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Article de revue

Interprétations de la Théogonie d’Hésiode

Pages 113 à 117

Notes

  • [1]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad. J-L Backès, p.40
  • [2]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad J-L Backès, p.42
  • [3]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad J-L Backès, p.43
  • [4]
    « La guerre est juste quand elle est nécessaire, et les armes sont innocentes là où ne subsiste aucun autre espoir que les armes »
  • [5]
    Pour plus de renseignement, voir Bory C. La thermodynamique. Paris : Puf, 1974. Collection « Que sais-je »
  • [6]
    Char, R. Fureur et mystère – Les feuillets d’Hypnos, Paris : Gallimard, 1962, p.90

1Enfant, je me rappelle avoir passé des heures face à un livre relatant la mythologie grecque. De longues heures à contempler les beaux dessins des héros et des dieux, à lire les textes les accompagnants. J’ai, pour ainsi dire, appris à lire grâce à ces mythes. Pourtant, est-ce là le seul horizon de la mythologie, que de devoir y puiser la matière à l’imagination, la beauté ou la poésie ? Non, les mythes peuvent aider à penser ou plutôt à conceptualiser.

2La Théogonie du poète grec Hésiode (VIIIème siècle av. J-C) peut être interprétée de différentes façons. Elle relate en vers la naissance du monde. Du Chaos vont apparaître Eros (Amour), Gaïa (Terre), qui va enfanter Ouranos (Ciel), Erèbe (Ténèbres), Nyx (Nuit), et Ether (Lumière du jour). D’Ouranos et de Gaïa naîtront les premières créatures, les Titans. Leur nombre est fixé à quarante, il y a vingt titans pour vingt titanides [1]. Dès leurs naissances, leur Père - le Ciel - les méprise ; il est ainsi conté :

3

« Tous les enfants qui étaient nés de Terre et du Ciel,
enfants à faire peur, avaient de toujours grande haine
Pour leur père. Lui,
Dès le premier moment où ils naissaient, il les faisait tous disparaître,
Leur fermant tout chemin vers le jour - dans les replis de la Terre.[2] »

4Ouranos est cruel avec ses enfants, qu’il envoie dans le Tartare. Gaïa, face à cette injustice, décide de comploter contre lui :

5

« Enfants, nés de moi, mais aussi
d’un père fou d’orgueil
si vous voulez m’en croire,
nous punirons son méchant outrage ;
c’est lui qui, le premier,
a inventé ces méfaits écœurants.[3] »

6La Terre va ainsi façonner une « serpe aux crocs durs », avec laquelle Kronos, dans un combat, émascula Ouranos. La rébellion est consommée.

7Dans la version d’Hésiode, la rébellion des titans est donc justifiée par l’attitude d’Ouranos. C’est, plus tard, l’attitude de Chronos le Titan - qui dévore ses enfants - qui justifiera de la même façon la rébellion de Zeus. La révolution s’ancre donc dans un droit des armes, qui n’est pas sans rappeler la formule de Tite-Live : « Iustum enim est bellum quibus necessarium, et pia arma ubi nulla nisi in armis spes est[4]. » La rébellion de la création contre l’autorité créatrice est donc un thème central de l’œuvre hésiodique : d’abord des titans contre le règne d’Ouranos, puis des dieux contre les règnes des titans. Dès lors, de par cette propension, n’est-il pas possible d’y percevoir un message, en vertu duquel la création est amenée à se rebeller contre l’autorité créatrice ? Autorité créatrice car Ouranos, puis les titans, sont à la fois l’autorité politique du monde, et le créateur biologique de leurs sujets (Les titans sont les enfants d’Ouranos et Gaïa, certains dieux grecs de Chronos).

8La Théogonie pourrait faire l’objet d’un grand nombre d’interprétations différentes, tant sa complexité, les formes qu’elle emprunte, insuffle à l’imagination. Une seule sera évoquée dans cet article, il s’agit d’interpréter la Théogonie comme étant porteuse d’un message quant à l’inéluctabilité de la révolution dans un système politique. On pourrait admettre que la rébellion des titans a une démarche volontaire, que l’on pourrait presque qualifier de politique. En effet, les titans, en se rebellant contre l’ordre du monde, en deviennent les maîtres. Dès lors, l’analogie peut être faite entre la rébellion des titans et la révolution politique. La révolution sera donc un élément central du fonctionnement politique, à tel point qu’elle est toujours possible, pour ne pas dire systématique.

9Quel argument pourrait-on apporter quant à cette interprétation ? C’est-à-dire, de quelle manière serait-il possible de démontrer que tout système pourrit, et que la révolution va être une réponse à ce pourrissement ? Une petite précision sur ce terme. La révolution provient initialement de la révolution astronomique : le cycle des astres dans l’espace.

10Ce n’est qu’avec la révolution copernicienne qu’au terme astronomique va s’ajouter une autre définition : le modèle de révolution des astres de Copernic conduit à une révolution scientifique, au sens moderne, cette fois. Naturellement, révolutions, rébellions, sont ici usées de façon large, l’auteur n’ignorant nullement que la révolution est avant tout un phénomène moderne. Toutefois, comme il a été dit, le pourrissement du système peut entraîner, comme un puissant écho, une révolution.

11Le voyage entre les domaines qui est entrepris dans cet article ne s’arrête pas ici, puisque c’est la physique qui va apporter un argument essentiel.

12La physique peut en effet apporter un argument quant à l’idée de l’inéluctabilité de la révolution. Nicolas Sadi Carnot publia en 1824 son ouvrage Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissante. La « Révolution carnotienne » fût posée dans cet ouvrage - qui fût responsable de l’essor de la machine à vapeur au XIXème siècle. La thermodynamique est ainsi constituée de trois principes, le second principe nous intéresse : celui de l’entropie d’un système [5].

13Pour comprendre le second principe de thermodynamique, il faut poser une notion essentielle : celle de la réversibilité d’un système. Prenons l’exemple d’un cylindre contenant un gaz parfait dans lequel fonctionne un piston. Pour chaque position du piston, il existe une pression et une température précise qui correspondent à l’état d’équilibre qu’il pourrait garder éternellement si le piston en mouvement ne modifiait pas ces critères. Dès lors, peu importe le mouvement que le piston a eu avant, si le piston est au point J, qu’il passe par le point d’amplitude maximale M, puis revient au point J, le gaz aura au premier et au second passage la même température et la même pression. Cette opération est réversible au sens de Carnot car elle peut s’effectuer dans les deux sens.

14S’agissant du second principe en lui-même, il faut préciser la notion d’entropie. Un solide ou un liquide peut être défini par les conditions de température et de pression ainsi que, pour un état donné, un certain désordre du système. L’entropie est ce désordre interne au système.

15L’échauffement causant l’entropie peut être causé soit par un apport de chaleur, soit par des frottements.

16La chaleur est un apport d’énergie extérieur au système, (différence de température entre le système et son environnement) qui va donc influer sur l’entropie. La formation d’entropie par apport de chaleur pour une transformation amenant la température de T0 à T1 s’exprime : avec dQ quantité de chaleur apportée et T la température absolue du système.

17Les frottements d’un système sont internes à celui-ci. La conséquence de l’échauffement causé par les frottements qu’implique le mouvement du système est une montée de l’entropie.

18Or, la seule manière de diminuer l’entropie d’un système est par la perte vers le milieu extérieur. On peut donc diminuer l’entropie créée par la chaleur par la même façon qu’elle a été créée : par un abaissement de la température.

19Par analogie, le système mécanique peut être comparé au système politique. Il y aurait donc une création d’entropie - de désordre - interne et externe au système politique. La création externe au système pourrait diminuer selon les aléas de l’Histoire (on peut penser aux guerres, à l’économie, à la vie internationale). Or, le fonctionnement du système politique impose également des frictions internes, semblables aux frottements mécaniques.

20Ce désordre interne ne peut aller qu’en augmentant, et ne peut diminuer qu’en accentuant la perte vers l’extérieur, ce qui a comme conséquence que l’entropie globale augmente. La révolution politique est inéluctable en ce que le désordre interne croît jusqu’à l’avènement de la révolution. La « flèche du temps » du second principe de thermodynamique abonde dans le sens de la révolution politique inévitable dans chaque système.

21L’immense message que portent conjointement la Théogonie et la thermodynamique, c’est celui du pourrissement systématique du système. La Théogonie semble pousser le message jusqu’à la mise en garde contre la création, qui a tendance à se rebeller contre son créateur. Les limites de cet article n’auront pas permises à l’auteur de développer cette rébellion parricide, qu’il a eu l’occasion de traiter dans un modeste mémoire. Néanmoins, le croisement des vers d’Hésiode aux théories thermodynamiques aura permis de montrer une tendance essentielle : tout système pourri. La révolution va venir offrir une échappatoire au pourrissement, au moins dans l’esprit de ses acteurs. Prise de conscience fondamentale dans l’ère de la post-modernité prétentieuse.

22Ce bref voyage dans la poésie hésiodique s’achèvera par les mots d’un autre poète :

23

« Je songe à cette armée de fuyards aux appétits de dictature que reverront peut-être au pouvoir, dans cet oublieux pays, ceux qui survivront à ce temps d’algèbre damnée »[6].

Notes

  • [1]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad. J-L Backès, p.40
  • [2]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad J-L Backès, p.42
  • [3]
    Hésiode, Théogonie, Paris : Gallimard, 2012, Trad J-L Backès, p.43
  • [4]
    « La guerre est juste quand elle est nécessaire, et les armes sont innocentes là où ne subsiste aucun autre espoir que les armes »
  • [5]
    Pour plus de renseignement, voir Bory C. La thermodynamique. Paris : Puf, 1974. Collection « Que sais-je »
  • [6]
    Char, R. Fureur et mystère – Les feuillets d’Hypnos, Paris : Gallimard, 1962, p.90
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