Notes
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[1]
One of the main challenges for me […] is figuring how an artist who comes from and remains interested in the resources of another culture can make work that contributes to a broader dialogue. I am not satisfied with just explaining my culture. I don’t want to be an ethnographic artist.
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[2]
Even though I work in these other, safer countries, I pretend that I am in Iran. Communication personnelle.
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[3]
Ce programme initié par France Morin, curateur à New York, s’est déroulé en trois volets successifs : un premier aux États-Unis, un second au Brésil et un troisième au Laos, où il est précisément intitulé The Quiet in The Land : Art, Spirituality and Everyday Life. Il a lieu dans la ville de Luang Prabang entre octobre 2003 et octobre 2008, avec l’objectif de relancer les arts, les savoirs et savoirs-faire traditionnels des artisans et artistes locaux, et de les ouvrir au monde en organisant des collaborations avec des artistes contemporains de renommée internationale. Cf. http://www.thequietintheland.org/.
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[4]
Dans le Sud du pays, ces chants alternés sont appelés lam et exécutés au son du khène, l’orgue-à-bouche en tuyaux de bambou, emblème de la nation laotienne (cf. Choron-Baix, 1992).
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[5]
Cf. supra la description de cet homme face à un auditoire masculin nombreux, et de cette femme filmée de dos, interprétant une mélopée déchirante face à une salle déserte.
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[6]
Elle peut être assise ou debout selon les styles régionaux.
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[7]
Cf. Zumthor, 1983 : 193-207.
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[8]
Cf. Deleuze, 1980.
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[9]
L’expression est empruntée à Courtine et Haroche, 2007.
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[10]
I am really interested in social justice, and if an artist has a certain power of being heard and voicing something important, it is right to do it. It could still be done in such a way that it is not aggressive or overly didactic. I’m trying to find that form. Communication personnelle.
1L’acte créateur est un processus cumulatif, il procède par reprise et reformulation. À chaque génération, les artistes trouvent de nouvelles formes, de nouveaux langages qui prolongent en le refaçonnant l’héritage de leurs prédécesseurs, ainsi doté d’autres connotations, d’autres finalités. Ils créent en s’appropriant de l’existant.
2Parmi les créateurs aujourd’hui de plus en plus nombreux qui résident hors de leur pays natal, le procédé est plus prégnant encore. Exilés pour raisons politiques ou économiques ou voyageurs en quête d’exotisme et de renouvellement, ces artistes migrants puisent leur inspiration dans des modèles glanés au gré de leurs déplacements. Ils produisent des œuvres qui s’alimentent à des sources multiples, pour certaines en lien direct avec leurs racines, pour d’autres plus lointaines. De manière idéalisée ou au contraire désenchantée et parfois vivement contestataire, ils reconsidèrent leur histoire et leurs origines, et les recyclent pour servir leur propre vision du monde. Ils peuvent aussi annexer des fragments de traditions issues des sociétés où ils immigrent.
3Shirin Neshat, artiste visuelle iranienne installée aux États-Unis depuis la fin des années 1970, est très représentative de cet art de diaspora. Photographe puis vidéaste, elle nourrit sa production d’images de son pays natal revues et corrigées par elle, et développe des techniques de détournement et de re-conceptualisation qui fondent son mode d’écriture esthétique de nos sociétés contemporaines. Son parcours personnel et plus encore ses intentions artistiques et ses méthodes de travail sont dès lors particulièrement éclairants sur les mécanismes de réappropriation en art.
Éternelle exilée
4Née en 1957 à Qazvin d’un père physicien et propriétaire terrien, Shirin Neshat fréquente l’école catholique de Téhéran avant de partir aux États-Unis en 1975, deux ans avant la révolution islamique, pour y poursuivre des études d’art. Elle s’y marie à un galeriste avec lequel elle collabore un moment, puis interrompt toute activité artistique jusqu’à son premier retour en Iran en 1990. Cette visite en terre natale après onze ans d’absence est pour elle un véritable choc qui la conduit à reprendre le travail de création. « Tout y est noir et blanc », note-t-elle, d’une sévérité qu’elle ne soupçonnait pas. Elle s’émeut tout particulièrement de la condition des femmes voilées, opprimées, de leur relégation au sein de la société islamique, et en fait sa thématique principale pour de nombreuses années.
5Entre 1994 et 1999, elle réalise Women of Allah, bientôt suivi de Unveiling, séries d’autoportraits sur la surface desquels elle inscrit à l’encre de Chine des poèmes en farsi d’auteurs comme Forough Farokhzad et Taharah Saffazzakh. Ces textes calligraphiés sur son visage, ses mains, ses pieds se veulent « la voix des femmes dont la sexualité et l’identité individuelle ont été oblitérées par le tchador ou le voile », commente-t-elle.
6À la suite de ces deux œuvres qui lui valent une immédiate renommée internationale, Shirin Neshat effectue plusieurs voyages en Iran mais ne souhaite plus traiter de thèmes aussi ouvertement politiques. Elle dit vouloir s’orienter vers un travail « plus lyrique, plus philosophique, plus poétique », toujours axé toutefois sur la condition des femmes en islam et dans la modernité.
7Elle délaisse par ailleurs la photographie au profit de la vidéo et crée, à partir de 1999, sa première trilogie filmique pour laquelle elle inaugure un mode de présentation devenu l’une de ses marques stylistiques. Pour la première fois en effet, elle projette les images d’hommes et de femmes, seuls ou en groupes, sur deux écrans qui se font face. Elle produit de la sorte une œuvre sculpturale qui met en scène l’irrémédiable séparation des destins masculins et féminins. Turbulent (1998), l’une des composantes de cette trilogie, met en regard un homme interprétant un chant classique inspiré du concept d’amour divin du poète persan Rumi, devant un auditoire comble, exclusivement masculin, et une femme se produisant – situation en réalité interdite en Iran – dans un théâtre totalement vide où seule résonne sa mélopée aux accents déchirants (Fig. 2). Voix et gestes des deux protagonistes se rejoignent cependant peu à peu et se superposent jusqu’à ce que le chanteur enfin se taise et qu’apparaisse à l’écran le visage de la femme. Seconde composante de la trilogie, Rapture (2000) apparaît quant à elle comme une chorégraphie, cette fois encore scindée en deux groupes d’images projetés sur deux écrans en face à face. D’un côté, des femmes drapées de noir se déplacent et se meuvent dans de vastes espaces naturels (Fig. 3) ; de l’autre, des hommes tous vêtus de blanc se trouvent confinés dans l’enceinte d’une forteresse (Fig. 4). La vidéo est une évocation saisissante de la territorialisation, dans les sociétés islamiques, de la différence sexuelle. Fervor (2000) enfin, dernière pièce de cet ensemble, oppose hommes et femmes disposés en groupes serrés et traite de la tentation, du désir, de la sexualité.
8À partir de 1996 cependant, Shirin Neshat n’est plus autorisée à se rendre en Iran et doit désormais réaliser ses films ailleurs dans le monde : en Turquie, au Maroc, en Égypte, au Mexique et bientôt au Laos. Ne plus travailler dans son pays natal devient une donnée majeure de son approche, le fil directeur d’une réflexion et d’une production où le mémoriel et l’émotionnel l’emportent sur l’idée de territorialité. Dans un espace désormais extensif, les relations entre hommes et femmes demeurent un thème essentiel, mais Shirin Neshat a dorénavant pour objectif de contribuer à un dialogue plus large, planétaire. « Je ne me satisfais pas de seulement expliquer ma société. Je ne veux pas être une artiste ethnographe », déclare-t-elle dans un entretien avec Scott Mac Donald [1]. Elle revendique plutôt une position d’« exilée transculturelle » selon sa propre formulation, profondément attachée à la poésie, « constitutive de sa langue natale », et à la politique « qu’aucun artiste iranien ne saurait ignorer ». Elle se constitue de fait une géographie imaginaire, toujours en relation cependant avec ses racines. « Bien que je travaille en sécurité dans ces pays étrangers, je fais comme si j’étais en Iran », dit-elle [2].
9C’est dans ces dispositions qu’elle répond positivement à l’invitation qui lui est faite de participer au programme d’art contemporain The Quiet in The Land, organisé à Luang Prabang, en République Démocratique Populaire Lao (RDPL) à partir de 2005, avec une trentaine d’autres artistes internationaux venus travailler auprès des communautés locales [3].
Games of Desire, les jeux du désir
10Afin de définir sa contribution à ce projet d’art dit in situ, Shirin fait un premier voyage exploratoire dans l’ancienne capitale royale du Laos. Elle vient y évaluer les possibilités de réalisation d’un film qu’elle souhaite en continuité avec ses dernières productions et donc en lien avec sa double problématique sur les relations de genre et les arts de la scène. Je la rencontre à cette occasion, chargée de lui faire connaître les données ethnographiques locales sur ce domaine. Très vite, son intérêt se porte sur le khap thoum, chant responsorial des hommes et des femmes caractéristique du Nord Laos, aujourd’hui menacé de disparition, qu’elle décide de filmer.
11Khap thoum signifie « poème chanté jusqu’au bout de la nuit » (de khap, « chanter en vers », thoum, « tard dans la nuit »). Il s’agit d’une variante régionale des chants alternés du Laos [4] rattachée à des formes littéraires orales répandues dans toute l’Asie du Sud-Est, qui célébrait jadis les fêtes agraires organisées à la saison sèche. Le khap thoum consiste en une improvisation poétique accompagnée d’une petite formation musicale et interprétée par des hommes et des femmes qui se courtisent des nuits entières, de la tombée du jour au lever du soleil, devant un auditoire très activement impliqué dans la performance.
12À la fois dans sa forme et dans son contenu, cette tradition fait à l’évidence écho aux préoccupations de Shirin Neshat sur les relations entre les sexes, la délimitation des territoires masculins et féminins et leur distribution entre espaces publics et privés. Elle entre particulièrement en résonance avec Turbulent (1998) qui abordait la question à travers l’exemple de deux chanteurs iraniens [5]. L’artiste, cependant, porte cette fois son regard bien au-delà du Moyen Orient, dans une société non islamisée, et réaffirme son engagement dans un questionnement plus universel.
13Après avoir rassemblé quelques-uns des derniers spécialistes de cet art demeurant dans les villages autour de Luang Prabang, elle entreprend le tournage puis le montage d’une séance d’improvisation organisée à sa demande. Ainsi naît Games of Desire, « Jeux du désir », installation vidéo dont la facture révèle avec force la manière dont l’artiste se saisit d’une tradition qui lui est étrangère pour poursuivre sa réflexion et son travail de création.
Tradition orale
14Le khap thoum est interprété par des musiciens et chanteurs amateurs. Tout professionnalisme en est exclu. Chacun peut en principe entrer dans la joute et s’adonner à cet art populaire. Au Laos comme ailleurs dans la région, il n’existe pas véritablement de langue littéraire distincte du langage parlé ordinaire mais plutôt une gradation dans la qualité de l’expression. Certains plus que d’autres se montrent experts dans le maniement des allitérations et des assonances qui forment la base de l’expression poétique, et préfèrent la métaphore à l’énoncé direct. Ils gagnent vite la réputation de virtuoses et sont appelés, de loin parfois, à venir animer les veillées qui, à la saison sèche, rassemblent les communautés villageoises sous la véranda des maisons ou dans l’enceinte des monastères bouddhistes.
15Sous la forme d’une lutte cérémonielle, ces poèmes chantés ont vocation à sceller les amitiés et les amours. Ils sont une survivance d’anciens rites d’accordailles au cours desquels se concluaient autrefois les mariages. Échanges de propos galants et de plaisanteries, ils représentent la théâtralisation sous une forme totalement impersonnelle des jeux de séduction entre les garçons et les filles. Toujours bucoliques, les descriptions y restent générales. Elles ne brossent aucun portrait précis, n’évoquent aucun individu en particulier. Les interprètes s’apostrophent en des termes d’adresse indéterminés comme « jeune homme » et « demoiselle », les métaphores dont ils usent abondamment valent pour tous et les formules passent de l’un à l’autre, connues et reconnues de tous les participants. Ces chants, à l’instar de ceux de la Chine ancienne étudiés par Marcel Granet (1982), traitent en vérité de l’expérience amoureuse, générique, universelle, plus que d’histoires singulières. Ils rappellent les valeurs bouddhiques du contrôle de soi qui commandent aux relations entre les sexes et autorisent à y déroger le temps de la fête. Dans une sorte de moment cathartique, ils renversent l’ordre moral et permettent à l’assistance toute entière de s’impliquer dans le jeu transgressif. Assis en cercle sur de grandes nattes disposées au sol, hommes et femmes se répartissent en deux camps opposés qui chacun assiste et provoque les acteurs du duel. Ils participent de la sorte activement à la confrontation en lançant des invectives toujours plus osées. À la pudeur des échanges quotidiens entre sexes fait place une grivoiserie joyeuse, peu à peu devenue obscène au fur et à mesure qu’avance la nuit.
16Cette exaspération de l’affrontement verbal qui libère les cœurs et attise les sens est très précisément ce que recherche l’assemblée réunie autour des chanteurs, dans cette ambiance conviviale et joyeuse que la langue lao désigne du vocable moan, un terme qui définit autant la beauté d’une musique ou d’un paysage que la chaleur des relations humaines. Une ambiance qui traduit un idéal communautaire où règne l’harmonie entre les sexes, les classes d’âge et les groupes sociaux, et qui renvoie finalement à une esthétique proprement lao, construite dans et par l’improvisation. Cette « poésie en mouvement » portée par l’ensemble des participants – aidée, il est vrai, par l’alcool de riz qui coule à flots – reproduit sur le mode ludique le modèle lao d’interaction sociale fondé sur le défi où chacun, dans sa relation à l’autre, risque à chaque fois sa « face », son honneur. Ce principe agonistique constitue la trame narrative des chants alternés dans leur représentation de la rencontre amoureuse. À chacune de leurs ripostes, les partenaires s’évaluent et testent leur chance. Ils se déclarent leur flamme et s’exposent à voir leurs avances repoussées, oscillant entre le désir, la timidité, la honte et la crainte de l’échec. Le scénario est invariablement le même. À l’instigation de quelques meneurs, l’assistance reprend en répons la dernière réplique du chanteur ou de la chanteuse et l’encourage aux cris de « vas-y, n’aie pas peur, tu peux y arriver ! ». Dans ce chœur se répètent des motifs thématiques, stylistiques, musicaux et vocaux que tous attendent, l’improvisation opérant selon un processus répétitif. Elle se nourrit d’un savoir collectif, d’un accord culturel et de dispositions communes à l’égard d’une parole transmise de génération en génération, pour produire cette sensorialité partagée où se combinent le plaisir des mots et des sons, mais également celui des yeux à travers mimiques et mouvements du corps.
17Car l’émission de la voix se double dans ces chants d’une danse assise [6] qui ajoute à la prestation des interprètes une note physique faite d’un érotisme discret, toujours retenu. Gestes de ponctuation de la communication et légères ondulations du buste, des bras et des mains composent une chorégraphie minimale, à peine esquissée, inscrite dans une mémoire longue [7] et parfaitement suggestive.
18Symétrie des mots, répétitivité des phrases et de la pantomime : ces duels poétiques mettent en œuvre les procédés mêmes de l’invention populaire. Ils sont d’authentiques créations collectives qui, sous une forme récréative et autour de thèmes « obligatoires », exaltent la rencontre entre les hommes et les femmes.
19Une telle légèreté, apparente au moins, des relations de genres est évidemment très étrangère à l’univers de Shirin Neshat. Pour l’intégrer dans sa problématique et dans son système esthétique, l’artiste modifie – dans sa forme plus que sur le fond – la performance de khap thoum. Elle intervient en amont du tournage, principalement auprès des interprètes (Fig. 5), puis pendant la prise de vue, notamment dans le choix du cadrage, et finalement au montage dans la sélection et l’organisation des rushes. Elle apporte de la sorte l’acuité de son regard et sa touche personnelle à la scène qui se déroule devant ses caméras.
L’œil de l’artiste
20Avant que débute la performance, Shirin Neshat donne aux acteurs un certain nombre de consignes touchant à leur mise. À sa demande expresse, les chanteuses doivent se défaire de leurs atours de fête, ces écharpes de soie colorées et ces bijoux d’or et de pierres qu’elles ont arborés pour l’occasion comme elles le font pour toute célébration religieuse ou toute fête communautaire. Les hommes doivent également adopter des teintes neutres et se vêtir de chemises et pantalons dans les tons beiges ou gris. Le but est évidemment de recréer, dans ces images par ailleurs tournées en noir et blanc, une sobriété, un dépouillement, presque une austérité récurrents dans l’iconographie de l’artiste et si peu coutumiers des ambiances lao.
21Au tournage, Shirin Neshat utilise deux caméras, l’une dirigée sur le groupe des femmes (Fig. 6), l’autre sur celui des hommes (Fig. 7). Elle ne filme jamais l’assemblée réunie, ne prend aucune vue d’ensemble. Dès lors, au montage, aucune image de l’environnement de la performance n’est retenue, l’action se concentre sur les chanteurs et leurs visages. Rien n’est montré des lieux alentour. Rien des instruments pourtant si perceptibles dans la bande-son : le xylophone à lattes de bambou, ranat ; les petits gongs disposés en demi-cercle, kong vong ; le tambour et le luth à deux cordes qui composent l’orchestre accompagnant les chants. À peu près rien non plus ne transparaît de la danse assise qu’exécutent les interprètes au cours de leur duel. À peine un furtif geste de la main surgit-il ici ou là au bas de l’écran, presque accidentellement, sans que la caméra s’y arrête jamais. Rien non plus n’apparaît de l’auditoire en cercle derrière les chanteurs, qui lance pourtant force cris et invectives et manifeste vivement sa participation au déroulement de la performance. Shirin Neshat procède par élimination, elle écarte ce qui lui paraît éloigné de son sujet pour se focaliser sur les seuls interprètes ensuite projetés sur deux écrans opposés, hommes d’un côté, femmes de l’autre.
22Dans une partition du masculin et du féminin caractéristique de son travail, ce mode d’installation vidéo semble ramener chacun à une destinée sexuée inéluctable, qu’aurait peut-être diluée une vue globale de la scène. Mais il a surtout pour effet de recréer le face-à-face de la situation d’interlocution et de projeter le spectateur en son centre. Dans un espace scénique parfaitement circonscrit, débarrassé de tout décor, le gros plan sur les chanteurs en vis-à-vis qui se répondent d’un écran à l’autre traque au plus près le processus de la prise de parole alternée et sa dramatisation progressive. Cette disposition des acteurs du duel sur deux murs qui se font face permet à l’observateur qui déplace son regard de l’un à l’autre d’être à son tour dans une relation frontale avec chacun, placé de la sorte de manière immédiate et sensible au cœur de la confrontation. Shirin Neshat réitère ici un dispositif déjà expérimenté qui vise à plonger le spectateur au milieu du jeu pour le contraindre à choisir où porter son regard, afin qu’il devienne lui-même acteur de la performance.
23Mais par ce geste artistique qui extrait les chanteurs de leur environnement pour se concentrer sur leur face-à-face, Shirin Neshat obtient d’autres effets encore. Au moyen de plans serrés sur les visages, elle peut capter l’éclat d’un regard, la tension d’une expression, l’esquisse d’un sourire ou l’explosion d’un rire. Elle est au surgissement même du mécanisme de l’improvisation lorsque le chanteur, interpellé par son partenaire et tenu de lui répondre, marque un bref temps d’arrêt, montre des signes d’hésitation puis exulte quand enfin jaillit la répartie recherchée. Par ce biais, elle approche à nouveau cette « visagéité » [8] dont son œuvre est toute entière travaillée. Elle scrute les traces que laissent sur les traits les émotions et la vie.
24Il se trouve, et c’est là la force très particulière du film, que ce qui se donne à ressentir sur les visages qui se succèdent à l’écran est totalement inattendu et paradoxal. Visages d’hommes et de femmes vieillissants, interprètes de chants jadis dédiés aux fêtes de la jeunesse sont l’aveu d’une tradition qui se perd. Ils nous disent que ces joutes oratoires n’ont plus l’audience d’antan. De fait, durement concurrencés par les productions de la radio et de la télévision, délaissés des nouvelles générations qui n’en comprennent plus le vocabulaire et n’en maîtrisent plus ni les codes ni les techniques, les chants alternés n’ont plus guère d’auditoire ni de spécialistes que parmi les anciens. Les images de Shirin Neshat font éclater cette vérité.
25Elles se chargent du coup d’un double message, érotique et politique. En se concentrant sur les faces de ces hommes et femmes d’âge mûr qui se parlent d’amour et transgressent dans les rires le devoir de pudeur et les règles de bienséance, elles expriment une vitalité et une sensualité toujours intactes et un sens aiguisé de l’humour. Mais elles trahissent dans le même temps un art en voie de disparition, abandonné des plus jeunes, à peine maintenu par les plus vieux, et dénoncent par là un conflit de mémoire. De façon très évocatrice, Games of Desire dépeint la tension entre le passé et le présent dans laquelle est prise la société laotienne contemporaine, sommée d’entrer de plein fouet dans la modernité et la mondialisation au prix d’une amnésie de son histoire et de ses traditions.
26Cette temporalité décalée qui crève l’écran donne au film un air de fiction toutefois vite rattrapé par la réalité. Dans cette performance exécutée à la demande de l’artiste et donc pour partie simulée, les chanteurs et chanteuses font revivre devant les caméras de Shirin Neshat ces jeux de l’amour et de la parole libérée des fêtes d’antan. Ils se prêtent à l’exercice du tournage, un court instant impressionnés par la lourdeur de son matériel et de ses contraintes, mais oublient vite ce contexte quelque peu artificiel et se laissent emporter par leur art. Le simulacre cède de manière visible, progressive, à l’écran, pour se transformer en une authentique liesse partagée, stimulée par la force d’entraînement de leurs échanges poétiques. Ensemble, les participants réactivent un dispositif narratif, sonore, visuel et corporel dont ils connaissent toutes les ficelles et parviennent à faire advenir cette ambiance, moan, par laquelle ils se sentent reliés les uns aux autres. Ils font là une magistrale démonstration de la puissance transformatrice du performatif qu’ils expérimentent à nouveau des mois plus tard, bien après le tournage, lorsque le film terminé leur est présenté. Face à l’écran cette fois, ces hommes et ces femmes venus de leurs villages pour assister à la projection à Luang Prabang revivent cette montée progressive de la tension et de l’hilarité que génèrent leurs chants. Ils se laissent totalement reprendre par l’énergie communicative de leurs répliques et ne semblent guère relever les aménagements apportés par l’artiste à leur prestation, captivés plutôt par son efficacité toujours répétée.
27Dans cette réaction, les Lao manifestent un intérêt à la lettre pour leur art. Ils vont à l’essentiel à leurs yeux, le pouvoir de leur chant, et lui conserve des vertus en quelque sorte immuables. Shirin Neshat quant à elle dit autre chose, en lien avec sa volonté d’élucider les rapports de genre. En éliminant toute image qu’elle juge parasite pour mettre l’accent sur le duel, elle donne à voir avec la plus grande concision l’interaction entre ces hommes et ces femmes. Elle met par ailleurs en lumière les ressorts d’une tradition orale qui, en dépit du contexte factice dans lequel elle s’exprime, est toujours capable de faire surgir un authentique être-ensemble et de l’émotion collective. Le centrage sur les visages vieillissants apporte une autre dimension encore au chant : il met en lumière la possible pérennité du sentiment amoureux et de la relation érotique par-delà le temps qui passe… L’artiste confie être surprise et admirative de la sensualité dont demeurent empreintes les relations entre ces hommes et ces femmes d’un âge avancé. Pour rendre ces réalités, pour leur donner toute leur dimension, elle découpe dans l’action qui se déroule devant elle, elle expurge. C’est pour elle un parti pris méthodologique et ontologique qui veut aller au cœur des choses, atteindre à l’intériorité des êtres et des situations. Comme de nombreux artistes contemporains conceptuels, elle est alors dans le rejet du littéral et dans une forme de « fidélité négociée » (Eco, 2006) à la tradition empruntée.
Le rejet de la littéralité
28Pour le sens commun, la littéralité se définit comme la stricte conformité d’une interprétation ou d’une traduction à sa source. Une telle orientation est à l’évidence éloignée des intentions de l’artiste qui procède au contraire par écarts, soustractions, glissements, déplacements. Pour Shirin Neshat, il s’agit dans Games of Desire de rendre tout au plus l’esprit des chants alternés, dans une reprise non pas du mot à mot mais plutôt du « monde à monde » (ibid.), qui veut aller au-delà des apparences, au-delà du particulier et de l’anecdote.
29Ce refus du littéral et cette « utilisation créatrice » (ibid. : 406) qui recycle ont deux résultats majeurs. Ils font surgir ou amplifient ce qui, sans l’intervention de l’artiste, serait passé à peu près inaperçu, et ouvrent tout à coup à la performance de nouvelles perspectives. Comme surlignés par la caméra qui les serre au plus près, le tracé des rides sur la peau, l’éclat d’un regard, le frémissement d’une lèvre et ce qui se dévoile d’intime chez les êtres présents à l’image deviennent finalement la matière même du film. L’emphase est mise sur les visages, véritables « métonymies de l’âme » [9] à travers lesquels se donnent à voir le déclin d’une tradition et les derniers soubresauts d’une brutale transition vers la modernité. Le propos est politique, il rejoint les préoccupations de l’artiste qui, selon ses propres termes, « se sent toujours et partout concernée, personnellement impliquée dans les changements du monde ». Shirin Neshat observe la fracture au sein de la société laotienne contemporaine entre les bénéficiaires de plus en plus riches du retour à l’économie de marché, et les laissés-pour-compte toujours plus pauvres des zones rurales reculées. Elle veut se faire l’écho de ce déséquilibre, comme elle le fait à chaque fois qu’elle est confrontée à des situations d’inégalité. « Je suis profondément attachée à la justice sociale, déclare-t-elle, et si l’artiste a le pouvoir de faire entendre sa voix pour quelque chose d’important, il est bien qu’il le fasse. Il peut cependant le faire d’une façon qui ne soit ni agressive ni ouvertement didactique. Dans une forme que je m’efforce pour ma part de trouver » [10].
30Une « forme » qui, dans Games of Desire, donne une autre inflexion, plus proche de ses thématiques, aux poèmes chantés des Lao et qui – seconde conséquence d’importance – modifie la nature, l’essence profonde de ces derniers. Le film fait en effet de cet art oral, « art total » alliant texte, son, jeu théâtral et gestuel, une œuvre avant tout visuelle dont les images plus que les voix et la musique s’imposent au spectateur.
31Plusieurs facteurs concourent à cette transformation. Tout d’abord la qualité littéraire des chants est difficile à rendre dans un film qui s’adresse majoritairement à des auditoires non initiés au langage du khap thoum. La poésie de ces chants est faite de récits, de métaphores, de jeux de mots qui appartiennent à un monde rural devenu lointain pour beaucoup au Laos de nos jours, et dont l’usage se perd. Les protagonistes du duel amoureux choisissent leurs images dans l’univers végétal ou animal et font référence à une vie bucolique que beaucoup ignorent totalement. Pour les publics non lao, l’accès au sens des mots est plus malaisé encore. La traduction anglaise ou française des figures de style utilisées est à peu près impossible, et le sous-titrage souvent très approximatif de quelques réparties des chanteurs ne peut suffire à en restituer l’exacte teneur, qui se trouve largement escamotée. Par ailleurs, la bande-son, saturée, mêle aux voix des chanteurs des instruments de musique certes très présents mais invisibles. Elle accentue l’impression d’un primat de l’image. Celle-ci prend le pas à la fois sur le texte dont le sens se devine plus qu’il ne se comprend, et sur l’accompagnement musical traité comme texture sonore plus que musique à proprement parler.
32Très communicative, la gaieté qui s’exprime sur les visages à l’écran et peu à peu gagne l’assistance se transmet ainsi au spectateur de manière avant tout visuelle. L’émotion passe par l’image d’abord, sans qu’il soit nécessaire d’avoir accès au sens et aux canons musicaux des poèmes chantés. Le film sort la performance d’une grande part de son contexte social et culturel, et fait de la sorte passer un message universel. Il traite finalement de cette common human experience, « commune expérience humaine » que Shirin Neshat cherche à mettre en lumière dans chacune de ses œuvres : ici celle du désir qui circule partout et de tout temps entre les hommes et les femmes où qu’ils soient, quels que soient leur condition et leur âge.
33L’artiste opère ainsi une transsubstantiation de l’oral vers le visuel et du particulier vers le général en estompant les particularismes géographiques, sociaux, culturels du khap thoum. Elle est bien en cela aux antipodes de la posture ethnographique qu’elle affirme refuser dans la conduite de son travail. Loin de s’attacher, comme le ferait l’ethnologue, à restituer au plus près le point de vue émique, elle pratique le réemploi pour servir sa vision personnelle.
34Sans doute manifeste-t-elle là une liberté que ne s’accorde guère le chercheur soucieux d’une fidélité optimale au littéral. Sans doute obéit-elle aussi à une intentionnalité différente. L’artiste est en quête d’universel, elle veut capter ce qui rapproche les hommes et tend à gommer les spécificités plutôt que de les mettre en avant, façon de faire contraire à la démarche scientifique qui situe scrupuleusement les faits observés dans le temps et l’espace.
35Il se peut enfin que cette libre interprétation d’une tradition qui lui est extérieure mais la ramène à des affects connus d’elle tienne à sa condition de migrante permanente. Sans cesse en voyage entre New York, son port d’attache principal, et de nombreux points de la planète, Shirin Neshat développe un rapport distancié, sans cesse réactivé aussi, à ce qui l’entoure. Dans cette sorte de « présence oblique au monde », comme l’écrit joliment Dabashi (2005), elle recherche ce qu’ont les hommes en partage plus que ce qui les singularise, et entraîne son regard à isoler des faits et des traits à ses yeux saillants pour recomposer une sorte de précipité visuel du réel capable de toucher quiconque le contemple.
Bibliographie
Bibliographie
- Choron-Baix, C.
- 1992 « J’écoute votre voix. Cour d’amour du Laos », in N. Revel, éd., Chants alternés. Asie du Sud-Est, Paris, Sudestasie : 81-99.
- Courtine, J.-J. et Haroche, C.
- 2007 Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (xvie-début xixe siècle), Paris, Petite Bibliothèque Payot.
- Dabashi, H.
- 2005 « Transcending the Boundaries of an Imaginative Geography », in Shirin Neshat. La Ultima Palabra. The Last Word, Catalogue, Milan, Charta.
- Deleuze, G.
- 1980 Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit.
- Eco, U.
- 2006 Dire presque la même chose. Expériences de traduction, Paris, Grasset.
- Granet, M.
- 1982 Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Paris, Albin Michel.
- Ortega y Gasset, J.
- 2013 Misère et splendeur de la traduction (traduction sous la direction de François Géal), Paris, les Belles Lettres.
- Zumthor, P.
- 1983 Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil.
Notes
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[1]
One of the main challenges for me […] is figuring how an artist who comes from and remains interested in the resources of another culture can make work that contributes to a broader dialogue. I am not satisfied with just explaining my culture. I don’t want to be an ethnographic artist.
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[2]
Even though I work in these other, safer countries, I pretend that I am in Iran. Communication personnelle.
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[3]
Ce programme initié par France Morin, curateur à New York, s’est déroulé en trois volets successifs : un premier aux États-Unis, un second au Brésil et un troisième au Laos, où il est précisément intitulé The Quiet in The Land : Art, Spirituality and Everyday Life. Il a lieu dans la ville de Luang Prabang entre octobre 2003 et octobre 2008, avec l’objectif de relancer les arts, les savoirs et savoirs-faire traditionnels des artisans et artistes locaux, et de les ouvrir au monde en organisant des collaborations avec des artistes contemporains de renommée internationale. Cf. http://www.thequietintheland.org/.
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[4]
Dans le Sud du pays, ces chants alternés sont appelés lam et exécutés au son du khène, l’orgue-à-bouche en tuyaux de bambou, emblème de la nation laotienne (cf. Choron-Baix, 1992).
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[5]
Cf. supra la description de cet homme face à un auditoire masculin nombreux, et de cette femme filmée de dos, interprétant une mélopée déchirante face à une salle déserte.
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[6]
Elle peut être assise ou debout selon les styles régionaux.
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[7]
Cf. Zumthor, 1983 : 193-207.
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[8]
Cf. Deleuze, 1980.
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[9]
L’expression est empruntée à Courtine et Haroche, 2007.
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I am really interested in social justice, and if an artist has a certain power of being heard and voicing something important, it is right to do it. It could still be done in such a way that it is not aggressive or overly didactic. I’m trying to find that form. Communication personnelle.