 2 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
39b.1) Présentation du cas
40Un commissaire aux comptes interrogé a relaté une situation où une société anonyme a accordé un prêt à une société civile immobilière. Le gérant de la société civile était également le président du conseil d’administration de la société anonyme. Ce dirigeant a utilisé l’avance financière reçue par la société civile immobilière pour financer des dépenses personnelles (frais personnels de déplacement et cadeaux non justifiés). En ce qui concerne l’application de la loi sur les sociétés commerciales, le commissaire aux comptes a l’obligation de révéler le fait délictueux. Le commissaire aux comptes interrogé a indiqué avoir révélé le délit sans état d’âme et sans hésitation.
41b.2) Dilemme éthique
42Le commissaire aux comptes a le choix entre dénoncer cette convention interdite et accepter le prélèvement d’une partie des ressources par le dirigeant de l’entreprise, qui considère que cette dernière lui appartient et qu’il y a peu de différence entre la personne physique (le dirigeant) et la personne morale (la société).
43b.3) Interprétation de la décision
44Le commissaire aux comptes a adopté une application stricte de la loi et fait son devoir. Il y a sans aucun doute enrichissement du dirigeant au détriment des intérêts des autres parties prenantes. La décision d’audit s’inscrit dans le cadre d’une idéologie éthique « absolutiste » (idéalisme élevé et relativisme faible).
2.2.2 – Les décisions d’audit « situationnistes »
a – Cas n° 3 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
45a.1) Présentation du cas
46Après avoir fait la connaissance du dirigeant de la société en participant à un tournoi de golf, un professionnel comptable a été nommé commissaire aux comptes de la société. Après leur première rencontre, le dirigeant et l’auditeur ont continué à jouer ensemble au golf de temps en temps. En milieu de mandat, soit après trois ans de certification sans réserves des comptes annuels, le dirigeant de la société auditée a révélé au commissaire aux comptes avoir prélevé 76 000 Euros sur les comptes de la société pour aider financièrement son frère dont l’entreprise, prospère dans le passé, était au bord du dépôt du bilan. Le dirigeant de l’entreprise auditée a expliqué au commissaire aux comptes que l’avance financière lui avait permis d’attendre la vente définitive d’un bien immobilier personnel faite trois mois plus tard (temps nécessaire à la mise en vente, à la signature de la promesse de vente et de l’acte définitif ). Le dirigeant a souligné qu’il avait remboursé l’avance financière faite par « sa » société immédiatement après la vente du bien immobilier. Le commissaire aux comptes a décidé de ne pas révéler l’abus de biens sociaux commis par le dirigeant de l’entreprise. Il a jugé que l’abus de biens sociaux commis a permis de sauver une société en grande difficulté financière appartenant au frère du dirigeant. Les délits de ce type peuvent être qualifiés de « contraints ». Le commissaire aux comptes a considéré que son silence, loin d’exister dans un contexte de corruption, est un service rendu à la société au sens large et révèle une conception de la notion de fait délictueux plus économique que juridique.
47a.2) Dilemme éthique
48La situation décrite ci-dessous présente un véritable dilemme éthique dans la mesure où le commissaire aux comptes doit choisir entre une application stricte de la loi (en révélant le fait délictueux qui ne fait aucun doute du point de vue du droit pénal) et la non révélation du fait délictueux qui pourrait être motivée à la fois par l’absence de conséquences sociétales négatives du délit (il a été régularisé et aucun préjudice n’a été subi par un tiers) et le fait d’éviter de trahir le dirigeant. Ce dernier n’a pas commis le délit pour s’enrichir mais pour « sauver » l’entreprise de son frère. Le délit serait en quelque sorte justifié par une volonté de « justice sociétale ».
49a.3) Interprétation de la décision
50Le commissaire aux comptes a fait preuve de « scepticisme éthique » par rapport à une application stricte de la loi. La décision prise par l’auditeur correspond à une idéologie éthique de type « situationniste » (idéalisme élevé et relativisme élevé). En effet, en cas d’application d’une idéologie de type situationniste, la personne confrontée au dilemme éthique regarde les différentes spécificités d’une situation donnée pour décider d’une action qui a de bonnes conséquences pour tout le monde. Elle rejette les règles morales et fait une analyse personnelle de la situation à laquelle elle est confrontée.
51Selon les informations communiquées, le commissaire aux comptes a décidé de ne pas révéler le fait délictueux car il a jugé que personne n’a subi de dommage et que la loi ne devait pas être appliquée de manière brutale. La société n’a pas subi de préjudice financier puisque l’avance consentie au dirigeant a été remboursée par ce dernier. Aucun des « stakeholders » n’a été lésé puisque toutes leurs créances ont été honorées. Bien que n’ayant pas respecté le droit des sociétés, le dirigeant a fait preuve de solidarité familiale en permettant à son frère de sauver son entreprise. Quant au commissaire aux comptes, il a renforcé sa relation avec le dirigeant même s’il a augmenté temporairement le risque de mise en cause de sa responsabilité pénale en ne révélant pas le fait délictueux au procureur de la République.
52Cette position est d’autant plus personnelle que la régularisation de tout fait délictueux n’est pas retenue dans les décisions de jurisprudence comme un facteur de non révélation. Dans la situation présentée, la révélation des faits délictueux est une obligation. Selon Barbiéri (2004), « a peu de chance de prospérer, tout au moins devant la chambre criminelle de la cour de Cassation, l’argument tiré d’une régularisation ultérieure des prélèvements illégaux ». D’une part, la cour de Cassation considère que la restitution – même spontanée – du bien détourné n’enlève pas à l’acte son caractère délictueux. D’autre part, s’agissant de la réparation du dommage qu’un abus de biens a occasionné à une société, la cour de Cassation paraît très attentive aux modalités de la réparation et ne se contente pas d’une simple affirmation d’équivalence formulée par les juges du fond. De son côté, la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes a adopté une norme professionnelle qui précise « qu’en prenant en compte les conséquences d’une infraction et le but poursuivi, le commissaire aux comptes révèle les faits qui sont à la fois significatifs et délibérés ». Un fait significatif est celui qui, ayant pour effet de soustraire l’entité ou les dirigeants à des dispositions légales spécifiques, modifie sensiblement la présentation de la situation financière, du patrimoine ou du résultat, ou est de nature à porter préjudice à l’entité ou à un tiers. Le caractère délibéré s’apprécie par rapport à des éléments objectifs démontrant la conscience que peut avoir l’auteur de l’infraction de ne pas respecter la réglementation en vigueur. Et, dans le cas présent, le délit est véritablement délibéré et significatif.
b – Cas n° 4 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
53b.1) Présentation du cas
54Un commissaire aux comptes interrogé a révélé la situation où le président du conseil d’administration d’une PME familiale non cotée était tombé gravement malade. Son gendre, dirigeant d’une société à responsabilité limitée indépendante, mais également administrateur de la société anonyme, avait reçu une rémunération pour assurer l’intérim pendant les quelques mois d’absence, sans que la rémunération n’ait été préalablement autorisée par le conseil d’administration. Le commissaire aux comptes s’est rendu compte a posteriori de cette convention interdite et non autorisée. L’absence d’autorisation n’ayant causé aucun préjudice à la société, bien au contraire, il n’a pas jugé bon de révéler le fait délictueux.
55b.2) Dilemme éthique
56Face à cette situation, le commissaire aux comptes est confronté à un véritable cas de conscience : soit il respecte le droit des sociétés de manière stricte, soit il analyse l’esprit de la règle en considérant que l’esprit de la loi n’a pas été violé, la société ou l’ensemble des parties prenantes n’ayant pas subi de préjudice. Au contraire, la présence du gendre a permis le remplacement du dirigeant et donc indirectement de sauver l’entreprise confrontée à une « fragilité managériale » à la suite de la maladie de son dirigeant.
57b.3) Interprétation de la décision
58La décision prise est de type « situationniste » (idéalisme élevé et relativisme élevé). Lors d’une situation de type situationniste, la personne concernée regarde les spécificités d’une situation donnée pour trouver une action qui a de bonnes conséquences pour tout le monde. Il fait preuve de « scepticisme » éthique. Il est clair que, du point de vue juridique, l’absence d’approbation de la rémunération du président d’une société par le conseil d’administration de la société qu’il dirige est une infraction au droit des sociétés. En revanche, du point de vue économique, les parties prenantes à la vie de la société n’ont subi aucun dommage. Selon ses dires, la révélation du délit est apparue disproportionnée au commissaire aux comptes par rapport aux conséquences de l’acte qui résultait a priori d’une négligence. En outre, la rémunération du président n’était en aucun cas exagérée. Dans cette situation, le contexte prime par rapport à une application stricte de la règle.
2.2.3 – Les décisions d’audit « exceptionnistes »
a – Cas n° 5 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
59a.1) Présentation du cas
60Un commissaire aux comptes interrogé a indiqué avoir accepté le non respect par une entreprise de bâtiment et de travaux publics de la règle fiscale de récupération de la taxe sur la valeur ajoutée sur les achats de sous-traitance selon le régime de la TVA sur les encaissements. L’entreprise auditée était financièrement dans une période difficile (marge faible dégagée sur les affaires, important besoin en fonds de roulement à financer compte tenu du montant important des travaux en-cours et montant très élevé des créances clients non encaissées sur les collectivités locales).
61Sous-traitant une partie importante des travaux réalisés, l’entreprise devait, selon le Code Général des Impôts, récupérer la taxe sur la valeur ajoutée au moment du paiement de la facture car il s’agissait du moment où le prestataire de services devait de son côté la reverser à l’Etat. La récupération anticipée de la TVA est une infraction au Code Général des Impôts et peut être qualifiée de fraude fiscale (tout délinquant étant dans ce cadre-là condamnable à une amende maximale de 38 112 Euros et un emprisonnement maximal de 5 ans).
62Dans le cadre de sa mission, le commissaire aux comptes a accepté que l’entreprise s’octroie indirectement un décalage de TVA favorable pour sa situation de trésorerie. La société a donc récupéré la TVA sur les débits (date de la facture du sous-traitant) et non au moment du décaissement. Le commissaire interrogé indiqua qu’il pouvait dans certaines circonstances accepter de manière exceptionnelle un non respect absolu de la règle en général et en particulier de la règle fiscale. Il était conscient que la décision prise pouvait avoir des conséquences négatives pour l’Etat mais l’avait considérée comme acceptable s’agissant d’un simple décalage dans le temps qui pouvait varier entre 30 jours et 90 jours selon le délai de règlement des fournisseurs.
63a.2) Dilemme éthique
64Le cas précédemment évoqué présente un dilemme éthique dans la mesure où le commissaire aux comptes est confronté à un choix délicat en terme d’opinion : soit il dénonce le fait délictueux de fraude fiscale et refuse de cautionner le crédit de trésorerie que l’entreprise s’est indirectement octroyée, ce qui précipite le dépôt de bilan pour cessation de paiement (cette solution traduit une application stricte de la loi et de sa mission de commissaire aux comptes), soit il relativise l’importance du fait délictueux par rapport à la survie de l’entreprise qui peut éventuellement se redresser ultérieurement. Le choix de la deuxième solution peut engager sa responsabilité du point de vue civil (condamnation à des dommages et intérêts) ou pénal (non révélation des faits délictueux).
65a.3) Interprétation de la décision
66Si on utilise le cadre théorique de Forsyth, on peut considérer qu’une idéologie éthique « exceptionniste » a été retenue par le commissaire aux comptes. L’exceptionnisme se caractérise par un relativisme faible et un idéalisme faible. Bien que chargé de veiller au respect de la loi, le commissaire aux comptes fait une exception au respect de la règle fiscale afin d’éviter certaines conséquences négatives, à savoir les difficultés de trésorerie de l’entreprise auditée, une suppression des concours bancaires et découverts accordés par la banque et un dépôt de bilan. Les « exceptionnistes » adoptent une vision utilitariste du dilemme éthique. Les utilitaristes prônent l’abandon de toute idée de droit naturel et de toute métaphysique englobante.
2.2.4 – Les décisions d’audit « subjectivistes »
a – Cas n° 6 : Présentation du cas, dilemme éthique et interprétation
67a.1) Présentation du cas
68Un commissaire interrogé a présenté la situation suivante. Auditant les comptes annuels d’une société anonyme, un auditeur junior a été intrigué par le paiement effectué par une société anonyme à une société à responsabilité limitée, extérieure au groupe de la société anonyme, d’une commission égale à 3% du chiffre d’affaires. Interrogé, le directeur financier indiqua que « la SARL devait assurer le développement commercial de la SA et à ce titre, méritait une commission de 3 % pour faire face à ses charges ». Discrètement, le manager, responsable de la mission d’audit, demanda un extrait K bis au greffe du tribunal de commerce dont dépendait la SARL et a constaté que le gérant de la SARL était le président du conseil d’administration de la SA auditée.
69Interrogé par la suite sur la légitimité de cette relation économique entre la SA et la SARL, le dirigeant de la SA a répondu sur un plan juridique et formel en indiquant que « s’agissant d’une convention conclue entre deux sociétés ayant un dirigeant commun, la phase initiale de la procédure des conventions réglementées (à savoir autorisation préalable de la convention réglementée par le conseil d’administration) avait bien été respectée ». Le président du conseil d’administration indiqua au commissaire aux comptes qu’il aurait donc à rédiger le rapport spécial sur les conventions réglementées avant approbation desdites conventions par l’assemblée générale des actionnaires. Le président répondit sur la forme mais en aucun cas sur la substance économique du mouvement financier.
70Si, du point de vue juridique, la procédure a été respectée, le commissaire aux comptes avait les plus grands doutes sur le bien-fondé économique de cette opération financière. En effet, pour gérer une société autonome dans toutes ses composantes, ses dirigeants avaient-ils besoin de faire appel à une autre société pour assurer le développement commercial sachant que l’entreprise auditée avait son propre service commercial ? Après de nombreuses discussions avec le président de la société, le directeur général et le directeur financier de la société anonyme, le commissaire aux comptes finit par apprendre que l’argent versé à la SARL avait servi à obtenir des marchés en corrompant les donneurs d’ordre. L’artifice de la SARL avait été choisi pour éviter que les sommes versées à des tiers n’apparaissent directement dans les comptes.
71Après avoir pris connaissance de la réalité de la situation et de la « substance » de l’opération financière, le commissaire aux comptes s’interrogea sur la décision à prendre. Il décida de certifier les comptes sans réserves et considéra qu’il s’agissait d’une convention réglementée, à charge, selon lui, aux actionnaires de poser des questions sur la destination des sommes versées. Il considéra que la lutte contre la corruption dépassait ses propres prérogatives. Il s’agissait d’une opération financière non justifiée (du point de vue juridique, les obligations légales actuelles du commissaire aux comptes sont aujourd’hui différentes en raison des nouvelles obligations qui leur ont été imposées en matière de blanchiment d’argent).
72a.2) Dilemme éthique
73Cette situation présente un dilemme éthique au commissaire aux comptes dans la mesure où il doit choisir entre la forme de l’opération (convention réglementée autorisée) et le fond (détournements de fonds de la société à des fins de corruption de donneurs d’ordre). Lors de l’expression de son opinion, doit-il accepter cette situation qui permet à l’entreprise de continuer à exister (positionnement micro-économique) ou plutôt se positionner sur un plan plus macro-économique (participation à la diminution des phénomènes de corruption) ? La continuité de l’activité de l’entreprise doit-il être choisie par rapport à des valeurs universelles telles que la suppression de la corruption ?
74a.3) Interprétation de la situation
75Selon le cadre théorique de Forsyth (1980), cette décision d’audit peut être interprétée par une idéologie éthique de type « subjectiviste » (idéalisme faible et relativisme élevé). En effet, le commissaire aux comptes a utilisé son propre point de vue moral pour trouver une action qui a de bonnes conséquences pour presque tout le monde. Il a considéré que même si la décision prise a de mauvaises conséquences pour certaines personnes, elle reste acceptable. La personne qui a subi un préjudice est le client final, à savoir le donneur d’ordre.
76La décision prise par le commissaire aux comptes a eu des conséquences favorables pour les dirigeants qui n’ont pas été inquiétés, pour les salariés et l’ensemble des parties prenantes qui ont continué à bénéficier de la répartition de la valeur créée par l’entreprise. En revanche, la décision prise a eu des conséquences défavorables pour le système macro-économique et financier et le client final. On peut considérer que l’on est dans une situation d’égoïsme éthique dans la mesure où le commissaire aux comptes, en n’intervenant pas, a préservé son propre intérêt (la poursuite de sa mission) et celui de l’entreprise (sa pérennité) en passant sous silence le versement de sommes « occultes » dont la « substance » est contestable.
2.3 – Discussion
77Après l’analyse des décisions d’audit à travers le cadre conceptuel de Forsyth, une discussion s’impose. Les deux décisions d’audit « absolutistes » (passifs environnementaux à provisionner, refus d’un enrichissement indu du dirigeant) ont pour point commun la volonté pour le commissaire aux comptes de remplir sa mission en protégeant les parties prenantes. Elles traduisent un sens aigu de la responsabilité du commissaire aux comptes qui remplit pleinement son rôle de contrôle et de garant de la qualité des états financiers. Elles illustrent une véritable conscience du devoir de la part de l’auditeur dans l’accomplissement de sa mission. Ce dernier ne privilégie pas son intérêt et n’est pas en collusion avec le dirigeant. Ainsi, une application stricte de la loi est en phase avec le caractère « juste » de la mission de l’auditeur. A contrario, dans les deux décisions « situationnistes » (non révélation de faits délictueux à savoir une avance financière au dirigeant et non approbation de la rémunération du dirigeant), le commissaire aux comptes n’applique pas la loi de manière stricte. Il tient compte du contexte et s’interroge sur l’intérêt de l’application de la loi qui lui pose un problème éthique. La décision prise par l’auditeur est au profit de l’ensemble des parties prenantes de manière indirecte dans le premier cas (l’entreprise du frère est sauvée) et de manière directe dans le second (la pérennité de l’entreprise). Une certaine « justice sociétale » guide la décision de l’auditeur plutôt qu’une application stricte du texte sans tenir compte du contexte. Quant à la décision « exceptionniste » de l’auditeur (acceptation d’une récupération trop rapide de la TVA), elle dénote une idéologie utilitariste de l’audit qui s’éloigne de l’application de loi.
Conclusion
78Le cadre conceptuel de Forsyth permet d’analyser des décisions d’audit souvent complexes compte tenu de l’interaction des intérêts de l’auditeur, de ceux de l’entreprise auditée, des obligations juridiques et légales qui ont du mal à englober toutes les situations, et des conséquences sociales et sociétales des décisions prises. Poursuivant ses travaux à partir du cadre conceptuel, Forsyth a développé un questionnaire intitulé EPQ (Ethics Position Questionnaire) qui permet de classer les individus dans les 4 catégories en fonction de leur sensibilité éthique.
79En fin de compte, il ressort des situations étudiées que les relations croisées de l’audit et de l’éthique sont au cœur de la légitimité de la mission de contrôle des comptes. Un comportement éthique est une condition nécessaire à l’expression d’une opinion de qualité. Nul doute que les phénomènes organisationnels tels que la culture du cabinet ou de l’équipe d’audit puissent influencer et interagir sur l’opinion exprimée. Toutefois, la certification des comptes est une décision individuelle qui reviendra au final à l’associé, signataire et responsable du dossier. Mettre les jeunes auditeurs en situation de jugement professionnel peut sûrement les aider à apprécier des situations délicates au niveau de l’opinion exprimée. Radtke (2004) a développé une méthode expérimentale sur le plan pédagogique destinée à faire réfléchir les étudiants en comptabilité sur différents dilemmes éthiques. Comme l’écrivait au XVIe siècle Michel de Montaigne à son amie Diane de Gurson : « Instruire, c’est former le jugement ».
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : faits délictueux, éthique, raisonnement éthique, décisions d'audit
Mise en ligne 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/cca.131.0069Notes
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[1]
En effet, selon l’avis, un passif est : « un élément du patrimoine ayant une valeur économique négative pour l’entité, c’est-à-dire qu’il existe une obligation de l’entité à l’égard d’un tiers dont il est probable ou certain qu’elle provoquera une sortie de ressource au bénéfice de ce tiers, sans contrepartie au moins équivalente attendue de celui-ci (…). Cette obligation peut être d’ordre légal, réglementaire ou contractuel. Elle peut également découler des pratiques passées de l’entité, de sa politique affichée ou d’engagements publics suffisamment explicites qui ont créé une attente légitime des tiers concernés sur le fait qu’elle assumera certaines responsabilités».