Couverture de CAPH_145

Article de revue

Lire la Torah

Pages 126 à 138

Notes

  • [1]
    C. Chalier, Lire la Torah, Paris, Le Seuil, 2014.
  • [2]
    Thomas Römer (qui est par ailleurs allemand) est professeur à la Faculté de théologie et de sciences de la religion de l’université de Lausanne, et occupe la chaire « Milieux bibliques » au Collège de France. Dans son dernier livre, L’invention de Dieu (Paris, Le Seuil, 2014), il étudie de manière historique et critique la constitution du judaïsme en monothéisme. Dans cette étude, la Bible hébraïque est traitée comme un « dossier », à côté d’autres sources archéologiques, épigraphiques, iconologiques. Thomas Römer exprime sa proximité avec une nouvelle génération de chercheurs en archéologie en Israël/Palestine, « émancipée du joug d’un milieu bibliste conservateur » (p. 23, n. 1).
  • [3]
    Dina, ou Dinah, est la fille de Jacob. Sur cet épisode, cf. Gn., XXXIV, 1-30.
  • [4]
    Cf. C. Chalier, op. cit., chap. 1.
  • [5]
    Mario Liverani, professeur d’histoire antique du Proche-Orient à l’université de Rome « La Sapienza », est l’auteur de La Bible et l’invention de l’histoire. Histoire ancienne d’Israël, Paris, Gallimard, 2010 (Oltre la Bibbia. Storia antiqua di Israele, Bari, Laterza, 2004 et 2007).
  • [6]
    C. Chalier, op. cit., p. 51.
  • [7]
    T. Römer, Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, [1998] 2009.
  • [8]

1Cahiers philosophiques :Dans Lire la Torah [1], vous exposez les principes de la lecture de la Bible, telle qu’elle est pratiquée dans le monde de l’étude juive. Une précision terminologique, d’abord : pourquoi seulement la Torah, que nous connaissons sous le nom grec de « Pentateuque » ? Quel est le statut des autres textes de la Bible hébraïque : les Prophètes et les Écrits ?

2Catherine Chalier : La Torah au sens strict, c’est en effet le Pentateuque, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, qui sont lus annuellement dans les synagogues. Chaque shabbat, on lit une section, et à la fin de l’année on a terminé la lecture du Pentateuque. Et on recommence : on lit toujours le même livre, mais en essayant de trouver des choses nouvelles à chaque fois.

3Par extension, la Torah désigne toute la Bible. On distingue cependant la Torah, les Prophètes et les Écrits sapientiaux. Il y a une différence de statut : la Torah est considérée comme Parole de Dieu. Mais il faut s’entendre sur le sens de cette expression, et ne pas la prendre trop massivement. Les autres textes sont considérés comme des textes humains, inspirés mais humains. Personnellement, je pense que la Torah est à la fois humaine et porteuse d’une unité d’inspiration. Cette unité d’inspiration, on peut la nommer Dieu.

4C.P. :Vous rappelez le rapport des trois grandes religions monothéistes au « Livre ». Qu’est-ce qui distingue le rapport du judaïsme au Livre ?

5C.C. : Il y a des raisons historiques facilement compréhensibles. Les juifs dispersés dans le monde vivaient dans des pays musulmans ou chrétiens. Dans ces pays, le calendrier, le rythme de la vie, l’architecture – mosquées, églises –, les sons même – l’appel du muezzin, les cloches –, tout formait un contexte rappelant aux populations qu’elles étaient musulmanes ou chrétiennes. Pour les juifs vivant dans ces pays, la nécessité d’étudier, de revenir au Livre sans cesse, était liée à ces contextes, où rien dans l’extériorité ne rappelle le judaïsme.

6C’est là une raison extérieure. Il y a aussi des raisons plus profondes, qui tiennent au statut du Livre lui-même. Pour les chrétiens, pendant très longtemps, il ne s’agissait pas spécialement d’étudier la Bible. Cette étude a longtemps été réservée aux clercs, elle ne concernait pas le peuple chrétien au premier chef. Il y a eu un changement à cet égard avec les protestants, qui se sont tournés vers le Livre. Malgré tout, le centre de la vie chrétienne est Jésus, pensé comme Christ, qu’il s’agit de suivre ; c’est la personne de Jésus qui donne sens à la vie.

7En ce qui concerne l’islam, le Coran a bien sûr un statut très important, un statut d’appel, comme la Torah. Mais la grande différence, c’est que pour les juifs, le Livre, la Torah écrite, est absolument indissociable de la tradition de ses commentaires, par quoi il faut entendre le Talmud, les midrashim, les commentaires mystiques, bref, ce qu’on appelle la Torah orale : la Torah qui est sur la bouche, Torah chebéalpé. La Torah écrite et la Torah orale sont indissociables. On n’étudie jamais la Torah écrite toute seule. Sur ce point, il y a une différence décisive avec l’islam. Il y a certes des commentaires dans la tradition musulmane, bien sûr. Mais ils n’ont pas ce statut de « Coran oral », si je peux m’exprimer ainsi.

8On rejoint alors le plan historique : dans la dispersion, les juifs étaient censés toujours s’installer près d’un lieu où l’on pouvait étudier. Depuis la destruction du Temple et la dispersion, le judaïsme a connu une très grande valorisation de l’étude, au point que Hillel, un grand maître talmudique, dont on pense qu’il était contemporain de Jésus, et qui est très proche de lui dans son enseignement, disait que celui qui n’étudie pas ne peut pas être pieux.

9C.P. :Le monde de l’étude est mal connu à l’extérieur du judaïsme. Concrètement, comment se présente-t-il ? Qu’est-ce qu’on y apprend ? Et qu’est-ce qu’on y fait ? En quoi consiste l’étude ?

10C.C. : On ne dit jamais : « Je lis la Torah. » On dit : « Je l’étudie. » Il y a bien sûr différents degrés de l’étude, chacun peut l’étudier à son niveau.

11Si par exemple on étudie quelques versets de la Torah, on va toujours voir ce que dit Rachi, le grand commentateur médiéval, qui suit vraiment la lettre du texte pour essayer de l’élucider. Pendant de longues années, j’ai suivi les cours que donnait Levinas à l’École normale israélite orientale de Paris, chaque shabbat, sur le passage de la Torah qu’on étudiait cette semaine-là. Un élève lisait quelques versets, on traduisait en français, et la première question de Levinas était : « Que dit Rachi ? » Non pour en faire une autorité et s’y soumettre, mais pour voir comment il pouvait nous éclairer sur le sens obvie, et aussi nous donner un certain élan pour poser nos propres questions au texte. Les questions du novice, comme celles de l’agrégé de philosophie, sont les bienvenues. Ce sont les questions qui vont faire progresser l’étude.

12Dans les maisons d’étude traditionnelles, les yeshivot, qui sont malheureusement essentiellement réservées aux hommes, on privilégie l’étude avec un compagnon d’étude. Cela ne ressemble pas du tout à un cours magistral. Les étudiants sont face à une page du Talmud, et ils vont s’exercer à se poser des questions pour affiner réciproquement leur sagacité. Cela peut être très dur, comme un combat. Un texte du Talmud dit : « Devant une page ouverte, on est en guerre. Une fois le livre fermé, c’est la paix. » Si le maître intervient, on est aussi en guerre avec lui. Mais une fois que le livre est fermé, on le raccompagne avec vénération à la porte. Le livre ouvert appelle une discussion qui peut être très dure.

13Dans ces discussions, en ce qui concerne le Talmud en tout cas, il s’agit de comprendre un raisonnement. Il y a aussi des passages plutôt descriptifs, métaphoriques. Il s’agit alors de saisir à quoi cela peut faire allusion. Mais il y a de nombreux passages qui sont de stricts raisonnements logiques. Il faut affiner sa propre logique, pour comprendre de quoi il s’agit.

14L’étude est par principe collective. Même si on étudie seul, on n’est pas seul, parce qu’on a avec soi toute une bibliothèque. J’ai étudié le Talmud avec quelqu’un. Au début, il y avait lui, moi, et juste la page de Talmud sur la table. À la fin de la séance, il y avait dix, quinze livres sur la table. L’étude favorise une pensée très associative. Un passage fait penser à un autre, ou à un commentaire. Les générations qui précèdent sont présentes dans la discussion. On discute avec les maîtres du passé. Si vous ouvrez une page du Talmud, vous trouvez le texte talmudique et dans les marges de nombreux commentaires. En ce qui concerne la Torah proprement dite, il y a pléthore de commentaires sur les versets.

15Le Talmud n’est pas un commentaire linéaire de la Torah. Il traite souvent de questions très concrètes et précises, pour lesquelles il peut solliciter un verset de la Torah au sens large, indépendamment de son contexte précis. Ce verset, mis dans le contexte de la discussion, qui peut porter sur un problème concret de justice, par exemple que faire avec un voleur, est éclairé autrement, et éclaire la discussion. Cette manière de solliciter les versets présuppose une chose désormais rarement acquise : ces talmudistes savaient la Torah par cœur.

16C.P. :Dans cette étude de la Torah, comment caractériser le rapport à la langue, à l’hébreu ? Dans les études académiques, c’est mieux de travailler les auteurs dans la langue originale, surtout si elle diffère beaucoup de la nôtre, par exemple c’est mieux de travailler Platon ou Épicure en grec. Quelle est la différence ?

17C.C. : Il est certain qu’il faut étudier la Torah en hébreu, et le Talmud en araméen – même s’il y a des traductions du Talmud en hébreu. Il faut étudier en hébreu parce que l’espace des significations ne se déploie vraiment qu’à partir de l’hébreu. L’étude est une interrogation de la parole. Pour un catholique, la Septante, la traduction grecque de la Bible, a le statut de texte révélé. Les interprétations chrétiennes se sont développées à partir de cela, et elles ont occulté la langue hébraïque. Levinas, dans un texte deHumanisme de l’autre homme, dit que philosopher, c’est découvrir une langue qui a été recouverte par une autre langue. Il rappelle que les philosophes, à l’exception de Spinoza, n’ont jamais eu accès à la Torah en hébreu. Ce qu’ils ont pu dire de la Bible, ils l’ont toujours dit à partir de la Septante – à part peut-être Schelling.

18L’hébreu est essentiel, parce que l’étude admet comme postulat que la langue est révélante, et qu’elle a un pouvoir de signification qui excède les intentions des auteurs de ces écrits. Je parlerais moins de révélation, que de pouvoir révélant de la langue. On pourrait faire une analogie, tout à fait valable, avec les textes poétiques. Il y a là une différence avec la philosophie. Bien sûr, c’est mieux d’étudier les auteurs dans leur langue originale, si on en est capable. Mais le but de cette étude n’est pas de s’en tenir à une écoute de la langue, mais d’arriver à une élaboration conceptuelle. Ce n’est pas le but de l’étude de la Torah, où l’interprétation est toujours inachevée. L’achèvement est la tentation du concept. La pensée juive ne se présente que rarement sous la forme d’un traité, elle privilégie le commentaire.

19C.P. :Vous insistez sur l’enjeu politique et culturel de votre propos. Le judaïsme a pour centre une lecture de la Torah que vous nommez « spirituelle ». Vous l’opposez à deux autres modes de lecture : la lecture fondamentaliste, et celle de la critique historique à prétention scientifique, bien représentée en pays francophones par Thomas Römer[2]. Commençons par la première. D’après l’actualité récente, il semble y avoir un fondamentalisme juif, et des groupes qui s’autorisent de « la Loi » pour rejeter les institutions juridiques et politiques de l’État d’Israël, et mener des actions très violentes. Ceux qui se revendiquent de ce fondamentalisme n’ont-ils pas été formés, eux aussi, à lire la Torah ?

20C.C. : Dans mon livre, je dis bien que le fondamentalisme concerne les trois religions dites « du Livre ». Je précise d’abord ce que j’entends par fondamentalisme : un fondamentaliste est quelqu’un qui est fasciné par l’origine, et qui veut effacer le devenir, ou penser toute l’histoire comme une dégradation. Tous les fondamentalistes, quelle que soit leur obédience, n’ont pas confiance dans la force et l’intelligence de l’être humain. Ils veulent revenir à un passé purifié de toutes les scories de l’histoire et du devenir, qui nous ferait renouer avec une origine fantasmée dont nous n’aurions jamais dû nous séparer. Cela va de pair avec une lecture littéraliste du texte, et dans le cas des fondamentalistes juifs, une utilisation idéologique des versets à des fins politiques. Il y a bien sûr des fondamentalistes juifs en Israël. Il faut les combattre, non seulement parce qu’ils mettent en jeu l’existence de l’État d’Israël, mais en raison de leurs actes effrayants. Dans toutes les religions, on peut trouver des moyens de justifier sa violence. On trouvera toujours un verset, un passage du texte, pour cela. Il y a des versets terribles dans la Bible. À propos de leurs violences récentes, certains se sont réclamés de la vengeance des frères de Dina, après son viol par Sichem [3].

21Ces jeunes gens ont-ils été formés à l’étude ? Je ne sais pas. Je ne les connais pas. Très souvent, dans ce monde fondamentaliste, il s’agit de jeunes qui n’ont pas eu une éducation religieuse dans leur enfance, et qui nouent avec la religion un lien avant tout idéologique. Ils attendent de la religion qu’elle les conforte dans une identité forte, plus forte que toute mise en question. Les fondamentalistes vivent tous entre eux, et entretiennent mutuellement leurs convictions. Des rabbins les encouragent, indéniablement. Un passage du Talmud dit que la Torah peut être un élixir de vie, un remède qui vous fait choisir la vie et retrouver en vous-même sa source créatrice, mais qu’elle peut être aussi un poison. Elle peut aussi servir à justifier les passions, la colère, l’angoisse.

22C.P. :Il arrive souvent que, à l’extérieur du judaïsme, par un amalgame fâcheux, on passe des fondamentalistes aux « religieux », comme si tous les juifs, qui en Israël pratiquent la religion, étaient des fondamentalistes.

23C.C. : En Israël, les milieux très religieux regroupent toutes sortes de gens et de tendances. Ceux qui ont commis ces horreurs récemment, et qui heureusement sontcondamnés par la grande majorité des Israéliens, n’ont aucun rapport avec les religieux de Méa Shéarim, quartier de Jérusalem où vivent des gens très religieux, orthodoxes, habillés en vêtements noirs. Ces gens n’ont aucune mystique de la terre. Par ailleurs, il y a aussi d’autres courants religieux dans le judaïsme, orthodoxe moderne, « conservative », réformé, qui ne sont ni de près ni de loin des fondamentalistes.

24C.P. :Passons à la critique historique scientifique, qui s’inscrit dans une longue tradition de critique de la lecture religieuse des livres saints, qui remonte au moins à Spinoza et à Richard Simon, et même avant, comme vous le rappelez. La critique historique contemporaine semble être beaucoup moins concernée par la polémique antireligieuse. Ce n’est pas la même situation qu’avec Spinoza, qui critique des autorités religieuses actives. Le travail de critique historique me semble dépassionné. D’autre part, on pourrait soutenir qu’elle ne prétend pas épuiser le sens du texte, notamment sa dimension spirituelle, mais qu’elle critique plutôt sa valeur historique. C’est une critique historique avant tout de ce qu’on appelle l’« histoire deutéronomiste », ou version de l’histoire d’Israël dans les livres allant du Deutéronome aux Rois, II, soit une partie seulement de la Bible hébraïque. Cependant, dès ce premier niveau de la constitution historique du texte biblique, vous contestez le postulat de cette critique savante, à savoir la visée avant tout politique des auteurs du texte biblique[4]. Pourquoi contester ce qu’on peut appeler la lecture « théologico-politique » du texte ?

25C.C. : Tout d’abord, je ne la mets pas du tout sur le même plan que le fondamentalisme. Elle repose sur un réel travail, ce sont souvent de grands savants qui ont mis et continuent à mettre en œuvre cette critique.

26Si pour l’instant nous nous en tenons à Spinoza, dans le chapitre 7 du Traité théologico-politique, il dit comment lire le texte, et prétend avoir la vraie méthode pour le lire. Sur ce point, je formulerai deux critiques.

27Premièrement, cette lecture est, elle aussi, entièrement tournée vers le passé. Pas de la même manière que les fondamentalistes qui fantasment un passé pur. Elle est tournée vers le passé pour le déconstruire, pour montrer que les choses ne se sont pas passées comme on dit – et d’ailleurs c’est indéniable –, que les livres historiques de la Bible ne sont pas des livres d’histoire au sens moderne du terme – là encore, c’est bien sûr vrai. D’après lui, ces livres nous aident à comprendre comment vivaient les anciens Hébreux, en corrigeant ce qui ne peut pas être exact ; et comment ils pensaient. Spinoza analyse des expressions de Moïse comme « Dieu est un feu », « Dieu est jaloux », non pour les critiquer au nom de la rationalité, mais pour y déchiffrer une manière de penser. Il voit dans le texte des informations sur le comportement et les croyances des anciens Hébreux. De plus, cette lecture vise explicitement à découvrir ce que voulaient dire les auteurs de la Bible. Savoir ce que voulaient dire les auteurs, ce n’est pas si simple. C’est même très difficile, comme d’ailleurs Spinoza le reconnaît. Enfin, cette méthode de lecture s’appuie sur le texte, sur la langue, mais en essayant de trouver un sens univoque aux mots qui sont employés. Spinoza déplore d’ailleurs que la langue hébraïque, imagée, équivoque, rende difficile cette entreprise. On est aux antipodes de la valorisation de l’équivocité, qui est au cœur de l’interprétation dans la tradition judaïque.

28Mais surtout, cette lecture se détourne de ce qui est pour moi la question essentielle : quel sens ce livre a-t-il pour nous ? Si on le considère comme un livre relatif au passé, on y apprend des choses importantes. Mais ce livre a-t-il une signification pour nous, maintenant ? Une signification autre qu’un objet d’étude critique ? Je ne vois pas, avec ce type de lecture, comment on peut prendre en charge cette question.

29Dans les lectures plus contemporaines, par exemple dans le travail de Thomas Römer, qui est un grand savant, cette question du sens de la Torah pour nous est renvoyée du côté de la subjectivité, et au fond de quelque chose qui n’est pas sérieux, toute parole sur le Livre qui ne relève pas de l’objectivité scientifique ne méritant pas selon lui l’intérêt du savant. Selon moi, la tradition d’interprétation judaïque, qui interroge le texte en cherchant à faire grandir des possibilités de signification, doit être prise au sérieux. La science accumule un savoir qui réduit, qui annihile presque le sens des livres bibliques pour nous.

30Par ailleurs, dans les travaux contemporains, pas tant chez Römer que chez d’autres, comme Mario Liverani, la lecture est orientée par un parti pris politique étroit [5]. Je ne dis pas que les textes bibliques n’ont pas un sens ou une fonction politique. Mais le parti pris de Liverani prétend montrer que le texte biblique a été construit dans un but de domination des faibles, pour dire les choses un peu rapidement. C’est une vision très pauvre de la religion. Et la dimension spirituelle disparaît totalement.

31C.P. :Quel est le sens exact de votre discussion de l’approche historique et critique ? Soit vous lui reprochez d’ignorer complètement l’immense champ de significations spirituelles que le Livre a reçu de la tradition juive de commentaires et d’interprétations. Soit vous lui reprochez d’ignorer la nature même du texte. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Car comment la critique savante du texte pourrait-elle s’exercer selon d’autres principes que les siens ? Elle ne peut pas adhérer au postulat d’unité d’inspiration assumé par Franz Rosenzweig, que vous citez dans votre livre[6]. La critique textuelle ne peut pas partir d’un tel principe, et elle est amenée à constater la diversité des inspirations que le texte biblique réunit.

32C.C. : Mais qu’en savent-ils ? Ils construisent leur objet. C’est leur travail, et je suis bien d’accord pour reconnaître qu’il peut nous apprendre des choses intéressantes. Mais une fois que j’ai lu ces travaux – et je ne parle pas de Liverani, qui est guidé par un parti pris idéologique non dénué d’arrière-pensées politiques liées à l’actualité –, je me retrouve avec un texte biblique achevé et réduit à sa valeur documentaire. Le texte devient très sec, il ne parle plus, dès lors qu’on tourne le dos à la tradition du commentaire, qui n’a pas à intervenir, au motif qu’elle n’est pas scientifique, donc qu’elle est subjective.

33C.P. :Elle n’est pas censée intervenir dans la connaissance factuelle du texte en tant que réalité historique composée à une certaine époque, et probablement dans certaines intentions, difficiles à établir. Je ne perçois pas chez Römer de désir de disqualifier les interprétations spirituelles. Il les maintient hors de la critique scientifique, ou savante.

34C.C. : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce que signifie « spirituel ». Römer, et d’autres avec lui, déploie un geste de maîtrise érudite sur un corpus. Il explique tout par le contexte historique, les influences et les intentions. Le texte est pris comme objet d’une dissection, d’une décomposition. La tradition d’interprétation est étrangère à un tel geste. Elle montre la capacité du texte à nous dire des choses qui n’ont rien à voir avec ce que la critique savante élabore, sans lui être contraire. Il s’agit de deux plans de réflexion différents. Je ne suis pas sûre que l’esprit un peu positiviste de la critique historique soit ouvert à d’autres types de lecture. Je mentionne dans mon livre la préface d’Ernest Renan à sa traduction du Cantique des Cantiques. Il évacue d’un revers de la main les montagnes de commentaires que ce texte a suscitées dans les traditions juive et chrétienne, au motif qu’il s’agirait d’un texte profane, et qu’il n’y a pas à sortir de là. Il y a là un conflit entre la tradition de la critique savante, et celle de la lecture spirituelle.

35C.P. :Des gens comme Römer ne font pas intervenir des interprétations de type spirituel ou religieux dans leur travail. De ce fait, pensez-vous qu’ils ne peuvent pas rendre raison du destin du Livre ?

36C.C. : Ils n’expliquent pas pourquoi la Bible est devenue la Bible, alors que les écrits mésopotamiens n’ont pas eu un destin comparable.

37C.P. :Cette spiritualité que vous défendez est-elle pour vous dans le texte, et dans tout le texte ? Est-elle dans la tradition interprétative qui s’y réfère, et dont l’univers de sens est peut-être très différent de ceux qui ont présidé à la production du texte original ? Ou pensez-vous que l’on ne peut séparer l’un et l’autre, la spiritualité de l’interprétation et celle du texte ? Le texte a-t-il pour vous un caractère sacré ?

38C.C. : Sacré, ce n’est pas un mot que j’emploie. Reste que l’interprétation doit, évidemment, partir du texte et de sa langue, l’écouter, l’interroger. Si « d’un seul verset se lèvent des sens multiples » (Sanhédrin 34 a), ces sens ne se lèvent ni sans le texte, ni sans le rapport au texte. La Torah peut ne rien vous dire. Si vous la lisez comme un fondamentaliste, vous la considérez comme si c’était une idole dont le sens s’impose immédiatement à vous. Elle est donc inséparable du lecteur. C’est d’ailleurs vrai de tout livre. La Torah est un appel aux lecteurs. S’ils manquent, le livre est orphelin. Mais à la différence de ce que dit Platon dans le Phèdre, où Socrate, racontant le mythe de la naissance de l’écriture, condamne l’écrit parce qu’il laisse le texte orphelin, sans que son père puisse le défendre, la tradition juive valorise la multiplicité des interprétations. Quant au mot « spiritualité », je le prends dans un sens très précis, qui ne m’est d’ailleurs pas propre : on le trouve dans l’Antiquité, et chez Foucault. La spiritualité est la quête d’un sens, quête qui implique un travail sur soi-même. Les fondamentalistes ne font en rien ce travail sur eux-mêmes. Au lieu de travailler leur propre violence, ils considèrent qu’elle est justifiée par le texte. Dans les interprétations spirituelles, par exemple dans le hassidisme, tous les textes où il y a de la violence, ceux qui présentent une figure haïssable, dont l’archétype dans la Bible est Amalek qui veut exterminer les Hébreux, ces textes suscitent un retour sur soi : Amalek est censé appeler la haine, mais il est aussi en nous. La spiritualité est le mouvement d’aller au sens, de l’approfondir, de déployer de nouvelles significations, mouvement qui suppose, appelle et produit un travail sur soi-même.

39C.P. :Il me semble que la spiritualité reçoit plusieurs sens dans votre livre. Il y en a un que je crois comprendre assez bien : vous donnez à l’étude de la Torah une signification clairement morale de critique de la violence et de l’orgueil, et un sens existentiel, avec l’image classique du voyage et de l’élévation. En quel sens y a-t-il une morale et une existence juives ? Est-ce la fonction première du Livre, d’après l’étude, que de transmettre celle-là et de conduire celle-ci ?

40C.C. : Oui, sauf qu’il ne s’agit pas de transmettre une leçon de morale ou d’existence. Si l’étude est un trajet, un chemin, c’est un chemin qui demande du temps, et que chacun est appelé à faire avec d’autres. La figure exemplaire que je rappelle dans mon livre, c’est Abraham lorsque Dieu lui dit : « Lève-toi, va vers toi-même, va vers la Terre promise. » Que signifie « se lever » ? Nous sommes souvent assis, avec nos certitudes, avec le sentiment que rien ne peut changer, et qu’on est comme on est. Cela peut être contentement de soi, ou souffrance. Quand Dieu lui dit « Lève-toi », Abraham est dans un lieu marqué par la mort de son frère – comme si quelque chose de mort empêchait de se lever, d’aller ; comme si, également, on ne pouvait se lever tout seul. Il faut un appel, une parole qui nous dise « Lève-toi. » Jésus dit cela aussi, dans les Évangiles. Il faut que cette parole soit dite. À un moment, elle est entendue. La parole a une efficacité, une force. Le message ensuite est double. « Va vers toi-même », lekh lekha, c’est quitter une identité à laquelle on croit, et qui peut être liée à une lassitude, une morbidité, mais aussi à un orgueil, à tout ce qui nous maintient dans une incapacité. Le soi-même est une unicité, pas une identité, et cette unicité est à l’horizon du mouvement. C’est seulement par ce mouvement que l’on va vers la Terre promise. Les deux horizons, les deux mouvements, sont liés. Pour ce double mouvement, la Torah n’est pas un guide de voyage. Ces moments de lassitude, où les forces de la mort gagnent sur les forces de la vie, malheureusement nous accompagnent souvent, on n’en a jamais fini avec eux une fois pour toutes. La parole vient donc sans cesse ranimer notre désir de vie en alliance avec cette parole. L’étude se situe dans ce mouvement-là. On va vers la Terre promise quand on répond à cette parole, mais on ne s’y installe pas. Même si on est arrivé, il faut continuer à aller, sinon on régresse. Les fondamentalistes croient qu’ils sont en Terre promise, mais ils n’y sont pas.

41C’est ce sens que je donne à l’idée de « voyage ». Il ne s’agit pas d’une élévation au sens du néoplatonisme. Ce n’est pas une désertion du monde, un éros qui nous pousse vers le plus désirable ailleurs qu’ici. C’est un mouvement qui nous rend à la Terre, mais une Terre que nous devons habiter d’une certaine façon.

42C.P. :Ce n’est pas une doctrine morale dogmatique, soit. Mais il y a des différences importantes entre les théories morales, ou les discours moraux. Que mettriez-vous au centre du judaïsme ?

43C.C. : Les dix commandements sont évidemment au centre. Et au centre du centre : « Tu ne tueras pas. » Levinas, reprenant d’ailleurs une tradition antérieure, met en regard le premier commandement, « Je suis l’Éternel ton Dieu » et « Tu ne tueras pas ». C’est la même signification, il faut lire ces commandements de manière horizontale et non verticale. Cela vaut pour nombre de commandements importants, comme le fameux « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », qui se trouve au Lévitique, avant d’être repris dans les Évangiles. Le commandement le plus souvent répété est « Tu aimeras l’étranger », ou « Tu ne feras pas de mal à l’étranger » (les verbes diffèrent selon les énoncés).

44C.P. :Certains commandements peuvent poser des problèmes. L’interprétation doit respecter la lettre du texte, elle donne au texte un caractère axiomatique. Il faut respecter sa littéralité, et on ne peut décider que telle partie du texte n’est plus valable. Ce caractère axiomatique du texte ne contraint-il pas les interprétations, y compris les plus généreuses, à avaliser certains commandements ou interdits qui choquent aujourd’hui les consciences libérales ? On pense à l’interdit de l’homosexualité. Comment s’en accommoder, quand on est philosophe ?

45C.C. : Il y a celui de l’homosexualité, il y en a bien d’autres, comme le très connu « lapider la femme adultère ». Nombre de versets sont, pour le dire pudiquement, très difficiles.

46L’école historico-critique va replacer ces versets dans le contexte historique de leur apparition. C’est ce que fait Römer dans son livre sur la violence dans la Bible [7], notamment à propos de la signification et l’importance de l’adultère. Certes. Mais que fait-on de ces versets, du coup ? Faut-il proposer une version « light » de la Bible, on enlevant tous les passages difficiles ? Les « libéraux » vont assez loin dans cette voie. De toute façon, plus personne ne tient compte de nombre de passages, pris à la lettre. Même les plus orthodoxes ne tiennent plus compte de l’esclavage ! La lecture traditionnelle considère qu’on n’efface rien du Livre. Cela ne signifie pas du tout qu’on mette en pratique littéralement ces versets problématiques. Mais on essaye de les expliquer, non par le contexte historique, mais par tout le contexte de la Torah. Parce que le contexte d’un verset, c’est cela. Par exemple, à propos de ceux qui ont commis l’adultère, apparaît dans la Bible l’expression « ils mourront ». À la lettre, cela contredit un autre verset qui dit qu’il est toujours possible de se repentir. On doit alors penser autrement, et se demander « Qu’est-ce qui doit mourir ? » Les personnes ? Ou ce qui en elles les a conduites à commettre ce qu’elles ont commis ? Ou une société qui les y a conduites ? etc. Resituer le verset dans le contexte de la Torah, notamment dans un rapport avec des versets qui semblent le contredire, c’est permettre que le verset ne disparaisse pas, mais ne soit jamais, dans les faits, interprété comme autorisant la lapidation. C’est la même approche qui s’applique au verset encore plus connu sur la loi du talion.

47En ce qui concerne l’homosexualité, je ne connais pas bien toutes les traditions d’interprétation. Dans le cadre d’une conférence au Mouvement juif libéral de France, en mars 2015, le rabbin Delphine Horvilleur a reçu Steven Greenberg, rabbin américain, qui se présente comme orthodoxe, donc fidèle à la Torah dans son entier, et a rendu publique son homosexualité. Il a proposé une lecture des interdits sexuels du Lévitique, et a traité de façon détaillée la question de l’homosexualité [8]. Il a présenté un argumentaire approfondi, auquel je renvoie. Tout un travail est fait pour penser ces versets autrement. Je ne veux pas pour autant occulter le fait qu’il n’est sûrement pas facile d’être homosexuel dans les milieux très orthodoxes.

48C.P. :Vous faites référence à une manière de lire, qui vise à barrer la route à ceux qui prétendraient autoriser par des versets de la Bible des pratiques violentes ou répressives. Vous leur objectez la mise en contexte des versets, en rappelant que c’est toutela Torah qui forme le contexte permettant le travail de l’interprétation. N’est-ce pas le contraire de ce qui se passe dans le Talmud, où l’on sort le verset de son contexte ?

49C.C. : Non, ce n’est pas le contraire du Talmud. Dans une discussion talmudique, on prend un verset en le tirant de son contexte immédiat, pour le situer dans le contexte de la discussion. On peut solliciter de nombreux versets, provenant de passages très différents. C’est donc bien toute la Torah qui est le contexte, et pas uniquement le verset d’avant et celui d’après. La discussion talmudique sur « œil pour œil, dent pour dent » prend appui sur le mot tahat, pour, « à la place de », dont elle cherche une autre occurrence. Elle la trouve dans le verset de la Genèse où il est dit qu’Ève a un enfant (Seth) « tahat Abel, Caïn l’ayant tué » (Gn., IV, 25). S’ensuit toute une réflexion sur ce que signifie tahat, « à la place de ». Elle montre que l’idée de substitution ne peut être prise à la lettre. Ce n’est pas un œil contre un œil, un enfant contre un autre enfant. Elle en déduit, par un chemin que je ne peux ici restituer, que la formule du talion a plutôt en vue une compensation financière. La discussion se demande pourquoi on garde la formule « œil pour œil, dent pour dent », si finalement il s’agit de compensation financière. C’est parce que, malgré tout, il reste toujours un résidu de malheur qui n’est pas compensable. L’œil perdu ne revient pas plus que l’enfant perdu. Mais malgré tout, on doit vivre.

50C.P. :Levinas rend hommage à son maître en étude talmudique, Monsieur Chouchani, et forme l’hypothèse que Spinoza n’aurait pas été en contact avec de grands maîtres. Vous aussi, vous dites qu’il faut des maîtres. Qu’est-ce qu’un maître ? Qu’apprend-on à son contact ?

51C.C. : On peut avoir des maîtres au sens propre du terme, des maîtres avec qui on étudie, et qui vous ouvrent le monde de la Torah orale et de l’interprétation. Pour avoir entendu Levinas parler de son maître Chouchani, ce qui le fascinait, c’était sa capacité à donner cent interprétations pour un même verset. Le mot « maître » n’a pas toujours une connotation favorable. Mais un maître n’est pas un gourou. Lorsque la page du Talmud est ouverte, si le maître est là, c’est quand même la guerre avec lui, comme on l’a vu.

52Quand on n’a pas l’occasion de rencontrer un maître, notamment parce qu’on n’a pas la possibilité d’étudier de cette manière traditionnelle, on est toujours en contact avec les maîtres de la tradition, qui ouvrent le texte à toutes ses possibilités de sens. Que parfois le rapport à un maître se dégrade, et qu’il devienne un gourou qui vous empêche de penser plus qu’autre chose, évidemment, cela peut arriver.

53C.P. :Je reviens à la question du spirituel. Je crois repérer un sens du « spirituel » dans votre livre, qui est moins clair pour moi que le sens moral et existentiel, parce qu’il me semble se rapprocher du religieux. Page 12, vous écrivez qu’une lecture spirituelle « ne s’oppose pas à la raison, […] elle encourage la raison à se mettre à l’écoute de ce qui la transcende ». Qu’entendez-vous par là, qu’est-ce qui « transcende la raison » ? Et qu’est-ce que rester « habité par le souci religieux » (p. 13) ?

54C.C. : Ce qui transcende la raison, c’est justement cette parole. Ce n’est pas une parole autoritaire, et elle sollicite aussi la raison. La raison ne se limite pas à ce que mettent en œuvre les historiens critiques, ou les philosophes quand ils ne veulent pas être interrogés dans le mouvement de leur déduction par une parole qui, comme celle de la Bible, n’est pas philosophique. Il faut essayer de penser une raison ouvertesur ce qu’elle ne peut pas se donner à elle-même, à savoir l’écoute de cette parole. Parfois, Platon fait la même chose dans son œuvre, quand il écoute le texte mythique.

55C.P. :Et le souci religieux ? Qu’entendez-vous par là ?

56C.C. : Dans le passage auquel vous faites référence, j’emploie cette expression par rapport aux fondamentalistes. Admettons qu’ils aient un souci religieux, même très rudimentaire, et que de manière confuse ils cherchent un lien à celui qu’ils appellent, avec beaucoup d’audace, Dieu. Ils cherchent peut-être ainsi un certain sens à leur existence, même si c’est dans la confusion et parfois dans des conduites atroces. Face à l’emprise du fondamentalisme, les intellectuels ordinairement pensent que la seule réponse est l’étude historico-critique, qui relativise les textes et est ainsi censée barrer la voie à toute lecture fondamentaliste. À mon sens, cela ne fait que renforcer les fondamentalistes, qui ne peuvent admettre une telle lecture et n’y verront que trahison du Livre. C’est peut-être un pari très audacieux de ma part, il se peut que je me trompe, mais j’ai l’idée qu’une lecture spirituelle dans le sens que j’ai essayé de dégager peut toucher des gens qui ont ce que j’ai appelé, de façon un peu massive, un « souci religieux » – souci auquel la société matérialiste dans laquelle nous vivons ne peut répondre.

57C.P. :Si je puis me permettre, je pense que votre livre est du plus grand intérêt d’abord pour un public extérieur au judaïsme. Il montre que la valeur spirituelle du judaïsme n’a rien à voir avec les attitudes des fondamentalismes violents. Il dissipe une confusion qui fait passer des fondamentalistes aux juifs religieux, comme si ceux-ci étaient en bloc responsables de ce que font ceux-là. Il montre aussi que le sens de la Bible ne se réduit pas du tout à ce qu’en dit la critique historique savante, qui la considère comme une composition historiquement motivée de traditions particulières. En revanche, je crois qu’il n’a aucune chance d’avoir un effet direct sur les fondamentalistes. Les passions qui les tiennent peuvent difficilement être infléchies par un livre. J’estime que votre réflexion ne pourrait avoir qu’un effet indirect, par sa contribution au débat public sur le sens de la spiritualité judaïque, sur le judaïsme et ses valeurs, hors d’Israël et en Israël. À la fin de votre ouvrage, vous examinez le rapport entre la spiritualité juive, l’histoire de l’État moderne d’Israël, qui n’est pas forcément liée à cette identité spirituelle, et la politique. Y a-t-il, en Israël, actuellement, un débat théorique et politique sur ces questions ? Je vous pose cette question, d’abord parce que je me souviens d’un penseur comme Buber, qui prenait ces sujets très à cœur. Ensuite, lorsque, comme moi, on ne suit pas de près l’actualité israélienne, on peut avoir le sentiment que la critique de la politique de l’État d’Israël émane, soit de positions qui se disent antisionistes, soit de ce qu’on appelle le « camp de la paix », qu’on appréhende comme des gens pas du tout religieux.

58C.C. : Le débat en Israël est beaucoup plus riche que les échos que l’on en a en France. Il y a effectivement toute une frange de la population qui est laïque, et qui est très hostile aux milieux fondamentalistes. Mais il y a aussi beaucoup de gens religieux, en un sens assez large, qui se désolidarisent profondément du fondamentalisme. Le président de l’État d’Israël, Reuven Rivlin, un homme de droite, membre du Likoud, issu d’un milieu orthodoxe, a condamné de manière très nette les agressions contre les Arabes, la xénophobie fondamentaliste, et ce qu’il a appelé le « terrorisme juif ». On peut se faire une idée de la réalité des débats sur le site The Times of Israël. On y trouve des textes très critiques à l’égard du fondamentalisme et de sa violence, et ilsne sont pas l’apanage d’une frange gauchiste de la société. Malheureusement, cette parole a moins d’écho à l’extérieur que les actes violents. Ces actes étant terribles, il est d’ailleurs normal que les médias les fassent connaître. Mais très vite arrivent les amalgames. De même qu’on ne doit pas faire d’amalgame entre les musulmans et les terroristes qui se réclament de l’islam, on ne doit pas confondre les Israéliens religieux et les fondamentalistes.

59C.P. :Je passe à un autre sujet auquel vous donnez une certaine importance dans votre livre. Vous déplorez le fait que les femmes aient été longtemps exclues du monde de l’étude, ce qui, puisque l’étude est un devoir très important, revenait à leur marginalisation. Une première question concerne l’évolution de cet état de fait. Cette critique, cette protestation, rencontre-t-elle des échos à l’intérieur du monde de l’étude ? Une autre question porte sur le fond : quelle différence la voix des femmes apporte ou pourrait apporter au commentaire ?

60C.C. : Cette question a certainement un écho grandissant, en particulier aux États-Unis et en Israël. En France, c’est beaucoup plus difficile. Nombre de rabbins sont assez traditionalistes, donc ils ne veulent pas, ou ne voient pas, que le monde bouge ! En Israël, c’est différent. Quand je m’y rends, je fréquente une synagogue qui appartient au courant « Modern Orthodox ». Les femmes s’y adressent aussi bien aux hommes qu’aux femmes. C’est un courant très intéressant, parce qu’il veut conserver une orthodoxie, avec une ouverture sur la modernité. En ce qui concerne cette ouverture, la place des femmes est une chose fondamentale. On trouve en Israël des lieux d’études pour les femmes, et il y a des femmes qui sont très versées dans l’étude. Cela existe aussi en France, du reste. Liliane Vana, une grande talmudiste, s’efforce d’ouvrir, au sein du monde orthodoxe, des possibilités liturgiques aux femmes, mais en France, c’est plus difficile qu’en Israël. Cependant, le nouveau grand rabbin est assez ouvert.

61Cette exclusion de l’étude, qui continue dans les milieux très orthodoxes, ne signifie pas que les femmes étaient ignorantes dans les autres domaines. Il ne s’agissait pas de maintenir les femmes dans l’ignorance. Elles savaient lire – ce qui, incidemment, les a conduites souvent au XIXe siècle à lire beaucoup de textes profanes. Elles ont été parties prenantes des mouvements laïques socialistes, bundistes.

62Quand on étudie le Talmud, on a affaire, sauf rares exceptions, aux opinions des hommes. Même chose pour les commentaires de la Torah, qu’il s’agisse de commentaires plus philosophiques, comme ceux de Maïmonide, de commentaires midrashiques, kabbalistes ou hassidiques, ce sont toujours des hommes qui s’expriment. Il serait temps de se souvenir que l’humanité est composée d’hommes et de femmes, et que les questions des femmes ne sont pas forcément les mêmes que celles des hommes. Comme leur histoire est différente, les questions qu’elles posent ou poseraient au texte sont différentes. Il y a un très bon exemple de cela dans le texte biblique, quand les cinq filles de Tselofhad réclament à Moïse l’héritage de leur père, qui n’a pas eu de fils (Nb., XXVII). Moïse ne sait pas leur répondre. Il consulte Dieu, qui leur donne raison. Ces cinq filles font donc avancer les choses, par leur question et leur demande. Introduire les questions de femmes, les interprétations et les renouvellements de sens qu’elles peuvent suggérer, en discuter, y réfléchir, c’est un apport indispensable. Et cela se fera, de toute façon, même dans les milieux orthodoxes. Cela commence déjà à bouger.

63C.P. :Une dernière question : comment se composent en vous le travail philosophique et l’étude de la Torah ?

64C.C. : Il y a une alliance entre les deux. Je ne les sépare pas. Le travail que je peux faire sur les textes bibliques et sur les commentaires irrigue aussi ma réflexion philosophique ; et cette réflexion, le fait de m’être formée sérieusement à la philosophie me guident aussi, certainement, dans la lecture que je fais des textes. Cela va dans les deux sens. Je lis sans aucun doute les textes avec des questions qui viennent de ma formation philosophique, laquelle m’est très précieuse. Inversement, ce que je lis dans les textes de la tradition juive que j’étudie me permet peut-être de faire bouger l’analyse, sur tel ou tel sujet, en philosophie.

65C.P. :Je vous ai posé cette question en raison de la précision ou correction apportée par Levinas à Lyotard : Levinas dit qu’il n’est pas un penseur juif, qu’il s’inscrit dans la tradition phénoménologique. Comme s’il ne voulait pas être identifié au judaïsme – ce qui paraît d’ailleurs très surprenant, au regard de nombre de déclarations très explicites de sa part sur son judaïsme, sur le rapport essentiel de sa pensée au judaïsme.

66C.C. : Il a dit : « Je ne suis pas un penseur juif. » Ce n’est pas « juif » qu’il conteste ! Il ne veut pas que Lyotard le prive de son titre de philosophe ! Dans ses grands livres,Totalité et infini, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il est évident qu’il s’exprime en philosophe.

Notes

  • [1]
    C. Chalier, Lire la Torah, Paris, Le Seuil, 2014.
  • [2]
    Thomas Römer (qui est par ailleurs allemand) est professeur à la Faculté de théologie et de sciences de la religion de l’université de Lausanne, et occupe la chaire « Milieux bibliques » au Collège de France. Dans son dernier livre, L’invention de Dieu (Paris, Le Seuil, 2014), il étudie de manière historique et critique la constitution du judaïsme en monothéisme. Dans cette étude, la Bible hébraïque est traitée comme un « dossier », à côté d’autres sources archéologiques, épigraphiques, iconologiques. Thomas Römer exprime sa proximité avec une nouvelle génération de chercheurs en archéologie en Israël/Palestine, « émancipée du joug d’un milieu bibliste conservateur » (p. 23, n. 1).
  • [3]
    Dina, ou Dinah, est la fille de Jacob. Sur cet épisode, cf. Gn., XXXIV, 1-30.
  • [4]
    Cf. C. Chalier, op. cit., chap. 1.
  • [5]
    Mario Liverani, professeur d’histoire antique du Proche-Orient à l’université de Rome « La Sapienza », est l’auteur de La Bible et l’invention de l’histoire. Histoire ancienne d’Israël, Paris, Gallimard, 2010 (Oltre la Bibbia. Storia antiqua di Israele, Bari, Laterza, 2004 et 2007).
  • [6]
    C. Chalier, op. cit., p. 51.
  • [7]
    T. Römer, Dieu obscur. Cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides, [1998] 2009.
  • [8]
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