1Les savoir-faire sont l’objet d’un questionnement présent depuis longtemps en ethnologie, notamment en France, où l’impulsion donnée par des institutions officielles a été décisive. En revanche, leur recherche continue à sembler fort incongrue dans le monde indien, que l’on considère l’Inde ou les études indiennes. La notion même de savoir-faire y sonne comme un non-sens, et il semble bien qu’en Inde, il faille choisir entre savoir ou faire.
Comment dire le savoir-faire ?
2En hindi, principale langue de l’Inde du Nord, les termes comme les notions s’opposent et s’excluent.
3La connaissance (jñān) est la connaissance abstraite, à l’instar de l’anglais knowledge. Très valorisée, elle inclut connaissance intellectuelle et spirituelle, et engage souvent les êtres humains à se dégager du monde illusoire des actes. Elle ne saurait par conséquent être liée à aucune action matérielle. Si l’on pose la question de ce savoir-là à une personne au travail, c’est l’incompréhension : il n’y a rien à « connaître » dans le faire. « Apprendre », c’est avant tout « lire » (paṛhnā), ce qui institue d’emblée la primauté de la langue et de l’écrit comme forme de connaissance.
4Faire, agir (kām karnā), est le propre du « travailleur » : pas seulement celui qui s’active, mais celui qui s’échine. Ce qui caractérise le travail de l’ouvrier ou du paysan, c’est l’effort (mehenat), le labeur, la sueur. Toutefois, un acte supposé efficace entre tous est l’acte rituel (kriyā). La valorisation du faire par une personne de caste supérieure est alors signifiée en changeant de registre langagier et en substituant un terme sanskrit à celui de la langue vernaculaire ordinaire.
5Savoir faire, être capable, se dit couramment « cela me vient » ou au moyen d’un verbe composé « faire-prendre ». Ainsi et de la même manière, « il me vient » de chanter, de faire la cuisine ou de forger une lame de faucille. Si la compétence est implicitement reconnue, il est aussi suggéré qu’elle vient d’ailleurs et non de la personne qui agit. Pourtant, on se doute que les agents peuvent nourrir une conception différente. À un apprenti malhabile, qui rate son coup, on enjoint « d’appliquer son cerveau, son esprit » (dimāg lagānā). Eux savent bien que l’action matérielle est indissociable d’une vision d’ensemble de la tâche et d’une réflexion mentale. De même, le jugement du résultat peut mettre en avant soit les qualités du produit fini : propre, beau, durable, délicat, précis, soit celles du travail : exécuté avec finesse (bārīkī se), avec attention, concentration (dhyān se). Dans ce dernier cas, on reconnaît que la main et l’esprit doivent être conjugués.
6Deux termes pouvant désigner un artisan, de manière positive, proviennent du persan. Il ne faut pas surinterpréter ce fait car toute langue assimile des mots d’origines diverses, mais, comme on vient de le voir, le niveau de langue peut faire sens. Kārīgar, « fabricant », est sans conteste plus valorisant que les termes, couramment employés dans un atelier, d’ouvrier (mazdûr) ou de serviteur (naukar). Il implique la reconnaissance d’une maîtrise et d’une certaine autonomie sociale. Dastkār, un « travailleur manuel » doué de dextérité, d’habileté (dastkārī), ne s’entend guère. C’est pourtant le nom pris par une association panindienne qui fait fabriquer et commercialise des tissus luxueux et très coûteux.
7Shilpakār provient d’un terme sanskrit très ancien, qui se rencontre dès les textes védiques : shilpin, c’était l’« artiste », proche du sens étymologique latin de ars, « celui dont l’activité combine savoir-faire et pouvoir magique, et s’apparente à l’activité rituelle » (Kramrisch, 1959 : 18). Aujourd’hui peu usité, il ne peut désigner qu’un sculpteur. Il revit à travers quelques « villages de l’art », Shilpa Gram. Un de ces musées de plein air, créé dans les années 1980 à Udaipur au Gujarat, est consacré à l’exposition permanente d’habitations et d’objets quotidiens régionaux. Le concepteur de ce musée, Haku Shah, artiste peintre, historien d’art, ethnologue, collectionneur, collabora avec de nombreux muséologues étrangers. Militant pour la reconnaissance des objets usuels comme objets d’art, il encouragea les meilleurs des artisans ruraux, tribaux, à créer des œuvres personnelles. À ce titre, il s’inscrit dans un mouvement de valorisation des traditions populaires par l’esthétique, un thème favori chez de nombreux intellectuels indiens.
Quel savoir en héritage ?
8Dans la tradition brahmanique ancienne, le savoir fondamental est le savoir religieux et linguistique, attribut des castes supérieures, dénié aux autres. La hiérarchie sociale est donnée comme une distinction dans l’ordre des activités et du savoir, celui-ci étant exclusivement celui du Veda. Lorsque la tradition hindoue fait place à d’autres savoirs, ce sont alors la grammaire, la phonétique, l’étymologie et la métrique, sciences du langage et de la parole considérées comme « auxiliaires » du Veda (Malamoud, 1978). Les textes ultérieurs témoignent de l’existence d’artisans spécialisés, mais ne définissent ni leur activité ni leur statut. Les « fabricants de l’univers », grande caste des artisans Vishvakarmâ qui regroupe plusieurs métiers, n’ont pas de place précise dans la littérature classique panindienne (Brouwer, 1995 : 14). Dans l’Arthashāstra, traité politique et administratif de l’Inde ancienne, seuls les rapports entre employeur et travailleur sont pris en compte.
9C’est en effet le service qui, dans l’hindouisme postérieur, caractérise le statut des castes de fabricants-artisans et les inclut dans un monde socioreligieux global en les reliant aux castes supérieures. La compétence de ces spécialistes (catégorie plus large que celle d’artisans et qui éclaire un autre aspect des serviteurs) est reconnue en les intégrant dans les activités rituelles, de plusieurs manières possibles :
- par la référence à de grandes figures mythiques comme celles de Vishvakarmâ, architecte des dieux védiques, Shiva ou d’autres encore, dont les artisans se disent les descendants ou les obligés. En Inde du Nord, de nombreux potiers se nomment Prajâpat, ce qui les relie à Prajâpati, l’homme primordial, « seigneur des créatures » ;
- par leur participation nécessaire aux grandes cérémonies religieuses et aux fêtes de temple ;
- soit encore par un rôle d’officiant dans certains sanctuaires locaux.
10Cette compétence est confirmée au niveau symbolique par la ritualisation de leur travail, qu’un geste rituel accompagne la fourniture des produits ou que l’événement qui exige cette fourniture ou ce service soit lui-même cérémoniel. C’est en raison d’une qualification héréditaire et d’un savoir-faire acquis, que le spécialiste, forgeron, barbier ou potier, a sa place dans l’ordre socioreligieux. Mais il y faut une transposition au plan religieux, une traduction du savoir-faire en qualification rituelle, qui passe par la relation de service.
11Si l’on se place du point de vue des artisans, les outils (tour de potier, tour à bois, métier à tisser, enclume, foyers) sont eux-mêmes associés à des divinités : par le nom, les cultes ou les mythes d’origine. Le don des outils par un dieu est un thème mythique récurrent chez tous les potiers au tour. Dans les ateliers et les usines, un jour de l’année est consacré au culte des outils qu’il convient de propitier et d’apaiser. En vérité, c’est la puissance transmise aux moyens de travail par les divinités qui, combinée avec l’effort de l’artisan ou de l’ouvrier, rend possible le processus de fabrication (Mahias, 2002 : 148-150). La capacité à associer ces deux sources d’énergie est le propre de l’artisan, plus ou autant qu’une habileté motrice personnelle.
Savoir faire et savoir être
12On voit poindre ici la complexité de la notion de savoir-faire. Parle-t-on du savoir-cuisiner ou du savoir du cuisinier, du savoir-forger ou du savoir du forgeron ? Le savoir de l’artisan et celui nécessaire à son activité ne sont pas identiques, et celui de l’homme en position de faire déborde largement le second. Les conditions de possibilité du savoir-faire et de l’apprentissage nous placent d’emblée sur le terrain des rapports sociaux. Savoir faire, c’est d’abord être en position sociale de faire.
13Être potier, c’est être né dans une caste de potier. La naissance à la juste place est la première qualification requise, préalable à tout apprentissage. On ne voit généralement de cette relation que la contrainte et l’absence de choix. Il faut aussi y voir la mise en relation des métiers avec un ordre social et une conception du monde, et reconnaître la place laissée à l’incorporation progressive de savoirs non explicites par une pratique qui conserve longtemps la forme du jeu. Ensuite, selon que l’on naît garçon ou fille, les savoirs et les compétences à acquérir ne seront pas les mêmes. Un garçon aura la possibilité d’apprendre à tourner, une fille celle de reproduire le répertoire des dessins peints sur les pots.
14Après cela, l’apprentissage gestuel et opératoire est conçu comme naturel, quasi automatique. Non qu’il soit facile ni rapide. Il implique au contraire des années d’observations et d’expérimentations. Par exemple, le travail de l’argile requiert une connaissance expérimentale du matériau disponible, de ses propriétés physicochimiques qui vont se manifester ultérieurement, et qui appellent tel traitement, tel dégraissant, en fonction du mode de cuisson et du produit. Le potier teste l’argile et reconnaît un bon matériau en le frottant entre ses doigts, en évaluant la taille du grain de l’argile. Il en pétrit un peu et fait une petite pyramide dont il observe l’évolution au cours du temps pour évaluer la plasticité et le retrait. Il construit par expérimentation un savoir sur le matériau, qui ne fait l’objet d’aucune valorisation sociale ni d’aucune élaboration symbolique, mais qui est décisif pour la réussite du processus. Des années d’observation silencieuse et de pratique assidue seront encore nécessaires pour incorporer les habiletés corporelles, interpréter et contrôler les sensations qui permettront de façonner une jarre, de modeler un bord ou une panse de belle forme, de construire un foyer.
15Être potier, c’est aussi avoir la connaissance des règles sociales, comme savoir quels types de pots fournir à tel patron, lors de telle occasion cérémonielle. C’est par exemple conduire le « culte du tour » que viennent faire les mères des fiancés de nombreuses castes pour assurer la fertilité du jeune couple. Au Tamilnadu, le potier est parfois guérisseur des maladies de peau et doit faire le culte de la déesse qui en est responsable. C’est tout ce savoir être, ce savoir-faire social concernant la division sexuelle des tâches, les relations de patronage ou les droits et obligations rituels, qui se trouve bousculé lorsque des membres d’autres castes apprennent le métier dans des formations spécialisées ou par le biais de divers programmes de développement. Ces nouveaux venus peuvent obtenir le savoir-faire matériellement efficace, mais ils ignoreront toujours les savoir-faire attachés à la position sociale de l’artisan.
Savoir dire et savoir faire
16Puisque, en Inde, les humains ne semblent pas dire ni concevoir de savoirs pratiques, il nous faut les rechercher ailleurs que dans les mots, les discours ou les textes. Les études ethnologiques ont amplement démontré que toute action matérielle efficace mettait en œuvre un ensemble complexe de connaissances explicites, d’habiletés si bien incorporées qu’elles se confondent avec des habitudes, de représentations culturelles attachées à chacun des éléments constitutifs des processus opératoires. Parmi les diverses composantes de l’action, je propose d’interroger les outils.
17Cette démarche est légitime si l’on admet le lien entre technique et langage, entre les outils concrets et les symboles, souligné par Leroi-Gourhan (1964 : 162-163) qui les considérait comme « l’expression de la même propriété de l’homme », et par le philosophe Lucien Scubla pour qui « technique et langage apparaissent comme deux aspects différents d’un seul et même pouvoir qui serait constitutif de l’humanité de l’homme, et que l’on peut nommer, selon l’usage, la fonction symbolique » (1994 : 420), dans la mesure où tous deux permettent de donner une forme objective à la pensée.
18Les recherches menées sur les processus cognitifs permettent d’approfondir ces propositions. L’apprentissage des actes quotidiens comme celui des tâches matérielles complexes suit des modalités où le langage a peu de place. On ne devient pas habile ou expert en appliquant des séquences de gestes ou des listes d’opérations engrangées dans la mémoire, mais en développant des mécanismes cognitifs particuliers, qui permettent de répondre immédiatement à des situations prévues et imprévues. Pour cela, il faut que l’information soit stockée de manière non linguistique afin d’être accessible de manière efficace et particulièrement rapide. Ce savoir-là est difficile sinon impossible à expliciter, car il ne s’ordonne pas de la même manière que le langage et change de caractère lorsqu’il passe par une forme discursive (Bloch, 1998 : 3-21).
19On comprend qu’une tradition culturelle comme celle de l’Inde, explicitement édifiée sur le pilier du savoir linguistique et grammairien, n’ait pu concevoir de processus cognitifs qui, non seulement ne passent pas par le langage, mais exigent son effacement. Et pourtant, en Inde comme ailleurs, la reconnaissance de la position sociale et de la compétence est marquée par la transmission des outils et le droit de les utiliser.
20La dissociation entre des formes de savoirs gouvernées par des logiques différentes explique la difficulté à déceler et expliciter les schèmes conceptuels, les habiletés motrices et les connaissances pratiques. Constatant elle aussi que ni l’observation ni l’étude des discours ne permettaient d’accéder au contenu des savoirs techniques, M.N. Chamoux (1996) proposa naguère l’apprentissage de la pratique afin d’atteindre les savoirs non verbalisables. C’est au fond reconnaître la validité de l’observation participante et la nécessité de l’exercer encore plus avant qu’il n’est coutume de le faire.
21On peut aussi rechercher les savoir-faire en partant des outils et de leur mode d’action. Mais quelle grammaire peut analyser ce que le psychologue Jean-Pierre Poitou (1996 : 58) a appelé le « discursif objectivé » dans le dispositif technique des outils rangés dans l’atelier, ainsi que l’activité cognitive que ce dispositif stimule. Leroi-Gourhan (1965 : 35) nous a indiqué une voie en affirmant : « L’outil n’existe que dans le cycle opératoire » et « l’outil n’est réellement que dans le geste qui le rend techniquement efficace ». Une règle de méthode en découle : la prise en compte des gestes est nécessaire pour identifier et analyser un outil, quel qu’il soit. Or, les gestes, acquis par apprentissage, font eux-mêmes partie des savoirs, de ceux qu’on appelle des savoirs incorporés parce qu’ils sont transformés en automatismes psychiques et moteurs. Ils résultent d’un apprentissage et d’une habileté personnels. Ajoutons qu’ils sont aussi incorporés dans la forme et dans le mode de fonctionnement de l’outil. En conséquence, la mise en œuvre des outils, même les plus simples, implique des savoir-faire, des habiletés, des schèmes conceptuels, que l’opérateur doit posséder. Or, selon Poitou (1996 : 56), l’exercice d’un métier développe chez le praticien une intelligence de l’objet technique, un art d’interroger l’objet, qui permet de récupérer les connaissances qui ont été déposées dans l’outil.
Les outils, mémoire de connaissances
22Un outil ne se confond pas avec l’objet matériel qui pourrait le représenter dans un musée, mais il se définit à travers les actions humaines qu’il permet d’effectuer.
23J’examinerai ici trois outils morphologiquement simples, que le sens commun n’associe pas à un quelconque savoir. En outre, dans le cas d’outils utilisés par des gens de bas statut, par des hommes et des femmes, des adultes et des enfants, l’impression de banalité conduit immanquablement à la dénégation d’un savoir particulier, de la part des acteurs eux-mêmes.
241) Le premier exemple sera celui du « couteau-faucille », appellation calquée sur le hindi darānt, masculin de darāntī, un des termes usités dans le nord-ouest de l’Inde pour désigner la faucille. On peut encore voir cet outil utilisé, selon les régions, les personnes et les circonstances, pour hacher des légumes, écailler et trancher le poisson, décortiquer les noix d’arec, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus surprenants pour un observateur extérieur (Fig. 16).
Utilisation du couteau-faucille
Utilisation du couteau-faucille
25Où sont les savoir-faire ? Dans la posture et les gestes, dans l’opération, et enfin dans la représentation mentale de ce qu’est l’acte de couper, d’éplucher ou d’écailler. Examinons successivement chacun de ces éléments.
26La manipulation de ce couteau exige une posture corporelle et des gestes adéquats. L’opérateur est nécessairement en position assise ou accroupie, puisqu’il doit maintenir fermement le socle à l’aide de son pied posé dessus, tandis que ses deux mains libres présentent la matière à travailler contre le tranchant de la lame verticale, articulée ou non, pour y exercer une percussion posée avec pression et sciage de faible amplitude. Ces opérations sont effectuées dans des lieux ouverts : la cuisine, la cour de la maison, la boutique ou même la rue. Postures et gestes sont donc visibles et observables. Ils sont aussi explicites en ce sens qu’on peut les montrer et corriger celui qui s’y essaie.
27Si les gestes sont indissociables de l’outil, ils le sont aussi des processus opératoires à effectuer et des matières à transformer. Une particularité de cet outil – et la difficulté à l’identifier hors de son contexte d’utilisation et, plus encore, à en faire usage – réside dans le fait que l’outil est fixe et que la matière à traiter (noix, légume ou poisson) est mobile. Elle indique et construit un rapport particulier entre l’agent, l’outil et la matière, c’est-à-dire une conception spécifique de l’acte efficace.
28Essayons d’avancer dans la compréhension de cette conception. Le couteau-faucille n’est pas le seul outil à présenter cette caractéristique. On la retrouve avec au moins deux autres outils : le pieu à écaler les noix de coco et, de manière plus complexe, celui sur lequel sont taillées les agates par percussion indirecte.
292) Franz Reuleaux observa à Ceylan à la fin du xixe siècle comment, pour ôter l’enveloppe fibreuse des noix de coco, le fruit était présenté sur la pointe d’un bâton, lui-même fiché à la verticale dans un vieux tronc d’arbre (Rupp-Eisenreich, 1989 : 116). Une description plus récente, provenant de la côte du Kerala, apporte les précisions suivantes. Les noix, cueillies huit à dix fois par an, sont immédiatement vendues et l’acheteur les fait décortiquer sur place pour limiter la charge à transporter.
30« L’écale est ôtée en la perçant au moyen d’un bâton en bois d’aréquier muni d’un capuchon pointu en métal. La noix est frappée contre ce bout pointu afin de percer l’écale qui, en pressant un peu, se détache de la noix. Il faut habituellement trois coups pour enlever toute l’écale qui peut être entière ou en trois morceaux » (Devassy, 1963 : 114) (Fig. 17).
Manière d’écaler les noix de coco
Manière d’écaler les noix de coco
313) La taille des perles d’agate et de cornaline au Gujarat a fait l’objet d’une étude approfondie par deux ethno-archéologues (Roux et Pelegrin, 1989). Que la taille soit effectuée par un homme, une femme ou un enfant, la taille succède à un traitement thermique et procède au moyen d’une percussion indirecte par contrecoup. Deux outils sont nécessaires : un pieu en fer fiché obliquement dans le sol, et un petit maillet à tige de bambou armé d’une tête en corne de buffle. « Pour détacher un éclat, le tailleur maintient la pièce à tailler entre les doigts de la main gauche et applique le bord de la pièce contre l’extrémité de la barre de fer. » Notons bien que la matière est transformée non pas au point d’impact avec l’outil mobile, le maillet tenu dans la main droite de l’homme, comme une observation rapide pourrait le laisser croire, mais au point de contact avec l’outil fixe, le pieu en fer, sur la pointe duquel est posée la pierre tenue dans la main gauche de l’homme. Le maillet ne fait donc que transmettre à la pierre une certaine énergie avec laquelle cette pierre va se présenter à l’outil travaillant (ibid. : 30).
32Dans les trois cas, la partie travaillante de l’outil est fixe. L’opérateur dispose la matière sous le meilleur angle et applique sa force musculaire, éventuellement multipliée par le maillet du tailleur de pierre, non pas sur l’outil mais sur la matière à transformer. Le rapprochement et la comparaison de ces trois ensembles de relations geste – outil – action fait apparaître un dénominateur commun : un même rapport entre l’agent, l’outil et la matière, quelle que soit l’action effectuée, couper, écaler ou tailler. Dans ce rapport, l’opérateur n’est pas derrière l’outil – l’outil prolongeant la main de l’homme –, mais derrière la matière. Il présente la matière à un outil fixe, presque passif.
33Peut-on supposer une même représentation de ce rapport et, dans ce cas, de quel type de représentation s’agit-il ? En l’absence d’informations expliquant comment ces gestes sont perçus, verbalisés, appris, je ferai appel au concept d’« ensemble technique » que l’on doit à Leroi-Gourhan (1971 : 39). Selon cet auteur, il désigne l’ensemble des techniques qui sont commandées par les mêmes connaissances mécaniques, physiques ou chimiques générales. On connaît les exemples qu’il donne pour illustrer ce concept : « Quand on a le principe de la roue, on peut aussi avoir le char, le tour du potier, le rouet, le tour à bois […] ; quand on sait coudre on peut avoir non seulement un vêtement de forme particulière mais aussi des vases d’écorce cousue, des tentes cousues, des canots cousus ; quand on sait conduire l’air comprimé on peut avoir la sarbacane, le briquet à piston, le soufflet à piston, la seringue. » Il s’agit donc de connaissances, conscientes ou non, constituant un dénominateur commun à plusieurs outils ou opérations réalisées par un groupe social. Le dénominateur commun aux trois outils présentés pourrait donc être un ensemble de connaissances générales qui, même en l’absence de discours formalisé, se transmettent dans un savoir opératoire, dont le maniement des outils demeure le témoin et la preuve.
Conclusion
34Le rapprochement de ces trois situations conduit à un certain nombre d’observations. L’analyse de tout outil dévoile plusieurs niveaux de savoirs dont celui-ci est porteur et dont son utilisation est indissociable.
35Les postures corporelles et les gestes adéquats sont des faits de savoir, appris, incorporés et observables. On sait depuis Marcel Mauss que même les gestes apparemment les plus naturels sont particuliers à chaque groupe social et sont l’objet d’un apprentissage. Cela est encore plus vrai des gestes techniques. Il n’y a rien d’automatique, de naturel, de génétique, ni inversement de magique, dans l’habileté qu’ils requièrent et constituent.
36Ces gestes et ces postures concourent à des processus d’action, et les savoirs gestuels sont aussi des savoirs opératoires. Ce qui était au départ un principe de méthode (la prise en compte des gestes indispensable pour comprendre le fonctionnement d’un outil) se révèle en fait bien plus important. Pour effectuer l’action projetée, on ne peut pas utiliser ces outils d’une autre manière. L’outil impose les rapports précédemment définis. Il est contraignant du fait qu’il est lui-même porteur de savoirs, qu’il est une mémoire de connaissances acquises par le groupe. Il doit par conséquent rencontrer des savoirs correspondants chez l’utilisateur.
37Contraignant pour l’opérateur, l’outil est aussi contraint par celui-ci, « tributaire de la main qui le manie, de l’idée que l’on se fait de son usage » (Gille, 1978 : 1426). L’ensemble des solutions gestuelles et opératoires mises en œuvre dans l’utilisation des trois outils étudiés implique en effet une conception particulière de l’opération et des rapports entre un humain, un outil et une matière. Ce sont des savoirs conceptuels qui correspondent à un niveau plus abstrait, dans la mesure où il s’agit de relations, et où les éléments à mettre en rapport appartiennent à des environnements géographiques et socioprofessionnels différents. Tous ces niveaux de savoirs sont incorporés, cristallisés, dans l’outil et la manière de l’utiliser. On rejoint dès lors la formule d’abord énigmatique de J.-P. Poitou (1996 : 51) : L’outil est « un objet intellectuel, dépôt de connaissances, qu’il transforme en action lorsque les conditions de son emploi efficient sont réunies. Il actualise une mémoire en pensée agissante ».
38L’apprentissage, qui repose essentiellement sur l’observation des pratiques concrètes, suit un chemin qui conduit des savoirs les plus généraux, les plus abstraits – nommer et identifier les outils, percevoir la totalité du processus puis en repérer les étapes – vers la pratique des gestes, c’est-à-dire du conceptuel au psychomoteur. Un Indien, enfant ou adulte, n’est jamais dans la situation du muséologue ou de l’étudiant en ethnologie. Il ne se retrouve pas, un beau jour, prié d’écaler une noix de coco ou de hacher une botte de feuilles de fenugrec, sans avoir jamais vu utiliser un tel couteau-faucille, c’est-à-dire sans avoir perçu la possibilité et l’existence d’un tel rapport homme-matière-outil. Il l’a vu, dans sa maison ou dans une boutique de rue, utilisé par sa mère ou par un inconnu. Toute personne a les moyens de concevoir et d’enregistrer des gestes, un mode d’action particulier, un type de relation entre le corps et l’espace, entre soi et un mode d’action, avant d’avoir l’occasion ou l’obligation de l’exécuter par soi-même. Elle a la possibilité de mémoriser ce que Bruno Martinelli (1996 : 28) a appelé un « schéma pratique » avant d’avoir à le réaliser concrètement et de passer à son apprentissage. Lorsque vient le moment de la pratique, qui représente une autre phase de l’apprentissage, il s’agit de mettre en œuvre un savoir perceptif déjà acquis et mémorisé, afin de le transformer en un savoir opératoire particulier.
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