Notes
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L’entretien a été mené à distance, par téléphone et par courriel, à l’automne 2019.
I – Parcours et fonctions professionnels
- Pourriez-vous nous décrire votre parcours professionnel ?
2J’ai choisi le corps des magistrats de tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel à ma sortie de l’ENA en 1986 par vocation, le goût du droit administratif m’ayant été transmis par quelques grands professeurs de droit public parmi lesquels Georges Dupuis. J’ai eu la chance de pouvoir aborder tous les contentieux et d’occuper toutes les fonctions à une époque où la juridiction administrative a connu une mutation en profondeur dans ses méthodes de travail et les défis qu’elle devait relever pour répondre à la demande de justice. Avec en outre la présidence de formations de jugements à la Commission des recours des réfugiés puis à la CNDA dans le courant des années 2000 et depuis 2016, cette expérience passionnante m’a aidée, je crois, à aborder un contentieux radicalement différent par ses enjeux et sa nature et qui porte sur l’interprétation et l’application des engagements internationaux de la France, la convention de Genève et les directives européennes instaurant ce que l’on appelle la protection subsidiaire.
- Quel est le rôle de la Présidence de la Cour nationale du droit d’asile ?
3Comme tout chef de juridiction, son rôle est d’organiser et de veiller au bon fonctionnement de la juridiction avec le soutien de l’ensemble des magistrats et agents et de son autorité gestionnaire, le Conseil d’État. Dans le contexte actuel où l’on assiste parfois à la volonté de remettre en cause le droit d’asile constitutionnellement garanti, cette mission est d’autant plus exigeante. Elle est en effet un des paramètres d’une politique publique plus vaste qui porte sur les questions migratoires au sens large et dont le président de la République a fait une priorité d’action.
4C’est d’autant plus passionnant que la Cour se trouve parfois, malgré elle, mêlée au débat public sans pouvoir, en tant que juridiction, y intervenir. Ma première responsabilité est alors de mieux faire connaître le travail de la Cour qui est essentiel en matière de respect du droit d’asile et contribuer ainsi, et à sa manière, à éclairer le débat public.
- Quel est son quotidien ?
5Le quotidien est celui de tout responsable, de fixer le cap dans le cadre des objectifs que nous a donné le législateur de 2015 en mettant tout en œuvre pour juger dans les délais légaux sans rien sacrifier à la qualité des décisions afin que les demandeurs qui méritent une protection l’obtiennent et que ceux qui n’en relèvent pas, puissent être rapidement fixés sur leur situation.
II – Organisation et missions de la Cour nationale du droit d’asile
- Comment est composée la Cour nationale du droit d’asile ? Comment est-elle organisée ?
7La Cour est passée en deux ans de 4 sections composées de 15 chambres à 6 sections regroupant 22 chambres, une 23e chambre a été créée en 2020.
8Cette croissance exceptionnelle à laquelle aucune autre juridiction n’est confrontée nécessite une adaptation permanente qui nous a permis de franchir le cap sans défaillance. En 2018, la Cour avait tenu 4 182 audiences. En 2019, nous en aurons tenu 5 400, soit près de 30 % d’augmentation.
9Il faut s’imaginer ce que cela implique d’organiser, planifier et harmoniser le travail juridictionnel des formations de jugement qui sont essentiellement composées de juges vacataires extérieurs à la Cour qui n’y viennent que pour y siéger. Ils sont plus de 400 alors que la Cour ne compte que 23 présidents permanents.
10La Cour s’est organisée pour traiter un contentieux qui, en volume, représentera en 2019 environ 60 000 nouveaux recours. Le stock d’affaires en instance est passé de 38 000 dossiers en début d’année à 31 000 à l’heure actuelle et devrait descendre à 30 000 affaires en fin d’année. Le délai prévisible de jugement devrait alors être d’environ 5 mois et 10 jours.
11Juger un volume d’affaires aussi considérable dans une matière qui suppose d’apprécier, dans chaque affaire, un récit personnel et l’existence de craintes pour le demandeur, suppose une organisation qui doit privilégier la diffusion de l’information sur la jurisprudence et le risque pays afin de garantir une meilleure harmonisation des décisions juridictionnelles, la dématérialisation des échanges et du travail d’instruction et d’enrôlement dans les services supports et la gestion de circuits distincts d’instruction selon que l’affaire relève d’un juge unique ou d’une formation collégiale. C’est à ce prix que la Cour pourra atteindre, je l’espère, dans un avenir proche, les délais de jugements que le législateur nous a fixés, de 5 mois pour les affaires relevant d’une formation collégiale et de 5 semaines pour les affaires relevant du juge unique.
- Quelles sont les missions de la Cour nationale du droit d’asile ? Exerce-t-elle des fonctions consultatives ?
12La Cour statue sur les recours présentés par les demandeurs qui se sont vu refuser une protection par l’OFPRA. Statuant comme juge de plein contentieux, la Cour peut rejeter le recours ou annuler la décision et octroyer une protection à la personne en raison de son combat en faveur de la liberté, le statut de réfugié sur le fondement de la Convention de Genève en raison de craintes de discriminations fondées sur sa race, sa religion, sa nationalité ou son appartenance à un certain groupe social. Elle peut également octroyer la protection subsidiaire à une personne qui ne peut être considérée comme réfugiée mais qui encourt un risque réel de traitements inhumains ou dégradants dans son pays ou d’y être exposé à une situation de violence aveugle.
13La Cour est chargée de rendre la justice et pour cela de dire le droit sous le contrôle de son juge de cassation, le Conseil d’État : elle interprète et applique des textes internationaux qui résultent des engagements internationaux de la France que sont la convention de Genève du 21 juillet 1951 et les textes transposés de la directive dite qualification du 13 décembre 2011.
14Dans le cadre de cette mission, la Cour a rendu plus de 66 000 décisions en 2019 et octroyé une protection dans environ 19 % des cas. Les principaux pays d’origine donnant lieu à protection sont l’Afghanistan, l’Iran, la Cisjordanie, le Kirghizistan, la Somalie, l’Ouganda et la Syrie.
- Quels sont les enjeux auxquels la Cour nationale du droit d’asile est aujourd’hui confrontée ?
15Le principal enjeu de la Cour réside dans la poursuite de la mise en œuvre de la loi du 29 juillet 2015 qui a instauré, cas unique en France, des délais de jugement, selon la nature de la procédure, qui s’appliquent à la totalité des affaires qu’elle traite.
16Le deuxième enjeu réside dans la mise en œuvre de la réforme du droit d’asile qui résulte de la loi du 10 septembre 2018 avec l’organisation d’audiences en visio-conférence sur le territoire métropolitain pour les demandeurs qui sont domiciliés ailleurs qu’en Ile-de-France soit 60 % environ de demandeurs. L’objectif n’est pas de gagner en délai de jugement, quoique l’on puisse en espérer de moindres difficultés pour les demandeurs devant se rendre à l’audience proche de leur domicile, et éviter ainsi des renvois pour ce motif. C’est surtout de faciliter l’accompagnement des demandeurs qui peuvent être pris en charge tant par leur avocat, qui est à leur côté, que par les travailleurs sociaux qui les accompagnent depuis leur installation sur le territoire, dès la préparation de leurs recours. Ces audiences permettront d’améliorer la dignité de l’accueil ainsi que l’ont souligné le législateur, dans les motifs de la loi, et le Conseil constitutionnel, dans sa décision de septembre 2018 déclarant ce dispositif conforme à la Constitution et aux règles du procès équitable.
17Le troisième enjeu réside dans la recherche de l’efficience afin que l’objectif de réduction des délais de jugement n’obère pas la qualité des décisions rendues et conforte la place de la Cour au sein du système de l’asile. Compte tenu de la taille de la juridiction et de la diversité des formations de jugement, l’amélioration de l’efficacité repose sur l’harmonisation des pratiques procédurales et des décisions jurisprudentielles rendues par les centaines de formation de jugement, l’effort de formation initiale et continue des juges et des agents à l’audience.
- Quel est le flux quantitatif de contentieux parvenant à la Cour ? Comment faîtes-vous face à ce contentieux ?
18Entre 2008 et 2018, le nombre de recours a plus que doublé passant de 21 636 à 58 671. Le nombre d’affaires jugées a connu la même évolution en passant de 20 240 à 47 314. En 2019, le nombre de décisions rendues a déjà atteint un record historique avec plus de 66 000 affaires jugées.
19Pour faire face à une telle croissance, la Cour bénéficie de moyens renforcés depuis 2016 et questionne son organisation pour l’adapter aux enjeux qui sont les siens.
20Depuis 2015, elle a mis en place un double circuit de dossiers pour se mettre en capacité de respecter les délais légaux de 5 mois pour les affaires relevant d’une formation collégiale et de 5 semaines pour les affaires relevant d’un juge unique. La dématérialisation du travail juridictionnel et des échanges avec les parties est un chantier permanent qui permet d’alléger les tâches matérielles, d’accélérer les échanges avec les parties, de faciliter le travail des juges à l’audience et la préparation de la décision. Le centre de documentation créé au sein de la juridiction est, quant à lui, chargé de recenser, analyser et diffuser la documentation sur le risque pays auprès des formations de jugement et constitue un outil puissant au service de la qualité des décisions rendues. Dernier exemple, la Cour expérimente en ce moment la spécialisation géographique des chambres et des formations de jugement afin d’améliorer leur efficacité ainsi que la qualité des décisions qu’elles rendent.
III – Rapports entre institutions
- Entretenez-vous des relations spécifiques avec d’autres juridictions ?
22La Cour joue un rôle actif dans le dialogue avec la CJUE, la CEDH et ses homologues européens à travers les échanges qu’elle entretient au sein du régime de l’asile européen commun (RAEC) auquel elle participe. Elle est également partie prenante du réseau mondial des juges de l’asile et intervient à ce titre dans les conférences des chapitres européens et mondiaux. C’est un moment privilégié pour partager les réflexions sur les questions juridiques communes, démarche qui contribue au rapprochement des jurisprudences et à la convergence de l’office du juge de l’asile dans le respect des traditions judiciaires nationales.
23Par ailleurs, elle participe au dialogue de protection avec le Haut-commissariat aux réfugiés et a pour projet de contribuer, en collaboration avec le ministère des affaires étrangères, à la coopération internationale entre États en vue d’apporter son expertise juridique.
- Quelles sont vos relations avec l’Office français de protection des réfugiés et apatrides ?
24La collaboration avec l’OFPRA, qui est une partie en défense devant la Cour, est institutionnelle et concerne l’amélioration des échanges dématérialisés de la procédure d’instruction et l’organisation de missions conjointes dans les pays d’origine pour la collecte d’informations sur ce que nous appelons « le risque-pays », et je me réjouis des excellentes relations que nous entretenons dans ce cadre.
- Quelles sont vos rapports avec le pouvoir politique ?
25La Cour n’a aucun rapport avec le pouvoir politique et son indépendance n’est pas contestée. La Cour, dans les décisions qu’elle rend, où elle annule plus d’un quart des décisions de l’OFPRA au terme d’une audience publique, le démontre amplement. J’ajouterai qu’à titre personnel, pour avoir présidé des formations de jugement durant de longues années à la Cour, je n’ai jamais vu aucune intervention du gouvernement dans une procédure pour tenter de l’influencer !
26La Cour est naturellement sollicitée pour présenter ses résultats dans le cadre du contrôle parlementaire et elle contribue à sa manière, à chaque fois qu’on lui demande, aux débats qui peuvent naître sur le droit de la protection internationale qu’elle applique. C’est ainsi que j’ai pu m’exprimer devant la commission des lois de l’Assemblée nationale qui avait sollicité la Cour dans le cadre de la préparation du débat sur la politique migratoire voulu par le président de la République.
27La question de l’asile est devenue, depuis quelques années, un sujet sensible avec sa part d’irrationnel et d’excès. Elle est un enjeu de politique publique. Dans ce contexte, le juge de l’asile, comme tout juge, ne peut rester sourd à ces débats. Si son rôle n’est pas de prendre parti dans les débats ou polémiques publics, il se doit d’éclairer les débats en informant le public sur son rôle et sa mission.
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L’entretien a été mené à distance, par téléphone et par courriel, à l’automne 2019.