Notes
-
[1]
Josef Schovanec, Je suis à l’Est ! Savant et autiste, Paris, Plon, 2012.
1 Voici un nouveau témoignage concernant l’autisme, cette fois venant directement d’une personne avec autisme, un jeune adulte qui présente un syndrome d’Asperger. C’est à l’occasion de l’émission de France 2, Le cerveau d’Hugo, que j’ai découvert Josef Schovanec qui y apparaît en incrustation visuelle à plusieurs reprises. Mais autant j’ai détesté cette nouvelle émission au ton antipsychanalytique, certes plus feutré, mais vraiment à côté des enjeux de la question de l’autisme en France aujourd’hui, autant j’ai apprécié les ouvertures que le livre de Josef Schovanec apporte à cette question.
2 Ainsi, son livre est plus que la relation de son parcours dans la vie, dans sa famille, à l’école et au travail. Au-delà de la souffrance, des anecdotes, de son combat contre l’incompréhension des « neurotypiques » concernant l’autisme, ce texte porte le vœu de l’auteur d’une réelle prise en compte des autistes, comme personnes, dans notre société. Pas comme malades, handicapés, psychotiques… Et il interroge le lien social dans notre société occidentale qui, avec sa sophistication économique et scientifique, tend, de plus en plus, à exclure toute personne qui n’entre pas dans une norme stricte.
3 Ce livre est précieux, peut-être particulièrement pour un « praticien » comme moi de l’autisme ; car il met à l’épreuve le savoir dont on se croit le porteur, et cela, même si je tâche, pour chaque patient, de me départir d’un savoir préconçu ; car ce que j’ai appris c’est que, fondamentalement, le savoir est autant du côté du patient que du côté du médecin et du thérapeute.
4 Ce livre m’a fait plaisir non seulement parce qu’il ne caricature pas la psychanalyse et se contente souvent de la traiter avec humour, mais aussi parce que Josef Schovanec élève la question de l’autisme et de celui qui en est le « porteur ». Il se démarque avec force des portraits robots de l’autisme. Ainsi en est-il de la qualification d’autiste savant qu’il combat dès le sous-titre de son livre, « savant et autiste », marquant ainsi d’emblée et avec humour, qu’on n’est pas savant car autiste. Bien que butant sur certains mots dont il a, même après en avoir exploré les facettes, du mal à ne pas les trouver encore énigmatiques et curieux, le texte de Josef Schovanec est émaillé d’un humour « pince-sans-rire », sensé être inaccessible aux autistes dans de nombreux portraits qu’on fait d’eux, mais humour grâce auquel il déplace les sujets épineux.
5 Ce livre constitue un témoignage particulièrement précieux concernant les enfants autistes qui n’ont pas de déficit intellectuel et ont accès à la parole. La différence avec le « neurotypique » s’affiche dès l’abord : « Je dois l’avouer, de l’avis de ceux qui me rencontrent pour la première fois, je suis idiot. Profondément idiot. » Et c’est ainsi que « telle caissière m’explique, parlant lentement pour que je comprenne, comment prendre le sachet avec les articles qu’elle a gentiment mis dedans… » Et pourtant, quand il dit être un ancien de sciences-po Paris, « d’idiot, je deviens petit génie… » Cependant, la question de l’identification reste brûlante pour lui ; ce n’est pas à ces titres, ni même à son nom de famille qu’il peut s’identifier.
6 Mais tout simplement à son prénom : « Moi, c’est Josef », nous dit-il très simplement.
7 D’aucuns verraient que c’est bien là que gît la fameuse forclusion du nom-du-père : mais vraiment ce n’est pas cela qui m’a paru très intéressant.
8 Cela étant, si l’auteur a eu du mal à apprendre à parler et a longtemps parlé de façon difficilement compréhensible, il fut un lecteur et scripteur précocissime, ce qui lui fait nous poser cette question : « Un enfant sachant lire des chartes médiévales en latin et les commenter par écrit, tout en ne sachant pas parler, est-il un attardé mental ? »
L’importance de l’école
9 À partir de là, on peut entrevoir les paradoxes et les quiproquos qui vont régir la vie d’un tel enfant dans son école. Tout cela malheureusement dans une grande souffrance psychique, des angoisses massives chez un enfant pour qui rien des codes (sociaux) n’est accessible d’emblée. Et avec des enfants, un collectif classe qui a tendance à l’exclure. Ce que vit Josef à l’école, ce n’est pas son retrait autistique mais le calvaire et l’exclusion que l’autre lui fait subir.
10 « Si quelqu’un crie votre prénom, que faites-vous ? Il ne vous a pas demandé de vous retourner. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas votre prénom, puisque, à la grande horreur de nombre d’enfants autistes, plusieurs personnes peuvent avoir un même prénom »…
11 « Je devais beaucoup perturber les cours. Imaginez un enfant qui a toujours la main levée pour répondre ou qui vous corrige… quand vous faites une faute d’orthographe en écrivant au tableau… »
12 Et pourtant, c’est cette école maltraitante qu’il choisit malgré tout pour permettre le chemin des enfants autistes. Josef Schovanec propose qu’une information et une formation sur l’autisme soient faites ; que les enfants puissent y trouver l’appui de personnes qui les y accompagnent.
13 C’est bien cette constatation que nous faisons aussi, à savoir que les enfants autistes qui peuvent être scolarisés dans de bonnes conditions (pas une heure ou deux, deux fois par semaine…) sont souvent ceux qui s’en sortent le mieux par la suite. Et je soutiens totalement cette position que la scolarisation des enfants autistes se fasse le plus possible et « normalement » dans les écoles habituelles. Mais malgré tout, même si de réels moyens d’intégration scolaire manquent terriblement ainsi que les formations adéquates des personnes accompagnantes, il reste que, dans bien des cas, une scolarisation en milieu ordinaire n’est ni possible ni même intéressante pour certains enfants ; il ne s’agit pas seulement d’un manque de tolérance de l’école ou d’un manque de moyens adaptés.
L’angoisse
14 Ce qui vient limiter cette scolarisation, ce ne sont pas seulement des angoisses massives devant un environnement qui bouge forcément avec sa souffrance et ses comportements aussi autoagressifs qu’hétéro-agressifs. Mais c’est aussi que tous les enfants autistes n’ont pas les mêmes moyens intellectuels et n’ont pas développé les fonctions instrumentales qui permettent d’appendre au rythme et au niveau d’une classe banale. Il faut se rappeler que l’angoisse reste au centre de ces difficultés, et Josef Schovanec nous rappelle très bien ce fait central du vécu de bien des autistes : « J’ai, encore maintenant, des accès de forte angoisse… Mais j’ai réussi à mettre en place des stratégies qui permettent soit de gommer, soit de gérer, soit d’esquiver des niveaux d’anxiété trop importants. »
Apprentissage, montage de la pulsion et objet « a »
15 Mais je trouve que ce livre rend évident autre chose : la plupart des enfants autistes ont à faire d’autres apprentissages en plus des apprentissages scolaires : ils doivent apprendre – et on devrait les accompagner dans ces apprentissages – comment faire au mieux avec leurs difficultés sociales.
16 « Je crois que l’apprentissage des règles sociales peut s’effectuer comme celui d’une langue étrangère. » Car, ce qui paraît manquer, et sert tous les jours aux neurotypiques, c’est en quelque sorte « le sens commun ». Bien des adaptations automatiques que nous faisons ne leur sont pas naturelles et méritent apprentissage. Il y a là un savoir qui fait défaut et qui est immédiat pour (beaucoup d’entre) nous : c’est comme s’il fallait penser à tous les gestes à faire pour marcher… Une telle masse de données ne peut être gérée que par un gros ordinateur personnel ! « Le savoir et le savoir social sont deux éléments éminemment disjoints. […] Vous pouvez avoir un prix Nobel et ne pas savoir dire bonjour de manière socialement adaptée. »
17 D’ailleurs, j’ai trouvé qu’une référence fréquente à un ordinateur se retrouve dans ce texte. Pourrait-on faire l’hypothèse que cette nécessité de faire l’ordinateur, de programmer, lister, planifier, vient justement du fait qu’une sorte d’ordinateur social et affectif ne s’est pas mis en place chez les autistes, et que de ce fait, ils sont obligés de le faire eux-mêmes, n’étant pas dégagés de ces tâches automatiques qui, du coup, leur prennent le plus clair de leur temps.
18 Fondamentalement, pour utiliser les « gros mots » de l’idiome lacanien, je crois que quelque chose du jeu de la langue, du jeu du regard et des autres objets a ne s’est pas mis en place. On en reste au sens patent, au signifié sans accès au signifiant ; la pulsion fonctionne sans passage par l’autre avec son retour et la mise en place du troisième temps du circuit pulsionnel. Les citations suivantes illustrent la question du regard. Les personnes avec autisme ont souvent beaucoup de mal à regarder les autres personnes dans les yeux, et donc le regard peut être posé sur des endroits inhabituels… Des personnes avec autisme peuvent facilement vous parler en vous tournant le dos…
19 « La règle exigeant de regarder son interlocuteur n’est pourtant pas absolue : il ne faut ainsi pas le regarder de manière ininterrompue… L’une des astuces consiste à regarder un point situé entre les deux yeux de l’autre personne pendant une vingtaine de secondes, puis baisser le regard, puis regarder à nouveau dans la direction première… »
20 À défaut de la constitution de ces objets, le monde reste épars, fait de détails qu’on ne peut qu’additionner, collationner sans qu’ils puissent prendre place dans une unité : « Parfois on dit que les personnes avec autisme ne vivent pas dans un univers mais dans un “plurivers”, pour rendre la quantité de détails qu’ils perçoivent, les idées et sensations qui leur sont évoquées. »
Rencontre avec la psychiatrie
21 « Jusqu’alors, aucun des différents spécialistes que j’avais rencontrés n’avaient porté de diagnostic sur mes bizarreries, mes angoisses et difficultés pathologiques à communiquer et, somme toute, à me conduire en société comme la majorité de mes concitoyens. » Cette rencontre avec la psychiatrie va aboutir, à travers une collaboration entre un psychanalyste et un psychiatre prescripteur, à neuroleptiser fortement Josef Schovanec. « Il y a eu un moment, vers le mois d’octobre ou novembre 2001, où j’ai véritablement basculé mentalement ; je suis passé dans un autre monde. »
22 Cette forte médication ne permet pas de juguler les symptômes ; au contraire, elle en provoque d’autres et le met dans un état d’apathie végétative. « Toutefois, contrairement à ce qu’on croit parfois et à ce qui est écrit dans certains ouvrages de médecine, la détresse émotionnelle et l’angoisse restent telles quelles… » Les psychanalystes feraient bien de s’enquérir précisément des façons de prescrire des psychiatres chimiothérapeutes avec qui ils se mettent en binôme.
23 Il me semble que la main lourde sur les médicaments est une pratique qui a été en partie importée des habitudes nord-américaines. Mais il apparaît ici surtout que c’est par méconnaissance de l’autisme de haut niveau et son assimilation à la schizophrénie que de telles erreurs ont été possibles. Le salut de Josef Schovanec est ainsi venu d’un homme, un troisième psychiatre, « le docteur risperdal », qui pouvait entendre ce qu’on lui disait ; c’est somme toute ce que devrait pouvoir faire tout médecin, et a fortiori tout thérapeute au moins psychanalyste.
Planifier les aléas de la vie quotidienne, une gageure
24 Être autiste constitue une épreuve pour tout ce qui peut déroger strictement à la vie quotidienne. L’auteur évoque, dans son enfance, l’enfer des voyages de classe, mais cela se poursuit aussi au cours de la vie adulte. « Pour une personne autiste, souvent, prendre une décision nécessite d’abord de réfléchir à tous les aspects de la question posée ou de la situation qui se présente. Si vous partez en voyage, vous devez planifier toutes les étapes du périple. Vous devez savoir si vous préparerez votre valise tel ou tel jour, avoir en tête non seulement la liste des choses à prendre, mais dans quel ordre vous les mettrez dans votre valise. Cela prend beaucoup de temps… »
25 Or, cette question du temps est devenue centrale dans notre civilisation américanisée dont une devise forte reste « time is money ». Il note qu’il peut en être très différemment dans d’autres lieux, et par exemple sur certaines radios de pays lointains, où l’on peut encore entendre réciter des poèmes classiques en lieu et place des publicités calibrées à la seconde de nos chaînes. Comme quoi le symptôme de notre société actuelle colle mal avec les symptômes autistiques. De même que des stéréotypies de névrosés comme la trichotillomanie passent plus facilement que des balancements répétés d’autistes !
26 Toutes ces contraintes et tous ces symptômes rendent l’insertion sociale toujours précaire et ouvrent des craintes de clochardisation. « Autant je peux baratiner sur des sujets plutôt abstraits, autant me vendre moi-même est autrement plus ardu. J’ai ainsi… échoué à tous mes entretiens d’embauche sans exception… »
Devenir normal ?
27 « Je peux avoir des envies immédiates de me transformer en tout et n’importe quoi. Il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue éthique, cela n’est ni souhaitable ni admissible… Nos technologies de mutation de la peau des Noirs ou de la cervelle des autistes, dans quelques années, paraîtront aberrantes, avec le complexe mélange émotionnel de naphtaline surannée et de barbarie choquante que l’on ressent quand on lit des textes sur les recherches de la psychiatrie ancienne. » « Nous avons gagné sur le plan technique toutes sortes de classifications, mais que n’avons-nous pas, hélas, perdu en route ! En somme, être normal est bien triste. Je préfère la compagnie des fous. »
has et « autisme grande cause nationale »
28 Josef Schovanec nous fait part de son étonnement quant à certaines recommandations de la HAS. Cela concerne notamment les tests. « L’une des solutions proposée à longueur de page aux situations d’autisme est de faire des tests : évaluer, noter… comme si le fait d’attribuer une note allait changer quelque chose à la situation. » Ce d’autant que les capacités de mémoire se fixent sur des intérêts sélectifs dont il nous dit qu’il faut savoir les respecter, voire les encourager, car ils sont structurants et favorisent la constitution de la personnalité du sujet autiste. C’est un avis que je partage tout à fait car il s’agit d’objets complexes qui viennent pallier le défaut « d’objet a », et permettent un fonctionnement de la structure à un haut niveau.
29 « Ce ne sont pas des lubies passagères qui font que l’enfant avec autisme fait ceci ou cela. Il s’agit de quelque chose de plus structurant dans sa personnalité, et qui reste ensuite toute sa vie. »
30 Concernant les associations d’autistes et pour l’autisme, Josef Schovanec fait part d’une désillusion amère, retrouvant dans ces collectifs humains les mêmes vices que dans les autres : entrisme, lutte pour le pouvoir… « L’expérience concrète du devenir des quelques rares initiatives associatives pilotées par des autistes montre […] les mêmes luttes paroxystiques de pouvoir, les mêmes calomnies et médisances, quand ce n’est pas pire encore. »
31 La même désillusion touche aux possibles effets bénéfiques de la mobilisation autour de l’autisme comme grande cause nationale. Et de constater la réactivation de la guerre stérile entre les partisans de la psychanalyse et ses adversaires scientistes, de même que celle des luttes intestines entre associations d’autistes. Ainsi, cette mobilisation d’énergie ne permettra pas de l’orienter vers des actes constructifs de mise en place de structures et de personnels formés permettant une scolarisation effective des enfants. « Je crains que l’approche pragmatique ne puisse devenir réalité tant qu’un certain nombre de pratiques propres au petit monde de l’autisme n’auront pas été abolies. […] Il n’est pas normal que les associations, y compris parmi les plus grandes et les plus respectables, ne prévoient tout simplement pas la présence de personnes autistes en leur sein »…
32 Voilà donc l’essentiel de ce livre qu’il faut absolument lire quelle que soit sa place dans l’autisme : parents, enfants, médecins, thérapeutes, décideurs publics…
33 Grand merci, Josef.
34 Post-scriptum
35 À la relecture de ce texte, je trouve le style que j’y déploie assez plat, et en tout cas, bien loin de l’humour que déploie Josef Schovanec dans son livre.
36 Or cela survient alors qu’on dit souvent que les autistes ne savent pas manier l’humour… et que, justement, habituellement, mes textes s’apprécient de cette once d’humour qui s’y trouve…
37 « Qu’est-ce à dire ? » Peut-être est-ce que, depuis cette année, je n’ai plus le cœur à plaisanter. Avec le renouvellement des attaques contre les psychanalystes, la condamnation de notre pratique par la HAS, j’ai l’impression comme d’une fin de monde : serait-ce celle d’ailleurs que nous prédisait le calendrier Maya ? Certes, elle n’a pas eu lieu physiquement mais je me demande si psychiquement, nous n’y sommes pas de fait.
38 En effet, notre monde occidental a basculé fondamentalement dans un monde de chiffres, de calcul, d’économie, de comptage, de sciences. Fini les hommes de lettres, fini la chair et la bonne chair… Tout est matière, au poids !
39 Et il a fallu que ce soit une personne autiste, de celles dont on dit qu’elles sont friandes de chiffres, de sciences exactes, qui vienne nous rappeler que plutôt qu’une normalité implacable à laquelle se conformer, il préférait la folie ; qu’elle était à respecter.
40 C’est un tel combat que je mène avec quelques amis, celui de l’écoute, du respect du symptôme, d’un accompagnement pour un possible « faire-avec-son-symptôme », loin des modèles pseudoscientifiques, comportementalistes et normalisants. Une telle position est pourtant de plus en plus rarement entendue, tant la promotion d’outils standardisés de diagnostic, de programmes d’éducation pour tous, l’affirmation d’un substratum génétique font de nos jours florès.
41 « Quel qu’en soit l’arrière-plan, la parole génétique acquiert un pouvoir social remarquable… Il n’en demeure pas moins que rares sont les gènes individuels qui ont un large pouvoir explicatif de l’autisme et vont au-delà d’un petit nombre de cas et de formes spécifiques d’autisme… »
42 Ce combat que je croyais définitivement perdu, eh bien ! le voilà ressuscité avec ce livre.
43 Miracle de Noël ?
Mots-clés éditeurs : humour, savant, parents, handicap, école, Autisme, société, psychanalyse
Mise en ligne 28/12/2013
https://doi.org/10.3917/capre1.010.0271Notes
-
[1]
Josef Schovanec, Je suis à l’Est ! Savant et autiste, Paris, Plon, 2012.