1« L’enfer c’est les autres ». Cette célèbre phrase de Sartre dans Huis clos renvoie sans doute beaucoup d’entre nous à la sensation personnelle maintes fois éprouvée que les relations humaines sont ce qu’il y a de plus compliqué dans la vie. Les autistes ont une manière très radicale de résoudre le problème : pour eux l’autre n’existe pas.
2Je parle, bien sûr, ici de ceux qui souffrent d’un autisme sévère, pas de ceux qui sont devenus des vedettes de télé. Chez ces derniers la relation à l’autre est présente, même si elle est bien plus compliquée que pour nous.
3Il ne s’agit pas d’un refus de notre monde. Pour refuser quelque chose il faut d’abord le reconnaître.
4Tout se passe avec un enfant autiste de Kanner comme s’il n’était pas encore entré dans le monde, comme s’il était toujours dans le ventre de sa mère.
5Quand mon fils Boris était petit il ne nous regardait pas, il ne réagissait à aucune de nos sollicitations et, bien sûr, il ne parlait pas. Il ne faisait pas la différence entre l’intérieur et l’extérieur, il aurait pu se tuer en passant par une fenêtre si nous ne les avions pas toutes verrouillées. Quand nous allions nous promener il partait tout droit sans se soucier des dangers et sans jamais se retourner. Il ne supportait pas le contact des vêtements, il était constamment nu à la maison et il n’était pas propre. Il était terrorisé par certains bruits qui déclenchaient chez lui des hurlements stridents. Il ne supportait pas les contacts physiques, c’était impossible de le prendre dans les bras et de le cajoler. C’est sans doute là ce qui était le plus dur à vivre pour moi : le sentir très en souffrance mais ne pas pouvoir l’apaiser en le serrant contre moi et en l’embrassant.
6Dans un tel état, la notion de vie relationnelle et affective n’a aucun sens. Pour accepter la relation, il faut un minimum de disponibilité intérieure.
7Chacun a déjà vécu des moments où tout va mal et où on n’a envie de voir personne. La détresse des personnes autistes est mille fois plus profonde que les coups de blues qui nous font parfois nous replier sur nous-mêmes.
8Les personnes autistes n’ont aucun repère dans le temps, dans l’espace, elles n’ont pas une perception unifiée de leur corps et ne se perçoivent pas en tant que sujets. Elles vivent dans un magma terrifiant sans frontières entre les êtres et les choses et dans lequel elles se sentent envahies par leurs perceptions internes comme externes, elles ne font d’ailleurs pas la différence.
9On comprend dans ces conditions que le repli autistique, l’enfermement dans une bulle ou plutôt une carapace, est une question de survie. On peut aussi comprendre les réactions parfois violentes quand ces protections sont menacées ou le recours aux stéréotypies pour se soulager d’un trop-plein de sensations envahissantes.
10L’impossibilité d’entrer en relation avec un enfant autiste est une épreuve épouvantable pour les familles. Cela nous renvoie au néant et à un sentiment d’impuissance insupportable. Et cela commence très tôt.
11Je me suis rendu compte que quelque chose n’allait pas bien avant les 1 an de Boris. Marie-Christine Laznik, à partir du visionnage de milliers d’heures de films familiaux, a pu établir qu’il est possible de détecter dès 4 mois un signe de risque autistique : ces bébés ne prennent jamais l’initiative de relancer l’interaction avec leur entourage. Sans soutien extérieur le retrait du bébé risque alors d’entraîner le découragement et un repli des parents.
12Quels que soient les référents théoriques des intervenants, psychanalystes, cognitivo-comportementalistes ou autres, leur aide est indispensable pour ne pas sombrer.Ils apportent des explications, pas les mêmes mais, finalement ce n’est pas si important. L’essentiel est qu’ils ne nous laissent pas seuls dans le vide et le désespoir. Quand on est confronté au drame familial de l’autisme on a besoin d’explications, même imparfaites, afin d’avoir l’impression, ou l’illusion, d’avoir un peu de prise sur des situations qui nous dépassent, nous submergent. On a besoin de quelques repères pour ne pas renoncer à essayer de communiquer avec son enfant.
13Nous avons fait le pari que Boris, malgré les apparences, entendait tout et comprenait tout. Nous avons maintes fois remarqué, alors qu’il avait l’air absent, qu’il suffisait de prononcer un mot qui l’intéresse comme « piscine » ou « restaurant » pour qu’il s’anime aussitôt.
14Bien loin d’être indifférent à ce qui l’entoure, nous sommes persuadés qu’il était au contraire constamment en état d’hypervigilance, un peu comme un animal aux aguets, entouré de dangers qui pouvaient l’assaillir à tout instant. Pour entrer en contact, il fallait donc avant tout le rassurer et ne pas le brusquer.
15Quand nous avons des invités à la maison, il ne va jamais immédiatement vers eux. Il reste en retrait, par exemple en haut de l’escalier qui donne dans le séjour. De là il peut tout voir et tout entendre sans qu’on le voie et qu’on l’approche. Puis progressivement il vient vers nous jusqu’à s’asseoir à table.
16Pour aider un enfant autiste à prendre le risque de la relation il y a un dosage subtil à trouver entre passivité et forçage. Si on ne s’en occupe pas, si, comme on l’a souvent reproché aux psychanalystes, on attend l’émergence du désir, on pourra attendre très longtemps, il ne se passera rien et l’enfant s’enfermera de plus en plus. Si au contraire on le sollicite trop, si on l’oblige avec des renforçateurs positifs et négatifs à faire tout ce qu’on attend de lui, on l’envahit, on ne lui laisse pas la possibilité de dire non et de se construire comme sujet, on le pousse aussi vers des réactions violentes.
17Certains n’ont pas besoin de formation pour savoir s’y prendre et ceux-là sont une véritable bénédiction. Je pense en particulier à cette dentiste qui savait si bien rassurer Boris en lui laissant le temps de s’installer sur le fauteuil, en lui parlant doucement, en lui montrant ses instruments, en le laissant les toucher et en lui expliquant chacun de ses gestes. Elle pouvait ensuite le soigner et il acceptait la piqûre d’anesthésie locale, la roulette et tout le reste. Elle est à présent à la retraite mais une autre a pris le relais, avec la même patience et la même bienveillance. Je pense aussi à mon ami coiffeur, Richard, qui ne se formalisait pas quand Boris mettait dix minutes avant de pouvoir franchir le seuil de son salon. Lui aussi a su prendre le temps de l’apprivoiser. Aujourd’hui Boris va avec plaisir chez n’importe quel coiffeur et il a un sourire radieux quand on lui fait le shampoing.
18La vie relationnelle et affective des autistes peut donc paraître à certains très restreinte, voire inexistante, pourtant, en deçà des mots et des modes de communication traditionnels, il se passe plein de choses entre eux et leur entourage.
19L’attachement qu’ils suscitent est très fort, pas seulement avec leurs parents. Nous sommes souvent surpris de l’intensité des émotions chez ceux qui en prennent soin. Je repense en particulier à ces monitrices de colonie de vacances qui pleuraient en faisant leurs adieux à Boris. Sur le moment, lui semblait bien indifférent mais il nous en reparlera des années plus tard. Je pense aussi à Magali, cette femme de ménage un peu timide du foyer où notre fils réside à présent. Boris restait toujours à côté d’elle quand elle passait avec son chariot. Les éducateurs l’avaient remarqué et ils eurent l’intelligence de lui proposer de travailler avec elle à la lingerie. Boris était ravi et, pendant plusieurs mois, jusqu’au départ de Magali, il travailla avec zèle auprès d’elle. Elle nous rapporta ensuite qu’ils avaient beaucoup échangé, qu’il lui avait raconté, à sa façon, plein de choses et qu’elle, de son côté, avait fait de lui son confident. À présent Magali est partie construire un gîte mais elle communique régulièrement par mail avec Boris (par notre intermédiaire bien sûr car il ne sait ni lire ni écrire).
20Il faut dire quand même que notre fils, qui a maintenant 29 ans, a énormément progressé grâce au soutien de la psychanalyse. Il est toujours autiste mais il parle, il est autonome dans les gestes de la vie quotidienne et il est capable d’exprimer ce qu’il veut. Il n’emploie pas encore régulièrement le « je » mais il dit parfois « j’aime » ou « j’aime pas ». Depuis quelques années, il a une manière très personnelle de formuler qu’il aime quelqu’un. Il dira par exemple « Magali met la main sur le cœur de Boris ». Et il aimerait vraiment qu’elle pose sa main sur son cœur mais cela lui fait très peur car il est terrorisé par les contacts physiques.
21Comment envisager qu’il puisse un jour avoir des relations sexuelles avec une telle peur de l’autre ? Depuis très jeune il a découvert que son sexe était une source de plaisir et il ne s’en prive pas. Nous lui avons simplement dit qu’il avait le droit de se caresser, que nous savions que c’était très agréable, que tout le monde le faisait mais pas devant les autres. Depuis il le fait dans sa chambre, quand il en a envie.
22J’ai été très étonné d’apprendre que, chez beaucoup d’autistes, cette pulsion toute naturelle n’allait pas de soi. Des parents m’ont raconté que leur fils ne savait pas s’y prendre, qu’il se faisait très mal et que cela le perturbait beaucoup. Cela m’a été confirmé dans des institutions où j’ai participé à des débats pour savoir comment apprendre à des autistes à se masturber. Après réflexion, c’est assez logique, pour des personnes qui n’ont pas une perception unifiée de leur corps, d’être perturbées par des sensations aussi fortes qui viennent les envahir sans qu’elles puissent comprendre ce qui leur arrive.
23Chez Boris nous percevons aujourd’hui l’envie d’aller vers l’autre mais il nous dit aussi, immédiatement après, « Boris a peur ». Pour l’aider à surmonter sa crainte des contacts corporels nous avons eu l’idée de lui faire faire des massages. Nous avons procédé pas à pas. Nous lui avons d’abord proposé d’aller voir une manicure pour soigner la marque qu’il a à la base du pouce à force de se mordre la main quand il est stressé. Il a accepté et sa mère l’a donc accompagné chez son esthéticienne.
24L’expérience lui a plu et, un peu plus tard, nous lui avons proposé que l’esthéticienne soigne ses pieds. L’étape d’après a été le massage du cuir chevelu, ce qui lui rappelait les shampoings chez le coiffeur.
25Donna Williams note dans son livre Si on me touche, je n’existe plus que les cheveux sont la seule partie du corps que presque tous les autistes acceptent de laisser toucher. Puis arriva la séance de massage des épaules et du dos que nous avions annoncée à Boris. Il était hypertendu, il répéta plusieurs fois à haute voix « n’aie pas peur, n’aie pas peur ! ». Mais finalement il apprécia cette nouvelle expérience. La masseuse a dit ensuite à ma femme qu’elle n’avait jamais vu de telles contractions musculaires.
26Vint enfin le jour du massage de tout le corps. Boris le voulait mais avait très peur. Il demanda que la masseuse pose sa main sur son cœur mais il la retenait. Quand elle put la poser, l’émotion de Boris était palpable. Le reste fut plus facile. Mais chaque fois que l’esthéticienne finissait le massage d’un membre, Boris lui indiquait qu’il fallait sans attendre s’occuper de l’autre. Et il fut très perturbé quand elle passa du dos aux cuisses sans lui masser les fesses. Il le lui indiqua mais, comme elle refusait, il prit lui-même de l’huile de massage pour s’enduire cette partie de son corps qui devait absolument avoir le même traitement que les autres, sous peine sans doute de ne plus exister. On voit au passage combien cette activité est bénéfique chez les personnes autistes pour les aider à percevoir leur corps. Il est bien dommage que la plupart des établissements aient tant de réticences.
27À présent notre fils a pris goût aux massages et en redemande. Ce serait facile à partir de là de lui faire découvrir les relations sexuelles avec le bonheur et l’apaisement qu’elles apportent. On trouve de nombreux salons de massage qui proposent aux hommes ce qu’ils appellent une finition ou un happy end. Mais nous hésitons car il ne faudrait pas que notre fils ne puisse avoir de relations sexuelles que tarifées.
28Parmi les résidents de son foyer il n’y a que trois femmes pour vingt-quatre hommes. C’est la même chose dans tous les foyers pour autistes. Et nous ignorons comment il se comportera avec les femmes quand, non seulement il n’aura plus peur des contacts physiques mais qu’il les appréciera et les recherchera. Il n’a aucune idée des conventions sociales même s’il sait ce qu’est un interdit. Aujourd’hui nous nous interrogeons sur la pertinence de lui faire découvrir des choses qu’il ne pourra pas vivre ensuite dans son cadre de vie quotidienne.
29Et l’on bute ici sur la contradiction entre les beaux principes du droit pour chacun à une vie sexuelle et les réalités concrètes de la vie quotidienne des personnes handicapées.
30L’immense progrès est que ces questions ne sont plus taboues. Elles n’en sont pas devenues plus simples pour autant.