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Article de revue

Le Bien commun : les prémices d’une idée

Pages 21 à 31

1En guise d’introduction.

2La notion de Bien commun est au confluent de deux choses : l’une de nature quasi-métaphysique, l’autre de caractère sociologique et philosophique.

3La métaphysique d’abord.

4Depuis très longtemps est posée la question du pouvoir et du politique : D’où vient le droit que certains ont de gouverner ? Pourquoi distingue-t-on dans à peu près toutes les sociétés d’un côté des gouvernants, de l’autre des gouvernés ? En définitive, à quoi sert le pouvoir politique ? Innombrables ont été les explications données en réponse à ces interrogations qui, en définitive, tournent toutes autour de l’idée de légitimité. Idée singulière et complexe qui suppose l’existence d’un groupe déterminé. Dans la plupart des pays, des conceptions, des théories, il est une chose entendue et peu discutée. Elle tient en deux propositions. 1°/ Le pouvoir, donc le chef, est une nécessité pour une multitude que l’on veut voir aller d’un même mouvement dans une certaine direction et non à hue et à dia. Le pouvoir est indispensable pour donner une certaine cohérence au tout. 2°/ Le pouvoir est un bien pour le groupe car il lui apporte beaucoup de choses : l’unité de commandement, la hauteur de vue, la pérennité dans l’action, l’ordre et la protection. C’est pourquoi la politique, toute politique, est globalisante. En bref, le pouvoir politique serait un bien pour la société qu’il gouverne.

5On connaît les images qui se précipitent en foule depuis l’Antiquité pour décrire le pouvoir : il est comparable au pilote qui guide le navire, au médecin qui soigne les malades, il est bouvier du troupeau, berger de ses bêtes, disent en chœur Platon et Xénophon, Aristote et Cicéron et chantera Pierre de Ronsard…

6La sociologie et la philosophie ensuite.

7Nous avons utilisé jusqu’à présent le mot groupe sans autre précision or le groupe n’est qu’un ensemble d’individus, des personnes dira-t-on à partir de la fin du xixe siècle. Ce qui soulève deux ordres de questions :

81°/ Quels rapports entretiennent le groupe et l’individu ? Des rapports de subordination ou des rapports de complémentarité ? L’individu n’existe-t-il que dans le groupe ou bien a-t-il une existence politique et juridique autonome ? Et si on reconnaît une place trop importante à l’individu ne va-t-on pas rendre impossible la constitution d’un groupe véritable ?

92°/ Le pouvoir dont je viens de dire qu’il s’exerce sur le groupe car il est un pouvoir global, n’a-t-il pas d’effets sur l’individu ou bien, à l’inverse, doit-on supposer que ce qui est bon pour le groupe l’est aussi ipso facto pour l’individu ?

I – Les réponses grecque et romaine

10Durant toute l’Antiquité, soit environ de – 1000 à + 500, la conception de la cité était celle d’une entité purement humaine. La cité est un groupe d’hommes qui mènent une vie commune en vue du bonheur collectif. Même la religion, les croyances surnaturelles étaient des créations humaines ; l’homme avait fait les dieux à son image (anthropomorphisme) et ces derniers ne vivaient pas dans un univers très différent de celui des humains. Les prêtres n’étaient que des magistrats publics comme les autres.

11Certes, Platon avait placé la cité hellénique sous l’égide de valeurs morales et métaphysiques, pour autant elle demeurait une cité intégralement humaine. Cependant, se percevait bien en cette matière une différence capitale entre la Grèce et Rome.

A – Athènes ou l’individu absorbé par le collectif

12Athènes a développé une conception collectiviste et communautariste de la vie sociale : les spectacles, le sport, les œuvres musicales ou théâtrales, l’architecture, la fiscalité ou la guerre étaient un monopole d’État. La vie privée n’existait pas vraiment. Le droit public constituait la discipline juridique par excellence et son application était très fréquente. La Chine et l’Egypte pharaonique, l’Inde ancienne connaissent le même schéma politico-social. Benjamin Constant, au début du xixe siècle, fustigera cette façon de voir et de faire. La thèse de Constant, qui vise ici Athènes bien plus que Rome, est que dans l’Antiquité, il n’y a pas de liberté, celle-ci n’y concernant que la société non l’individu. Or c’est l’individu qui est seul digne d’intérêt selon Constant. D’où le rejet de la liberté des Anciens : « Pour les Anciens, la liberté était un plaisir intellectuel ; c’était le droit de voter. Pour les Anciens, la liberté consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer sur la place publique de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer des jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner, à les absoudre. Mais en même temps que c’était là ce que les Anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » (disc. à l’Athénée royal de Paris, 1819).

B – Rome ou le splendide isolement de l’individu

13Rome, se situe à l’opposé d’Athènes. La première place revient à l’individu et à sa liberté (contrat, famille, propriété), l’État – disons, pour faire court, le collectif – n’a qu’une place seconde. Ce qui n’a pas empêché les romains de construire l’une des plus grandioses théories juridiques de l’État.

14De la sorte, les plus grandes civilisations de l’Antiquité n’ont connu que deux scenarii, soit la primauté du collectif faisant fi de l’individuel, soit la primauté de l’individu au détriment du groupe. Jamais en tout cas n’avait été pensée la possibilité d’un double mouvement entre collectif et individuel, jamais leurs rapports n’avaient été théorisés en termes de coexistence.

15Le stoïcisme, avec ses trois traits caractéristiques d’universalité, de « purification » et de raffinements conceptuels, de souci moral élevé, fait bien la transition entre la conception antique et celle issue du christianisme. Cependant, les Stoïciens ne conçoivent la cosmopolis que comme une cité, immense certes puisqu’elle englobe tout l’univers, mais qui demeure pour l’essentiel une cité : le changement est davantage quantitatif que qualitatif.

16Ainsi, aux deux éléments décrits plus haut comme étant en confluence pour faire surgir l’idée de Bien commun, les civilisations anciennes n’apportent pas de réponses parce que, tout simplement, le problème, à leurs yeux, n’existait pas.

II – L’apparition de la transcendance, une idée révolutionnaire

17Au moment où le christianisme commence à diffuser sa conception du monde, sa Weltanschauung, il n’y a qu’un seul peuple, les Hébreux, qui s’est fait de Dieu, du monde et de leurs rapports, une idée complètement différente. Yahvé, être éternel et suprême, est un Dieu unique situé dans un monde complètement distinct du monde terrestre.

18Le christianisme déploie alors sa propre vision à partir de l’idée hébraïque de transcendance divine. En effet, il est un élément qui a toujours été ignoré par les différentes conceptions philosophiques, métaphysiques ou religieuses antérieures, c’est celui de transcendance ; cela va tout changer. C’est sur ce point précis que porte d’ailleurs l’hostilité viscérale que Michel Onfray voue au christianisme.

19Précisément, cette transcendance va relier chaque homme directement à Dieu dans une alliance et un dialogue singuliers. Le christianisme va créer, pour la première fois dans l’histoire de la pensée, l’individu ; il va poser la légitimité de l’individu comme la légitimité de la société. Les deux font désormais jeu égal. Ceci va, d’une part, révolutionner la donne concernant la fonction du politique, d’autre part, compliquer singulièrement l’exercice du pouvoir politique.

20Dès lors, il va falloir déterminer comment vont s’agencer désormais ces trois entités : le pouvoir politique, la collectivité et l’individu. De plus, en plaçant en face du politique une institution plus importante que lui, à ses yeux, le pouvoir spirituel, le christianisme va donner à ce débat une ampleur considérable. Désormais il convient d’articuler deux séries de problématiques, celle des rapports entre le spirituel et le temporel, celle déjà rencontrée de la légitimité du politique.

A – Temporel et spirituel

21À la première question, celle des rapports temporel/spirituel, il est une réponse bien connue qui tient à deux petites phrases de l’Evangile. La première est du Christ lui-même : « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, rendez à César ce qui est à César », la seconde se trouve dans l’Epître de Paul aux Romains (XIII, 1-7) « Nulla potestas nisi a Deo » : « Il n’y a pas d’autorité possible sur un homme à moins qu’elle ne vienne de Dieu ». Je dis un mot de chacune de ces phrases.

22Sur le « Rendez à Dieu… » ou Reditte, retenons d’abord, ce que tout le monde voit, l’idée d’une séparation entre deux univers le spirituel et le temporel, ces deux univers font jeu égal ici, s’agissant de leur coexistence terrestre. Retenons ensuite, ce que tout le monde ne voit pas forcément, à savoir que pour la première fois dans l’histoire, le politique est érigé en instance autonome, il a, en soi, sa pleine suffisance, il est légitime.

23Sur le « Nulla potestas… », St Paul dit très bien, on y reviendra, que l’homme possède de quoi se gouverner lui-même et qu’ainsi le pouvoir politique n’est pas forcément nécessaire à moins qu’il ne vienne de Dieu.

24Attention, ce qui est divin c’est l’institution abstraite d’une puissance gouvernante non tel gouvernant particulier. Si le pouvoir, pris comme concept abstrait, est d’origine divine les titulaires successifs de la fonction politique ne sont pas, eux, institués par Dieu. Pour l’instant, relevons que ce texte est, à l’époque, interprété comme signifiant que Dieu étant la source de l’autorité, ceux qui l’exercent le font en son nom et tirent leur légitimité de cette délégation divine. L’obéissance est due au chef parce que ce dernier n’est lui-même que l’instrument de la Providence. C’est la thèse développée, par exemple, par Tertullien (vers 150/160 - 222) et, plus tard, par Origène (185-254), celle d’une complémentarité, pour ne pas dire d’une solidarité objective, entre les deux pouvoirs, chacun d’eux n’étant, dans son ordre, que l’instrument des desseins de Dieu. Cette opinion domine dès le iie siècle alors que l’empire est encore païen.

25Plus de deux siècles après, l’un des plus grands théologiens de l’histoire, St Augustin, affirme que la communauté chrétienne est ici-bas comme captive en attendant de pouvoir, un jour, accéder, et pour l’éternité, à la cité céleste. Dès son séjour terrestre le chrétien gagne son ciel, manière de dire combien les deux cités sont étroitement imbriquées (op. cit., XIX, 17). Si l’homme, sur terre, doit songer au ciel, Dieu, en retour, ne peut se désintéresser de la cité terrestre.

B – L’apparition du Bien commun

26La construction de la doctrine du Bien commun, le bonum commune, va se faire progressivement, en deux temps principaux, au Ee siècle sont posées les fondations et au xiiie siècle la construction apparaît dans son ensemble achevé.

1 – Saint Augustin, le temps des fondations

27L’apparition d’un groupe nombreux d’hommes crée des droits et des obligations dont il faut assurer le respect, c’est ce qui justifie le recours à un chef, d’où l’assertion augustinienne : que quelques-uns commandent et que les autres obéissent. Encore faut-il ne pas se tromper dans le choix de ce chef, ce devra être l’homme le meilleur.

28Pour la première fois, va être posée dans toute son ampleur la question de l’autorité. Centrale dans toute la pensée politique, puisqu’elle met en jeu le statut de la légitimité, elle acquiert, à l’aune des conceptions chrétiennes, une acuité considérable.

29Saint Augustin, le premier, affirme que la nature ne donne par elle-même aucun pouvoir à l’homme sur les autres hommes puisqu’ils sont égaux en raison de leur création et de leurs filiations divines. Entre des êtres égaux et libres, tous appelés à la même destinée céleste, l’existence du pouvoir est un scandale.

30Pourtant, il est facile de comprendre que toute société, du fait même du nombre, suppose une structure gouvernante. Comment concilier les deux affirmations ?

31Pour Augustin la source du pouvoir ne peut résider dans des volontés humaines égales entre elles, elle provient de Dieu qui peut, seul, être la source de l’autorité. Il voit d’ailleurs dans la « Nulla potestas nisi a Deo » paulinienne une confirmation complète de cette opinion.

32Le fait même qu’une telle autorité soit possible est providentiel.

33Cependant, et Augustin retient sur ce point la leçon de saint Jean Chrysostome, si une autorité est légitime du seul fait de cette délégation divine, cette délégation ne revêt pas une forme politique déterminée. Tous les régimes reçoivent cette autorité légitime car Dieu se place nécessairement en dehors et au-dessus de ces questions qu’il abandonne à des solutions purement humaines. Autant dire que pour Augustin c’est l’institution abstraite du pouvoir qui est d’origine divine non le titulaire concret de celui-ci.

34Cependant, parce que le Pouvoir est d’origine divine, celui qui l’exerce est tenu de respecter certaines conditions pour demeurer légitime. St Augustin en perçoit deux.

351°/ Le pouvoir politique doit d’abord viser la Justice car c’est bien le moins que l’on puisse attendre du détenteur d’un pouvoir qui a sa cause dans la Providence. Or Augustin a, de la Justice, la même conception que Platon ; c’est une valeur absolue, transcendante, immuable, éternelle. Faute d’être juste, le pouvoir disqualifie lui-même son titre à gouverner. Il perd ses vertus de gouvernement : prudence, tempérance, équanimité, force… Le régime devient déséquilibré puisque sa puissance demeure intacte alors qu’il a perdu ce qui justifiait son attribution aux gouvernants, la réalisation de la justice. Sans justice, tous les excès deviennent possibles, ce qu’Augustin résume en une forte formule : « Que les empires, sans la justice, ne sont que des ramassis de brigands ». En définitive, pour parler comme Cicéron, l’exigence augustinienne de justice oblige l’État à rendre à chacun selon ce qui lui est dû.

362°/ L’action politique comporte trois fonctions principales, chacune étant un « officium », un « service » : service du commandement, service de prévoyance et d’anticipation, et service de conseil.

37Le service de commandement (l’officium imperandi) est essentiel, l’Église enseignant que c’est un péché pour le titulaire de l’autorité de ne pas s’en servir, celle-ci ne lui ayant été remise que pour qu’il rende service aux citoyens qui sont ses frères. Cette fonction doit s’exercer sans défaillance (origine du principe de continuité des services publics) ni excès. C’est une charge (ministerium, d’où viennent ministre, ministère) non un honneur, le seul à pouvoir recevoir honneur étant Dieu.

38Le service de prévoyance et d’anticipation (officium providendi) permet aux citoyens de mener une vie paisible, assurés qu’ils sont de la correcte prévision des besoins sociaux comme des moyens de les satisfaire. Pour cela, l’autorité doit déterminer et hiérarchiser ces besoins en conciliant le bien de l’État et celui des citoyens.

39Le service du conseil (officium consulendi) oblige celui qui a autorité à utiliser son savoir et son expérience en faveur des autres. Par le conseil, sont apaisées ou prévenues les querelles, assurée la paix publique. C’est là une des conséquences de la fraternité chrétienne : la concorde est, depuis l’antiquité grecque, un des biens les plus précieux, a fortiori lorsqu’elle concerne, selon l’enseignement du christianisme, des frères.

2 – Saint Thomas, l’édification

40Comme tous les penseurs chrétiens, Thomas d’Aquin est confronté à la délicate question : comment justifier l’existence parmi les hommes d’un pouvoir politique ? Dieu a fait tous les hommes égaux et libres. Comment expliquer et justifier qu’entre des êtres égaux puisse s’introduire de l’inégalité, puisque l’existence du pouvoir conduit à distinguer ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ? Saint Augustin l’avait déjà observé : à littéralement parler, le pouvoir est, pour un chrétien, au sens fort du mot, un scandale. Saint Thomas reprend la question et la résout en deux propositions : le pouvoir politique est une nécessité rationnelle (1°/) et il a une origine divine (2°/) d’où la solution du Bien commun (3°/).

411°/ St Thomas insiste d’abord sur la nécessité rationnelle de l’existence du pouvoir politique car celui-ci, dans son rôle, est irremplaçable. L’Aquinate affirme : « Si donc la nature de l’homme veut qu’il vive en société, il est nécessaire qu’il y ait parmi les hommes de quoi gouverner la multitude » (De Regno, I, 1). Il n’y a pas identité entre l’intérêt propre de chacun et l’intérêt collectif du groupe : le premier divise les individus, le second les unit. En plus de ce qui meut au bien propre de chacun, il faut quelque chose qui meuve au bien de l’ensemble. D’où ce constat : « Il faut donc qu’il y ait dans toute multitude un principe de direction ». Il ne peut y avoir de société sans gouvernement, le gouvernement étant destiné à faire prévaloir l’intérêt commun, qui ne peut jamais être la somme des intérêts individuels. Ces derniers, à raison même de leur singularité, sont contradictoires les uns par rapport aux autres. C’est le rôle du politique d’arbitrer et de poser des limites. Le pouvoir politique est donc nécessaire : il est et ne peut pas ne pas être, ce qui est, d’une certaine manière, très proche de la thèse du caractère naturel de la cité (v. Simon de Bisignano, Somme sur le décret de Gratien, 1177-1179).

422°/ Pour St Thomas, il y a une origine divine du pouvoir politique. Ici, Saint Thomas doit résoudre cette véritable quadrature du cercle : pourquoi toute société humaine aurait-elle absolument besoin d’être gouvernée alors que l’homme, créé par Dieu, est infiniment libre, parfaitement raisonnable, et qu’il est parfaitement capable de se diriger par lui-même ? Ajoutons aussi que tous les hommes étant égaux on voit mal d’où certains seulement d’entre eux tireraient le droit de les gouverner. L’Aquinate suit strictement saint Paul : le pouvoir vient de Dieu (Nulla potestas…). Il le démontre au moyen d’un sorite (enchaînement de deux syllogismes où la conclusion du premier sert de mineure au second).

43Premier syllogisme

  • Majeure : L’existence de la société est une exigence de la nature de l’homme, être moral, religieux, raisonnable et social,
  • Mineure : Pour vivre en société il faut une autorité supérieure commandant à chaque membre de la société en vue de la réalisation du Bien commun,
  • Conclusion : Donc l’autorité est une exigence de la nature car la fin ne peut aller sans les moyens.

44Second syllogisme

  • Majeure : Mais toutes les exigences de la nature procèdent de Dieu qui est l’auteur de la nature,
  • Mineure : Or l’autorité est une exigence de la nature,
  • Conclusion : Donc l’autorité procède de Dieu.

45Il s’agit bien d’une réitération de la doctrine paulinienne de la « Nulla protestas… » mais saint Thomas y ajoute une idée essentielle : si l’autorité est divine quant à son origine, elle se transmet selon des modes exclusivement humains. D’où cette audacieuse réécriture de la formule précitée proposée parfois pour traduire la pensée de saint Thomas : « nulla protestas nisi a Deo sed per populum » (déjà formulé par. Manegold de Lautenbach (in Liber ad Geberhardum, 1084-1085) ou Jean de Salisbury (dans son Policraticus, 1159).

46Pour Platon, Aristote et la plupart des autres penseurs, la société n’était envisagée que de manière politique même si cette analyse était fortement imprégnée de considérations morales. Pour l’Aquinate la question se pose en termes chrétiens, c’est là qu’intervient la théorie du Bien commun. La notion de « Bien commun » (bonum commune) est fondamentale dans la philosophie thomiste et va devenir un leitmotiv de la conception occidentale du politique.

47Le bien commun est le fondement et le but de tout système politique. Déjà l’œuvre juridique, toute entière centrée sur la loi, doit viser la promotion du bien commun. C’est pourquoi notre auteur définit la loi comme « rationis ordinatio ad bonum commune ab eo qui curam communitatis habet, promulgata », c’est-à-dire qu’elle est « une ordonnance de raison en vue du Bien commun promulguée par l’autorité qui a la charge du Bien commun ».

48Le Bien commun n’est pas le bien collectif du groupe car en ce cas il négligerait le destin particulier de chaque homme. Le Bien commun, ce n’est pas non plus l’impossible addition des biens individuels.

49Chaque bien individuel doit être respecté car le salut éternel de l’homme est strictement individuel, chacun devant user librement de ses facultés dans un but de vérité et de justice.

50Il est conforme au Bien commun que les individus n’épuisent pas toutes leurs virtualités dans le groupe social. En même temps, il y a un destin collectif qui subordonne les destins individuels sans les absorber : l’effort que postule le Bien commun est un effort de coordination et de cohérence reposant sur la solidarité et non sur l’incompatibilité du collectif et de l’individuel. Pour résoudre l’antinomie du groupe et de l’individu et de leurs destins respectifs, saint Thomas réserve au groupe et à l’individu des sphères propres d’action, des compétences. En particulier, il ouvre à chaque personne humaine un domaine intangible d’action et de liberté dans lequel la société est, sauf rares exceptions, impuissante et même disqualifiée à intervenir. L’Aquinate est ainsi l’initiateur du principe contemporain de subsidiarité, cher à la pensée pontificale (cf. encyclique Quadragesimo anno, 15 mai 1931) et repris comme objectif de l’Union européenne (Traité de Maastricht, 7 févr. 1992, art. 3B ; Traité de Lisbonne, 13 déc. 2007, art. 1er, pt 6). Ce principe, pour le dire très simplement, interdit au niveau supérieur d’empiéter sur le niveau précédent toutes les fois que celui-ci accomplit correctement ce qui lui incombe. Par-là est permise la coexistence pacifique de la société et de la personne et rend possible la poursuite, concomitante mais distincte, des fins individuelles et des fins sociales.

51Cette théorie du Bien commun suppose bien évidemment une certaine conception du but de la société car, observe Saint Thomas : « Gouverner un être c’est le conduire comme il faut vers la fin requise » (De Regno, I, 5).

52Quant à cette fin précisément, l’Aquinate précise : « Puisque l’homme en vivant selon la vertu est ordonné à une fin ultérieure qui consiste en la jouissance de Dieu, il faut que la société humaine ait une fin identique à la fin personnelle de l’homme. La fin dernière de la société n’est donc pas la vie vertueuse mais, par cette vie vertueuse, de parvenir à la jouissance de Dieu » (De Regno, I, 4).

53Ceci permet de mesurer ce qui sépare saint Thomas à la fois de ses devanciers grecs et latins et de ses successeurs, libéraux, marxistes, socialistes et autres. Pour ces penseurs ou courants, le but suprême de la société, du pouvoir et de la politique c’est la morale et le bonheur de l’homme, avec le Docteur angélique la morale est un moyen ordonné à cette fin supraterrestre qu’est la béatitude éternelle. La vie selon la vertu, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante.


Date de mise en ligne : 24/11/2020

https://doi.org/10.3917/capo.004.0021

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