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Article de revue

Le contexte relationnel du cannibalisme funéraire wari’

Pages 38 à 53

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Carlos Fausto et Carlo Severi, organisateurs du colloque L’Image rituelle, ainsi que Michael Houseman et Anne-Christine Taylor, pour leurs commentaires. La recherche de terrain chez les Wari’ a été financée par le CNPq, la Finep, la Wenner-Gren Foundation et la John Simon Guggenheim Memorial Foundation.
  • [2]
    L’ethnographie du rituel présenté ici a paru originellement dans Vilaça, 1998, 2000a.
  • [3]
    Il faut ajouter ici que la terminologie de consanguinité wari’, de type Crow (avec une équation Omaha), n’inclue pas les positions d’affinité pour lesquelles existent des termes spécifiques. Le mariage à courte distance est interdit (Vilaça, 1992, 1995).
  • [4]
    Les couples deviennent progressivement consubstantiels à travers l’intense échange de substances corporelles (semen, sécrétions vaginales et sueur).
  • [5]
    Pour les Wari’, les ennemis sont associés aux proies (karawa).
  • [6]
    Aujourd’hui la différence entre sous-groupes se maintient, en dépit du fait qu’ils se trouvent mélangés autour des « Postos » bâtis par la Fundação Nacional do Indio (Funai).
  • [7]
    Selon Strathern, une unité « dividuelle » peut être une seule personne ou un ensemble formé par deux personnes (ou deux groupes) préalablement individuées et ensuite associées : « Social life consists in a constant movement from one state to another, from one type of sociality to another, from a unity [...] to that unity split or paired with respect to another » (Strathern, 1988 : 14).

1Cette analyse du cannibalisme funéraire wari’ (Txapakura, Rondônia) a pour point de départ la conception de rituel de Houseman et Severi (1998), selon laquelle il est un mode d’action qui se différencie à travers un type spécifique de dynamique relationnelle (1998 : 207) [1]. Je m’attacherai ainsi à l’action rituelle en soi, aux interactions entre les participants et aux configurations relationnelles qui sont établies par le biais de la performance rituelle (idem : 202). Je compte, de la sorte, réfléchir sur la pertinence, dans le cas du cannibalisme wari’, de la notion de « condensation rituelle » (ibid. : 44) développée par ces auteurs dans leur analyse du Naven Iatmul. D’après cette notion, les rituels se différencient des activités ordinaires en tant que modes d’action qui allient « rôles conflictuels » (ibid. : 285) et « modes relationnels incompatibles » (ibid. : 44 n.10). Je voudrais, enfin, proposer une analyse du cas wari’, à partir de la notion de « dividu », formulée par la New Melanesian Ethnography, et plus particulièrement par M. Strathern.

2Population parlant une langue de la famille Txapakura, les Wari’ vivent dans l’ouest de l’état de Rondônia, au Brésil, et sont aujourd’hui au nombre de 3 000 environ. Wari’, dans leur langue, signifie « gens », « nous », « êtres humains ». Jusque dans les années soixante – quand presque tous les groupes wari’ décidèrent de se rapprocher pacifiquement des Blancs, avec lesquels ils guerroyaient depuis, au moins, le début du siècle – ils avaient l’habitude de manger leurs morts ainsi que les ennemis qu’ils avaient tués. C’est pourquoi ils acquirent une notoriété publique, suite à des reportages qui mettaient l’accent sur la pratique, chez eux, des deux formes de cannibalisme : le cannibalisme funéraire et le cannibalisme guerrier. Actuellement, les morts sont enterrés, alors que la guerre et le cannibalisme qui lui est associé ont été supprimés.

3J’ai basé mon ethnographie sur les narrations détaillées d’informateurs ayant tous dépassé la soixantaine d’années, et ayant participé eux-mêmes à ces rites (voir Vilaça 1992, 1993, 1998, 2000a, 2000b, 2006, 2010 ; voir également Conklin, 2001) [2]. Outre les récits oraux, je dispose de deux théâtralisations filmées du rituel, jouées, à ma demande, par les Wari’. J’utiliserai le présent ethnographique pour faciliter la description.

Le chant funèbre

4Quand quelqu’un se trouve gravement malade, ses parents (au sens large) s’assoient autour du corps inerte, touchent toutes ses parties, pleurent et entonnent le chant funèbre. Le rythme est languissant et l’on parle de la vie du moribond et de sa relation avec le chanteur. On s’abstient de citer le nom propre du moribond, on a seulement recours aux termes de parenté consanguine (« mon père », « ma mère », « mon fils », « mon grand-père », etc.), ou alors à la teknonymie. On dit dans ce cas : « père de mes enfants », « mère de mes enfants », « grand-mère de mes enfants », etc. suivis par la mention d’actions spécifiques, telles que « qui m’offrait de la nourriture », « qui dormait à mes côtés ».

5Au moment de la mort, les pleurs s’intensifient. C’est alors que se fait plus évidente une dichotomie déjà présente dans la relation avec le malade : celle que l’on observe entre les parents et les non-parents, et qui, au quotidien, tend à être masquée par l’usage préférentiel de termes de consanguinité comme vocatifs. Les parents sont ceux qui pleurent vraiment ; les autres, qui, plus tard, vont manger le mort, ne pleurent pas, ou le font comme par déférence, pour se montrer solidaires avec les parents. La différence entre parents et non-parents ou, comme disent les Wari’, entre les parents véritables, iri nari (où iri veut dire véritable et nari, parent) et les xukun wari’ (où xukun est autre, entendu comme « autres gens ») ou nari paxi (« plus ou moins parents »), est centrale dans le rite funéraire. Et il s’agit donc ici d’expliquer ce que les Wari’ entendent par parent véritable et par « plus ou moins parent ».

6Les Wari’ conçoivent la possibilité de la parenté à différents degrés. Dans le sens le plus ample possible, ils se disent d’emblée tous parents entre eux, puisqu’ils font partie d’une même humanité, les Wari’. Ils cherchent à souligner cette parenté généralisée en se référant soit par un terme de consanguinité soit par un teknonyme ou un nom propre à toute personne avec qui ils vivent, particulièrement à leurs corésidents [3]. Les conjoints, une fois le mariage réalisé, deviennent consubstantiels par le biais de l’échange intense de substances corporelles qui a lieu entre eux : sperme, sécrétions vaginales et sueur.

7Dans un sens plus restreint, néanmoins, les parents sont ceux qui vivent ensemble ou à proximité, et avec qui l’on peut tracer des liens généalogiques précis. Il s’agit surtout des membres de la famille nucléaire, particulièrement des cousins germains de même sexe. Ils ont le même corps, disent les Wari’. Grands-parents, parents, frères et sœurs des parents, ainsi que leurs enfants, germains, enfants, enfants des germains et petits-enfants, outre les conjoints [4], seraient essentiellement ce que les Wari’ appellent des « parents véritables ». Ce serait là le plus petit groupe à l’intérieur duquel les rapports sexuels sont considérés comme incestueux – exception faite, évidemment, des conjoints –, et l’ingestion du cadavre impossible. Les autres sont plus ou moins parents selon les liens généalogiques, la proximité physique et les intérêts du moment. Ces derniers seront appelés non-parents, ce qui est la façon dont les Wari’ se réfèrent habituellement à eux dans les descriptions des funérailles.

8Les non-parents, « autres gens » ou « parents distants » sont ceux qui vont préparer les funérailles, découper, griller et manger le cadavre. Ce sont, de préférence, des affins réels, puisque, disent les Wari’, parmi les non-parents, ces derniers seraient les plus proches et, du coup, ils seraient mieux disposés à conduire les funérailles en respectant les instructions et les souhaits des parents véritables. C’est au moyen des actions distinctes réalisées au cours de la cérémonie funéraire que le groupe, prétendument homogène, se divise en deux. Ils attribuent ainsi la différence entre leurs actions à des perspectives distinctes sur le mort, différence qui sera produite, au cours du rituel, comme une différence entre prédateur et proie, ou entre humain et animal.

9J’observe encore que l’affinité est, pour les Wari’ et pour les groupes indigènes amazoniens de façon générale, une relation tendue car les affins sont des sorciers potentiels. C’est ce danger, ou cette altérité, que les actes quotidiens de commensalité et les soins mutuels visent à minimiser. Revenons-en aux funérailles.

10Une fois le décès constaté, les parents demandent à des jeunes gens non-parents de partir vers d’autres villages pour appeler les parents généalogiques absents. Le temps que ceux-ci arrivent, et cela peut mettre de deux à trois jours, le cadavre, gonflé et pourrissant mais encore entier, est intensément touché par les parents. Selon les Wari’, on ne peut découper le cadavre avant que tous les parents soient présents, ou alors ceux-ci risquent de se montrer courroucés de ne pouvoir contempler le mort. Si nous tenons compte de l’équivalence qu’il y a, dans la langue wari’, entre « frais » et « cru » (nenein), le pourrissement constitue une sorte de pré-cuisson par laquelle débute le processus de différenciation entre le cadavre et le corps des vivants. Cadavre qui est, dès lors, associé à un corps animal se retrouvant en situation de nourriture que l’on va ingérer.

11Le boucan funéraire est monté par des non-parents dans la maison où le mort est en train d’être pleuré. Le cadavre est alors coupé en morceaux par ces non-parents qui invitent les parents à se retirer, car ils savent que ces derniers ne supporteraient pas de voir le défunt dépecé. Le démembrement constitue, après le pourrissement, une étape de plus de la transformation du mort en nourriture, service qui sera rendu par les non-parents aux parents.

12Après cela, les diverses parties du cadavre sont lavées. Ce sont les mêmes non-parents – ceux qui ont dépecé le cadavre – qui se chargeront de le faire cuire. Les parties du corps sont alors posées sur le boucan. La tête en premier lieu, les yeux tournés vers le feu. Parmi les organes internes, seuls le cœur et le foie seront mangés après avoir été emballés et grillés dans des feuilles. Les autres organes, comme les organes génitaux, sont jetés directement au feu et brûlés. À ce moment, il arrivait couramment que des parents du mort tentent de se suicider en se jetant dans le feu funéraire. Les non-parents restaient tout le temps attentifs et essayaient d’éviter que se produisent de tels actes. Selon les Wari’, le suicide vise à favoriser la rencontre avec le parent défunt dans le monde posthume. Il y a un mythe wari’ qui explicite clairement la fonction du suicide : un homme, comprenant que les absences constantes de son frère étaient dues à des voyages dans le monde posthume, se suicida en se tranchant la gorge avec une lame en bambou, après avoir demandé à ses corésidents que, immédiatement après sa mort, ils le rôtissent et le mangent pour qu’il puisse regagner tout de suite le monde posthume. Quand il y arriva, son frère le vit entouré d’un nuage de fumée, la même que celle qui enveloppe le cadavre sur le boucan.

L’ingestion

13Les parents du mort, particulièrement ceux qui, jusqu’alors, se sont consacrés au rituel, souvent des frères généalogiques ou classificatoires, retirent du boucan l’emballage contenant le foie et le cœur, qui cuisent rapidement, puis défont la viande en petits morceaux qu’ils étendent sur une natte... Les femmes non-parents ont déjà préparé et grillé un gâteau de maïs, qu’elles remettent aux parents. C’était la garniture indissociable de la viande du cadavre qui, comme les viandes en général, ne peut être mangée seule. Partagée en petits morceaux égaux, on ira la déposer sur la même natte que la viande. La viande du corps proprement dit sera également ingérée en petits morceaux.

14Les parents qui organisent les funérailles se déplacent alors, le corps courbé, presque à croupetons, et vont vers les non-parents. Ils approchent de l’un d’eux, l’enlacent, et, en suivant le rythme languissant du chant funèbre, ils lui demandent, comme en lui chuchotant à l’oreille, de manger le cadavre. Selon les dires d’un homme :

15

« Mange le foie de mon frère aîné », dit son parent véritable.
« D’accord », répond le non-parent.

16Hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles, étaient de possibles mangeurs (il arrivait que des enfants s’y mettent aussi, mais ils ne consommaient que la cervelle) même si certaines personnes pouvaient s’y refuser sous prétexte que la chair leur semblait trop putréfiée.

17Les raisons de se trouver dans l’impossibilité de manger un parent véritable, selon ce qu’en disent les Wari’, n’avaient aucun rapport avec la qualité de la viande, comme cela semblait arriver chez les non-parents. Un de mes dialogues avec Paulo, qui me parlait des funérailles de son grand-père, éclaircit bien cela :

18

Paulo : Nous évitons la chair de nos parents. Nous n’arrivons même pas à mordre dedans. Ceux qui mâchent et mangent, ce sont les autres personnes (xukun wari’)…
A. : Pourquoi ne peut-on pas manger notre père ?
P. : Ce n’est pas possible. On se souvient trop fort de lui.

19Une fois la chair consommée, les parents décidaient si les os seraient mis à macérer, mélangés à du miel, puis bus par les non-parents, ou s’ils seraient simplement brûlés et enterrés avec le boucan funéraire.

La fin du deuil

20Il s’ensuivait une longue période de deuil pendant laquelle tous les vestiges de ce qui avait appartenu au mort étaient brûlés (le « balayage ») : maison, effets personnels, arbres fruitiers, troncs d’arbre sur lesquels il s’asseyait, etc. pour que l’on ne se souvienne plus du mort. Après quelques mois, un ou plusieurs parents proches décidaient de mettre fin au deuil. On préparait alors le rite final : les parents s’invitaient les uns les autres ainsi que les non-parents : « Allons à la chasse ! ».

21Le gibier était ramené au village, déjà rôti, dans des paniers que portaient les parents. On essayait de revenir à la maison à l’heure exacte de la journée à laquelle la mort avait eu lieu. Les parents arrivaient au village en chantant le chant funèbre, ils déposaient les paniers sur le sol et continuaient à chanter et à pleurer autour des paniers, accroupis, tout en en touchant les bords de leurs mains. Les non-parents s’approchaient du produit de la chasse en disant : « Donne-moi le cadavre (jama) ! » Je n’ai pas pu cacher mon étonnement quand j’ai entendu cela, et ai demandé à l’un de mes interlocuteurs : « Ils demandent ça comme ça : donne-moi le cadavre ? » Il m’a répondu : « Donne-moi le cadavre. C’est comme si la bête (karawa) était le cadavre […]. Ils l’emportent tous. Ils mangent. Ceux qui habitent loin ils sont au courant. » Dans un autre village [quelqu’un dit] : « Ceux qui ont mis fin au deuil sont déjà revenus ? » « Oui. Ils ont beaucoup de gibier (karawa). » « On va en prendre ? » « Allons-y ! » […] « Allons prendre un singe-araignée avec eux ! Un cadavre avec eux ! » Selon les dires d’un autre homme, « On appelle cadavre le singe-araignée, le pécari. On arrache une patte du singe-araignée, du pécari. On mange. On appelle cadavre la bête grillée ». Tout le monde en mange, parents et non parents.

22Comme j’en ai déjà fait l’observation lors de mon commentaire sur les tentatives de suicide pendant les funérailles, les Wari’ établissent un parallèle explicite entre celles-ci et l’acheminement du mort vers le monde posthume. Ils disent qu’au moment de la mort, l’esprit du défunt, une espèce de double qui s’objective seulement à ce moment-là, se dirige vers le monde subaquatique où lui est offert de la bière de maïs fermentée par un des habitants de ce monde, conçu comme un affin. La bière fait enfler le corps des gens, ce qui devient visible quand le cadavre gonfle suite au pourrissement. Exactement comme il arrive au cours des fêtes organisées entre sous-groupes, eux aussi conçus comme affins entre eux, l’excès de bière et de vomissement provoque la perte de conscience, état que les Wari’ appellent « mort ». Après un certain temps, la personne – son esprit – est baignée et « revit », jeune et belle dans le monde posthume, ce qui correspond à la fin des funérailles, quand la chair a déjà été totalement ou partiellement mangée. La fin du cadavre correspond à la vie de l’esprit en tant qu’humain. Il s’agit, cependant, d’une humanité qui ne peut pas être vue par les vivants, qui, eux, ne verront les morts que sous leur forme animale, comme les pécaris, lorsque ces derniers reviennent sur terre et sont chassés. Et tout comme ce qui arrive au cadavre, une fois que la viande du pécari est terminée, l’esprit du mort retourne au monde subaquatique, où, à ses propres yeux, c’est en tant qu’humain qu’il vivra. Et, remarquons-le, les animaux des autres espèces se perçoivent eux aussi de la sorte, comme des humains.

23J’en viens à analyser maintenant le rituel sous deux perspectives distinctes : l’une le caractériserait par les condensations de rôles, et l’autre par l’opération inverse, que nous pourrions appeler « décompactation ». Chacune de ces deux perspectives implique une notion distincte de la personne comme point de départ de l’action rituelle. Je reviendrai sur ce problème plus loin.

Le rituel comme condensation

24Nous pourrions dire que le rituel funéraire opère une transformation du mort, qui de parent devient proie animale, et le fait en passant par des procédés culinaires spécifiques : le pourrissement, le dépeçage, le rôtissage et l’ingestion. Le rite de fin de deuil inverse le processus funéraire en produisant des animaux chassés, démembrés et grillés, comme s’il s’agissait de parents, ce qui se fait ici au moyen du chant funèbre, quand les parents du mort se réfèrent au gibier par des termes de parenté. Deux processus ont parallèlement lieu à ceux-ci, chacun d’eux étant associé à l’une des phases : les parents – c’est-à-dire les corésidents qui s’appellent entre eux au quotidien par des termes de parenté et se traitent comme des consanguins –, sont produits comme non-parents en même temps que le mort devient proie, et cela se fait quand ils épousent la position de prédateurs, à l’opposé des parents qui, eux, s’identifient au mort. Dans un deuxième moment, qui correspond au rite de fin de deuil, la position de prédateurs prise par les non-parents est alors partagée par les parents, tandis que le mort est dissocié de son aspect animal (qui va être mangé par tous) et humain (qui vit sous l’eau). À ce moment-là, les Wari’ condensent à nouveau leurs identités de consanguin (parent) et d’affin (non-parent).

25Pour faire un parallèle avec l’analyse du Naven (Houseman et Severi, 1998 : 45, 62), les relations entre côtés paternels et maternels ainsi qu’entre genres, qui sont centrales pour le Naven, sont ici remplacées par la relation entre consanguins et affins, d’un côté, et entre humains et animaux ou prédateurs et proies, de l’autre. Pour ce qui est de la paire MB (frère de mère) et ZS (fils de sœur) du Naven, le ZS (fils de sœur) fait simultanément l’expérience des positions contradictoires, et incestueuses, de fils et d’épouse, en passant par un processus de schismogenèse complémentaire par rapport au MB (frère de mère) qui, pour sa part, devient mère et épouse (ibid.). Cette schismogenèse complémentaire a lieu en même temps qu’une schismogenèse symétrique entre hommes et femmes, à travers une inversion de rôles favorisée par le travestissement (relation entre frère de mère et sœur de père). Pendant les funérailles wari’, les personnages rituels qui condenseraient ces rôles seraient le mort et le gibier de la fin du deuil qui sont tous deux constitués par des actions rituelles distinctes (procédures culinaires et pleur rituel), comme des entités complexes, simultanément humaines et animales.

Un modèle alternatif de personne

26Sous une certaine perspective, le modèle de rituel comme condensation de rôles contradictoires – ici humain/animal – permet certainement de saisir le sens de quelques actions et contextes relationnels des funérailles. Cependant, il me semble que le point central du rite – ce que nous pourrions appeler sa fonction ou son résultat final – se trouve justement dans le processus opposé, qui serait celui des « décompactations » de rôles superposés, que ce soit celui des vivants en affins et consanguins, ou que ce soit celui du mort dans ses aspects humain et animal. Le point culminant du rituel, qui serait équivalent au sentiment de gêne ou de honte du ZS (fils de sœur) en se voyant en situation incestueuse dans le Naven, est, en ce qui concerne les vivants, le moment de l’ingestion du cadavre, moment pendant lequel ils sont clairement séparés en tant que consanguins et affins ; il en est de même pour le mort qui commence à se dissocier à l’heure de l’ingestion. La dissociation complète, cependant, n’arrivera que lors du rite de fin du deuil car, jusqu’alors, le cadavre garde son identité complexe, duelle, du fait d’être l’objet de perspectives opposées, liées à chacun des groupes de vivants. Les parents, en s’identifiant à lui, et en le percevant encore comme humain – ce qui est rendu visible par l’impossibilité qu’ils ont de le manger – sauvegardent son aspect humain même lorsqu’il est ingéré (par les autres). Cette humanité du mort est aussi sauvegardée au moyen du pourrissement qui, nous l’avons vu, constitue une hyper-cuisson, différenciant ainsi cette chair-là de celle des proies animales, et des ennemis. C’est le caractère pourri de la chair qui évite au mort d’être mangé avec voracité, ce qui, selon les parents, arriverait s’il devait être préparé comme une viande quelconque, fraîche.

27La notion de condensation a pour fondement une notion « individuée » de la personne ordinaire qui est alors le point de départ de la complexification rituelle. Une discussion sur ce point est engagée par Houseman et Severi (1998 : 216-218) qui problématisent l’analyse starthernienne du Naven, et plus particulièrement celle du travestissement, faite par Silverman (2001). Contrairement à Silverman qui défend une notion de genre en tant que disposition ou puissance, ou, pour reprendre ses mots, une « constellation de dispositions et de valeurs qui est réarrangée pendant le rituel (naven) » (2001 : 216), les auteurs défendent l’existence de différences discrètes entre les genres par-delà le rituel. Ainsi, les indigènes reconnaîtraient les différences irréductibles entre hommes et femmes, liées aux capacités reproductives (Houseman et Severi, 1998 : 217) ou « à un niveau plus profond », l’existence de différences de genre incontournables (ibid.), qui sont, au moyen du rituel, combinées ou condensées en un même personnage, à partir d’une série de relations de différenciation ou schismogenèse (ibid. : 205-207).

28Le modèle développé par Strathern (1998) dans The gender of the gift, et appliqué au Naven par Silverman, se distingue de la perspective de Houseman et Severi en prenant comme point de départ de l’action – rituelle ou non – un modèle de personne complexe ou composé, de dividu (dividual), qui se décompose lorsqu’il entre en relation avec une paire qui se place en position symétrique à lui. En accord avec Strathern (1988 : 14), bien que la relation ait lieu toujours par différenciation, ou schismogenèse, elle a comme point de départ des personnes multiples, qui se décomposent ou s’« individuent » dans le contexte de la relation, et se mettent à composer avec l’autre partie une paire constituée de la même façon que la personne composée initiale.

29En Mélanésie, selon Strathern, cette différenciation porte sur les identités de genre. Comme point de départ, on a des personnes, des hommes ou des femmes, qui sont des dividus, car ils contiennent en eux les deux identités. Pour qu’ils puissent entrer en relation, ils doivent écarter l’une d’entre elles. C’est face à cette présence de l’Autre qui se constitue à ce moment-là comme un opposé, que la personne s’individue, éclipsant (voir Gell, 1997 : 43) l’un de ses deux aspects, justement celui représenté par l’Autre (Strathern, 1988 : 15, 275 ; 1998 : 117, 135 n.10).

Dividualisme en Amazonie

30Comme je l’ai observé récemment (Vilaça, 2011), faire appel au modèle mélanésien de dividu dans le contexte amazonien se révèle particulièrement productif de par sa proximité avec le concept de dualisme en déséquilibre perpétuel élaboré par Lévi-Strauss dans l’article « Les organisations dualistes existent-elles ? » (1958, 1991 : 73-77, 301-307). Ce concept développé dans le contexte de l’ethnologie américaniste, se réfère au principe logique qui implique un ordonnement du monde en paires instables qui se différencient successivement. Comme l’a montré Viveiros de Castro (2001) en associant le dividu mélanésien aux paires instables lévi-straussiennes, la dichotomisation se reproduit à tous les niveaux du système, du collectif à l’individuel, selon un modèle fractal (2001 : 19). De la sorte, les congénères se différencient entre affins et consanguins, ces derniers en frères du même sexe ou de sexe opposé (ou entre aînés et cadets), jusqu’à ce que l’on arrive à l’individu qui, comme le montre Viveiros de Castro, n’est pas un « individuel », mais bien un « dividuel » (ibid. : 33), constitué d’un corps et d’une âme, le premier étant son côté congénère ou consanguin, et la deuxième son pôle ennemi ou affin.

31Cependant, il faut noter une différence : alors qu’en Mélanésie les catégories de genre constituent le principe même de la différenciation, en Amazonie de façon générale, cette paire est constituée par différentes configurations de l’opposition humain/non-humain (voir Descola, 2001 et Strathern, 1999 pour des commentaires spécifiques sur cette différence).

32Nous dirions donc ainsi, de manière fort simplifiée, que dans le cas wari’, la personne est un individu fait de deux composantes : wari’ et karawa, soit humain et animal, prédateur et proie, ou consanguin et affin. Les Wari’ sont produits comme humains en se différenciant des animaux/proies qui, à l’heure de la confrontation avec les Wari’ dans l’acte de la prédation cynégétique, vont être produits comme des animaux/proies, et leur composant humain sera éclipsé. La paire dividuelle wari’ – karawa cesse d’être interne à une personne et se met à caractériser la paire Wari’ – animal, conformément au modèle de la New Melanesian Ethnography (voir Vilaça, 2005 et 2011).

33Il ne s’agit pas ici de forcer le matériel wari’ à entrer dans un schéma théorique qui n’est pas directement lié aux perceptions indigènes. Au contraire, cette vision complexe ou duelle de la personne est exprimée dans des actions quotidiennes les plus diverses, de même que dans le discours direct. Comme d’autres groupes amazoniens, les Wari’ disent que l’enfant, à la naissance, n’est pas encore complètement humain et qu’il doit encore être produit comme tel. Les Trio, selon Grotti (2009), se réfèrent à ce genre de soins par l’expression « défaire le singe-araignée ». Les maladies, qui affectent principalement les enfants, révèlent l’impossible complétude de ce processus. Les Wari’ disent que ces maladies, provoquées par des animaux qui sont humains, résultent de l’intérêt de ces derniers pour les enfants wari’, de leur désir d’en faire des parents. Du point de vue de l’animal, un enfant malade devient humain comme lui ; du point de vue wari’, il devient animal. Les perspectives distinctes révèlent (tout en produisant) la constitution double des Wari’ et des animaux. Chaque action spécifique a pour effet d’éclipser l’une des composantes de la personne, qui est différente selon le point de vue en cause (pour les animaux c’est une chose, pour les Wari’ une autre). Cette complexité s’est éclaircie, à mes yeux, à plusieurs reprises comme lorsque j’ai entendu le dialogue d’un enfant avec son père. Ce dernier me racontait le mythe au cours duquel les survivants wari’ rencontrèrent des ennemis qui ont été nommés par le narrateur comme wari’ (gens). L’enfant interpella alors son père : « mais c’étaient des ennemis, wijam, et non pas des wari’ ! », ce à quoi son père répondit : « pour ces gens-là, c’étaient des wari’ ! » [5]

Une analyse alternative du rituel

34Voyons ce que cette notion de personne et d’action implique pour l’analyse du rite funéraire. En premier lieu, il nous faudrait considérer, comme point de départ du rituel, des personnes constituées comme consanguines et affines, humaines et animales, qui seront décomposées, lors de la rencontre qui s’effectue par l’intermédiaire d’actions rituelles. Cela concerne autant les vivants que le mort et les proies pleurées à la fin du deuil. La paire wari’ karawa va se reconstituer sous la forme de la relation entre les vivants et le mort (cadavre-gibier), ou entre les vivants et les morts (pécari) comme un tout. Pour que cette opposition puisse se concrétiser – ce qui, comme nous l’avons vu, n’arrive finalement que dans le rite de fin du deuil – les vivants comme un tout doivent éclipser leur différence interne, celle qui existe entre consanguins et affins, équivalente à celle qu’il y a entre wari’ et karawa, en s’individuant comme consanguins, en opposition avec les morts transformés en affins. C’est grâce à l’individuation, autrement dit à la décomplexification de la personne au moyen de l’obviation de l’un de ses composants, qu’est rendue possible la création d’une nouvelle paire, ou d’un nouveau contexte relationnel, par un processus de différenciation ou de schismogenèse symétrique.

35Comment penser, à la lumière de ceci, les lamentations funéraires, la préparation et l’ingestion du cadavre ? Selon ce point de vue analytique de la New Melanesian Ethnography, ces actions visent à décomposer le mort et les groupes des vivants en ses deux composants constitutifs. La constitution complexe du mort en tant qu’humain et animal n’est pas élaborée par le rite, mais lui préexiste. Ce que le rite réalise, c’est sa décomposition, éclipsant de plus en plus l’aspect humain du mort en le traitant explicitement comme une proie. Ce double aspect est impliqué dans les perspectives distinctes que portent les différents groupes de vivants sur le mort, et l’action rituelle vise justement à imposer l’une de ces perspectives. Je veux dire par là que les affins ne se mettent pas à voir le mort comme une proie du fait de le dépecer, de le griller et de le manger, mais qu’ils explicitent une vision préalable, masquée/obviée au quotidien, et qui n’est pas partagée par les consanguins. La pertinence de la notion de perspective centrée sur la vue (voir Viveiros de Castro, 1996, 1998 et 2002) devient claire dès que l’on prête attention à l’importance qu’il y a pour les consanguins de voir ne fut-ce qu’un tout petit morceau du mort en train d’être mangé. Quand, pour un motif quelconque, un parent proche ne pouvait pas se rendre aux funérailles, un morceau de la chair grillée du mort lui était apporté par un affin/non-parent, et ce n’était alors qu’il l’ingérait. Les parents, à leur tour, disaient qu’ils ne parvenaient pas à manger le mort parce qu’ils le voyaient comme quelqu’un, comme un parent. Ils disaient : si c’était une proie pour moi… Et voilà ici justement cette différence de perspective qui rend possible que les affins se conduisent en prédateurs également en d’autres occasions, particulièrement quand ils agissent comme sorciers, ou bien au cours des fêtes de bière. La complexité des personnes, leur dividualité, existe en parallèle à l’incidence de perspectives distinctes selon lesquelles elles sont perçues, que ce soit celle d’un affin ou que ce soit celle d’un animal qui se voit comme une personne et voit les Wari’ comme des proies.

Autres rituels

36Pour conclure, je voudrais commenter rapidement les fêtes de chicha (boisson de maïs), rituels qui impliquaient les différents sous-groupes qui constituaient la société wari’, dans l’intention de montrer que le modèle du rituel comme décompactation est applicable à d’autres contextes, au-delà de celui des funérailles.

37Les trois principaux types de fête – le tamara, le huroroin’ et le hwitop’ – ont comme structure de base la relation entre un groupe d’amphitryons et un groupe d’invités, chacun associé à l’un des différents sous-groupes wari’. Jusqu’au moment de la pacification, les sous-groupes se différenciaient en occupant des territoires relativement distincts et, de façon secondaire, à travers des variations d’accents, d’usages alimentaires et de styles d’habitat [6]. Les personnes d’un sous-groupe distinct sont appellées tatirim (« étranger »), et s’opposent ainsi à celles du même sous-groupe, les win ma, « congénères ».

38Les sous-groupes sont liés par mariage et entretiennent ces relations rituellement par le moyen de fêtes de chicha. Les mariages entre membres de différents sous-groupes étaient – et sont – relativement communs même si, statistiquement, la tendance a été celle de l’endogamie de sous-groupe. Les Wari’ allèguent que les mariages exogamiques ne sont pas souhaitables, car un affin d’un autre sous-groupe ne sait pas se porter correctement et finit par provoquer des disputes. Les étrangers sont autres par excellence et constituent ainsi le support idéal des dichotomies qui caractérisent l’action rituelle.

39Au cours des différents types de fête, les invités arrivent animalisés (sous une apparence animale ou agissant comme tels, en harcelant les femmes des amphitryons, par exemple). Ils sont alors « punis », soit en recevant des insultes ironiques, soit en recevant de la bière en excès. L’excès de boisson, selon leurs propres dires, provoque la mort des soûls. Face à un invité qui a perdu connaissance, l’amphitryon s’exclame : je l’ai tué. À la fin de chaque fête, amphitryons et invités échangent rapidement leurs rôles et les amphitryons sont priés de danser face aux invités. Ils sont à leur tour critiqués et insultés par les invités et sont aussi obligés de boire ce qui reste de la chicha. Les Wari’ disent alors qu’ils se vengent, même s’ils affirment que la vengeance proprement dite n’aura lieu qu’au cours de la fête suivante, lorsqu’ils seront eux invités à leur tour.

40Dans des analyses antérieures de ces rituels (voir Vilaça, 1992, 2006, 2010), j’ai porté mon regard sur la relation entre étrangers, c’est-à-dire, entre membres de différents sous-groupes qui, dans le rituel, se traitent comme des affins, et particulièrement comme des « beaux-frères ». Ces vocatifs sont plutôt évités au quotidien car les Wari’ cherchent à masquer l’affinité en utilisant, pour s’adresser aux affins réels co-résidents, le nom propre ou un terme de consanguinité basé sur un lien généalogique distant, ou la teknonymie basée sur la parenté consanguine, comme « grand-père de mes petits-enfants », « oncle de mes enfants ».

41L’association entre invités des fêtes et proies ennemies est expliquée dans le mythe, dans le discours cosmologique et dans un type de rituel que les Wari’ ont cessé de réaliser depuis longtemps. Le mythe raconte qu’une fois tous les animaux ont disparu car les Wari’ n’avaient pas respecté les règles de cuisson des aliments. Longtemps les Wari’ n’eurent plus de gibier, jusqu’à ce que quelqu’un entende un bruit qui sortait de l’eau, et comprenne que les animaux s’y étaient réfugiés. Les Wari’ préparèrent alors un tronc plein de chicha amère, comme le font les huroroin’, et envoyèrent deux jeunes hommes appeler les animaux sous l’eau à l’aide de leurs petites flûtes. Les animaux émergèrent et suivirent le chemin de la chicha, ouvert par les Wari’. Ils étaient à la fois humains et animaux. Les Wari’ racontent, par exemple, que les ceintures de portage des femmes (en écorce de bois, pour porter les bébés) étaient déposées par les animaux dans les arbres, et devenaient tout de suite des serpents. Au fur et à mesure que les animaux s’enivraient, ils étaient tués par les Wari’ et prenaient alors leur aspect clairement animal, aspect qu’ils conservent jusqu’à présent.

42La fête tamara peut aussi engager des invités et des amphitryons d’un autre genre. Lorsque les morts veulent se rendre sur la terre de leurs parents, ils prennent la forme de pécaris et émergent du fond des eaux, peints et munis d’un tambour de caoutchouc. Seuls les chamanes les voient, car ils interagissent avec eux en jouant le rôle d’amphitryons. Les pécaris sont traités comme des étrangers par les vivants représentés par les chamanes et, à la fin, s’offrent comme gibier aux Wari’.

43Les Wari’ réalisaient jadis encore un autre type de fête, où les invités – uniquement des hommes, se présentaient comme des pécaris et arrivaient en agissant comme tels. Tout comme dans le tamara – et contrairement aux deux autres types de fête où l’on offre de la chicha amère (fermentée) de maïs – la chicha (ou autre boisson) offerte lors de cette fête n’était pas fermentée. Les visiteurs s’invitaient en demandant aux amphitryons de leur préparer de la chicha de maïs. « Nous voulons boire de la chicha comme des pécaris. Pilez le maïs ! » Les amphitryons se mettaient alors à attendre l’arrivée des invités en émettant des bruits de pécaris, en utilisant des bâtons comme percuteurs et en entrechoquant des coques de noix du Brésil. Les femmes des amphitryons couraient jusqu’aux arrivants et enduisaient leurs corps de cendres et de boue. Les amphitryons se manifestaient alors en criant : « Allons tuer des pécaris ! ». Des hommes invités étaient forcés à boire beaucoup de chicha et à vomir, tout comme on faisait lorsque l’on offrait de la chicha fermentée aux invités des fêtes. Selon les Wari’, ce type de rituel pouvait avoir lieu entre étrangers ou entre personnes du même sous-groupe, qui étaient traitées comme des étrangers.

44Cette brève présentation des fêtes vise à montrer la persistance du même principe de décompactation de la personne, mis en évidence dans le cannibalisme funéraire. Au cours des fêtes, un groupe de personnes qui se différencie selon un territoire, un dialecte ou des coutumes, se révèle en tant que dividu wari’-karawa, et se décompose par l’action rituelle en humains (amphitryons), d’un coté, et en animaux (invités), de l’autre. Parallèlement, tout comme dans le rituel funéraire, l’affinité est mise en évidence à travers la différenciation entre amphitryons et invités en tant que « beaux-frères ».

45Comme j’ai tenté de le montrer plus haut en interprétant les funérailles comme une condensation, l’appréhension de ces fêtes à la lumière du modèle de Houseman et Severi (1998) pourrait nous mener à penser que ce qui permet de définir les fêtes de chicha comme des rituels serait justement la condensation des rôles par les invités. C’est-à-dire que l’action rituelle aurait pour effet de les transformer en humains et en animaux, figures ambiguës comme celles qui peuplent les mythes. La peinture, les gestes, les provocations sexuelles, les actes de prédation ne les caractérisent pas en tant qu’animaux, mais en tant que gens-animaux, pour ainsi dire. Les Wari’ disent, lorsqu’ils sont interrogés sur les effets des peintures, qu’elles les rendent « semblables aux animaux » (en utilisant le pronom ak, « comme »), mais sans pour autant les transformer « en animaux ». Ils parlent, communiquent, marchent sur deux pieds. D’abord étrangers, les Wari’ seraient ensuite transformés, par le rite, en êtres ambigus, humains-animaux. Ainsi, les actes rituels prédatoires des amphitryons constitueraient la conclusion du rituel, c’est-à-dire, le rétablissement des personnes individuées originelles, le rituel proprement dit étant focalisé sur la condensation des rôles. Cependant, comme j’ai tenté de le montrer pour les funérailles, le climax des fêtes n’est pas dans la présentation des invités, mais bien dans leur mise à mort prédatoire, juste au moment de la décompactation des identités en humains et animaux. C’est le point sur lequel les Wari’ insistent.

46On pourrait dire que mon argument en faveur de l’action comme décompactation en opposition à la condensation se fonde sur le privilège d’une unique manifestation de la personne dividuelle, à son moment deux-en-un, et non pas à son moment deux en deux [7]. Ainsi, la nouvelle paire formée par les affins et les consanguins, mangeurs et non-mangeurs de mort, et par les vivants et le cadavre, lors des funérailles, ou par les amphitryons et les invités en tant qu’humains et animaux au cours des fêtes, est également dividuel et est produit par le rituel. En d’autres termes, mon argument se fonderait sur un découpage partiel de l’alternance dividu-individu constitutive des Wari’. La réponse à cela me semble évidente, et c’est le même argument que j’ai exposé ci-dessus. À la fin, tout se réduit au point de départ, c’est-à-dire à la conception de la personne qui fonde l’action. Les Wari’ vivent une sorte de dilemme ontologique, basé sur la constitution duelle des personnes et qui répond à l’identification entre humains et animaux. N’importe quelle action, qu’elle soit rituelle, comme lors des fêtes, des funérailles, ou du chamanisme, ou qu’elle relève des actions quotidiennes de fabrication de la parenté, prend cette identification comme la prémisse et comme le problème qui doit être constamment résolu (voir Vilaça, 2002, 2005). Et en ce sens, la continuité entre actions quotidiennes et rituels devient évidente, contrairement au modèle rituel de Houseman et Severi (1998) discuté ici. Le moment « deux en un » de la dynamique dividuelle, en indiquant une instabilité de l’humanité, garde en soi une connotation négative qu’il faut résoudre, même si seulement de façon provisoire. Cela implique qu’il faille reconnaître une différence entre les deux moments du dividu, et une valorisation positive du second moment, lorsque les personnes individuées se rencontrent pour former une nouvelle paire.

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Mots-clés éditeurs : dividu, Amazonie, personne, Cannibalisme funéraire, rituel

Date de mise en ligne : 03/11/2019

https://doi.org/10.3917/cas.010.0038

Notes

  • [1]
    Je tiens à remercier Carlos Fausto et Carlo Severi, organisateurs du colloque L’Image rituelle, ainsi que Michael Houseman et Anne-Christine Taylor, pour leurs commentaires. La recherche de terrain chez les Wari’ a été financée par le CNPq, la Finep, la Wenner-Gren Foundation et la John Simon Guggenheim Memorial Foundation.
  • [2]
    L’ethnographie du rituel présenté ici a paru originellement dans Vilaça, 1998, 2000a.
  • [3]
    Il faut ajouter ici que la terminologie de consanguinité wari’, de type Crow (avec une équation Omaha), n’inclue pas les positions d’affinité pour lesquelles existent des termes spécifiques. Le mariage à courte distance est interdit (Vilaça, 1992, 1995).
  • [4]
    Les couples deviennent progressivement consubstantiels à travers l’intense échange de substances corporelles (semen, sécrétions vaginales et sueur).
  • [5]
    Pour les Wari’, les ennemis sont associés aux proies (karawa).
  • [6]
    Aujourd’hui la différence entre sous-groupes se maintient, en dépit du fait qu’ils se trouvent mélangés autour des « Postos » bâtis par la Fundação Nacional do Indio (Funai).
  • [7]
    Selon Strathern, une unité « dividuelle » peut être une seule personne ou un ensemble formé par deux personnes (ou deux groupes) préalablement individuées et ensuite associées : « Social life consists in a constant movement from one state to another, from one type of sociality to another, from a unity [...] to that unity split or paired with respect to another » (Strathern, 1988 : 14).

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