Couverture de CAS_017

Article de revue

Visions de génies du lobi burkinabè

Pages 108 à 131

Notes

  • [1]
    Ces cérémonies ne sont pas des cultes de possession comme on les trouve décrits dans le Sahel ou au Maroc (Vidal, 1990 ; Hell, 1999 et Kedzierska-Manzon, 2018) où coexistent génies dits « musulmans » et génies de brousse parfois qualifiés d’animistes (Gibbal, 1982 : 170) jugés plus dangereux.
  • [2]
    Les sculpteurs doivent aussi nouer des liens étroits avec ces génies (Bosc, 1999).
  • [3]
    Sur les détails du protocole expérimental à caractère ethno-projectif mis en œuvre pour le recueil et l’analyse de ces dessins, cf. M. Cros (2017 : 118 sq.). Sur l’usage du dessin dans le cadre d’une anthropologie visuelle, cf. Soukup (2011), Calandra (2013) et Canna (2016).
  • [4]
    Cet article prolonge une réflexion sur la mise en dessins des entités invisibles, réflexion évoquée lors d’une présentation au séminaire interne du LAS en novembre 2015 à l’occasion d’une délégation CNRS effectuée au sein de ce laboratoire.
  • [5]
    Au Mali, des chasseurs insistent sur cette méchanceté particulière de la génie qui tue (Kedzierska-Manzon, 2018 : 88).
  • [6]
    En Guinée, V. Leblan et B. Bricka (2013 : 92) évoquent également la vision d’un « defassa waterbuck which is surrounded by genie that hide it from him ».
  • [7]
    Ce constat est à nuancer car « la musique du balafon est assimilée à “la voix des génies” – 1992) », l’arbre du balafon lobi constituant « un habitat privilégié pour les génies » (Royer, 2015 : 44).
  • [8]
  • [9]
    « Toute surface rayée apparaît souvent comme incontrôlable, presque insaisissable » rappelle, dans un tout autre contexte, Michel Pastoureau (2014 : 146).

1Décembre 2017, je remets à Diniaté Pooda l’article où il est question de l’expérience que nous conduisons ensemble depuis une dizaine d’années à chacun de mes retours dans le sud-ouest du Burkina Faso, en pays lobi animiste, à la frontière de la Côte d’Ivoire. Le titre de cet écrit est clair : « Jeux de regards avec l’invisible. Une partie lobi en huit dessins » (Cros, 2017). J’y rends compte de la portée heuristique de ce médium apte à révéler quelques méandres ou « effets de présence » de l’invisible (E. Grimaud, A.-C. Taylor, D. Vidal et T. Dufrêne 2015 : 13) et narre la relation privilégiée entretenue avec Diniaté Pooda, auteur de véritables nouvelles graphiques réalisées à ma demande sur toutes sortes de sujets : du don de sang à la recherche de l’or dans cette région. Le pays lobi burkinabè d’aujourd’hui est en proie à un boom minier qui renouvelle les rapports des hommes entre eux et avec ceux qu’il est usuel de dénommer les petits génies de la brousse ou kontee en lobiri, la langue des lobi (Mégret, 2 008). À l’aide d’un feutre jaune fluo, j’ai surligné son nom qui apparaît à chaque page de cet article de la revue : Visual Ethnography. Diniaté Pooda n’en tente pas la lecture, cela fait trop longtemps qu’il a quitté « les bancs » du collège. Ce sont ses propres dessins qui captent son attention. Comment traduire en lobiri ce vocable de dessin dont je fais un grand usage ?

« Donc tu vois les dessins, ce sont des photos. Les dessins, les images sont des photos, en lobiri : ce sont des doubles (tuh). C’est quelque chose qui ne parle pas, comme un tuh. La photo, c’est le tuh de quelqu’un que l’appareil a coupé. Tu vois quelqu’un, tu vois pas son double, mais si tu es un féticheur, tu peux voir son tuh devant ou derrière. »
Nous échangeons en français. Diniaté Pooda va au-delà de ma demande et se joue de la limitation de mes sens. Je visualise ses images et suis souvent happée par leur force. Diniaté Pooda me les commente une à une, parfois longuement. Diniaté Pooda a été féticheur, devin ou voyant. Il a vu des tuh. Il a laissé tomber le travail harassant lié à la vision des doubles et à l’écoute des fétiches, qu’il a exercé en Côte d’Ivoire lors des conflits. Il est rentré blessé au Burkina Faso et s’est converti au protestantisme. Il est reparti en Côte d’Ivoire où il a exercé le métier de planteur. Il est « revenu aux fétiches » et se déclare à nouveau animiste ou fétichiste lorsque je le retrouve cette année, au Burkina Faso. C’est ainsi, son père défunt n’a cessé jour et nuit de se manifester à lui, le contraignant à retrouver la voie religieuse de ses aïeux. Inutile d’épiloguer sur son chemin de vie mais nos propres existences s’entrecroisent, voire se télescopent. C’est Sié Pooda, son propre père qui nous a conduits, au début des années quatre-vingt à la grande initiation des lobi qui a lieu tous les sept ans. Diniaté Pooda n’était alors qu’un enfant mais il semble se souvenir du moindre détail de ce périple singulier. Lorsqu’au détour d’une conversation, je lui avoue ne pas en garder une trace aussi vive, il s’empresse de me demander un cahier qu’il ne tardera pas à remplir de dessins à ma seule intention. Il est hors de question d’en faire un article contrairement à cette sorte de pacte conclu entre nous où chaque dessin qu’il réalise est susceptible de se retrouver dans un de mes écrits, voire constitue le point de départ narratif d’une réflexion anthropologique qui s’appuie sur une production graphique qui dépasse mon entendement du réel.

Des images telles des visions

2Janvier 2018, je demande à Diniaté Pooda de me représenter graphiquement les petits génies de la brousse et les animaux qui leur sont liés. Je voudrais mieux comprendre les liens qu’ils entretiennent dans les papu para où lieux dangereux (interdits aux humains) qu’ils occupent. À première vue, cela ne lui semble pas relever de l’ordre du possible puisque, justement, les génies sont invisibles. Cela, je le sais. On a beaucoup écrit sur l’invisibilité de ces entités que déjà Henri Labouret dans ses Tribus du rameau Lobi décrivait tels « de petits dieux à grosses têtes, à cheveux longs, et au corps tellement couverts de poils roux qu’on ne voit pas leur peau (Labouret, 1931 : 437). Dans toute l’Afrique, l’évocation de ces génies perdure (Hamberger, 2012 ; Dugast, 2015 ; Leblan, 2017 et Kedzierska-Manzon, 2018), même en contexte urbain (Guitard, 2012) et en situation de migration en Occident (Grandsard et Nathan, 2011). On ne cesse de décrire leur caractère belliqueux, leurs pieds retournés, leur chevelure abondante et leur extrême agilité. En pays lobi burkinabè, seuls quelques grands chasseurs et devins-guérisseurs sont en mesure de nouer des relations pacifiées avec ces entités suite à des cérémonies initiatiques – culte du Bamba[1] pour les chasseurs et du Mar pour les devins – analysées en détail dans mon Anthropologie du sang (Cros, 1990).

3Dans la mesure où Diniaté Pooda, l’auteur des dessins sur lesquels repose cet article, a été devin, son savoir en la matière est de nature pratique. Il sait que je le sais. Il sait que j’ai travaillé et continue de travailler au quotidien avec des chasseurs, des devins en exercice (dont nombre d’entre eux sont aussi des chasseurs) où il est toujours question de ces fameux génies [2]. Diniaté Pooda sait que j’ai acquis bien des connaissances sur les us de ces entités mais la recherche que je mène avec lui est de nature différente. Ses images, telles des visions données à partager, des « mises en scènes » graphiques qu’il orchestre à sa façon [3] me permettent d’entrevoir cet invisible présent au quotidien. La plus-value heuristique de ses dessins réside dans cette approche ethno-projective ancrée dans une anthropologie visuelle où le chercheur s’efface une fois le matériel donné et la consigne passée. L’enregistrement du récit dessiné de et dans cette succession d’images composant un cahier constitue une sorte de plongée en apnée dans les fondations de « l’armature ontologique du réel » (Descola, 2010 : 17) qui va jusqu’à surprendre son propre auteur lorsqu’il me le commente. L’ethnologue ne pose pas de questions. Elle se contente d’appréhender les grandes lignes de la logique du scénario dont elle a donné le simple « la » sur des génies jamais mis en images contextuelles dans les écrits des anthropologues africanistes. Le parti pris de la narration associée à une suite de fictions graphiques autorise un échange de paroles semblables à celles qui se livrent lors d’un entretien clinique de nature non directive. Des souvenirs émergent, l’imaginaire est une composante du vécu, le symbolique s’incarne, de menus incidents du réel deviennent pathognomoniques.

4Un exemple récent en témoigne. Avec Fuworé Pooda, jeune devin-guérisseur avec lequel je mène une partie de mes enquêtes ethnographiques depuis 2015, nous rentrons au village. Il conduit la moto. La piste est aussi caillouteuse que sablonneuse sans compter les trous laissés par la dernière saison des pluies. Nous ne sommes pas pressés, l’important est d’arriver à bon port. Janvier est là et l’harmattan commence à souffler. Soudain, il freine avec violence et nous manquons de tomber. Ma réaction est vive, la sienne tout autant, nous l’avons échappé belle, un tourbillon de vent s’est retrouvé juste devant la moto et s’il n’avait pas freiné brusquement, nous allions l’atteindre. Comme je peine à comprendre, il m’explique qu’il s’agissait d’un génie ainsi métamorphosé. Heureusement qu’il l’a reconnu. La veille, un homme en aurait percuté un et le voici désormais hagard, n’arrivant plus à retrouver sa route. Il a abandonné sa moto dans le fossé et il ne peut plus parler. Cet homme, nous l’avions vu peu avant, en pleine forme, chez un autre devin avec lequel nous nous entretenons régulièrement. C’était déjà Fuworé Pooda qui, lors d’une mission précédente, m’avait donné à voir, en pleine brousse, de petites termitières du Mar qu’il ne m’avait cependant pas laissé photographier pour ne pas risquer de déranger les génies qui y avaient peut-être trouvé refuge. Bref, le quotidien lobi est émaillé de récits de génies et à l’ethnologue aussi de se tenir sur ses gardes.

Passage à l’acte graphique

5Pour en revenir à ma proposition, Diniaté Pooda ne m’a-t-il pas déjà, de lui-même, dessiné ces génies et ce à deux reprises dans un de ses cahiers consacrés à l’exploitation de l’or, activité particulièrement dangereuse puisque s’opérant en brousse, là où des génies occupent peut-être l’espace. « L’espace-brousse » (Cartry, 1979) des génies est mouvant car les kontee se déplacent sans cesse. On connaît les endroits reculés qu’ils affectionnent tout particulièrement, là où se trouvent leurs arbres et leurs termitières, mais on peut aussi les retrouver sur une piste voire dans la cour d’une maison où se prépare de la bière de mil dans laquelle ils chercheraient à se baigner… En revanche, ce dont on est bien assuré, c’est que l’or appartient aux génies et pour l’extraire sans trop de risque, il convient de dédommager leurs propriétaires, comme cela se fait lors de toute expédition cynégétique d’envergure (Cros, 1995 et 2010).

6L’une de ces visions partagées par Diniaté Pooda dans le cadre de cette investigation graphique se retrouve en bonne place dans l’article de Visual Ethnography que je viens de lui montrer. Je m’empresse de lui donner à voir cette scène qu’il a lui-même dépeinte en 2011-2012 où « les génies voient les orpailleurs mais les orpailleurs ne les voient pas ». Leurs têtes émergent de termitières du Mar qui leur font office de chapeaux. Les génies représentés sont de grande taille afin d’édifier celui qui visionne ce dessin m’explique Diniaté Pooda. Dans ces conditions, même si cela lui semble vraiment très difficile, il ne peut que laisser libre cours à son inspiration en poursuivant dans cette même veine. Je lui apporte des cahiers Canson, des feutres pinceaux etc. À lui de dessiner [4]. Et lorsqu’il aura achevé son ou ses cahier(s) sur les génies, il me fera appeler. Je m’extasierais avant de consigner avec précision les commentaires qu’il me livrera afin de tenter de commencer à « entendre ses dessins ». Le recueil des données et a fortiori son analyse demeurent au stade exploratoire. L’exercice demandé s’apparente à un défi graphique qui n’enchante guère Diniaté Pooda. Les génies ne sont pas de l’ordre du visible, il ne voit pas comment procéder. Ceux qu’il a dessinés dans son précédent cahier sur l’or sont venus sous son crayon sans crier gare. Ce que je lui demande lui paraît impossible à réaliser. Comment remplir un cahier, imaginer une histoire dessinée avec ces êtres si particuliers. L’embarras est grand. Je suis assurée qu’il va se tirer de ce bourbier narratif. Il me demande un autre sujet. J’évoque les chauves-souris d’Ebola et il est soulagé. Je lui parle également du sang des femmes. Il peut aisément en rendre compte, les interdits ont évolué, ils sont plus stricts m’explique-t-il avec assurance. Je lui laisse donc plusieurs cahiers et si d’aventure, l’inspiration lui venait pour traiter des génies, il aurait le matériel idoine.

7Au final, Diniaté Pooda nous donne à voir dix-huit nouvelles images de génies réunies dans deux cahiers. Il ne me les présentera qu’à la toute fin de notre mission et le temps nous manquera pour aller très loin dans les commentaires. L’exercice demandé était vraiment difficile, l’inspiration ne lui serait venue qu’au dernier moment. Alors que je lui demande le titre du premier cahier, il m’arrête en me demandant : « Est-ce qu’on peut rentrer dans l’histoire avant de trouver le titre »… Il va s’agir d’une histoire qui, de prime abord, me semble fort décousue. Dans la moitié du corpus, les génies sont entre eux, en brousse, avec les animaux et les arbres qu’ils affectionnent. Dans les neuf dessins qui restent, aux animaux et aux arbres s’ajoutent des humains. Ne pouvant tout traiter dans les limites de cet article, je me limiterai à l’examen de cette seconde partie du corpus où les humains sont vus par les génies. Ce sont des visions de génies, à percevoir à la façon d’un kaléidoscope où des perceptions troublantes attestent d’effets de présence. Un cas de figure revient, quasi emblématique du trouble éprouvé par l’homme et tout particulièrement le chasseur. Les animaux ne semblent plus être ce qu’ils sont, le chasseur les « tire » » mais la balle ne les atteint pas.

8Les paroles de Diniaté Pooda sont reproduites. Elles ont été enregistrées, à l’ancienne, dans un simple cahier. « C’est une dictée », me dit-il, en se moquant de mon intense prise de notes, seule façon de faire me permettant de garder une certaine contenance face au malaise ressenti par certaines des images qu’il me livre où je pense à l’évocation de la violence du « commando des invisibles » relatée par de nombreux médias au moment des récents conflits en Côte d’Ivoire. Lors d’une précédente mission, Diniaté Pooda m’avait dessiné de lui-même une variante de ce fameux « médicament des armes » qui rendrait celui qui en use invincible (Cros, 2010). Comme dans quelques dessins qui vont être exposés plus loin, les balles ricochent, elles ne peuvent atteindre les corps visés mais « protégés ». Quoi qu’il en soit, les commentaires en écho plus qu’en réponse à mes étonnements, viennent en un second temps, après l’exposé du synopsis des images. Le mot « sacré » est omniprésent car c’est par ce vocable que Diniaté Pooda traduit directement en français tout à la fois la notion de dangereux, mauvais (pu) et amer (kha). Tout ce qui est amer symboliquement relève en effet du dangereux, du « mauvais » et d’une certaine façon du sacré, donc du domaine des génies. Ce qui n’est pas amer est froid, autrement dit : sans interdit. Ce qui, de loin ou de près, se réfère à « l’espace-brousse » des génies est soumis à de multiples règles.

Génie compréhensif et coupeuse de bois

9Cependant il n’est pas toujours aisé de respecter à la lettre cet implicite code de bonnes conduites en matière d’usage de la brousse où les humains, quels qu’ils soient, se rendent de façon régulière. En zone rurale, là où j’habite, non loin de la maison de Diniaté Pooda, électricité et eau courante ne sont pas encore arrivées. Le travail des femmes est lourd. Elles doivent partir en brousse « chercher du bois » pour faire la cuisine, chauffer de l’eau, préparer de la bière de mil ou même vendre quelques fagots aux orpailleurs sur les sites nouvellement implantés dans la région. Le besoin en bois des orpailleurs est tel qu’aujourd’hui, face à une déforestation rampante, les femmes vont toujours plus loin, en brousse, pour ramener sur leurs têtes les précieux fagots.

Fig. 1

Vision 1

Fig. 1

Vision 1

« C’est un endroit sacré des génies, un papu par en lobiri. C’est un endroit où on ne peut rien faire là-dedans, ni prendre des fagots de bois, ni des feuilles, ni des racines. Comme le génie est invisible, chez nous quand on dit un coin sacré, on voit juste le coin et c’est le génie qui nous voit.
La femme est allée couper des bois secs pour faire des fagots, donc le génie, chef de ce coin se présente devant la femme mais la femme ne le voit pas. La femme est là, le génie la regarde avec son gboussoun, une sorte de lance en bois ou en fer, comme celle que les grands féticheurs plantent derrière leurs fétiches. Le génie sait que la femme ne sait pas que c’est un coin sacré, c’est pour cela qu’il ne lui fait pas de mal. »
Cros
Fig. 2

Vision 2

Fig. 2

Vision 2

« Il voulait pas lui faire du mal mais il lui signale, il lui donne des signes pour réveiller la femme, c’est une signalisation. Il va te montrer qu’il y a quelque chose, et là dans la journée ce sont les moustiques. La femme a coupé une branche pour se fouetter. Tout près d’elle, il y a la face du génie. »
Cros

10Le premier cahier de dessins de Diniaté Pooda s’ouvre sur ces deux représentations d’un génie à l’allure débonnaire, aux traits fortement humains. Il va cependant nu pieds, ce qui n’arrive jamais aux hommes même les plus démunis. Quelques femmes marchent ainsi, mais cela est de plus en plus rare. La tenue du génie est minimaliste. Les hommes, y compris lorsqu’ils partent travailler aux champs, portent des vêtements qui couvrent l’entièreté de leurs corps. Aucun adulte ne montre ses jambes. Les cheveux du génie le trahissent, ils sont longs, ce qui, une fois de, plus le distingue totalement des hommes lobi qui se rasent la tête très régulièrement. « L’apparence pileuse » du kontee est à l’image de « l’espace qui lui est associé », à savoir la forêt ou la brousse (Bromberger, 2010 : 182). Son chapeau en forme de cône, tel celui que portent les lutins du Nord, n’a rien à voir avec les simples bonnets qui recouvrent la tête de quelques hommes. Je m’étonne de la présence de ce chapeau rouge et Diniaté Pooda m’explique : « C’est comme les corps habillés, les bérets rouges, c’est un danger. Les vrais génies ont des cheveux rouges », signe révélateur d’une vitalité débordante (Karadimas, 2010 : 25). Le génie représenté est bien un kontee bu : un petit génie de la brousse quasi invisible dans le second dessin. Le génie prévient la femme de manière détournée, à l’aide des moustiques qui l’assaillent pour la « réveiller ». Elle devrait le savoir : « la coupe du bois » est interdite sur un « site excepté » (Dugast, 2010 : 169), mais elle l’ignore. Le génie se montre donc compréhensif.

Feu de la génie rouge et homme piégé

11Le second cahier de Diniaté s’ouvre par ce dessin 3 (Cros, Fig. 3 : Vision 3, Cahier central) mettant en scène une entité toute vêtue de rouge qui passe à l’action de façon bien plus radicale, en lien probable avec une transgression jugée moins anodine que « la coupe du bois », en prenant en compte le point de vue de cette génie dont Diniaté Pooda se fait, de manière indirecte, le porte-image et parole.

12

« Les génies sont différents. Il y a des génies qui se transforment comme des caméléons, certains ont les pieds directs comme nous, d’autres le talon devant et les orteils derrières. Les femmes sont très, très, très méchantes, les corps habillés comme les femelles dans la brousse. Cela, c’est une femme génie, tout habillée en rouge et dans la forêt sacrée, un homme est venu trouver un trou. Il est en train de planter les piquets pour pouvoir mettre des cordes pour attraper les animaux qui se trouvent dans le trou. C’est une forêt sacrée, comme les génies sont invisibles, l’homme ne voit pas cette génie et elle l’a vu vis-à-vis, elle est très méchante. Au lieu de tirer son oreille, de lui donner quelque malheur, directement elle lui souffle du feu et le feu est parti sur le gars et l’homme va mourir. »

13Aucun complément d’information ne semble avoir été demandé puisque rien n’a été noté dans mon cahier. Je suis restée pétrifiée par la force de cette scène qui contraste avec la précédente. Il me semblait voir vraiment cette entité invisible à l’action mortifère. On le sait, l’une des caractéristiques des génies est justement cette capacité à agir vite. La génie représentée a de longs cheveux, comme n’en portent jamais les femmes en pays lobi, et un bonnet rouge assorti à sa tenue qui laisse voir une partie de ses jambes contrairement, ici à nouveau, à l’usage qui prévaut ou les pagnes couvrent les chevilles. On retrouve le danger du rouge des corps habillés associé à la « méchanceté féminine [5] ». Le porte-image et parole de la génie est un dessinateur masculin ! L’issue est fatale pour l’homme pris à son propre piège, en position courbée. La posture de la génie, en dehors de cette capacité à cracher du feu avec force, interroge. Elle tourne son buste en direction du chasseur vers la droite alors que le mouvement de son bassin et de ses jambes est inverse, conformément en fait à quelques représentations collectives, consignées dans la littérature africaniste mais jamais, à ma connaissance, mises en images. Aucune « iconographie instituée » (Canna, 2016) ne peut être retrouvée dans cette région, mais des images mentales circulent et elles s’incarnent à la faveur de ce dispositif méthodologique déjà expérimenté à plus large échelle pour la représentation de constituants de la personne qui relèvent du non visible (Cros, 2005).

14Dans le corpus ici présenté, le feu de la génie rouge constitue une sorte de version extrême de cette fumée censée attester de la présence de ces entités (Grandsard et Nathan, 2011) dans les lieux « exceptés » appelés dans le langage courant « forêts sacrées » ou « bosquets fétiches » (Fournier, 2016). Ainsi en est-il également en pays lobi de certaines collines ou montagnes dont on dit qu’elles renferment beaucoup d’or et que les populations tentent de préserver de l’avidité des orpailleurs venant du centre du Burkina Faso ou des pays frontaliers sans compter celle des grandes compagnies minières. La nuit, de la fumée s’échapperait de ces collines et montagnes d’or gardées par de dangereux génies.

Génie accommodant et médicament de voyant

15Diniaté Pooda fait souffler littéralement le chaud et le froid aux génies qu’il offre à notre regard. Mais comme dans l’image 1, le génie suivant porte son gboussoun, cette lance semblable à celle des féticheurs et il va se montrer fort bienveillant envers celui dont il est proche, puisqu’il s’agit d’un voyant venu tout exprès dans un papu par, en pleine brousse ou forêt.

Fig. 4

Vision 4

Fig. 4

Vision 4

« C’est une forêt sacrée et un monsieur est venu pour prendre des racines pour faire son médicament. Il sait bien que c’est une forêt sacrée de génies. Il est voyant, a hire : il voit. Il charlatte pas mais il voit, et ici il voit un passage de génies. Il a déjà consulté ses fétiches. Il doit préparer son médicament. Il est venu avec une poule noire, 15 F et 3 cauris. Il tue sa poule noire pour demander aux génies du coin s’il peut prendre son médicament et s’il n’y aura pas de problème, voici, je vais payer, tu as gagné. Tu regardes la poule, si ça a pris, le génie est d’accord, si la poule n’a pas pris, il a refusé. Tu laisses ça. Si la poule a pris, tu creuses tes racines comme tu veux, tu ramasses, tu retournes à la maison et tu fais ton médicament noir. »
Cros

16Diniaté Pooda, se souvenant du temps où il procédait ainsi soupire : « arrivé à la maison, c’est ton problème, toi et les fétiches de ta maison, tu dois faire ton médicament noir » avant d’en conclure : « Ah les féticheurs, nous souffrons… ». Je compatis, nombre de devins-guérisseurs avec lesquels je travaille ont ainsi l’habitude de se plaindre à moi des kontee avec lesquels ils doivent négocier pour pouvoir faire leurs médicaments à base de racines coupées d’arbres « amers ». Ils n’ont pas le choix. Et avant de creuser la terre, puis de couper les racines en question, un sacrifice s’impose, semblable à celui ou à ceux que doivent opérer les chasseurs lorsqu’ils partent en expédition cynégétique (Cros, 1995) où il s’agit pour eux de négocier avec les génies de la zone le nombre et de type d’animaux qu’ils pourront tuer. L’entente sacrificielle avec les kontee est un préalable. Si le volatile sacrifié « tombe bien », en général les ailes ouvertes et le poitrail face au ciel, alors le génie se montre accommodant.

La mise en garde du génie au « chasseur de trou »

Fig. 5

Vision 5

Fig. 5

Vision 5

« Voici un chasseur de trou, s’il voit un trou il laisse pas, il a son fusil au dos et une pièce en fer à la main droite. Il a vu une piste dans la forêt, il se dit que c’est une piste des animaux et il est allé pour placer sa pièce en fer pour attendre les animaux, or que c’est une piste des enfants d’une forêt sacrée et cette piste ce sont les génies, on voit juste une trace. Et voici le génie arrêté, en train de lui demander en lui donnant un seul doigt : c’est vous qui tuez mes enfants ? »
Cros

17Je le sais, mais Diniaté Pooda insiste : « Les animaux de là-bas ce sont les enfants des génies », autrement dit, il ne faut pas les tuer. Pour l’heure, aucun animal n’a été pris et le génie se contente d’indexer le « chasseur de trou » qui porte un fusil en bandoulière sans en faire usage contrairement aux trois scènes qui vont suivre. Notons que dans l’image 3, pour une situation somme toute assez proche, la réaction était bien plus radicale, mais il s’agissait d’une génie !

Force du génie et impuissance des chasseurs

Fig. 6

Vision 6

Fig. 6

Vision 6

« Ça, c’est un buffle, un buffle est un animal puissant, on peut le tuer et il peut nous tuer. Quand on dit qu’un buffle est puissant, c’est parce qu’il est accompagné d’un génie, il est dessus. C’est la force du génie qui conduit le buffle. (…) Les animaux sont les enfants des génies, l’animal est puissant quand il est accompagné par un génie. Le jour que le génie l’a quitté, l’homme peut l’abattre, tu peux le gagner, sinon, c’est l’animal qui te tue, il a bien visé sur la tête mais la balle monte. »
Cros

18Ici, le chasseur ne vise pas le génie puisqu’il ne le voit pas. Le chasseur tire sur un animal sauvage, mais il ne peut l’atteindre car un génie le conduit et la balle ricoche. Pour le génie, le buffle est un bœuf de brousse, c’est son enfant, il le protège. L’homme qui le « gagnera » devra « faire un médicament ». Il lui faudra aller voir un Bambadar ou grand chasseur détenteur du fétiche de Bamba, dont l’une des particularités est de rendre l’humain invisible aux yeux de certains animaux, dès lors qu’il use d’une calebasse dite de Bamba que Diniaté Pooda a dessinée lors d’un précédent travail sur la chasse aux lions (Cros, 2010). Dans le cas présent, l’habit du génie se confond à la robe du buffle qu’il chevauche [6]. Ses pieds ainsi que l’une de ses mains ne sont pas dans le même axe que le reste de son corps. Sa chevelure est particulièrement imposante à l’instar des cornes du buffle. Comme dans la vision 5, il indexe le chasseur et, à l’aide de ce simple geste, il semble le frapper d’inertie en déviant la balle tirée. Dans la vision suivante, le génie protège d’une autre façon l’animal qu’il monte.

19Pooda Diniaté duplique la scène précédente en y ajoutant cet oiseau-contrôleur. Il ne s’agit plus d’un buffle, c’est un autre bœuf de la brousse, de couleur grise, dont la peau ressemble à celle d’une souris. Le chasseur veut le viser m’est-il précisé oralement. Le génie n’a pas besoin d’indexer le chasseur, son oiseau contrôleur – également présent dans un récit récolté par Kedzierska-Manzon (2018 : 75) – en se postant au milieu des cornes de l’animal monte la garde et assure une protection telle que le chasseur caché ne tire pas, ou pas encore. Le tracé marron de cette vision 7 (cf. supra Cros, Fig. 7 : Vision 7), à proximité du canon de fusil, n’est que l’ombre de l’arbre. Dans la vision suivante (Cros, Fig. 8 : Vision 8, Cahier central), le chasseur tire.

Fig. 7

Vision 7

Fig. 7

Vision 7

« Un chasseur est caché, il a entendu du bruit, il a attrapé son fusil pour viser. Face à lui il y a un animal conduit par un kontee qui lui donne la force. Le génie est avec son contrôleur : un oiseau qui fait son nid au milieu des cornes de l’animal. On voit l’oiseau à l’œil mais pas le génie. Le jour où tu vas l’abattre, le kontee est parti. »
Cros

20

« Cet animal a lui-même du médicament noir comme du charbon. Il est très, très mauvais. Il y a même des chasseurs qui lorsqu’ils le voient, ils ne le tuent pas. Si tu le tues, tu deviens un grand chasseur, si tu n’as pas de médicament, tu meurs. Cet animal puissant est accompagné par un génie, il est puissant car il est conduit par un génie. Le chasseur est un dozo, mais il ne peut l’atteindre. »

21Le génie en tenant l’une de ses cornes de ce « bœuf de forêt » tout en le montant en amazone avec les pieds en sens inverse du haut de son corps témoigne de son extrême agilité. La « technique du corps » (Mauss, 1934) dont il fait usage est paradoxale (Tourre-Mallen, 2011) mais non moins redoutable. La balle du chasseur, qualifié de dozo, comme en univers Mandingue (Bonche, 2007 et Kedzierska-Manzon 2014), à nouveau « monte » face à cet animal doublement protégé par le génie et son propre médicament noir.

Le génie qui fixe les orpailleuses

Fig. 9

Vision 9

Fig. 9

Vision 9

« On en a fini avec les animaux, on est rentré dans les orpailleuses, les femmes qui cherchent de l’or. Dans le pays lobi, il y a beaucoup de montagnes, de forêts, d’arbres, de cailloux et d’eau sacrés qui n’appartiennent pas à des humains, ils appartiennent aux génies. (…) Donc les femmes sont là en train de creuser et devant elles, un peu loin dans la forêt, voici le chef, le propriétaire de la forêt. Il a mordu un doigt de sa main gauche et il fixe les dames avec un doigt de sa main droite. Comme les génies sont invisibles, les dames ne voient rien mais elles font leur travail dans un papu par, un endroit interdit… »
Cros

22Les femmes s’activent, l’une creuse, l’autre prend du sable avec deux calebasses. Elles cherchent de l’or. Nous ne sommes pas sur un site d’or, les femmes tentent leur chance, loin, en brousse, dans la forêt, mais comme le commente Diniaté Pooda : « les coins sacrés, c’est pas pour quelqu’un, c’est pour le génie. » En outre, l’or, on le sait, est le bien des kontee. Diniaté Pooda résume la situation à l’aide de cette expression limpide : « où se trouvent les génies, il y a de l’or, ils marchent de mêmes pieds avec les génies… » Dans ces conditions, les histoires d’or en pays lobi finissent souvent mal (Cros et Mégret, 2017). Le génie non seulement indexe de sa main droite – geste récurrent dans ce corpus lorsqu’il n’est pas content – celui ou en l’occurrence celles qui empiètent sur son territoire, mais il se mord un doigt de sa main gauche. Le génie manifeste ainsi son extrême mécontentement, à l’instar de la vision 3 où il retenait son couvre-chef à l’aide également de cette main gauche (liée au monde masculin et au pouvoir (J.-F. Vincent, 1978 : 488). De fait, le récit auguré par cette vision 9 s’achève affreusement. Il se décline sur quatre autres dessins dans ce second cahier. Plus de figuration de génie invisible. Inutile donc de reproduire ces images à l’exception de la toute dernière où seuls les pieds de chercheuses d’or émergent d’un éboulement.

Fig. 10

Vision 10

Fig. 10

Vision 10

« C’est la montagne cassée, les deux femmes y sont enfermées. Elles étaient dans un trou, elles cherchaient l’or et cette montagne s’est cassée et les gens sont là pour faire un sacrifice au dithil pour pouvoir déterrer ces dames, pour pouvoir les enterrer. Celui qui a pris sa tête, sa femme est dedans. Comme c’est le sacrifice, il ne peut pas pleurer mais il a pris sa tête. La première poule a pris. Ils sont à la deuxième. Si elle prend, à ce moment-là, ils vont aller déterrer les cadavres qui sont enfermés dans les trous de la montagne qui est cassée. »
Cros

23Ce second cahier de visions de génies se clôt ainsi. Les orpailleuses sont devenues à leur tour invisibles, elles occupent l’espace gauche de la feuille, celui qu’affectionnent les génies (à l’exception de l’image 1 relative à la chercheuse de bois) dessinés par Diniaté Pooda. Seuls les rites de mort pourront leur redonner un corps à exposer, comme il se doit, en pays lobi. Reste à consulter le dithil, le fétiche de la terre du village, toujours édifié dans un papu par, là où les génies veillent.

De « l’invisibilité relative »

24« Comme c’est dans la photo, je représente le génie » me précise à plusieurs reprises Diniaté Pooda qui donne également à voir cette « cape d’invisibilité » (Kedzierska-Manzon, 2014b : 146) – ou « filet-sac » (Cartry, 1979 : 281) – portée par ce type d’entité. Les visions 6 et 8 (Cahier central) en attestent. La balle ricoche et se diffracte. Le génie ne peut être atteint et ce sans le recours à un artefact comme en usent de grands chasseurs qui pourraient à leur tour se métamorphoser en cas d’attaques (Kedzierska-Manzon, 2014b : 145). Pour des Lobi, « le médicament des armes » qui aurait servi au fameux « commando invisible » lors des conflits en Côte d’Ivoire serait une variante de la calebasse de Bamba liée aux génies et censée permettre au chasseur de se soustraire à la vue de son assaillant (Cros, 2017 : 123). Quoi qu’il en soit, dans le corpus ici présenté, c’est bien le génie que l’humain ne voit pas. Seul l’animal qu’il monte ou qui l’accompagne est repéré. Ce constat est à nuancer, la vision 4 l’illustre. « L’invisibilité des génies de brousse ne les dissimule qu’au commun des mortels, mais aucunement à la vue perçante des individus que l’on nomme “clairvoyants” » (Dugast, 2015a : 118). Il s’agit donc d’une « invisibilité relative » qui « découle en partie du fait qu’ils sont pourvus d’un corps » (ibid. : 117) que Diniaté Pooda restitue avec une précision quasi clinique. Ce sont des génies tout à la fois intemporels et clairement d’aujourd’hui avec leurs habits à l’occidentale et leurs couvre-chefs originaux dont il n’est jamais fait état dans les récits des africanistes. Ces génies contemporains doivent faire face à de nouveaux dangers – des chasseurs armés de fusils puissants aux chercheurs d’or – en passant par les gardes-forestiers un peu trop zélés.

25Deux récents témoignages dans la littérature ethnologique apportent un éclairage complémentaire. Vincent Leblan évoque en Guinée « la réticence » de ses guides de terrain » à l’idée de pénétrer dans une forêt « jamais défrichée ». Ils finissent par y entrer rapidement. L’un d’eux « se raidit soudainement et se tint coi ». Une fois sorti de la forêt « il dit alors qu’il avait aperçu “une main” lui adresser un signe » (Leblan, 2007 : 51). Les chasseurs Malinkés rapportent de semblables pseudo-rencontres avec des génies qui, est-il expliqué, « ne sont pas bavards » (Kedzierska-Manzon, 2018 : 94) [7]. Dans notre corpus, les génies apparaissent réservés tout en n’hésitant pas à tuer (vision 3 et 10) et/ou à pointer du doigt, à indexer voire à viser de la sorte les humains (visions 5, 6 et 9). « Montrer du doigt, c’est désigner de façon muette [8] » donc dire sans user de la parole. Les génies en agissant de la sorte mettent en relief cette « position charnière entre le visible et l’invisible » (Dugast, 2015a : 118 et 2015b) qu’ils occupent dans ces univers d’Afrique de l’Ouest. Les précieux dessins de Diniaté Pooda nous permettent de faire l’expérience graphique du malaise éprouvé et ce bien au-delà des analyses présentes de manière souvent éparse et détachée dans les travaux africanistes. Les génies hantent le quotidien et l’ethnographe ressent le trouble de ceux dont elle partage le fil des jours et des nuits. Reste à trouver les mots pour dire ce qui ne se dit pas mais s’éprouve au plus intime. Épouser le point de vue graphique de Diniaté Pooda participe de cette entreprise de dévoilement des génies saisis en action, avec leurs animaux, lorsqu’ils se retrouvent face à des humains.

26Leur « ambiguïté ontologique » à l’instar de nombre d’objets-sujets-fétiches (Albert et Kedzierska-Manzon, 2016 : 18) ne serait que le reflet de leur « statut hybride » mis en lien avec « le trouble perceptif qu’ils suscitent » (ibid. : 18). Leurs pieds si souvent retournés montrent que « détachés de tout lieu et de toute direction, ils refusent de s’inscrire dans l’espace des humains » (Hamberger, 2012 : 206). Dans ces conditions, le défi graphique proposé et finalement relevé par Diniaté Pooda s’apparente à un exercice visionnaire dont il n’est restitué dans cet article qu’un versant. Dans le corpus de dessins du premier cahier de Diniaté Pooda sur les génies, qui fera l’objet d’un autre article, les génies usent de positions plus acrobatiques. Ils enjambent des montagnes, s’enlacent à des lianes etc. mais leurs pieds ne sont pas retournés, peut-être parce qu’ils sont entre eux, dans leur univers, avec leur enfants-animaux, leurs termitières du Mar et leurs arbres-maisons où figurent des portes. Autrement dit, en l’absence d’humains sur leurs chemins, inutile de brouiller les pistes… Mais ces génies demeurent reconnaissables. Même habillés à l’occidentale avec une appétence pour les étoffes rayées [9] ou fortement dénudées pour deux plantureuses génies femelles, ils arborent tous et toutes une chevelure afro indisciplinée à peine contenue par des chapeaux bizarroïdes. Ces génies du lobi exhibent un corps aux formes singulières en épousant les éléments du paysage où ils se meuvent. Plus d’index accusateur, plus de doigt mordillé, plus de lance, ils vont et viennent dans leur brousse familière et affichent ce qui ressemble à un grand sourire de contentement y compris face à un crocodile ou à un énorme serpent.

Une mise en abyme à défaut de conclusion

27L’étonnante « cohérence iconographique » (Canna, 2016) des images de génies que Diniaté Pooda nous donne à voir figure cet invisible en restituant les « contradictions perceptives » (de Vienne et Moiroux, 2011) qui participent de son appréhension sensorielle. Ces contradictions ressortent avec force « du fait des artifices de la composition » (Descola, 2016) propre à une mise en dessins dès lors que son auteur s’engage dans la fiction qui transcende le récit du quotidien. L’invisible participe de l’éprouvant éprouvé ordinaire. L’univers de la brousse, son caractère mouvant en fonction des heures de la journée, en constitue l’horizon touffu. Les kontee en sont les parangons. La figuration des extraordinaires « techniques du corps » de ces génies atteste d’une appréhension du réel où le visible ne cesse de se dérober. Diniaté Pooda donne à voir autant qu’il brouille les pistes. Il m’a d’abord semblé que cette histoire dessinée ou narration graphique du lobi partait en tous sens mais ainsi vont les génies, leurs traces constituent autant « un moyen de détruire l’orientation » (Hamberger, 2012 : 206) qu’elles attestent de la présence de mondes autres avec lesquels les humains doivent composer. Nous sommes dans l’univers des doubles. Pour Diniaté Pooda, « les dessins, les images sont des photos » dont l’ethnologue tente de capter quelques vibrations lors de sa quête orale. Dépasser le stade de la transcription semble hasardeux. Ce serait comme suivre ces pseudo-traces de génies que Diniaté Pooda ne s’est aventuré à dessiner qu’au terme de ma mission, alors qu’il savait qu’il ne serait plus possible d’aller trop avant dans l’analyse.

« Quand on photographie, on voit le double de quelqu’un qui ne parle pas. C’est comme un thilbu (une petite statuette fétiche) qui ressemble à un homme. Le thilbu parle mais tu ne l’entends pas. Tu regardes l’image mais est-ce que le dessin va parler ? »
L’ultime scène de ces deux cahiers – la montagne cassée – ne se passe-t-elle pas sous le regard probable de ces génies redevenus totalement invisibles à nos yeux… L’image dessinée est une vision déstabilisante. Elle ne lève pas l’entièreté du voile. Elle parle à demi-mot. Elle s’éprouve et met à mal telle une révélation aux accents de mise en abyme.

Bibliographie

  • Bibliographie

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  • Filmographie

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    • Cognet, C. et Jourdain, S., 1992 La voix des génies. Musiques Lobi du Burkina Faso, La Huit Production, 52 minutes.

Mots-clés éditeurs : génies de la brousse, techniques du corps, visions, anthropologie visuelle, narration, dessins, Burkina Faso, perceptions, Côte d’Ivoire, ethno-projection

Mise en ligne 20/11/2019

https://doi.org/10.3917/cas.017.0108

Notes

  • [1]
    Ces cérémonies ne sont pas des cultes de possession comme on les trouve décrits dans le Sahel ou au Maroc (Vidal, 1990 ; Hell, 1999 et Kedzierska-Manzon, 2018) où coexistent génies dits « musulmans » et génies de brousse parfois qualifiés d’animistes (Gibbal, 1982 : 170) jugés plus dangereux.
  • [2]
    Les sculpteurs doivent aussi nouer des liens étroits avec ces génies (Bosc, 1999).
  • [3]
    Sur les détails du protocole expérimental à caractère ethno-projectif mis en œuvre pour le recueil et l’analyse de ces dessins, cf. M. Cros (2017 : 118 sq.). Sur l’usage du dessin dans le cadre d’une anthropologie visuelle, cf. Soukup (2011), Calandra (2013) et Canna (2016).
  • [4]
    Cet article prolonge une réflexion sur la mise en dessins des entités invisibles, réflexion évoquée lors d’une présentation au séminaire interne du LAS en novembre 2015 à l’occasion d’une délégation CNRS effectuée au sein de ce laboratoire.
  • [5]
    Au Mali, des chasseurs insistent sur cette méchanceté particulière de la génie qui tue (Kedzierska-Manzon, 2018 : 88).
  • [6]
    En Guinée, V. Leblan et B. Bricka (2013 : 92) évoquent également la vision d’un « defassa waterbuck which is surrounded by genie that hide it from him ».
  • [7]
    Ce constat est à nuancer car « la musique du balafon est assimilée à “la voix des génies” – 1992) », l’arbre du balafon lobi constituant « un habitat privilégié pour les génies » (Royer, 2015 : 44).
  • [8]
  • [9]
    « Toute surface rayée apparaît souvent comme incontrôlable, presque insaisissable » rappelle, dans un tout autre contexte, Michel Pastoureau (2014 : 146).
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