Couverture de CAPRE1_017

Article de revue

À propos d’un malentendu : autisme et psychose

Pages 99 à 117

Notes

  • [1]
    Amenez un enfant autiste au cinéma: si en sortant vous lui demandez de quoi traitait le film, il vous dira probablement comme résumé « l’enfant a pleuré » en s’arrêtant sur un détail passager du film.

1Il sera question dans les pages qui suivent d’explorer un malentendu à propos de l’autisme et des psychoses. Ce malentendu se dit notamment en langue française, de telle sorte que nous ne le retrouverons que rarement dans d’autres langues, y compris latines, et encore moins dans la sphère anglophone. Pourtant, il vaut la peine de se pencher sur un auteur connu, d’origine européenne, mais qui a développé son œuvre et son travail aux États-Unis : Margaret Mahler.

Les psychoses

2Les psychoses, comprises comme concept clinique, ont dominé l’histoire de la psychiatrie européenne et connaissent une sorte de regain à l’heure actuelle. En effet, malgré une psychiatrie de plus en plus régie par l’idéal biologique et comportemental, les troubles psychotiques sembleraient délimiter un ensemble de pathologies définies à partir de la présence des symptômes positifs, tels que les hallucinations et les idées délirantes.

3Mais il vaut la peine de jeter un regard sur l’importance de cette notion en psychanalyse pour mesurer sa force théorique, en ce sens qu’elle modifie la théorie freudienne du refoulement au profit de certain mécanismes obscurs, tels que le concept de scission du moi (Spaltung) et sans doute même celui de « rejet ». En France, un des livres de Freud porte un titre qui est censé donner un pouvoir discriminant à ce que l’on nomme volontiers des « structures » cliniques : Névrose, psychose et perversion édité en 1973.

4Il va sans dire que Freud n’a jamais publié de livre intitulé « Névrose, psychose et perversion ». Quant à la différence entre psychose et névrose, Freud considère qu’elle concerne un mécanisme psychique différent de celui du « refoulement » (Freud, 1973, p. 286), mais il n’a jamais donné de nom précis et n’a pas bien défini ce dont il s’agit. On connaît en revanche de manière plus détaillée ce que Jacques Lacan entend par psychose, à tel point qu’il a pu, très tôt dans son séminaire (1981), consacrer une année entière à définir les psychoses pour bien les différencier des névroses – un cas paradigmatique sera le fameux Président Schreber, qui a écrit ses mémoires à propos de sa propre expérience de la psychose ou de ce que l’on nommait à l’époque paranoïa ou même paraphrénie. Concernant la psychose chez l’enfant, Lacan a pu aussi s’intéresser très tôt au cas « Robert » et même au cas « Dick » (Lacan, 1973). J’ai pu formuler ailleurs (Lucchelli, 2018) ce que je percevais dans ces deux cas cliniques. Le cas Robert, rapporté par Rosine Lefort, est l’histoire d’un garçon de 4 ans qui ne parle pas, qui n’a pas marché jusqu’à l’âge de 3 ans et qui semblait très perturbé sur les plans comportemental, émotionnel et cognitif. Je peux m’arrêter, ici, dans la description du cas et affirmer qu’il s’agit de ce que les cliniciens appellent aujourd’hui un « trouble envahissant du développement » – le fait que l’enfant ne marche pas jusqu’à un âge si avancé, en plus de l’absence d’autres prérequis du langage, exclut toute perception psychanalytique fantaisiste qui ne verrait qu’une « psychose ». Quel rapport peut-il y avoir entre la schizophrénie, qui ne se manifeste jamais avant l’adolescence, ou le président Schreber, avec un enfant prognathe (sans doute une dysmorphie faciale en lien avec une anomalie génétique) et un handicap psycho-physique très lourd comme celui que je viens d’évoquer? Concernant le cas Dick, tout le monde est d’accord aujourd’hui pour affirmer que ce cas suivi par Melanie Klein constitue une des premières descriptions cliniques d’un cas d’autisme, une quinzaine d’années avant le texte de Kanner. On s’étonne donc, notamment en France, de « l’explosion » de diagnostics d’autisme alors que personne ne semblait très étonné, ces dernières cinq décennies, des diagnostics de « psychose infantile » posés à tout enfant sortant de la norme et cela grâce aux éclaircissements cliniques des psychanalystes, toutes orientations théoriques confondues.

5Intéressons-nous maintenant à Margaret Mahler. Comme chacun le sait, elle introduit en clinique la notion de « psychose symbiotique » (Mahler, 1973), ce qui a eu comme effet de consolider la confusion entre psychose et autisme et qui implique de considérer que les autistes sont des psychotiques. Elle repère ainsi des phases dans le développement normal: dans un premier temps un narcissisme primaire absolu, étape qu’elle nomme « autistique normale », puis une phase « symbiotique » et, pour finir, une troisième phase de « séparation-individuation », qui ne se réaliserait pas normalement chez l’enfant autiste et l’enfant psychotique. Nous avons ainsi trois phases (autistique, symbiotique et individuation-séparation) qui rendraient compte, chacune, de processus différents: autisme pour la première, psychose symbiotique pour la deuxième et l’état normal (ou en tout cas ni autistique ni psychotique) pour la troisième. Ainsi, elle différencie la « psychose symbiotique » en tant qu’entité clinique, de l’autisme classique décrit par Kanner (1990, p. 67). Cette description est pour le moins arbitraire, elle ressemble presque à de la littérature fantastique, et qui a pour point culminant le concept même de symbiose: «Le trait essentiel de la symbiose est une fusion psychosomatique toute-puissante, hallucinatoire ou délirante à la représentation de la mère, et en particulier l’illusion délirante d’une frontière commune à deux individus réellement et physiquement distincts» (ibid., p. 21). Il va sans dire qu’il n’y a pas de phase autistique «normale»: ce n’est pas parce qu’un bébé ne parle pas et se contente de serrer un objet entre ses mains qu’il y a quelque point en commun que ce soit avec l’autisme.

6Je me bornerai à évoquer l’un des cas cités en exemple par Mahler, le cas Stanley, chez qui « [l]es mécanismes psychotiques persistaient encore et son inadaptation sociale nous semblait manifeste ». L’enfant avait été suivi pendant trois ans en thérapie analytique et, aussi bien sa thérapeute, le Dr Paula Elkisch, que Mahler, ont pu continuer à suivre son évolution jusqu’à l’école secondaire où il présentait un rendement scolaire relativement bon. Je citerai certains éléments anamnestiques qui nous conduisent, sans équivoque, vers l’autisme: Stanley, 6 ans au moment de la première consultation, avait dit quelques mots jusqu’à l’âge de 18 mois et ensuite s’est tu (Malher, 1973, p. 97); il avait une «mémoire prodigieuse» (ibid., p. 86) ; depuis son enfance Stanley avait manifesté «un intérêt particulier pour les choses mécaniques» (ibid., p. 98) ; «pendant des heures et des heures au cours de son traitement, Stanley dessinait des roues qui “tournaient” ou s’arrêtaient de tourner» (ibid.) ; comme l’enfant s’intéressait beaucoup à un robot publicitaire qui pédalait sans arrêt, Mahler s’intéresse donc à l’attraction de tout ce qui est mécanique pour l’enfant : «L’obsession de Stanley pour l’“homme à bicyclette” devient intriquée avec une autre obsession au sujet d’un objet également de type mécanique» (ibid., p. 99) ; «il se comportait comme s’il n’entendait rien et se refusait à tout contact» (ibid.) ; «[il y avait un téléphone mural qui bourdonnait lorsque quelqu’un pressait le bouton au bas de l’escalier] À une certaine période du traitement, ce bourdonnement devint pour Stanley l’expérience la plus étonnante, la plus effrayante et la plus fascinante. À partir de ce moment, il entrait dans la pièce les mains sur les oreilles» (ibid.) ; «Quel que fût le sujet abordé, il posait invariablement la même question stéréotypée: “Que fera le téléphone mural aujourd’hui lorsque le temps sera écoulé ?”» ; après le temps «obsessionnel» autour des roues, vint le moment des interrupteurs. «Peu après son expérience “heureuse” avec l’homme à bicyclette […] Stanley devint obsédé par le geste d’allumer et d’éteindre les lumières […] Pendant des semaines, il arrivait au bureau, ne prêtant aucune attention aux choses et aux personnes, ne retirant ni son manteau ni son bonnet; il se précipitait avec excitation d’une pièce à l’autre, allumant et éteignant les lumières» (ibid., p. 101) ; «toute sa manière de communiquer était empreinte d’un caractère de répétition en perroquet. L’enfant faisait semblant de lire sans être capable de lire, parcourant les livres qu’on lui avait lus et qu’il avait appris par cœur en les écoutant. Il employait ces phrases empruntées à d’autres […] et [les] répétait […] avec la même intonation, parfois même accompagnées des mêmes mimiques, gestes et expressions faciales qui auraient fort bien pu être ceux de l’adulte qui les avait prononcées» (ibid., p. 107) ; «son obsession délirante la plus persistante concernait les haricots verts descendant dans l’égout. Il avait mangé une fois à l’école des haricots verts inhabituellement longs. Depuis cet incident, il répétait inlassablement chaque jour les mêmes questions au sujet des haricots verts: où sont-ils allés, où sont-ils maintenant, à quoi ressemblent-ils maintenant, qu’est-ce qui allait leur arriver dans l’égout, et ainsi de suite. Trois mois après cet événement, Stanley en parlait encore…» (ibid., p. 103) ; «L’apprentissage intellectuel de Stanley, dans un sens plus restreint, ne lui offrait cependant pas un […] lien à la réalité […] l’enfant réagissait comme s’il y avait un interrupteur sur lui et que la machine mnésique avait été mise en mouvement […] Stanley répétait les discours et les manières de quelqu’un, c’était comme si le contenu de la conversation antérieure ne pouvait être détaché de certains caractères propres à cette conversation ou situation, ou à la personne qui avait pu lui parler ou lui faire la lecture» (ibid., p. 107). Pour ceux qui connaissent la clinique et la vie quotidienne des enfants autistes, et même des adolescents autistes, les citations évoquées sont d’une certitude inébranlable quant au diagnostic d’autisme. C’est tout l’aspect «positif» de cette clinique qui confirme l’autisme, et non seulement l’aspect déficitaire (manque d’interaction sociale, de «théorie de l’esprit», etc.). Mais pour Mahler il n’en est rien et plus elle détecte certains mécanismes, plus elle estime qu’il s’agit d’une «psychose infantile» ayant été provoquée par certains traumas vécus pendant les premiers mois de vie, notamment en lien avec la mère. Qui plus est, la dimension «machinique» que Mahler détecte chez Stanley l’autorise à parler, à son égard, d’un «précurseur infantile de la “machine à influencer”», par allusion aux travaux du psychiatre et psychanalyste Victor Tausk (2010), autrement dit, en la renvoyant à la schizophrénie.

7Malgré le caractère forcé des « diagnostics » avancés par Mahler, il faut dire que beaucoup de ses descriptions sont très intéressantes et ses observations pertinentes dans la compréhension de… l’autisme. Si l’on met entre parenthèses le réflexe conditionné de la plupart des psychanalystes qui consiste à « prédire le passé » (à l’âge de 6 mois sa mère lui interdisait de pleurer…ce qui aurait engendré l’autisme), un bon nombre de détails cliniques aident à saisir ce que sont aussi bien les difficultés que les points forts classiques de l’intelligence autistique (Mottron, 2004).

8Considérons par exemple l’intérêt de l’enfant pour des figures qui expriment des émotions: Stanley s’intéresse tout particulièrement à un livre où, d’un côté nous avons un bébé qui pleure derrière son parc car il ne peut prendre ses jouets qui sont éloignés de lui, et, dans la page opposée, un panda derrière les barreaux d’une cage au zoo à côté d’un bol de nourriture. Voici ce que nous explique Mahler: «Ce qu’il y a d’intéressant et d’inhabituel, c’est l’utilisation que fit ce petit patient de la similarité de la situation. Apparemment il négligea complètement les motivations évidentes des pleurs du bébé» (Melher, 1973, p. 87). En effet, Mahler explique que le livre comportait le texte associé suivant : «Et Maman pensa: “Ce bébé ressemble au gros Panda du zoo assis dans sa cage”» ; alors que Stanley, chaque fois qu’il voyait un bébé ou une poupée-bébé il l’appelait « Panda ». Mahler : «À partir de la similarité de situation, Stanley établissait une équation entre Bébé et Panda. Bébé et Panda étaient ensemble dans ce livre, dès lors ils devenaient liés pour toujours» (ibid.). Qu’est-ce qui est intéressant ici à mes yeux ? Le fait que l’enfant détecte une similarité au-delà de l’équivalence entre les deux situations, équivalence restituée par le texte qui les relie. La régularité de ces deux pages, la série si l’on peut dire, se trouve dans les barreaux et la mise en rapport de deux personnages : Mahler a raison quand elle écrit : «L’image de l’un élucidait celle de l’autre; les deux “concepts” devinrent fusionnés et presque interchangeables » (ibid., c’est l’auteur qui souligne). On sait très bien la difficulté de l’enfant autiste notamment à symboliser les affects : ceux-ci sont trop spontanés, moins prévisibles et donc moins domesticables en termes d’habitude. Si le monde machinique, les robots, les tablettes et ordinateurs attirent l’enfant et l’adolescent autiste c’est précisément parce qu’il y a un ordre et une prévisibilité qui stabilise la personne (Tordo, 2018). Les « émotions » sont à l’extrême opposé : elles sont moins rigides, plus changeables, plus dépendantes du contexte et de la situation, plus liées à la performativité, etc.

Pourquoi rendre obscur l’intelligible ?

9Nous constatons donc qu’aussi bien l’homme à bicyclette que la sérié bébé/panda renvoient sans équivoque à l’autisme. Pour l’homme à bicyclette c’est la prévisibilité qui rassure l’enfant, prévisibilité qui inclut deux mouvements, à savoir aussi bien le pédalage récurrent et récursif que le fait que cela, si j’ose dire, « puisse s’arrêter un jour ». Que les choses soient à tel point prévisibles, par exemple par la récurrence (pédalage) et qu’on sache qu’elles vont s’arrêter, c’est cela le lot commun des autistes qui n’aiment pas les surprises non programmées et qui n’ont pas un concept du temps.

10Ainsi Stanley peut dire, triomphant : « Il était arrêté aujourd’hui, il était arrêté, c’est mon jour le plus chanceux » et il en va de même pour le téléphone mural quand, dans son questionnement inlassable, Stanley oscille entre le « ça sonnera » et «ça ne sonnera pas» (Mahler, 1973, p. 99) ou bien avec les roues qu’il dessinait : «Il mettait ses roues “en mouvement” en décrivant des cercles avec son crayon et en l’appuyant sur le papier […] il répétait sans cesse “ça va bientôt s’arrêter” » […] Et lorsqu’il s’arrêtait de crayonner, il disait: «Maintenant, ça s’est arrêté» (ibid.).

11Les méthodes éducatives chez les autistes qui affichent l’emploi du temps bien visible et qui sont très utiles, c’est une manière de rendre explicite le « ça va s’arrêter » dont la personne a besoin afin de réguler, comme le dit Mahler, «l’état d’attente appréhensive» (ibid.). Concernant l’exemple du bébé/ panda, j’ai déjà mentionné que le panda donnait une certaine stabilité émotionnelle au bébé qui pleure au sens où, précisément, «ça peut s’arrêter de pleurer» (il ne sert à rien d’interpréter la nourriture près du panda qui viendrait «nourrir» je ne sais quelle faim) et on peut même dire que le montage qu’avait trouvé Stanley (il s’agissait d’un autre livre pour enfants où, grâce à un dispositif, on pouvait faire alterner un bébé qui pleure et un bébé qui cesse de pleurer) était une autre manière, par la voie de l’arrêt et de la continuité, de sérier la paire bébé/panda, sans doute plus instable et non régulée par le temps (j’entends par là la possibilité d’arrêter la situation émotionnelle).

12Mahler comprend bien cet aspect quand elle constate «sa confusion totale des catégories de temps, d’espace et de causalité» (ibid., p. 100).

13L’article auquel je vais m’intéresser ici illustre bien le forçage théorique opéré par certains psychanalystes qui veulent reconnaître dans l’autisme la vieille psychose d’antan car ce qui n’est pas une névrose, dit-on dans certains milieux, c’est une psychose. Même si l’article a été publié il y a presque quarante ans, son auteur a autorisé sa publication dans un ouvrage consacré à l’autisme et aux psychoses publié en 2008 (Laurent, 2008). Cette chronologie pourrait nous indiquer que:

14a) l’auteur adhère toujours partiellement aux idées proposées il y a quatre décennies ;

15b) que précisément rien n’a changé dans la perception de l’autisme et des troubles autistiques depuis quarante ans. Ces deux questions devraient nous interpeller.

16Approchons-nous de la lecture d’un texte court, écrit par Éric Laurent, psychanalyste parisien, à propos du cas « Stanley » publié par Margaret Mahler.

17Laurent expose le cas à partir de ce que constitue pour lui le début de l’histoire « signifiante » de cet enfant: c’est le fait que lorsqu’on le met à lire « il se met hors de lui, dans un état d’excitation extrême, tout spécialement devant une page précise de son livre de lecture […] une double page où figurent d’un côté un bébé et de l’autre un panda ». Le bébé pleure, ses jouets sont en dehors de son parc, hors de sa portée. Le panda est au zoo, derrière les barreaux de sa cage, un bol de soupe à ses côtés. Articulant ces deux images, un texte dit : «La maman pense “ce bébé ressemble au gros panda du zoo assis dans sa cage”» (ibid., p. 89). Le texte pour enfants «articule» deux situations pour que les enfants comprennent leur ressemblance.

18Mais en rapportant ces données de la sorte, Laurent laisse de côté la brillante observation de Mahler qui, me semble-t-il, met l’accent, au contraire, sur le point qui « articule » les deux figures: à savoir les barreaux et le contraste des émotions. Citons à nouveau Mahler: « Pour quiconque ces deux images suggèrent certaines similarités, en plus des différences, entre la situation de Bébé et celle de Panda. Bébé et Panda sont tous deux derrière les barreaux. Le texte aussi fait le rapprochement, qui dit : Et maman pense “ce bébé ressemble au gros panda du zoo assis dans sa cage”. » Ce qu’il y a d’intéressant et d’inhabituel, c’est l’utilisation que fit ce petit patient de la similarité de situation. Apparemment il négligea complètement les motivations évidentes des pleurs du bébé. D’après notre observation pendant le traitement, chaque fois que Stanley venait en contact soit avec une poupée-bébé ou une image de bébé, il l’appelait « Panda ». « À partir de la similarité de situation, Stanley établissait une équation entre Bébé et Panda. Bébé et Panda étaient ensemble dans ce livre, dès lors ils devenaient liés pour toujours. L’image de l’un élucidait celle de l’autre ; les deux “concepts” devinrent fusionnés et presque interchangeables » (Malher, 1973, p. 87).

19Peut-on mieux préciser l’intelligence autistique ? Difficilement. Ce qui met en rapport l’un et l’autre élément c’est la similarité (les barreaux, qui sont eux-mêmes source de similarité et de répétition) des deux situations ainsi que le contraste des émotions : les motivations évidentes du texte sont mises de côté par Stanley [1].

20Même si elle est source d’angoisse, la mise en rapport ou la « construction » émotionnelle et cognitive est possible grâce à une sorte de détecteur de similitude et de sériation propre à l’autiste.

21Ce qui peut paraître un simple déficit (dans le cas présent : déficit de contextualisation et donc de généralisation) met à nu la réalité de l’intelligence autistique qui dissocie la série informationnelle, signifiante et cognitive des affects, sans pour autant se défaire complètement de ces derniers. L’enfant lui-même est tiraillé par ce contraste affectif entre deux représentations opposées (le bébé qui pleure, le panda content), mais ce qui le sauve c’est le panda, dans la mesure où, avec lui, il est certain que les pleurs « ça va s’arrêter », comme l’écrit Mahler.

22Revenons à la lecture d’Éric Laurent qui, très rapidement, indique que « le trognon de parole pour ce Stanley, qui a parlé à 1 an et demi puis s’est tu, consiste en ce qu’il nomme “panda” tous les bébés qu’il peut rencontrer » (Laurent, 2008, p. 90).

23Autrement dit, l’auteur a devant lui le calendrier développemental classique de l’autiste qui entre dans un plateau mutique après l’âge de 18 mois, mais cela ne change rien à l’affaire.

24Plus intéressante encore est son explication des deux pages bébé/panda : « Si Stanley n’arrête pas de pleurer en se nourrissant, c’est bien en effet qu’il ne pleure pas à la place du bébé qui n’a pas ses jouets mais qu’il s’effondre dans sa rivalité avec l’image complétée du Panda qui le dépossède de toute nourriture. Ce n’est qu’à se morceler dans l’image du bébé qui pleure qu’il échappe à l’engouffrement dans ce panda, mot qui lui reste pour désigner sa terreur de la jouissance de mourir, d’être gavé, ce que toute l’histoire du nourrissage confirme » (ibid.).

25Il semblerait donc bien que les difficultés typiques de l’enfant autiste avec l’alimentation (que ce soit le fait qu’il mange de manière très fractionnée ou bien de manière sélective) confirment, pour Éric Laurent, l’interprétation de la jouissance de mourir gavé – il va sans dire que l’on psychologise ainsi une donnée développementale presque constante dans l’autisme, qui ne doit rien à une quelconque subjectivité.

26Mais ce n’est pas tout, car Laurent interprète aussi les deux « émoticônes » triste/content détectées par l’enfant. Étant donné que l’enfant arrivait à contrôler les pleurs et les sourires d’un autre livre pour enfant en tiraillant d’un dispositif conçu pour alterner ces deux stades émotifs, notre auteur, au lieu de voir la possibilité de rendre prévisible l’imprévisible chez l’autiste, s’adonne à l’interprétation suivante: «L’enfant maîtriserait l’image de son corps en répétant l’alternance du clapet: bébé qui pleure/bébé qui rit, et ses hurlements seraient une défense contre l’absence de toute excitation. Si nous sortons de cette perspective, comment ne pas évoquer dans l’alternance bébé qui pleure/bébé qui rit, l’alternance des dieux Ahriman et Ozmud pour Schreber, alternance qu’il contemplait fasciné dans le parc de Sonnestein. Les hurlements, loin d’être une défense, sont le strict analogue du miracle de hurlement schréberien» (ibid.).

27Quel rapport peut-il y avoir entre le délire d’un Schreber confronté à une image produite pendant un moment délirant et la réaction de l’enfant autiste face aux émotions, décrite par toute littérature spécialisée digne de ce nom qui ne l’oblige nullement à pleurer ou rire mais bien plutôt à garder une attitude d’appréhension anxieuse?

28Plus étonnante encore est le besoin théorique de Laurent d’éclairer le cas Stanley à travers la notion d’automatisme mental: on mesure ainsi combien l’auteur force l’observation sans tenir compte de la position de Mahler: «La psychose symbiotique selon Mahler, c’est l’automatisme mental» (ibid., p. 92). Pourtant, l’automatisme mental décrit par la psychiatrie française et repris par Lacan à maintes reprises n’a aucun point en commun avec le cas Stanley ni, plus largement, avec les troubles du spectre autistique.

29Ce qui n’empêche pas Laurent d’écrire: «Le fond du phénomène peut s’aborder par l’automatisme mental, comme pour la psychose en général» (ibid., p. 89).

30Face à la certitude diagnostique de Laurent concernant le cas Stanley, nous ne pouvons que nous étonner du fait que, dans le même volume consacré aux psychoses et à l’autisme, un autre auteur, Jean-Claude Maleval, puisse affirmer, à juste titre: «Notons encore que l’observation la plus précise et la plus commentée rapportée par M. Mahler, en son ouvrage sur La psychose infantile, est celle de Stanley; selon elle il en illustre la forme symbiotique [de psychose], or chacun s’accorde à considérer aujourd’hui qu’il s’agit d’une remarquable description du fonctionnement d’un sujet autiste» (Maleval, 2008).

31Laurent a certainement modifié sa perception de l’autisme et, pour tout dire, on lui doit des formulations très originales et, je pense, pertinentes quant à l’autisme, mais son texte d’antan constitue bel et bien le témoignage d’une époque, espérons-le, révolue.

Conclusion

32Selon les positions actuelles, il n’y a presque rien en commun entre la psychose, la schizophrénie et l’autisme.

33À partir du moment où nous avons des troubles précocissimes du développement, par exemple dès l’âge de 18 mois pour le cas que nous venons de lire (d’autant plus que l’enfant avait commencé à parler avant et qu’il s’est tu ensuite), nous sommes nécessairement face à un trouble envahissant du développement, ce qui exclut la psychose, je dirais, par définition.

34Qu’est-ce que la « psychose »? Quelque chose qui ressemble à ce que l’on nomme la schizophrénie et les troubles apparentés (troubles schizo-affectif, bipolaire, etc.), soit des troubles «extrêmement rares avant l’âge de 10 ans» (Thapar et coll., 2018).

35Ce que la littérature psychiatrique nomme « eos », pour « early-onset schizophrenia », non seulement est peu fréquent mais, surtout, se caractérise par le fait de ne présenter que l’aspect « négatif » du trouble envahissant du développement (notamment des difficultés au niveau du « langage réceptif ») et non pas les éléments positifs des troubles du spectre autistique (les pics d’habilité perceptive [Samson et coll. 2012], etc.).

36Il va falloir que les psychanalystes fournissent un effort important pour mieux cerner les particularités développementales et psychiques des troubles autistiques – il en va de la prise en charge de cette population et de l’avenir de la psychanalyse.

Bibliographie

  • Freud, S. 1973. « Névrose et psychose », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf.
  • Kanner, L. 1990. « Les troubles autistiques du contact affectif », Neuropsychiatrie de l’enfance, n° 38 (1-2).
  • Lacan, J. 1973. Le Séminaire, Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil.
  • Lacan, J. 1981. Le Séminaire, Livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil.
  • Laurent, É. 2008. « Les structures freudiennes de la psychose infantile et Margaret Mahler », dans J.-L. Bonnat (sous la direction de), Autisme et psychose, Rennes, pur, p. 89-92.
  • Lucchelli, J.P. 2018. Autisme, quelle place pour la psychanalyse? Paris, Michèle.
  • Mahler, M. 1973. Psychose infantile. Paris, Payot.
  • Maleval, J.-C. 2008. « Histoire d’une mutation dans l’appréhension de l’autisme », dans J.-L. Bonnet (sous la direction de), Autisme et psychose, Rennes, pur, p. 66-67.
  • Mottron, L. 2004. L’autisme: une autre intelligence, Bruxelles, Mardaga.
  • Samson, F. et coll. 2012. « Enhanced visual functioning in autism: An ale meta-analysis », Hum. Brain Mapp., vol. 33, n° 7, p. 1553-1581.
  • Tausk, V. 2010. L’appareil à influencer des schizophrènes. Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque ».
  • Thapar, A. et coll. 2018. Rutter’s Child and Adolescent Psychiatry, Oxford, Wiley Blackwell.
  • Tordo, F. 2018. « La personne autiste et la machine », Enfances&psy, n° 80, p. 112-121.

Mots-clés éditeurs : Margaret Mahler, psychanalyse, autisme, Psychose

Date de mise en ligne : 26/02/2021

https://doi.org/10.3917/capre1.017.0099

Notes

  • [1]
    Amenez un enfant autiste au cinéma: si en sortant vous lui demandez de quoi traitait le film, il vous dira probablement comme résumé « l’enfant a pleuré » en s’arrêtant sur un détail passager du film.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions