Couverture de CAPO_006

Article de revue

La déontologie au Palais

Pages 29 à 32

1Chers étudiants, permettez-moi d’abord de remercier mon ami, le Professeur d’Onorio, directeur de cet institut prestigieux, qui a bien voulu m’inviter avec le Recteur Beignier et le Professeur Magnon pour vous entretenir de la déontologie des professions judiciaires, c’est-à-dire celle des magistrats et des avocats. Plutôt que de développer mes publications sur le sujet, qui vous ont été distribuées, j’ai préféré, d’une manière plus libre et pratique, vous entretenir brièvement, un peu à bâtons rompus.

2Si les articles que vous avez en main concernent et la magistrature et le barreau, c’est qu’il y a forcément entre l’une et l’autre, un tronc commun. Empruntant au droit pénal, j’enseigne à mes étudiants de master, qu’il y a une déontologie générale, commune aux magistrats et aux avocats, puis une déontologie spéciale, c’est-à-dire propre à chacun de ces corps. Les principes qui unissent ces deux professions proviennent, bien sûr, d’une formation commune dans les Facultés de Droit, dans les instituts d’études judiciaires, mais aussi et surtout, d’un travail de grande proximité. Comme vous le savez, dans le procès civil, c’est l’avocat qui trace le cadre de l’instance qui lie la juridiction, le jugement étant essentiellement un arbitrage entre les thèses soutenues par les parties.

3Les principes déontologiques communs sont à l’évidence la probité, la dignité, la loyauté, l’indépendance. On relèvera, concernant cette dernière valeur, que même si les parquetiers sont soumis hiérarchiquement au Garde des Sceaux, ils bénéficient d’une certaine latitude qui est illustrée par l’adage d’Ancien Régime, toujours actuel « La plume est serve, mais la parole est libre »… et c’est bien ainsi ! Ce tronc commun peut aussi être illustré par le fait que tout avocat est un juge en puissance. En effet, il peut être requis en l’absence de magistrat du siège, pour compléter la formation collégiale d’une cour d’appel ou d’un tribunal de grande instance. De plus, il existe entre les deux professions, ce qu’on appelle familièrement des passerelles : le magistrat peut devenir avocat, l’avocat peut devenir magistrat et chaque année ce mouvement concerne de nombreux professionnels.

4Les magistrats font partie d’un corps étatique, sans pour autant être fonctionnaires puisque comme les militaires, ils disposent d’un statut particulier. Les avocats incarnent eux, le type même de la profession libérale, mais leur qualité d’auxiliaire de justice fait qu’ils sont liés au fonctionnement de l’organisation juridictionnelle, aussi bien de l’ordre administratif que de l’ordre judiciaire. Ils constituent un rouage indispensable de la justice. On ne peut imaginer qu’elle puisse être rendue sans avocat, sans avocat ayant pleine liberté de remplir sa mission, n’étant subordonné à aucune autorité et devant se garder d’être dépendant de son client.

5Mais malgré cette proximité, les fonctions et les rôles sont distincts et parfois opposés. L’exemple le plus éclatant, relève de la matière pénale, qui voit s’affronter l’avocat de la défense et le ministère public…auprès duquel l’avocat de la partie civile va, lui, trouver un précieux allié. En matière civile, comme l’avait écrit autrefois Carbonnier, la qualité des décisions rendues est dépendante de celle des moyens développés par les avocats. Les revirements de jurisprudence viennent d’ailleurs des solutions proposées par les avocats et qui peuvent être entérinées, comme novatrices, par la juridiction. En revanche, si l’argumentation de l’avocat est faible, banale, sans recherche ni élaboration, à la pauvreté de ses conclusions, répondra celle de la décision à intervenir.

6Magistrats et avocats, souvent unis dans des mouvements destinés à contester tel ou tel projet de réforme, partagent dans ses grandes lignes une même vision de la justice : des décisions de première instance, bien motivées, respectueuses des droits de la défense, rendues dans des délais raisonnables et soumises au bénéfice du double degré de juridiction. On peut même penser que s’ils étaient plus souvent entendus, certaines innovations seraient adoptées avec davantage de circonspection. Combien de fois, telle ou telle modification législative a été adoptée sans moyen supplémentaire, c’est-à-dire concrètement en mettant les juridictions en difficulté de fonctionnement.

7Je voudrais vous parler maintenant de ce qu’on appelle la foi du palais, c’est ce qui permet d’échanger entre magistrats et avocats, de manière confidentielle. Je l’explique par quelques exemples qui montreront la nécessité de liens de confiance entre les uns et les autres…

8En matière pénale, il est courant que les avocats, aussi bien de la défense que de la partie civile, pressentent le ministère public sur ses réquisitions. Ces démarches ne sont prévues par aucun code, mais c’est une pratique toute pénétrée de loyauté et de contradictoire. Il en est de même quand un avocat entend soutenir la relaxe en matière correctionnelle ou l’acquittement devant une cour d’assises : il doit en informer préalablement le parquet. Celui-ci, en effet, prend la parole le premier et il est bien légitime qu’il puisse adapter son réquisitoire en fonction de la position qui sera adoptée par l’avocat et développée après la sienne.

9Parfois, cette règle de confidentialité permet même d’aller plus loin ; je pense d’abord à une affaire où je défendais une jeune femme, violée par son père alors qu’elle était mineure. Le mis en examen avait contesté devant la cour d’appel, l’ordonnance du juge d’instruction le renvoyant devant les assises. À l’audience, le parquet général, estimant que les éléments probatoires étaient insuffisants, avait requis un non-lieu au bénéfice du doute. Ma cliente, qui avait tenu à être présente, marquée par la souffrance des faits qu’elle avait endurés, avait été bouleversée en entendant l’avocat général. Quelques jours après, sans m’en aviser, elle avait cru bon d’écrire une lettre au président de la chambre de l’instruction, lui indiquant que puisque la justice la désavouait, elle allait se suicider. Au reçu de cette missive, ce magistrat me joignit aussitôt en m’indiquant que la cour ne suivrait pas les réquisitions du ministère public et qu’il me laissait le soin, en y mettant les formes pour sauvegarder le secret du délibéré, de convaincre ma cliente de ne pas attenter à sa vie. N’y a-t-il pas eu violation du secret du délibéré, auquel tout magistrat est lié par son serment ? Cette attitude ne pouvait-elle se justifier pour préserver une valeur plus haute, c’est-à-dire une vie humaine ?… Je considère qu’en faisant ce choix, ce magistrat s’est comporté de manière tout à son honneur.

10Autre exemple, s’agissant d’une contestation des modalités d’obsèques entre membres d’une famille recomposée, où les enfants d’une première union demandaient crémation de leur père, les seconds s’y opposant. En cette matière, le juge d’instance doit, on le comprend, statuer à bref délai. Les enfants qui refusaient l’incinération, invoquaient les règles de l’Eglise catholique, dans laquelle leur père avait été baptisé. Le magistrat qui me connaissait bien m’a joint, alors que l’affaire était en délibéré, pour savoir s’il était vrai que la doctrine de l’Église n’était pas compatible avec la crémation. Je lui expliquai alors que ce n’était plus le cas depuis 1962, où cette interdiction avait été levée ; il était désormais possible pour un catholique d’être incinéré. Bien entendu, la décision ne fit pas état de cette consultation secrète, mais le magistrat avait pu avoir un éclairage indispensable et rapide dans un domaine qui ne lui était pas familier. Vous conviendrez cependant qu’il n’y a pas eu, stricto sensu, violation du secret du délibéré, car cet ami juge ne m’a pas informé du nom des parties au litige.

11La déontologie doit être au cœur du comportement du magistrat et de l’avocat et donc enseignée durant la formation initiale puis rappelée tout au long de l’activité professionnelle. Les chefs de cour et de juridiction pour les magistrats, les bâtonniers pour les avocats doivent y veiller. La déontologie est en effet la spécificité, l’essence et l’âme de ces deux grandes professions qui s’honorent de servir la justice !

12Je terminerai en indiquant que les relations entre les divers serviteurs de la justice doivent être empruntes de la plus grande courtoisie. Celle-ci manque parfois aux jeunes praticiens et peut avoir un effet contre-productif. Un avocat dira, par exemple, au magistrat qu’il rencontre avant l’audience, qu’il se réjouit de l’honneur de plaider devant lui et si le magistrat est bien élevé, il lui répondra que ce sera pour lui un plaisir de l’entendre. Ces formules et bien d’autres permettent une vie commune plus respectueuse les uns des autres, plus harmonieuse et favorisent, ce qu’on appelle aujourd’hui le bienvivre ensemble. Il faut toujours y penser en se rappelant le mot de Victor Hugo selon lequel « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ».

13Je vous remercie.

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