1Au cœur de l’été 2019 avec ses épisodes caniculaires et cette mobilisation écologique de la jeunesse occidentale portée par Greta Thunberg, une jeune suédoise autiste, c’est à une réflexion critique sur le diagnostic d’autisme que je veux vous inviter. Elle m’a été inspirée par le dernier livre d’Edith Sheffer [1] qui fait polémique à propos d’Asperger, le psychiatre qui a donné son nom à une forme particulière d’autisme.
2Ce livre, Les enfants d’Asperger, aborde les conditions historiques de l’émergence du diagnostic d’autisme créé par Asperger dans la Vienne nazie et l’implication possible de Hans Asperger dans l’euthanasie de nombreux enfants. Il se trouve qu’on parle d’autant plus de ce livre que cette forme d’autisme est devenue à la mode et qu’il devient prisé, dans certains salons, de se dire Asperger. De plus, réellement, certaines entreprises les recherchent pour leurs talents extraordinaires dans des domaines de compétence très ciblés. Si, dans le champ social, l’autisme Asperger est devenu la forme distinguée de l’autisme, celle qu’il est bon d’être ou d’avoir, dans le champ clinique proprement dit, cette poussée du syndrome d’Asperger tend à faire écran à la forme prototypique la plus sévère et la plus difficile à soigner de l’autisme, celle de Kanner. Ces modifications de l’image de l’autisme sont liées à l’inclusion de formes multiples et de gravité variable de l’autisme dans un « spectre autistique », à savoir « les troubles du spectre autistique », par le dernier dsm en date.
3Cette décision nosographique du dsm a cet effet redoutable et délétère de noyer le « poisson autistique » qui, avec ce spectre, est un peu partout et nulle part. Et pour moi qui suis engagé dans la prévention et la prise en charge précoce des troubles autistiques, cette image douce qu’on tend maintenant à donner de l’autisme tend à relativiser les efforts intensifs nécessaires pour éviter l’installation d’un autisme de Kanner. À savoir cet autisme qui constitue une affection et une souffrance gravement invalidantes pour ces enfants.
4Cependant, l’intégration dans l’autisme des Aspi, ces sujets certes dysharmoniques mais souvent sans trouble patent du langage et de haut niveau intellectuel, a permis d’inscrire l’autisme en général comme une forme particulière de subjectivation pouvant avoir des effets divers, des plus graves aux plus légers. Et, quand on s’occupe de bébés et de très jeunes enfants, cela ouvre de ce fait des horizons thérapeutiques « psychodynamiques » nouveaux. Par exemple, cela permet d’accompagner le développement de ces enfants, la forme que vont prendre leurs relations au monde à travers les liens pulsionnels qui se mettent en place avec les objets ; à savoir dans mon expérience les objets pulsionnels, oral, anal mais aussi du regard et surtout de la voix.
5Or, voici que le livre d’Edith Scheffer a réactualisé pour moi l’aspect purement négatif de faire de l’autisme un diagnostic, et surtout de son élargissement insensé à un spectre. Dans ce « dossier noir des origines de l’autisme », c’est, nous dit Josef Schovanec dans la préface, « le mystère de l’insolente persistance de la variabilité de l’humain dans un siècle de taxinomie scientiste qui est porté au langage ». De fait, ce livre donne les circonstances de la naissance de ce nouveau diagnostic de « psychopathie autistique » créé par Asperger en 1944. Sont ainsi mises au jour les racines politiques et idéologiques de ce diagnostic, ainsi que la fonction possible d’un diagnostic comme triage de la population, triage massif et systématique qui peut aboutir, dans l’idéologie eugénique du nazisme, à « l’euthanasie », plus exactement au meurtre de milliers d’enfants jugés inassimilables, inutiles au « Volk » allemand.
6Et, dans notre Europe en crise, exposée à la montée des populismes, ces questions éthiques sont, me semble-t-il, particulièrement pertinentes.
7Cette question du diagnostic est une question sensible en médecine, car toute la médecine fonctionne à partir du diagnostic. Sauf qu’en psychiatrie, tous les signes qui permettent de faire un diagnostic n’ont qu’une objectivité très faible. Il n’y a, en fait, aucune base biologique sur laquelle fonder ces signes, quoique nous répètent les zélateurs de la psychiatrie biologique. C’est bien pourquoi la médecine fondée sur les preuves, la fameuse « Evidence Based Medicine » ne va pas de soi. Un même patient sera diagnostiqué différemment d’un psychiatre à l’autre, tant le recueil des signes, l’appréciation de leur intensité (etc.) varient d’un psychiatre à l’autre. De ce fait, les études épidémiologiques fondées sur le dsm ouvrent à des biais méthodologiques qui permettent de donner des résultats contradictoires voire totalement opposés ; et, bien souvent, ces études ne prouvent que ce que les auteurs veulent prouver, ou ce qui est idéologiquement dans l’air.
8C’est bien cette faiblesse du diagnostic dans l’interprétation de signes, qui restent subjectifs, que montre Edith Scheffer.
9Mais surtout, elle montre comment ces signes sont repérés en fonction d’une idéologie sous-jacente, ici l’idéologie folle et barbare du nazisme. Elle démontre enfin que, même la création d’un diagnostic, ici en l’occurrence la psychopathie autistique, constitue une opération entièrement prise dans l’idéologie, celle de la société du moment. Et c’est ainsi que, quand elle est totalitaire comme l’était l’idéologie nazie, cette idéologie aboutit, grâce à cet outil que constitue la création de ce diagnostic, à un triage massif de la population. Ici, le triage s’est fait entre bons et mauvais sujets, c’est-à‑dire dans l’idéologie nazie, entre sujets utiles à la société ou non. Les enfants étaient ainsi triés en « enfants curables ou incurables », « éducables ou inéducables ». Dans un premier temps, l’eugénisme visait à les stériliser eux ou leurs parents, et par la suite, radicalement, à les éliminer…
10Alors, cela m’a fait violemment réfléchir, car avec le spectre autistique que nous impose le nouveau dsm et l’inclusion dans ce spectre de sujets dits « aspi » aux qualités intellectuelles et affectives voire morales tout à fait excellentes, la question se pose de savoir qui sont vraiment les malades. Sont-ce ces normaux, ces « neurotypiques » qui s’étripent à longueur de temps dans une société qui ruine la planète, ou bien eux ? Ce diagnostic n’est-il pas issu de l’idéologie d’une société malade ? La malade n’est-elle pas, de fait, notre société de consommation occidentale ? Je dois dire que ces questions qui me paraissaient auparavant ridicules, me paraissent à la lecture de ce livre vraiment devoir être posées du fait de cet élargissement si spectaculaire du diagnostic d’autisme.
11Ainsi, avec cet élargissement du diagnostic, combien de grands hommes, de sages, d’écrivains, de grands découvreurs, lumières de notre monde ne sont-ils pas, des autistes et donc de prétendus malades ?
12Alors, à tout le moins cela plaide pour refermer ce spectre et de n’en user que guidés par l’appel d’un sujet en souffrance.
13Il nous faut le réserver à une approche permettant de soulager les sujets et le réduire à son noyau dur, c’est-à‑dire à ce symptôme qu’est l’autisme et qu’il a été, de fait, depuis le début. Rappelons-nous que pour Bleuler, l’autisme n’a toujours été qu’un symptôme, un symptôme de la schizophrénie. Et ce qui est extrêmement troublant et vif dans ce que nous montre Edith Scheffer, c’est comment les psychanalystes qui ont créé le fameux service de pédagogie curative de Vienne s’étaient bien gardés de faire de l’autisme un diagnostic. Asperger lui-même, formé dans ce service par ces psychanalystes, se garde bien dans ses premiers articles d’en faire un diagnostic. Et ce n’est que plus tard que, pris dans l’idéologie nazie et sa folle recherche d’instrument de triage et de sélection eugéniste, qu’il formulera dans sa thèse de 1944 ce diagnostic de « psychopathie autistique ». Le terme de psychopathie n’était pas anodin, car ce terme avait essentiellement à l’époque une dimension péjorative pour désigner un sujet qui s’exclut ou est exclu de la société et de ses règles.
14De fait, l’autisme devenait ainsi une maladie et aussi une sociopathie dont la société devait se protéger.
15Asperger était-il conscient du gouffre potentiel qu’il ouvrait en créant cette entité ? En tout cas, c’était un eugéniste convaincu, mais comme beaucoup de psychiatres de l’époque et non des moindres ! Quoi qu’il en soit, il a bien profité pour sa carrière hospitalière du départ des psychanalystes (juifs pour la plupart) du service de pédagogie curative. À savoir de ce service qu’ils avaient fondé avec une idéologie, ironie de l’histoire, à l’exact opposé de l’idéologie eugéniste nazie.
16Et si la compromission d’Asperger ne fut pas active, elle est de fait et passive. Son service a envoyé au Spiegelgrund, cette section pédiatrique de l’hôpital psychiatrique de Vienne, le Steinhof, bien des enfants y étant hospitalisés, et même, indirectement, par ses indications lors de consultations d’orientation. Et c’est ainsi qu’ils étaient destinés à une mort programmée, quand, diagnostiqués incurables et/ou inéducables, ils étaient admis dans le pavillon 15. C’était celui de l’euthanasie active, où les enfants mourraient le plus souvent de pneumonies à la suite d’injections répétées de barbituriques.
17La dimension idéologique du diagnostic en psychiatrie et son possible mésusage pour un triage devraient faire réfléchir tous ceux qui réclament voire exigent des diagnostics en psychiatrie, particulièrement concernant les enfants et le diagnostic d’autisme. Car les pédopsychiatres français résistent depuis maintenant déjà un certain temps à des pressions grandissantes de faire et de donner des diagnostics pour des enfants de plus en plus jeunes, suspectés de souffrir d’autisme. Or, avec l’élargissement de ce diagnostic l’autisme n’est plus que jamais qu’un symptôme de l’enfant mais aussi de notre société qui en fait une maladie.
18Cette pression au diagnostic paraît être partie de quelques familles d’enfants autistes pour se diffuser vers la mdph (où est demandé d’ouvrir les droits à allocation d’enfant handicapé à des enfants de plus en plus jeunes), aux écoles de façon à permettre le repérage des enfants à orienter, aux autorités sanitaires pressionnées par le battage des médias en faveur d’une médecine qui « tourne bien rond » et s’appuie sur des « critères scientifiques »…
19Or, ce livre rappelle que toute l’entreprise nazie d’extermination eugénique des enfants s’appuyait sur une idéologie soi-disant scientifique où l’individu était déterminé totalement par ses gènes, sa biologie, sa race…
20C’est ainsi que les pédopsychiatres français, qui gardent une certaine culture de l’histoire de la psychiatrie et de ses errements, sont, du fait de leur attitude prudente dans l’étiquetage diagnostic, souvent taxés d’attardés, inéducables, inaptes au prétendu progrès, déjà « en vigueur depuis plus de vingt ans dans les pays anglo-saxons ». Or, on retrouve là les mêmes mots, les mêmes jugements et le même diagnostic que celui porté sur les enfants autistes de la Vienne nazie. Et ce diagnostic aurait eu valeur dans la pédopsychiatrie nazie d’indication d’envoi au Spiegelgrund, pavillon 15…
21C’est pourquoi me paraît si inquiétante la chasse ouverte depuis un certain temps, sous couvert de scientificité, au corps de la pédopsychiatrie française ; une pédopsychiatrie française accusée d’être entachée de la tare psychanalytique, et qu’il faudrait ainsi épurer.
22Alors, de tels rapprochements, direz-vous, sont bien osés et complètement erronés. Le sont-ils autant que les rapprochements que fait Edith Scheffer de l’origine influencée du diagnostic de syndrome d’Asperger par l’idéologie nazie ?
23De fait, pas plus en médecine que d’ailleurs dans les sciences dites dures, les vérités scientifiques ne sont intangibles, et encore moins en psychiatrie. Ces vérités scientifiques comprennent une part de réel mais restent prises dans les idées d’une époque, dans le prisme, la culture d’une société à un moment donné.
24Or, que nous proposent aujourd’hui les partisans à tout crin de tous ces diagnostics d’une médecine « scientifique » ? C’est une prise en charge précoce par les thérapies cognitivo-comportementales (tcc) aux effets bénéfiques soi-disant « scientifiquement prouvés ». De fait, ces méthodes de rééducation comportementale, depuis longtemps en usage aux États-Unis, montrent de plus en plus leurs limites dans l’autisme. Et de plus en plus nombreuses études épidémiologiques remettent en question leur efficacité, ou l’interprétation positive des résultats d’études antérieures. Enfin, ironie de l’histoire, ces tcc prônées pour faire suite aux thérapies d’inspiration psychanalytique sont nées dans ce même contexte idéologique de l’époque nazie. De plus, c’est aussi dans ce contexte que les traitements de remédiation personnalisée promus par les psychanalystes viennois ont été remplacés par le règne d’un diagnostic de triage des enfants entre curables ou incurables, éducables ou à éliminer…
25Notre époque tendrait-elle à nouveau à réduire l’humanité de chaque sujet au profit de l’expertise de son efficience dans la société ? S’achemine-t-elle moins vers le soin et plus vers la rééducation avec comme alternative des processus d’exclusion des sujets ? L’histoire fasciste avec ses exclusions et destructions de masse, pourrait-elle se répéter d’aucune façon ?
26C’est bien à cet inenvisageable que nous invite la lecture de ce livre.
27Il nous invite aussi à réfléchir à l’accueil de malade que propose notre société occidentale à plus d’un des enfants d’Asperger.
28Ne faudrait-il pas leur donner leur juste place, plutôt que de les discriminer ?
À propos du « bizarre incident du chien pendant la nuit »
29Après notre lecture des Enfants d’Asperger. Le dossier noir des origines de l’autisme, je voudrais évoquer le livre qu’un jeune autiste a écrit à l’instigation de son éducatrice. En effet, je m’attache d’abord à faire part d’une littérature concernant l’autisme qui ne soit pas prise dans l’expertise et le prisme du diagnostic mais qui promeuve la parole des personnes autistes. Car, ma conviction, c’est que le sujet de l’autisme se rate plus à partir de son écriture par des spécialistes qu’en partant de la parole, la narration d’un sujet, fût-elle une fiction.
30Voici donc Le bizarre incident du chien pendant la nuit ; c’est un livre de Mark Haddon [2] qui raconte l’histoire de Christopher, un adolescent autiste de 15 ans. On apprend ainsi que Christopher vit dans une petite ville à côté de Londres et va dans une école spécialisée. C’est là que son éducatrice l’a invité à écrire un livre, son livre. Christopher ne sachant pas très bien quel sujet aborder car il n’a pas d’imagination, se met à se raconter à travers l’histoire du chien de la voisine qui a été assassiné. Il se met en tête d’en trouver l’assassin malgré l’interdiction de son père avec lequel il vit seul. Très vite, derrière l’enquête sur le meurtre du chien, apparaît aussi une question sur la disparition de la mère de Christopher, décédée brutalement d’une attaque cardiaque, selon le père.
31De fait, ce livre est un roman qui se veut réel et Mark Haddon semble s’inspirer de son expérience de vie avec son fils autiste. Et voici ce qu’il fait dire à Christopher : « C’est aussi une des raisons pour lesquelles je n’aime pas les vrais romans : ils racontent des mensonges sur des choses qui ne se sont pas passées, alors ça me fait tourner la tête et ça me fait peur. C’est pour ça que tout ce que j’ai écrit ici est vrai. »
32En effet, dit-il : « Si je pense à quelque chose qui ne s’est pas passé, je me mets à penser à toutes les autres choses qui ne se sont pas passées…, et je pense que je n’ai pas pris mon petit-déjeuner en Égypte, qu’il n’y avait pas de rhinocéros dans la pièce… ». Et de rajouter : « Ce ne sera pas un livre drôle. Je ne sais pas raconter de blagues car je ne les comprends pas. »
33On le voit, de telles paroles de Christopher nous introduisent à son monde où se confondent vrai (vérité du sujet) et réel. C’est pourquoi il trouve « les gens déconcertants ».
34D’abord parce qu’ils « parlent beaucoup sans se servir de mots » mais de mimiques difficiles à déchiffrer et pouvant dire des choses très contradictoires. Et pourtant, cette difficulté d’interprétation n’est pas faute de mémoire, car, dit-il, « ma mémoire est comme un film. C’est pour ça que je suis très fort pour me souvenir des choses, comme les conversations que j’ai racontées dans ce livre, les vêtements que les gens portaient et leur odeur… »
35Pour Christopher, la seconde raison essentielle qui le déconcerte, c’est que « les gens parlent souvent par métaphores ». Il trouve ainsi à propos de la phrase « il fait un temps de chien » qu’on ferait mieux « d’appeler ça un mensonge, parce qu’un chien n’a rien avoir avec le temps ». De même, par rapport à son prénom qui veut dire « qui porte le Christ » et que sa mère lui a donné car il désigne quelqu’un de gentil et serviable, Christopher se rebelle en disant : « Je veux que la signification de mon prénom, ce soit moi. »
36Cela nous ramènerait-il à la fameuse métaphore paternelle de Lacan et à sa possible « forclusion » pour certains sujets ? Je ne crois pas car l’on voit bien, à ce que Christopher nous dit que ce qui est en question là, est l’impossibilité (ou le refus) de la saisie d’une métaphore. Pour lui, le monde est déconcertant car une image ne peut être réduite à un pur signe, à une lecture littérale. De même, le sens de ce qui est dit lui apparaît souvent énigmatique de ne pas être contextualisé, précisé précisément : « Quand les gens vous disent ce que vous devez faire, c’est généralement déconcertant et ça n’a pas de sens. Par exemple, ils disent souvent “Tais-toi”, mais ils ne vous disent pas pendant combien de temps. »
37Ainsi, quand les mots ne constituent pas en eux-mêmes un support de sens fixe, univoque, quand ils se renvoient l’un à l’autre dans des chaînes sans fin – ce qui est toujours le cas dans la langue que nous parlons habituellement – la panique peut s’installer par le vide de sens qui se crée. Il plonge le sujet, dans ce que Freud désignait comme hilflosigkeit, cet état de détresse primitive que rencontre le bébé dans les premiers temps de sa vie. Ces angoisses se produisent quand les objets ne sont pas intériorisés, quand le sujet n’a pas acquis la capacité de garder une trace interne psychique d’un objet même si on ne le perçoit plus par les sens, et donc d’être assuré de son existence même en dehors de sa présence. C’est pourquoi Christopher est angoissé, et n’aime pas quand les objets changent de place ou disparaissent de sa vue. A fortiori quand il s’agit de sa mère : « Elle a disparu sous l’eau et j’ai cru qu’un requin l’avait dévorée. J’ai hurlé, alors elle est ressortie de l’eau et est venue vers moi… »
38Ainsi cette métaphore, cette image vivante, dynamique et pluripotentielle ne correspond pas à la façon dont Christopher perçoit son environnement et comment il le mémorise. Mais cela lui donne l’avantage indéniable d’avoir une mémoire fabuleuse, précise, exacte et disponible d’un « clic » : « Quand on me demande de me souvenir de quelque chose, je n’ai qu’à appuyer sur “Retour” et “Avance rapide” et “Pause” comme sur un magnétoscope, ou plutôt comme sur un dvd parce que je n’ai pas besoin de tout rembobiner pour retrouver le souvenir de quelque chose qui s’est passé il y a longtemps. »
39C’est certainement la raison pour laquelle les enfants aspi comme lui s’intéressent plus aux chiffres, aux mathématiques et aux sciences exactes qu’aux lettres, à la littérature. Car les lettres, dès qu’elles se combinent en mots, peuvent devenir ambiguës, polysémiques dans leur signification. Alors des chiffres, il y en a beaucoup dans ce bizarre incident du chien. Et d’abord pour commencer, des nombres premiers qui viennent remplacer la numérotation habituelle des chapitres. Ainsi, chaque chapitre porte en titre un nombre qui n’est divisible que par lui-même ou bien par 1, et se distingue ainsi radicalement des autres de ne pouvoir en être un multiple ; aucun dénominateur commun possible entre eux, aucun modèle ne peut en donner la suite et pourtant ils forment une suite réelle : « Les nombres premiers sont ce qui reste quand on a épuisé tous les modèles. Je trouve que les nombres premiers sont comme la vie. Ils sont tout à fait logiques, mais il est impossible d’en trouver les règles, même si on consacre tout son temps à y réfléchir. »
40De ces chiffres, il est fait un usage multiple et notamment de lui permettre de se déconnecter d’une réalité trop angoissante, de cette angoisse qui peut surgir pour lui de tout le monde extérieur. Voici un exemple : « Pendant longtemps, je n’ai rien entendu d’autre. J’ai calculé des puissances de 2 dans ma tête parce que ça me calme. Je suis arrivé à 33 554 432, c’est-à‑dire à 225, ce qui n’est pas beaucoup parce que je suis déjà arrivé à 245, mais mon cerveau ne fonctionnait pas très bien. »
41De plus, face à des phénomènes erratiques apparemment aléatoires, Christopher fait appel à des formules mathématiques, en véritable scientifique pour leur donner une raison. Il utilise une formule qu’ont découvert Robert May, George Oster et Jim Yorke, formule qui peut mettre en équation le développement apparemment anarchique de certaines populations d’animaux : « Certaines années, dit-il, il y a plein de grenouilles dans la mare, et certaines années, il y en a très peu… Mais des fois, les hivers particulièrement froids, les chats ou les hérons n’y sont pour rien. Des fois, c’est simplement une question de maths. »
42Ainsi poursuit-il quand le déterminant « λ est supérieur à 3,57, l’évolution de la population prend une allure chaotique… Et ça veut dire que, des fois, toute une population de grenouilles, ou de vers, ou de gens peut mourir sans aucune raison, simplement parce que c’est comme ça que les chiffres fonctionnent. »
43Ainsi Christopher nous décrit un monde qui lui est familier mais qui nous met mal à l’aise de réduire notre vie elle-même à la logique des chiffres.
44Cela étant, grâce à la magie de la fiction que nous propose Mark Haddon, la vie de la mère de l’enfant ne se pliera pas au lambda de cette équation. Déclarée morte par son père, cette mère va ainsi « ressusciter » et revenir vivre avec son fils au terme d’une aventure que nous narre Christopher, aventure en permanence émaillée de péripéties liées à sa façon si singulière d’être.
45Et ce n’est ainsi pas le moindre mérite de cette fiction que de nous permettre de nous aventurer dans le monde si particulier de cet enfant si attachant…