1Après “His Majesty the Baby” de S. Freud, après “Le bébé est une personne” de F. Dolto, voici “L’être-bébé” de Bernard Golse. Cette recherche passionnante de “l’être-bébé” qui s’affranchit d’un regard purement médical pour prendre la hauteur de la phénoménologie appelle cependant la question de l’existence réelle d’un tel être bébé. D’ailleurs, le bébé ne serait-il pas, suivant ce que dit Freud de la pulsion, d’abord un être mythique, qui ne se saisit pas, ailleurs que dans la dimension narcissique du fantasme parental ? C’est bien sûr là toute la question du Réel et des instruments pour attraper ce “BB”, en sachant que l’ontologie expose à estomper la faille constitutive de tout sujet humain, sa division fondamentale.

2Mais l’auteur nous rassure tout de suite en disant d’emblée qu’il ne s’agit pas, selon le mot de Freud, de faire là une “Weltanschauung”. Cela étant, si je me suis précipité sur “L’être-bébé” de B. Golse, c’est que j’ai été “baba” de son travail de recherche avec V. Desjardins, qui tombait “pile” [1] sur les questions que nous nous posions à PREAUT sur le langage, la voix, et le rythme dans l’autisme. C’est aussi à cause de son parti pris d’ouverture, parti pris que nous partageons à PREAUT, contre la résistance de bien des psychanalystes actuels, de reprendre et d’intégrer les dernières avancées des sciences, fussent-elles cognitives, à notre recherche et champ de travail.

3En effet, pour Bernard Golse, le bébé nous imposerait, du fait qu’il se situe dans l’en-deçà du langage, un certain point de vue phénoménologique qui, pour lui, ne s’oppose pas à la dimension psychanalytique : c’est, nous dit-il, la raison de son livre. C’est ainsi que l’auteur pense qu’on peut parler d’un “être-bébé” comme la phénoménologie parle d’un “être au monde”. De même, pour rester psychanalyste avec les bébés, il faut, nous dit-il, s’ouvrir aux apports des nouvelles données de la science ainsi qu’articuler psychanalyse et théorie de l’attachement. Bernard Golse nous propose, en conclusion du prélude qui débute son livre, quatre impératifs pour la clinique avec les bébés, à savoir : “être finement descriptive, être interactive, prendre en compte le vécu émotionnel du praticien et enfin être historicisante (chacun raconte à l’autre ce qu’il a vécu)”.

4Pour reprendre ces impératifs de la clinique avec les bébés, nous sommes quelques-uns à tenter d’établir une métapsychologie lacanienne qui permette de faire avec les particularités du bébé et de l’autisme. Et, que ce soit avec sa topologie moebienne qui met l’Autre en continuité avec le Sujet, ou avec la mise en évidence du 3^ème temps de bouclage du circuit pulsionnel, ou encore avec son concept d’Autre comme lieu du langage ou bien enfin avec son concept de Lettre qui justement articule une face réelle et une face signifiante, le psychanalyste ainsi “armé” butte moins sur l’absence de parole du bébé. C’est qu’il s’inscrit pour lui d’emblée au lieu de l’Autre… “comme trésor des signifiants” : nonobstant toute langue de bois…

5C’est d’ailleurs ce concept de Lettre qui permet à mon titre “Lettre (A/O) BB” de déplacer un peu le point de vue phénoménologique, au profit d’une écriture du BB comme être de langage, parlêtre disait Lacan. En effet, au-delà du côté inesthétique et pseudo-mathématique de ce titre, il a cet avantage de rappeler la constitution du bébé autour de la lettre répétée “B”, ce qui n’est pas rien. Car “BB”, c’est le b-a, ba, c’est la moitié du monde, celle qui s’oppose et se différencie de “MM”, marna. C’est les premières oppositions signifiantes de l’infans : “pa pa pa pa”, “ma ma ma ma”. Dire “BB”, c’est désigner plus l’être de langage, que l’être de chair et de pulsion que le mot de “nourrisson” rend mieux. Dire “BB”, c’est renvoyer au Symbolique, au père, à celui qui se dit dans de nombreuses langues [baba].

6Dès sa quatrième de couverture, ce livre affirme que la musique du langage et le paradigme de l’autisme ainsi que toutes nos connaissances du bébé peuvent enrichir “notre théorie de l’interprétation voire nos modèles de la cure type”. Il remet donc au cœur de la cure de l’adulte le noyau autistique de F. Tustin et cette voix de Sirène que j’ai popularisée et si chère à notre rocher : ce rocher qui était le repaire des sirènes et qui est pour nous, humains, l’os où s’effectue l’audition… Je ne pouvais donc que lui en être gré et me précipiter sur l’être-bébé.

7“L’être-bébé” qui a pour long sous-titre, “Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie” est publié au PUF dans la collection “Le fil rouge”. Le lecteur y retrouvera, dès le plan, la typographie didactique si caractéristique de cette collection, qui peut faire de ce livre un manuel.

8Mais entrons dans le livre.

9Le bébé est, par définition, cet être “à orientation sociale d’emblée” et doué de compétences très précoces mais potentielles, car seulement extériorisables dans des situations particulières. C’est ainsi qu’un appui postérieur et une voix enveloppante de “sirène” sont des conditions favorables à cette extériorisation de compétence, de même que l’état de vigilance du bébé. De plus, la position de l’observateur peut plus ou moins favoriser la qualité de l’observation. Ainsi une position de “grand-parent” comme pouvait l’incarner quelqu’un comme Lebovici ou Brazelton serait plus favorisante, car dégagée des “enjeux narcissiques” des parents.

10Ce livre passionnant, qui reprend d’abord les principaux acquis et théories concernant le bébé et son développement, fourmille aussi de notations intéressantes, de faits d’expérimentations qu’on réapprend avec la même surprise. Il en est ainsi de la constatation que la première nourriture maternelle du fœtus est constituée par le liquide amniotique dont le goût, plus ou moins parfumé en fonction des habitudes alimentaires de la mère, fera trace dans l’alimentation future du bébé. De même, l’expérience de la tétine rappelle-t-elle toujours une capacité fascinante du bébé : la perception amodale ou transmodale. Il s’agit de la faculté du bébé à reconnaître visuellement une tétine qu’il n’a que tétée auparavant. Ce transfert de la saisie et de la reconnaissance de la forme, du mode sensitif au mode visuel, traduit tout un jeu de correspondances intermodales où le terme de correspondance renvoie à Baudelaire et sa poétique fondée sur certaines transpositions sensorielles.

11Mais, au-delà du rappel des acquis et de toutes ces notations intéressantes, Bernard Golse amène des idées intéressantes que ce soit concernant le développement du langage, des neurones miroirs ou des hyperfréquences dans le champ de la communication ou enfin par la création d’une nouvelle pulsion, à partir de la théorie de l’attachement, la justement dite “pulsion d’attachement”. Là, je dois dire que l’érotisme féminin n’avait pas attendu l’être-bébé pour nous faire part de son désir quant à l’attachement, ni Pedro Almodovar d’ailleurs avec son dernier film, “Attache-moi”. Ne retrouve-t-on pas là le troisième temps du circuit pulsionnel qu’à PREAUT nous avons remis à l’honneur avec M.C. Laznik et ces beaux petits bébés roses qui aiment à se faire boulotter leur petit ventre rond ? Ainsi, si, selon Lacan, le destin de la pulsion orale passe par un “se faire boulotter” voire “sucer”, nous voici maintenant enrichis d’un nouveau circuit pulsionnel, qui va d’“attacher” à “être attaché” pour se boucler sur un “se faire attacher”.

12Décidément, comme dans la chanson de Pierre Perret, “tout tout tout, vous saurez tout” sur les bébés, “le vrai, le faux, le laid, le beau, le dur, le mou, les jeunes, les vieux…”. Pour 30 €, dans toutes les bonnes librairies.